1Cet article s’intéresse à l’impact de la crise du Covid-19 sur les inégalités déjà bien connues dans l’enfance (Lareau 2003 ; Lignier, Lomba, Rénahy 2012 ; Depoilly, Kakpo 2019 ; Octobre, Sirota 2021), en partant du constat qu’elles se sont accentuées avec le confinement (Lazar, Plantin, Ragot 2020 ; Safi et al. 2020 ; Bajos et al. 2020 ; Lambert, Cayouette-Remblière 2021). Aux inégalités préexistantes mises en évidence par la crise sanitaire s’ajoutent celles qu’elle a générées, créant des situations de cumul qui, pour les plus fragiles socialement, en particulier les enfants (Stettinger, Danet 2021), ont aggravé les conséquences de la pandémie que toutes les familles ont traversée.
- 1 Ces confinements stricts ont duré environ deux mois pour le premier, de mars à mai 2020, et un mois (...)
2Les deux confinements stricts survenus à un an d’écart en France, au printemps 2020 et 20211, se caractérisent par la fermeture des établissements scolaires imposant pour la première fois une scolarisation à distance aux élèves confinés dans leurs familles (Taquet 2020, Audigé 2021). En provoquant ce repli familial, le confinement a bouleversé l’organisation pratique quotidienne et redéfini les conditions de présence de chacun, enfants et parents, à distance de l’école mais pas toujours du travail, en interférence avec la sphère domestique. Dans ce contexte, nous nous intéressons aux effets de ces réorganisations familiales sur les enfants : selon l’appartenance sociale, comment les parents en télétravail, en chômage partiel, ou obligés de travailler sur site malgré les risques, et leurs enfants ont-ils fait face à la situation ? Comment le télétravail a-t-il contraint les journées confinées ? Comment l’absence des parents continuant de travailler sur site, dans les secteurs d’emploi de première nécessité, a-t-elle été compensée, a fortiori dans des familles monoparentales (Blöss 2016, Boring et al. 2020, Barhoumi et al. 2020) ? Comment l’augmentation du travail domestique et parental s’est-elle répercutée sur les enfants (Pailhé, Solaz, Wilner 2022) ? Les enfants des milieux les plus précaires ont-ils subi des effets secondaires supplémentaires ? Au final, comment, les enfants ont-ils vécu et ressenti l’expérience du confinement ? Nous inscrivons ce questionnement dans le cadre théorique de la socialisation qui interroge les mécanismes de la reproduction sociale et de la différenciation sociale enfantine (Lignier, Lomba, Rénahy 2012 ; Tichit 2012 ; Lignier, Pagis 2017 ; Court et al. 2014, Lahire 2019). Dans cette perspective, le confinement serait d’autant mieux vécu que les conditions de vie matérielles, objectives, des enfants seraient favorables. Nous nous intéressons cependant aussi à ce que la sociologie de l’enfance définit comme la « capacité d’agir » des enfants, à leur éventuel rôle dans la transformation du quotidien et de la perception du confinement (Sirota 2006 ; Octobre, Sirota 2011).
3Pour répondre aux questions soulevées, nous nous appuyons sur les données de la recherche participative Coralim de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), qui repose sur un dispositif de collectes répétées en milieu scolaire de réseau d’éducation prioritaire (REP) depuis 2010, dont le terrain était en cours au moment de la crise sanitaire. À l’occasion de ce terrain portant initialement sur la socialisation et les styles de vie quotidiens, un volet d’enquête a pu être instauré sur la perception et le vécu enfantin du premier confinement strict national (de mars à mai 2020 en France). Les données permettent de tester l’hypothèse d’une expérience enfantine inégale du confinement selon la situation d’activité parentale. En procédant à une analyse de correspondances multiples (ACM), nous avons cherché à étudier ce vécu en fonction des conditions matérielles objectives, des activités en situation de confinement, et de certaines habitudes de vie antérieures ayant pu créer des manques spécifiques. Après un détour méthodologique sur les conditions d’enquête et d’analyse du corpus de données, le texte s’attarde sur la structuration sociale de l’activité parentale pendant le confinement, avant de présenter les résultats de l’ACM sur le vécu enfantin de cet évènement. Ces résultats quantitatifs sont ensuite approfondis, à partir des témoignages des élèves impliqués dans la recherche participative, afin de caractériser la différenciation sociale de l’expérience du confinement selon la situation parentale.
