1Le vendredi 13 mars 2020, les écoliers français quittent leurs établissements sans savoir quand, et si ces derniers rouvriront avant la fin de l’année scolaire. Contraints de suivre les cours en ligne, la majorité passe le confinement de mars à mai 2020 en famille, le centre de gravité de l’enseignement se déplaçant de la classe vers la sphère familiale (Ria, Rayou 2020). Cet article questionne ce que cette période inédite a « fait » aux élèves et aux familles. En particulier, est interrogée la pluralité des expériences de l’« école à la maison » des élèves de CM2 d’une école primaire catholique sous contrat. L’originalité de l’étude réside dans trois déplacements effectués par rapport à la littérature existante.
2D’abord, ce travail propose de saisir les effets de l’éducation à distance par l’analyse qualitative d’un cas, complétant ainsi les travaux quantitatifs portant sur l’ensemble de la population française (Berthomier, Octobre 2020 ; Thierry et al. 2021). Ces derniers exposent notamment la façon dont le confinement a réorganisé l’agenda des enfants en faveur du temps de loisir, renforçant les effets des capitaux culturels des familles. Dans le contexte allemand, Grewenig et al. (2021) constatent que les enfants moins favorisés sont plus susceptibles de remplacer le temps scolaire par des activités plus éloignées des apprentissages. Toutefois, des enquêtes qualitatives sur le temps long et distinguant finement les pratiques enfantines semblent indispensables pour dégager les mécanismes sous-jacents contribuant à l’accroissement des inégalités entre les enfants.
3Ensuite, par son focus sur une école primaire privée catholique, l’étude offre un point de comparaison avec les rares recherches qualitatives françaises réalisées auprès d’établissements publics (Ria, Rayou 2020 ; Montmasson-Michel 2020 ; Thin 2020). Des travaux internationaux suggèrent que la pandémie a eu des effets négatifs considérables sur l’apprentissage des élèves, variant selon le contexte (Betthäuser, Bach-Mortensen, Engzell 2023). Seront ici questionnés les effets de contexte liés à une scolarisation dans l’enseignement catholique. En outre, parce que l’école étudiée est une école au recrutement social privilégié, cette ethnographie se positionne en miroir de celles réalisées dans les écoles et familles des classes populaires. Il a été montré que ces dernières étaient moins armées pour faire face à l’intrusion contrainte de la scolarisation dans la sphère familiale (Thin 2020). Cet article étudie les ressources et leur mobilisation de l’autre côté de l’espace social, dans les familles les plus dotées en capital économique et, dans une moindre mesure, culturel.
4Enfin, plutôt que d’interroger uniquement les adultes sur l’expérience des enfants – ou plus rarement les enfants eux-mêmes (Haag 2020) –, cette étude a pris le parti de prendre en compte les deux points de vue simultanément. Écouter ce que les enfants ont à dire sur le confinement permettra de saisir leur expérience subjective, jusque-là principalement rapportée par leurs parents (Thierry et al. 2021 ; Pailhé, Panico, Solaz 2021). La littérature montre notamment que les ruptures de la scolarisation ont été associées à de l’incertitude et de l’anxiété chez les enfants (Lee 2020). Tous n’ont cependant pas été affectés de la même manière, et seules des études qualitatives sur leur vécu peuvent documenter ces variations.
5Mon travail s’inscrit à la fois dans la lignée de la sociologie de la socialisation et dans celle de la sociologie de l’enfance. L’analyse dispositionnaliste (Darmon 2016, Lahire 2019) permet de mettre au jour la sociogenèse des dispositions sociales des enfants, tandis que la sociologie de l’enfance invite à les considérer comme des agents de leur socialisation (Corsaro 1997, Sirota 2006). Je montrerai que la crise sanitaire, et en particulier le premier confinement, révèle et accentue les avantages que procure l’appartenance à un milieu très privilégié, notamment sur le plan des performances scolaires, de l’acquisition de dispositions scolairement valorisées, ainsi que de la construction d’un rapport à soi et au monde assuré. Néanmoins, tout en soulignant leur expérience positive commune, j’analyserai ce qui la différencie, selon les ressources que leurs familles possèdent et ont (ou non) mobilisées, ainsi que selon leurs dispositions préalablement acquises, qui ont permis à certains de transformer le cadre du confinement en opportunité d’apprentissage.