- 2 Pré-enquête Internet auprès des 25 élèves d’une classe de 6e.
- 3 Enquête Internet à l’échelle du collège, auprès de 121 élèves de la 6e à la 3e.
- 4 Contrairement aux vagues Internet Coralim antérieures, où la collecte encadrée en classe par les ch (...)
- 5 Les conditions et le vécu du confinement d’avril 2021 ont aussi été questionnés en comparaison de c (...)
- 6 Ce sous-échantillon en collège d’éducation prioritaire, correspond à 60 % de l’échantillon total Co (...)
- 7 Les logements habituels de leurs parents en cas de garde alternée.
- 8 Parmi ces élèves de 6e en 2019-2020, 2020-2021 et 2021-2022, certains étaient encore en CM1 et CM2 (...)
- 9 Les élèves ont aussi participé avec les chercheurs à la présentation du questionnaire dans chaque c (...)
4Le volet « confinement » de la recherche Coralim s’appuie sur une pré-enquête Internet menée en avril 2020 au cours du premier confinement strict2, renouvelée à plus large échelle en avril 2021 pendant la seconde période de fermeture des classes3 (figure 1). Les résultats quantitatifs présentés ici sont issus de l’enquête de 2021 auprès de 121 collégiens4, sur la base d’une approche rétrospective du premier confinement de 2020, identifié par les élèves comme « celui de l’an dernier », par rapport au moment de la collecte pendant le second confinement strict d’avril 20215. L’enquête a été menée auprès du sous-échantillon Coralim situé en réseau d’éducation prioritaire6, dans un quartier en voie de gentrification parisien, qui rassemble diverses classes populaires urbaines, plutôt migrantes, et des classes moyennes locales, constituées surtout de cadres, enseignants, professions intermédiaires, artisans et commerçants (Tichit 2022). L’échantillon a permis ainsi de s’adresser à des enfants de classe moyenne, dont les parents étaient plutôt en télétravail pendant la période étudiée (Safi et al. 2020), et à des enfants d’ouvriers, petits employés et commerçants, quant à eux plutôt contraints au chômage partiel ou à la poursuite du travail dans les secteurs de première nécessité définis par le gouvernement. Tous sont restés dans leur logement habituel pendant le confinement7, ce qui permet de comparer leurs expériences dans le contexte précis du quartier, dont les espaces verts étaient interdits d’accès au public et où les règles de sorties ont été appliquées de manière stricte et homogène. Dans la perspective participative de la recherche Coralim (Tichit 2022), les élèves de trois promotions de 6e ont par ailleurs participé en 2020 et 20218 à des groupes de discussion et ateliers statistiques au cours desquels ils ont débattu des résultats et de leur propre expérience du confinement. Ces discussions avaient aussi pour but d’amener les élèves à participer à l’élaboration du questionnaire Internet sur le confinement, en travaillant sur la formulation des questions et en testant les différentes versions préliminaires du questionnaire9. Les données quantitatives recueillies par Internet, ont ainsi été complétées par une vingtaine de focus group de 5 à 7 élèves de 6e, et par des entretiens approfondis avec une dizaine de parents de ces enfants.
Figure 1 : Calendrier et modalités de la collecte des données sur le confinement dans l’enquête Coralim.
- 10 Ce classement a été réalisé à partir du répertoire d’activités les plus citées parmi 18 proposition (...)
- 11 Activités physiques en intérieur ou en extérieur sur les créneaux autorisés en 2020.
5Pour étudier le vécu enfantin du confinement, nous nous appuyons d’une part sur les dix modalités d’une question à choix multiple posée par Internet sur le vécu subjectif du confinement « Comment vivais-tu cette période hors de l’école ? Comment te sentais-tu ? ». Les modalités de réponses sont réparties entre items positifs (heureux, libre, tranquille, en vacances, je m’amusais) et négatifs (prisonnier, inquiet, seul, malade, je m’ennuyais), conçus pour être exclusifs les uns des autres. Les réponses indiquent que les avis sont très partagés dans l’ensemble, bien qu’une courte majorité d’élèves ait plutôt apprécié le confinement, avec 56 % d’avis positifs (figure 1). Pour objectiver la mesure des frustrations qu’expriment les réponses négatives, nous avons pris en compte les habitudes antérieures au confinement, telles que celle d’inviter des amis à domicile ou d’aller chez eux, les sorties de loisirs régulières (parc, bibliothèque, cinéma, théâtre, musée, match…), les activités sportives et culturelles extrascolaires usuelles. Nous nous appuyons d’autre part, sur des éléments décrivant l’expérience concrète du confinement, tels que les caractéristiques du logement, la situation d’activité des parents, le maintien ou non du lien avec les amis, la nature et le classement des activités enfantines confinées10. Le panorama de ces activités (figure 2) montre que 93 % des élèves de l’échantillon ont poursuivi leur travail scolaire pendant la période de fermeture des écoles, prioritairement pour la plupart d’entre eux par rapport aux autres activités (jeux vidéo, films et autres loisirs) comme d’autres études l’ont montré (Thierry et al. 2021). Ces enfants n’ont cependant pas bénéficié d’un encadrement spécifique, comme cela a pu être le cas dans d’autres établissements défavorisés (Buisson-Fenet, Armagnague, Leszczak 2022), exception faite de la distribution de tablettes et d’ordinateurs portables dans les familles qui n’en étaient pas équipées. Le confinement a en outre favorisé la pratique des jeux vidéo pour tous les enfants, en particulier les garçons (Berthomier, Octobre 2020), quels que soient leurs usages antérieurs des écrans (petit ou gros consommateurs). À l’opposé, le travail domestique et les activités physiques11 ont été les moins pratiqués, et plutôt en marge des activités principales. La majorité des enfants a néanmoins participé aux tâches ménagères pendant le confinement (55 %), bien que ce soit plutôt des filles de milieu populaire, déjà parmi les plus assignées au travail ménager et les plus polyvalentes par rapport aux enfants mono-tâches ou spécialisés sur quelques fonctions précises, parmi les plus fréquentes comme mettre la table, ou plutôt masculines comme sortir les poubelles (Tichit 2020).
Figure 2 : Classement enfantin des activités quotidiennes selon leur fréquence en situation de confinement en avril 2020
Source : Enquête Coralim de l’INRAE, 2021. Champ : Élèves de collège de la 6e à la 3e (âgés de 9 à 14 ans en 2020, donc scolarisés du CM1 à la 4e pendant le premier confinement). Échantillon n=121. Lecture : Concernant le travail scolaire en confinement, 74 % des élèves ont cité les devoirs parmi les activités les plus fréquentes de la journée (début de classement), 19 % les ont cités en fin de leur liste d’activités quotidiennes (fin de classement), 8 % n’ont pas du tout cité les devoirs.
- 12 Variable actives : dix modalités du vécu subjectif du confinement, emploi du temps en confinement, (...)
- 13 Variables supplémentaires : sexe, âge, appartenance sociale à savoir catégorie socioprofessionnelle (...)
6Pour saisir comment les activités et le vécu du confinement se sont déclinés selon la situation d’activité parentale, nous optons pour une analyse de correspondances multiples (ACM), peu sensible à la faible taille de l’échantillon et permettant de conserver toute la nuance des modalités recueillies sur le vécu subjectif et factuel du confinement. Si les analyses bivariées sont réalisées sur l’effectif des 121 élèves qui ont participé à l’enquête Internet de 2021, les analyses de correspondances multiples sont menées à l’aide des procédures dans R sur un effectif de 94 élèves, en raison de réponses manquantes sur certaines variables. Nous avons retenu comme variables actives celles qui contribuent le plus aux deux premiers axes12, tandis que les six variables supplémentaires correspondent aux caractéristiques sociales13 (tableau 1). Avant d’examiner les résultats des ACM, arrêtons-nous sur la différenciation sociale de la situation d’activité parentale en confinement.