- 1 . Il s’agit d’un nom d’emprunt.
- 2 . Selon les chiffres fournis par le secrétariat général de l’enseignement catholique, ce tarif s (...)
6Les matériaux ont été récoltés dans le cadre d’une ethnographie d’un an dans une école primaire catholique sous contrat. Établissement réputé d’un quartier favorisé de la capitale, l’école « Sainte-Marie »1 accueille environ 380 élèves de la maternelle au CM2. Les places sont réservées en priorité aux frères, sœurs et cousins des élèves. Les nouveaux entrants sont sélectionnés sur la base d’une évaluation qualitative du profil et de la motivation des parents. Les élèves sont majoritairement issus des classes supérieures, avec en particulier des parents cadres du privé, chefs d’entreprise et membres des professions libérales. Les enseignants suivent le programme de l’Éducation nationale, auquel s’ajoutent des cours de catéchisme. L’école se distingue par l’accent qu’elle place sur le bien-être de l’enfant, tandis que le mode de transmission du savoir est plutôt traditionnel. La scolarité coûte un peu plus de 1 000 € par an2.
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7L’observation participante dans l’école a débuté en octobre 2019. J’ai suivi les élèves tout au long de leur journée, de la salle de classe à la cour de récréation, en passant par la catéchèse et les sorties culturelles. L’enquête s’est poursuivie en ligne à partir du 16 mars 2020, date à laquelle toutes les écoles françaises ont fermé pour une période de près de deux mois. Le matériau recueilli pendant le confinement se compose de trois ensembles de données. D’abord, une ethnographie numérique de la plateforme Classroom3, principal canal de communication entre élèves et enseignants des deux classes de CM2. Ensuite, des entretiens réalisés en visioconférence avec douze élèves de CM2, leurs parents, leurs enseignants, la directrice de l’école et un prêtre. Enfin, la réponse des élèves à la question « Pendant le confinement, qu’est-ce que tu as pensé de l’école à la maison ? », fournie par écrit dans un questionnaire distribué en juin 2020 (n=52).
- 4 . Les appartements visités à l’occasion des entretiens étaient tous d’une superficie que j’ai es (...)
- 5 . Tous les prénoms sont des pseudonymes.
- 6 . Les parents de l’école sont majoritairement cadres du privé, chefs d’entreprise et membres des (...)
8Les enfants ont en très grande majorité joui de conditions matérielles confortables : confinés dans de grands appartements parisiens4 ou, plus souvent encore, en maisons de campagne, ils avaient presque tous accès à une chambre personnelle, à de vastes espaces communs ainsi qu’à un jardin. Éléonore5 raconte qu’elle est confinée « dans une maison de campagne géante ! » tandis que Pierre explique qu’il est « à la campagne, parce qu’on a des terres ». Ces situations sont le reflet d’un important capital économique : seuls 15 % des ménages français sont propriétaires d’un logement qui n’est pas leur résidence principale, et si l’on écarte les propriétaires bailleurs, uniquement 4,9 % des ménages possèdent une résidence secondaire (Insee 2017). Ces conditions d’habitation sont également à mettre en lien avec l’importance que ces familles du pôle économique des classes supérieures6 accordent à la taille et à la qualité du logement (Bozouls 2019), qui les a avantagées pendant le confinement et leur a permis de le vivre comme une expérience positive. La mère de Sacha parle d’un « gros week-end prolongé », et lorsque je demande à Mathias si le confinement n’est pas « trop dur », ce dernier répond : « Non pas du tout ! Je suis à la campagne ! […] On va à la forêt ! ».
9Ces conditions matérielles, articulées au travail de moralisation des parents qui ne cessent de rappeler à leurs enfants qu’ils sont privilégiés, ne sont pas sans conséquences. Conscients qu’ils ont « beaucoup de chance d’avoir une maison de campagne et de pouvoir y être » (Adèle), les enfants font preuve de réflexivité à l’égard de leurs conditions de vie et montrent parfois leur engagement auprès des plus démunis face à la pandémie. Edmond raconte que l’école, ses amis et son enseignant lui manquent, et qu’en conséquence il s’ennuie, avant de se raviser au vu de ses conditions de confinement :
Ben je m’ennuie énormément. [marque une pause] Ben en fait je crois que je suis… je suis vraiment celui le plus heureux du monde pendant le confinement, parce qu’on est dans une maison en Normandie, on est dans un jardin il est vraiment énorme, on a des cages de foot, on a une balançoire, on a un trapèze, on a une table de ping-pong, donc on a vraiment beaucoup de trucs. On a vraiment énormément de trucs, je crois que j’ai dit que je m’ennuyais, mais par rapport aux autres je m’amuse quoi.