Tableau 1 : Les caractéristiques socio-démographiques des enquêtés, Source : Enquête CORALIM 6, Champ de l'enquête : 104 individus, données non pondérées
Variable
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N = 104
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Âge
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Grand (3-4-5e)
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43 (41%)
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Petit (6e)
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61 (59%)
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Sexe
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Fille
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51 (49%)
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Garçon
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53 (51%)
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Le rang de naissance
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Enfant unique
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25 (24%)
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Aîné de 2 enfants
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20 (19%)
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Aîné de 3 enfants ou plus
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17 (16%)
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Cadet ou dernier
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42 (40%)
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Classe sociale des parents
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Classe moyenne ou supérieure
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54 (52%)
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Classe populaire
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50 (48%)
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Le pays d'origine des parents
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France
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35 (34%)
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Afrique
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23 (22%)
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Maghreb-Orient
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25 (24%)
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Autre
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21 (20%)
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Le statut professionnel des parents pendant le confinement
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Les deux maintenu sur site
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11 (11%)
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Les deux chômage ou inactif (technique ou habituel)
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41 (40%)
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Les deux en télétravail
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20 (19%)
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Mélange (télétravail et chômage…)
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31 (30%)
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Manquant
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1
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Source : Enquête CORALIM 6. Champ de l'enquête : 104 individus, données non pondérées
7La difficulté avec laquelle certains enfants ont du mal à décrire la situation d’activité de leur(s) parent(s) pendant le confinement rappelle la confusion générale qui régnait alors, comme l’indiquent les travaux de Didry, Giordano et Cartron (2022) sur l’impact du Covid dans les différents secteurs d’activité. La situation est facilement identifiable pour les enfants de télétravailleurs, qui ont été témoins chez eux de l’organisation familiale du travail parental. Alors qu’elle est plus complexe à saisir pour les enfants des travailleurs maintenus sur site, comme l’indiquent des déclarations parfois contradictoires en focus group. Ces enfants ont pu d’abord décrire des journées confinées sans leurs parents, pour révéler ensuite que ces derniers étaient, en fait, parfois présents, sans que la situation leur soit explicitée. Ainsi Chaïma pense que sa mère, en monoparentalité, est au chômage, mais déclare être souvent seule avec sa sœur en plein confinement, lorsque sa mère s’absente sans dire où elle va, « peut-être faire des courses, ou travailler, je ne sais pas ». Ou encore Sidi, dont le père est gardien et la mère agent de cantine, raconte d’abord son confinement préféré chez sa grand-mère, mais sollicité sur ses propres contradictions dans une autre discussion, révèle qu’il restait la plupart du temps avec sa mère, excepté les deux jours où elle continuait à se rendre sur son lieu de travail. En effet la période se caractérise par une diversification des temps de travail sur site, avec par exemple une organisation en journée de 12 heures et en semaine de 3 jours dans le secteur hospitalier, alors que dans le secteur du bâtiment, officiellement au chômage partiel, la mise en sécurité des chantiers a pu retenir sur site une partie des personnels sans protocole d’accueil, surtout les plus précaires (Didry, Giordano et Cartron 2022). Les contradictions entre annonces officielles de l’arrêt de l’activité générale et situation aléatoire de certains travailleurs contribuent à la confusion des enfants de milieu populaire concernés, tandis que l’univers du télétravail a été plus lisible pour les enfants de classe moyenne. Ces conditions inégales de compréhension de l’activité parentale recoupent l’effet discriminant du répertoire enfantin des métiers, qui en valorise certains plutôt que d’autres, facilitant déjà la lecture du monde social pour les enfants de classe moyenne (Lignier, Pagis 2017).
8La situation d’activité parentale est corrélée avec la catégorie socioprofessionnelle (figure 2), mais aussi avec l’origine géographique et la situation familiale, conformément à ce qu’ont montré d’autres études sur les conditions d’activité en confinement (Boring et al. 2020 ; Barhoumi et al. 2020 ; Berthomier, Octobre 2020). Les télétravailleurs se situent ainsi plutôt parmi les parents enseignants et de classe moyenne supérieure (cadres, ingénieurs, professions intellectuelles et artistiques), et plutôt parmi les familles françaises de l’échantillon. Ces télétravailleurs vivent par ailleurs plus souvent dans des familles de petite taille, avec un ou deux enfants, eux-mêmes plus souvent en garde alternée en cas de séparation par rapport aux familles d’autres milieux (dans leur cas, le système de garde a été prorogé pendant le confinement).
Figure 3 : Situation d’activité des parents lors du premier confinement d’avril 2020, telle que décrite par leur enfant (Coralim 2021, n=121)
Source : Enquête Coralim de l’INRAE, 2021. Champ : Ménages où résident les élèves, de la 6e à la 3e. Échantillon n=121. Lecture : Le diagramme circulaire indique la répartition des situations d’activité parentale par ménage, pendant le confinement, d’après les informations recueillies par Internet auprès des élèves. Par exemple, dans 20 % des ménages le(s) (deux) parent(s) télétravaillai(en)t à domicile, dans 8 % l’un des parents était au chômage partiel (ou habituel) tandis que l’autre télétravaillait, dans 6 % un parent continuait de travailler sur site tandis que l’autre télétravaillait. Le diagramme en barre restitue la situation d’activité parentale en confinement selon la catégorie socioprofessionnelle. Les ménages où chaque adulte télé-travaillait représentent 25 % de l’échantillon, soit 1 % de parents travailleurs indépendants, 15 % de cadres, 8 % de parents de profession intermédiaire, notamment des enseignants, et 2 % d’employés. Le tableau restitue tous les métiers des parents de l’échantillon qui, à la connaissance des élèves, ont continué de travailler sur site pendant le confinement.
- 14 Pour les besoins de l’analyse, les situations de chômage ou d’inactivité habituelle ont été ajoutée (...)
- 15 Parents de classe moyenne qui ont continué de travailler sur site : deux pères, chirurgien et infir (...)
9Les parents au chômage partiel, ou qui ont continué de travailler sur site, sont plutôt de milieu populaire. Au chômage partiel14, ce sont des employés et des ouvriers, notamment du secteur du bâtiment, avec des familles plus souvent nombreuses, monoparentales sous responsabilité maternelle en cas de séparation parentale, majoritairement d’origine étrangère dans l’échantillon. Les parents qui ont dû continuer à travailler sur site pendant le confinement se recrutent dans les milieux populaires pour les trois quarts d’entre eux, mais dans certaines catégories d’actifs plutôt féminisées, migrantes et racisées comme cela a été montré par ailleurs (Palier 2020). En premier lieu, il s’agit d’agents d’entretien et de femmes de ménage, d’ouvriers du secteur des transports et de la restauration, d’employés des secteurs du « care » ou des services à la personne, de la sécurité, du secteur de la santé et de la grande distribution. Quelques professions de classe moyenne apparaissent parmi ces travailleurs de première nécessité, dans le secteur de la santé15, mais aussi des patrons et gérants de commerce ou de restaurant, qui ont travaillé à l’inventaire de leur boutique ou à la gestion de leurs affaires, malgré la fermeture de leur établissement. Signalons également plusieurs cas de familles monoparentales, où le seul adulte du ménage (souvent la mère) a dû continuer à travailler, sans toujours pouvoir s’organiser pour déléguer la gestion des enfants en son absence.
10Voyons maintenant ce qu’apporte l’analyse de correspondances multiples à la compréhension du vécu du confinement. Nous avons retenu les deux principaux axes structurant les résultats, qui représentent respectivement 14 % de l’inertie totale pour le premier et 11 % pour le second (figures 3 et 4 pour le détail de la contribution des variables à chaque axe).
Figure 4 : Analyse des correspondances multiples. Variables actives de l’axe 1 et 2. Vécu subjectif et objectif du confinement.
11Le premier axe (horizontal), correspond principalement au vécu subjectif du confinement (vécu positif vs négatif) et oppose d’une part, le sentiment d’emprisonnement, d’ennui et de solitude et d’autre part, la sensation d’avoir été heureux et d’avoir pu profiter de cette période pour se divertir et rester tranquille. D’autres variables contribuent à cet axe d’appréciation du confinement, comme le fait de ne pas avoir pu rester en contact avec ses amis et d’avoir regretté la fermeture exceptionnelle de l’école qui contribuent à un vécu plutôt négatif. Des éléments d’organisation pratique interviennent également, tels que le type d’emploi du temps en confinement, selon que la journée était plutôt libre avec les devoirs relégués au second plan (vécu positif), ou plutôt organisée par les parents avec priorisation de la contrainte des devoirs, mode d’organisation se situant du côté du vécu enfantin le plus négatif.
12Le deuxième axe (vertical) décrit la situation de mono-activité ou de pluriactivité des enfants en situation de confinement (les activités considérées sont les devoirs, les jeux vidéo, le visionnage de films ou de séries, le recours aux réseaux sociaux, la pratique sportive confinée, le travail domestique, les activités collectives telles que discussions et jeux de société). Alors que les devoirs et les jeux vidéo sont des activités auxquelles tous les enfants se sont adonnés, même selon des hiérarchies variables, l’axe 2 oppose d’une part les enfants qui ont eu un faible nombre d’activités (ce qui pourrait s’apparenter à une mono-activité centrée sur les devoirs ou sur les jeux vidéo aux dépens du reste) et d’autre part les enfants qui ont été pluriactifs, voire sur-actifs (jusqu’à une suractivité contrainte pour les enfants les plus impliqués dans le travail domestique). Les habitudes antérieures contribuent également à cet axe, les enfants qui étaient déjà les plus actifs auparavant le sont restés pendant le confinement (fréquence habituelle des sorties de loisir et d’activités extrascolaires, notamment sportives, avant le confinement). Des variables contextuelles interviennent aussi dans la construction de cet axe, telles que les disparités de logement et l’ambiance du confinement, selon qu’elle a été conflictuelle ou conviviale (avec la prise des repas en famille et le partage d’évènements marquants comme le ramadan pour certains élèves).