10On comprend qu’Edmond s’est approprié l’idée qu’il est du côté des chanceux : sa spontanéité l’invite à dire qu’il s’ennuie, mais il s’empresse d’ajouter qu’il profite d’un cadre de vie très enviable.
11En plus d’un logement confortable, la grande majorité des enfants a bénéficié d’un espace de travail calme. Edmond explique comment il s’est aménagé une chambre, lieu privilégié de l’individualisation des activités et du développement d’un espace personnel (Boltanski 1969), dans laquelle il travaille :
- 7 . Les discours des enfants sont rapportés tels quels, avec leurs éventuelles fautes grammaticale (...)
À la base c’était une vieille chambre toute pourrite7 […] du coup j’ai tout refait, j’ai mis un néon dans la chambre, j’ai déplacé le bureau, j’ai mis une enceinte, j’ai changé le drap de la couette et tout. Donc j’ai vraiment tout refait. Et du coup, là, la chambre elle est bien, je suis méga bien dans ma chambre.
12Ces éléments reflètent le niveau de vie et les conditions de logement des familles, mais également les normes éducatives propres aux cadres, qui ont tendance à considérer comme légitime et nécessaire à la réussite scolaire la pièce de travail isolée (Lambert et al. 2020). Le lien entre « chambre à soi » et réussite scolaire étant établi dans la littérature (Gouyon 2006), cette configuration procure un avantage aux enfants – avantage d’autant plus important que l’on sait qu’à l’heure du confinement, l’accès à un endroit où ils peuvent être seuls influe sur le bien-être familial (Pailhé, Panico, Solaz 2021).
13En outre, parce que leurs parents étaient pour la très grande majorité en télétravail, les enfants ont joui d’une ambiance studieuse et propice au travail. Éléonore raconte « se mettre au boulot » à côté de son père en télétravail, en activant une disposition à l’autocontrainte qu’elle semble avoir clairement intériorisée. Cette activation est favorisée par le contexte : un lieu calme, un compagnon de travail et un modèle d’organisation et de gestion du temps. Cette configuration reste un cas atypique : sur l’ensemble de la population française, seules 39 % des mères et 31 % des pères des enfants du même âge ont travaillé à domicile pendant le confinement (Berthomier, Octobre 2020).
14En plus d’un espace et d’une atmosphère propices au travail, tous les enfants interrogés ont disposé de matériel scolaire et informatique de qualité – qui était souvent réservé à leur usage – tels que manuels, imprimantes, tablettes ou ordinateurs. Clarence raconte : « Comme on a beaucoup d’ordinateurs à la maison du coup j’en prenais un ! », tandis qu’Adèle considère que son iPad est son « objet de travail » après que son père l’ait désigné comme tel. Certaines familles n’ont pas hésité à réaliser un investissement financier pour être équipées au mieux : « On a même acheté une imprimante, last minute, quand Darty était encore ouvert ! [rires] Juste à temps ! » (mère d’Edmond). La possession de tels outils numériques contraste avec la carence de matériel dans les familles des classes populaires, les empêchant d’assurer efficacement la continuité pédagogique (Ria, Rayou 2020 ; Thin 2020). Ces familles étaient en outre dotées d’un savoir-faire et d’une familiarité avec le numérique qui ont souvent fait défaut dans les contextes plus populaires (Montmasson-Michel 2020). Finalement, les familles de l’école correspondaient au modèle qui présidait implicitement à l’action ministérielle et ont donc été, relativement aux autres, avantagées par cette politique publique.
15La grande majorité des enfants avait la possibilité de solliciter une aide scolaire, qu’il s’agisse de l’un des parents – détenant pour l’écrasante majorité au moins une Licence, souvent un Master –, d’un grand-parent ou d’un membre de la fratrie. Pierre (mère indépendante, père chef d’entreprise) consulte « [son] Papi ou [sa] Maman », grâce à qui il comprend « dix fois plus vite ». De même, Adèle (mère anciennement consultante, père chef d’entreprise) explique : « Ma mère m’aide beaucoup en compréhension et en français, et après en maths, c’est mon père qui m’aide parce que c’est… une calculette quoi ! ». Les familles de l’école sont donc suffisamment dotées en capital scolaire pour se saisir des exigences de l’école et être en mesure d’aider les enfants dans la période du confinement.
16Cette ressource est néanmoins conditionnée par la disponibilité des parents et leur familiarité avec la forme scolaire. Les plus proches du pôle culturel des classes supérieures ont été plus disponibles, particulièrement les mères, et plus à même de mobiliser une littératie familiale rentable scolairement (Bonnéry, Joigneaux 2015). Par exemple, le 23 mars 2020 est postée sur Classroom une vidéo réalisée par Alexandre (mère plume et enseignante de rhétorique dans le supérieur, père écrivain) où il présente sa « maîtresse », c’est-à-dire sa mère, son « camarade de classe », son petit frère en train de réaliser un acrostiche, et « sa classe », la salle à manger de sa maison de campagne. Il explique les rituels quotidiens : présentation d’un artiste par sa mère à partir d’un livre d’art et inscription d’une citation sur une ardoise – en l’occurrence : « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer ». Cette mère s’engage donc dans un véritable travail de cooptation culturelle (van Zanten 2009), profitant du confinement pour inculquer à ses enfants des savoirs scolaires au programme en même temps qu’une culture légitime plus large. Ses pratiques la rapprochent des parents enseignants (Kakpo 2019), qui réalisent au quotidien un véritable travail de structuration et de maximisation éducative du temps libre des enfants. Par contraste, d’autres parents – majoritairement ceux du pôle économique des classes supérieures, qui ont continué à travailler à distance de façon soutenue – expliquent avoir fait comme ils ont pu, à l’instar de la mère d’Ambroise, cadre du privé :
Bon ben alors lui [son mari, cadre dirigeant] il est à 200 %, évidemment. Et moi j’ai été mise au chômage partiel, à 50 %. […] Je lui ai mis à disposition un iPad [à Ambroise], comme ça il se connecte tout seul, et il fait ses devoirs en autonomie. Et puis moi, je me suis décontractée un peu sur les corrections et tout ça […] Aussi faut que j’assure sur le boulot, donc voilà, c’est à la cool, on fait quand on peut.
17On comprend qu’elle a réduit l’intensité de l’apprentissage à distance et de son rôle parental pour diminuer son stress, de façon similaire à certaines mères états-uniennes interrogées par Calarco et al. (2020). À la fin de la discussion, elle conclura : « Non mais je suis pas très bonne maîtresse là, à la maison ». Sa culpabilité est à mettre en lien avec la nouvelle norme de « bon parent » qui émerge pendant le confinement, qui demande à devenir un véritable parent-enseignant. Ces parents, très pris par leur travail, ne peuvent assumer ce rôle, faute de temps, et peut-être également en raison d’un rapport plus distant à l’école, à qui les tâches d’instruction sont habituellement déléguées. En outre, il est possible qu’ils aient été plus réticents à se mêler des devoirs pour éviter des conflits avec leurs enfants, d’autant plus probables qu’ils ne sont pas « naturellement » d’aussi bons pédagogues que les parents du pôle culturel, notamment ceux engagés dans les activités de transmission. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que les styles éducatifs de ces parents s’inscrivent tous, selon des modalités différentes, dans le registre de la « concerted cultivation » (Lareau 2011). Ils ont essayé, avec leurs contraintes, de suivre méthodiquement le programme scolaire à la maison.
18Les enseignants de Sainte-Marie, Pedro et Virginie, se sont mobilisés pour assurer la continuité pédagogique, animés comme leurs homologues du public par un « idéal de travail bien fait » (Montmasson-Michel 2020 : 26). Néanmoins, ce qui les caractérise est leur volonté de continuer à encadrer tous les pans de la vie des enfants, selon un modèle éducatif que l’on peut qualifier d’« enveloppant » d’après les mots de Durkheim en 1938. Pour lui en effet, « l’école chrétienne, dès qu’elle apparaît, a la prétention de donner à l’enfant la totalité de l’instruction qui convient à son âge ; elle l’enveloppe tout entier » (2014 : 36). Pour « agir sur les profondeurs de l’âme », les écoles chrétiennes font « vivre les enfants dans un même milieu moral, qui leur soit toujours présent, qui les enveloppe de toutes parts, à l’action duquel ils ne puissent pour ainsi dire pas échapper » (2014 : 38). Cet enveloppement se décline de façon singulière pendant le confinement.
19Tout d’abord, les enseignants ont proposé aux enfants des supports pédagogiques variés via la plateforme Classroom, suivant une organisation stable : envoi des exercices le matin et de la correction l’après-midi. Si l’aide a souvent été apportée par écrit, les enseignants ont proposé d’autres modalités d’échange, notamment des appels hebdomadaires sur Teams et des sessions vidéo en classe entière ou en petits groupes. Ils ont en outre répondu aux demandes plus personnalisées des élèves. Arnault raconte par exemple avoir sollicité sa maîtresse pendant les vacances pour lui « faire faire quelques petits exercices » (supplémentaires), ce qu’elle a accepté. Les enseignants sont parfois allés au-devant des demandes pour pallier le manque de disponibilité parentale :
Je prenais souvent Elliot en visio pour le faire travailler parce qu’il était tout seul ! Et il avait tellement de difficultés que… j’ai beaucoup travaillé avec lui. Ils étaient à l’île d’Oléron, [les parents] ils bossaient comme des fous, ils avaient pas deux minutes pour eux ! (Virginie)
20Au-delà de la seule « classe » en ligne, les enseignants ont proposé diverses activités et concours pour occuper les enfants. Le 19 mars, dans une publication intitulée « Activités extrascolaires », Virginie invite les enfants à faire « seuls ou en famille » du sport, de la cuisine, des sciences, des arts plastiques ou encore à écouter des podcasts. Ces activités extrascolaires, proposées tous les week-ends, l’ont aussi été pendant les vacances. Les multiples vidéos et photos postées à l’occasion des concours de cuisine ou de déguisement permettront de faire subsister un « groupe classe », une ambiance chaleureuse et le sentiment de maintenir le lien à l’heure de la distanciation. Les enseignants ont également incité les élèves à lire – « 1/2h minimum » tous les jours (Virginie) – et à écrire. Dès le premier jour de l’école à la maison, Pedro poste :
Tu es en train de vivre un moment qui restera dans l’histoire. Je te demande de tenir un Journal Quotidien où tu vas raconter : 1- Ce que tu fais. 2- Ce que tu ressens. Il faut écrire au moins 5 lignes par jour. C’est une trace que tu pourras transmettre à tes petits-enfants quand on leur racontera « le grand confinement de 2020 ».
21Ce faisant, l’enseignant familiarise les enfants avec la culture de l’écrit. Il les invite à prendre du recul sur la situation en même temps qu’à réaliser une introspection, leur apprenant ainsi à écouter leurs émotions et perceptions et à leur accorder de l’importance. Cette socialisation à l’analyse et à la gestion des émotions s’accompagne de l’inculcation d’un rapport spécifique au temps : la projection sur un temps très long.
22Par leur investissement et leur tact, les enseignants ont réalisé un important travail émotionnel (Hochschild 1983) permettant aux élèves de se sentir soutenus. Le 20 avril, Virginie écrit sur Classroom : « Chers élèves, j’espère que chacun d’entre vous est en forme. Nous reprenons le travail ce matin. Il n’est pas facile de s’y remettre au vu des circonstances. Il vous faut être courageux encore un moment. Mais je sais que vous l’êtes ». Elle accompagne et encourage ses élèves d’une façon spécifique : plutôt que de les traiter en tant que groupe, elle les considère individuellement, reconnaissant chacun en tant que personne, dans la logique d’une prise en charge personnalisée promue par l’enseignement catholique. Les enfants étaient conscients des efforts déployés par leurs enseignants pour eux. Ainsi, à la question « Qu’est-ce que tu as pensé de l’école à la maison ? » du questionnaire, Basile répond : « gé-ni-al ! La maîtresse s’est donnée à fond ». Cet enveloppement a pour effet de les sécuriser psychologiquement, et de réduire, voire supprimer toute forme d’anxiété scolaire :
C’est le meilleur prof [Pedro], j’ai de la chance de l’avoir cette année en confinement. Parce qu’au début je me suis dit « je vais rater ma rentrée en Sixième » et tout, à cause du confinement. Et en fait, je me rends compte qu’il nous donne beaucoup d’exercices, et qu’il va nous faire progresser, et que je vais réussir mon entrée en Sixième. (Adèle)
23De façon analogue, Mathias explique qu’il n’appréhende pas sa Sixième puisqu’il se sent en avance : « Nous on est beaucoup plus avancés qu’eux ! Parce que nous on a appris des choses beaucoup plus difficiles qu’eux ! Que les autres écoles ! ». Ces sentiments viennent probablement en partie du fait que les enseignants les rassurent. Le 27 mars, Pedro publie par exemple : « Les bénévoles ont des enfants en CM2 et on papote… ça me permet de voir que vous êtes au-dessus du lot… Je suis fier de mes élèves ». En valorisant ainsi ses élèves, il préserve leur santé psychique en même temps que leur estime d’eux-mêmes.
24Pour finir, le personnel de l’école a assuré la continuité de l’enseignement religieux. Les prêtres ont réalisé chaque semaine des vidéos pour remplacer la catéchèse. Ils ont également proposé aux familles de se retrouver tous les dimanches pour une messe en ligne sur Instagram et Youtube, et ont organisé des défis de danse et de chant. Quant aux enseignants, ils ont encouragé les enfants à regarder les contenus produits par les prêtres, à participer aux évènements en ligne, et leur ont offert la possibilité de s’engager dans des actions caritatives. Pedro, investi dans une initiative locale, leur a notamment proposé de cuisiner des gâteaux pour les personnes sans abri, participant à la moralisation de ces enfants privilégiés. Le confinement a ainsi accentué le rôle des enseignants, polyvalents au quotidien : en plus d’un soutien scolaire important, ils ont offert un soutien émotionnel et ont continué d’assurer la formation spirituelle et morale.
25Loin d’être isolés et livrés à eux-mêmes, les enfants étaient donc intégrés dans un tissu social particulièrement dense. L’école catholique est restée solide face à la pandémie et les a enveloppés complètement. À l’issue de cet exposé, une nuance peut être apportée aux propos de François Dubet (2020), selon lequel « l’école connectée n’est pas l’école, comme elle instruit sans éduquer » : l’école catholique ambitionne d’« élever » les écoliers sur le plan des savoirs, des émotions, de la morale et de la spiritualité, et ce même à distance.
26Néanmoins, le confinement a conféré aux enfants une marge d’autonomie nouvelle : ils ont été déchargés d’une partie des activités scolaires et extrascolaires encadrées par des adultes, tandis que leurs nounous et baby-sitters étaient absentes et que leurs parents, qui sont nombreux à avoir continué à (beaucoup) travailler, étaient dans l’impossibilité d’exercer un contrôle resserré.
27Parce que la classe était fermée, les enfants ont dû faire appel à des dispositions d’autocontrainte pour réaliser leurs devoirs. Cela a fonctionné pour la majorité, qui étaient déjà devenus « auto-entrepreneurs » de leurs apprentissages (Bonnéry, Douat 2020). La mère de Pénélope raconte : « Pénélope elle est très, très autonome pour son boulot, donc elle vit sa vie. Fin’ elle me demande quand elle ne comprend pas l’exercice, mais elle comprend assez vite, et elle s’auto-corrige ». Ces enfants font ainsi preuve d’autonomie, qualité très inégalement construite selon les contextes de vie (Durler 2015), et pourtant indispensable pour effectuer le travail hors la classe. Ils ont continué à se lever tôt et à garder le rythme de l’école : « Moi je me lève à 8 h, pas tout le temps parce que j’aime bien dormir quand même. À 9 h je commence à travailler. À 13 h on mange. À 14 h je reprends » (Edmond). La grande majorité déclare travailler trois heures ou plus, se distinguant ainsi des deux tiers d’enfants français de 8-9 ans ayant travaillé moins de trois heures par jour (Thierry et al. 2021).
28Toutefois, pour les enfants moins autonomes avant le confinement, l’allégement du suivi et du contrôle parental a pu conduire à une forme de décrochage – qui constitue l’exception. Léonie exprime dans le questionnaire ses difficultés : « j’ai trouvé que ct [abrégé de “c’était”] vraiment moins bien que l’école normal parce que on peut pas poser de question on est seul et on a pas la motivation ». Victoire raconte de façon plus saillante encore ce manque de « motivation » en entretien :
J’aime pas travailler à la maison parce que à ma maison il y a des jeux, et ça me donne envie de jouer, du coup ça me décourage encore plus de travailler ! Alors qu’à l’école ben il y a pas trop de jeux ! Je travaille parce que la maîtresse elle m’oblige, alors que là je travaille quand je veux, donc je peux jouer.
- 8 . Il est titulaire d’un diplôme bac+2 quand la majorité des parents de l’école détient un diplôm (...)
29On comprend qu’elle n’avait pas acquis, préalablement au confinement, une disposition à l’autocontrainte suffisante pour travailler de manière autonome. De surcroît, ses parents (séparés) ne sont pas en mesure de l’aider, par manque de temps et/ou de capital scolaire. Chez sa mère, cadre du privé en télétravail, elle fait des « grasses matinées » en attendant qu’elle soit disponible pour l’aider. Son père, prothésiste dentaire disposant d’un capital scolaire moins important que les autres parents de l’école8, ne fournit ni encouragements ni aide scolaire. La combinaison de ces traits familiaux, alliant séparation des parents, moindre disponibilité et moindre capital scolaire – dont on sait qu’ils impactent négativement la scolarité dans les familles les plus dotées (Henri-Panabière 2010) – place donc Victoire dans une situation défavorable.
30La réussite scolaire des enfants pendant le confinement est donc conditionnée aux ressources, à la disponibilité des parents et à leur investissement dans la vie scolaire des enfants, ainsi qu’aux dispositions scolaires préalablement acquises par ces derniers, ce qui est conforme à la littérature : Thierry et al. (2021) ont déjà souligné que la continuité pédagogique a été relative, et qu’elle a très largement reposé sur la capacité des enfants à apprendre dans de nouvelles conditions.
31Parmi les activités auxquelles les enfants, en particulier ceux du pôle économique des classes supérieures, déclarent avoir consacré le plus de temps, se trouvent le sport et les activités en extérieur : « Je fais beaucoup de vélo, ping-pong, j’essaye de bien garder le rythme à faire beaucoup de sport et tout » (Edmond, mère indépendante, père chef d’entreprise). D’autres ont profité du temps dégagé pour se livrer à des activités culturelles et artistiques légitimes proches de l’univers scolaire, à l’instar de Clarence et Pénélope (dont les mères sont respectivement journaliste en reconversion et pianiste), qui déclarent dessiner, lire et, pour Pénélope, jouer du piano. De façon similaire, la mère de Sacha (cadre d’entreprise, conjoint journaliste) déclare que son fils « lit beaucoup » pendant le confinement, conformément à ses pratiques habituelles : « Pendant l’année, il lit tous les jours. D’ailleurs oui, pendant la récré il amène son livre ». Si ces enfants issus de familles particulièrement dotées en capital culturel se mettent d’eux-mêmes à la lecture, d’autres, du côté du pôle économique, y sont fortement encouragés par leurs parents (ou parrains) :
Mère d’Ambroise (cadre du privé), à Ambroise : Alors là on en était sur la lecture, et je disais que je trouve que tu n’avais pas assez lu pendant le confinement. Et donc que j’avais acheté plein de bouquins, et que justement ce matin il m’a dit : « J’ai commencé un bouquin qui me passionne ! ». [Ambroise : Ouais !] Donc j’étais très contente !
32Néanmoins, ces injonctions ne mènent pas nécessairement à des pratiques de lecture assidues. Ainsi, si Adèle (mère ébéniste, père chef d’entreprise) raconte qu’elle commence à apprécier lire pendant le confinement suite aux incitations de son parrain, elle donne la priorité à d’autres activités, qui lui procurent plus de plaisir : « je ne lis pas la journée, je préfère profiter ».
33Le confinement renforce donc les effets des capitaux culturels des familles au sein des classes supérieures, conformément à la littérature. Les enfants qui lisent le plus et font des pratiques culturelles et artistiques en amateurs sont issus des familles les plus dotées culturellement, tandis que les enfants du pôle économique sont davantage tournés vers les pratiques sportives et en plein air.
34Dans la grande majorité des familles, les règles concernant les écrans, habituellement très strictes, ont été assouplies pendant le confinement : « Bon comme on peut pas non plus trop les occuper, non c’est vrai que là il a un peu plus joué aux jeux vidéo… » (mère d’Edmond). Toutefois, s’il a augmenté, le temps d’écran n’en a pas moins été contrôlé. J’en fais l’expérience lorsque le père d’Adèle, entrant dans la pièce alors que nous sommes en entretien visio, la gronde d’un ton sec : « Qu’est-ce que tu fais toute la journée sur un téléphone ? Tu me le rends tout de suite !!! Dépêche-toi !!! ».
35Les écrans sont avant tout investis comme une pratique ludique, à l’instar d’Edmond qui joue tous les jours une heure à Fortnite en ligne avec ses amis et son cousin. Les enfants semblent néanmoins avoir intégré que certaines pratiques sont plus légitimes que d’autres. Ainsi, Éléonore énumère les activités qu’elle réalise pendant le confinement – aller dans le jardin, lire, travailler, dessiner, appeler ses amis – avant de confesser dans un second temps : « Et sinon aussi, je reste sur les écrans aussi. Faut l’avouer hein, tout le monde passe du temps sur les écrans ! [rires] ».
36Les enfants issus des familles les plus dotées en capital culturel investissent toutefois les écrans de façon beaucoup plus légitime et « rentable » scolairement et socialement. Clarence (mère journaliste en reconversion, père indépendant) raconte : « Soit je regarde des mangas, soit… en fait je me suis acheté un iPad, et je dessine dessus ». Il explique par la suite que lorsqu’il regarde la télévision, il apprécie les films « bien écrits » tels que « des Miyazaki ». Les écrans sont également investis comme une façon de regarder des films ou séries choisis pour leur intérêt culturel ou linguistique, comme dans le cas de Pénélope (mère pianiste, père avocat) qui regarde la série The Crown en VO.
37Finalement, si le temps d’écran des enfants a augmenté, deux nuances peuvent être apportées à ce constat : tout d’abord, il est resté très contrôlé par les parents, les écrans ne dominant pas les loisirs des enfants de l’école au contraire de leurs camarades au niveau national (Berthomier, Octobre 2020) ; ensuite, les écrans ont été investis à des fins ludiques, mais également comme des supports éducatifs ou culturels intégrés à une stratégie personnelle ou parentale d’apprentissage, ce qui invite à les envisager autrement que par le seul prisme néfaste qui leur est souvent assigné.
38Lors du premier confinement de 2020, les enfants de l’école catholique étudiée ont joui de conditions matérielles, de logement et d’étude sans commune mesure avec les autres enfants de leur classe d’âge. L’enveloppement des parents et de l’école a renforcé ces inégalités : tandis que beaucoup d’élèves ont décroché scolairement pendant les mois de confinement, ces enfants des classes supérieures ont conservé, voire augmenté, leur avance. Ceux qui ont réussi à tirer avantage de la situation ont pu, a posteriori, l’exprimer dans le questionnaire. Ainsi, à la question « Qu’est-ce que tu as pensé de l’école à la maison ? », Alexandre écrit : « J’ai trouvé cela assez amusant. Ça m’a aussi rendu plus autonome ». Mathias et Colin, qui prennent de la distance avec l’expérience vécue, répondent que « c’était une expérience intéressante ». Enfin, construisant un rapport assuré à l’école, Clarence déclare : « pendant le confinement, je me suis rendu compte que je suis assez fort en fait ». La « crise » sanitaire fut donc toute relative dans cet espace du social, les classes supérieures pouvant presque s’abstraire d’évènements vécus bien plus dramatiquement par d’autres pans de la population.
39Néanmoins, cette recherche montre également qu’ils ont tiré parti de façon différenciée du contexte et des ressources à disposition. Ce sont les enfants qui jouissaient d’un cadre d’étude adéquat et d’un important capital culturel familial, couplés à des dispositions de maîtrise réflexive du temps et d’autocontrainte (qu’ils ont renforcées), qui ont le plus saisi le moment de l’école à la maison comme un temps privilégié d’apprentissage.
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