13Concernant le positionnement sur ce plan factoriel des variables supplémentaires relatives aux propriétés sociales des élèves, une nette opposition apparaît le long de chaque axe (figure 5).
Figure 5 : Analyse des correspondances multiples. Variables supplémentaires de l’axe 1 et 2. Conditionnement social du vécu enfantin du confinement
Par souci de lisibilité, les variables supplémentaires sont ici présentées à plus grande échelle que les variables actives de la figure 3, ne laissant apparaître que les modalités les mieux représentées.
14Dans le quart nord-ouest du graphe, les élèves qui ont apprécié le confinement comme s’ils étaient en vacances sont plutôt des enfants de milieu populaire (parents employés ou ouvriers, familles migrantes et franco-étrangères), dont les parents étaient en chômage partiel (ou habituel), donc a priori présents. Les cadets et les derniers de fratrie ont profité de cette période pour multiplier, aux dépens des devoirs, les activités ludiques (telles que jeux vidéo, réseaux sociaux, films, jeux de société et autres activités familiales, activités sportives via des « applis trouvées sur Internet », ou des supports proposés par les enseignants d’EPS). Les enfants habitués aux sorties et activités culturelles extrascolaires ont étonnamment bien vécu le confinement, notamment parce que ce sont aussi ceux qui ont été le plus actifs pendant cette période. Par exemple, les activités artistiques ne nécessitent pas l’usage d’un équipement collectif, telles que la pratique d’un instrument de musique ou du dessin ont pu se maintenir à la maison en milieu confiné à l’instar de la lecture, et les sorties habituelles au cinéma ou au restaurant ont pu être remplacées par le visionnage de films et de séries ou la découverte d’activités culinaires. Certains enfants ont privilégié la lecture des mangas et se sont perfectionnés en dessin comme Agnès, d’origine chinoise, ou encore dans la pratique d’un instrument de musique ou des jeux vidéo. Riba une élève de 6e, fille unique d’une famille marocaine (profession intermédiaire), qui adore l’école et ambitionne de rester parmi les premiers de la classe, a profité du confinement pour réviser et compléter ses cours, faire la grasse matinée, et se détendre avec ses jouets favoris. Pour ces enfants, le confinement a été un moment enchanté qui a permis de s’adonner à une passion sans jamais s’ennuyer, à l’instar des adultes pour qui les écarts sociaux se sont aussi réduits dans les pratiques culturelles amateur (Barhoumi et al. 2020).
15Dans le quart sud-ouest apparaissent ceux qui ont aussi vécu un confinement heureux en liberté loin de l’école, mais avec moins d’activités, plutôt dominées par les jeux vidéo. Parmi eux figurent les enfants qui étaient déjà avant confinement de gros consommateurs d’écrans (>7 h/week-end), majoritairement des garçons. Il s’agit aussi plutôt d’enfants uniques et des plus jeunes de l’échantillon (en primaire ou 6e au moment du confinement) qui sortaient déjà plus rarement sans leurs parents en temps normal et qui ont donc été moins affectés par l’impossibilité de sortir seul. Ce sont également les enfants dont les parents ont continué à travailler sur site, y compris en tant que commerçants ou artisans, et qui ont pu potentiellement passer des journées confinées seuls sans adulte.
- 16 La question et les modalités de réponses exclusives sur l’emploi du temps étaient ainsi formulées d (...)
16Le quart sud-est du graphe correspond à un premier profil d’enfants qui a mal vécu le confinement. Ce sont plutôt des enfants de classe moyenne supérieure, dont les parents ont exercé leur activité en télétravail durant la période. Les emplois du temps16 de ces enfants ont été très encadrés par les parents, avec priorisation des devoirs aux dépens d’autres activités. Ces enfants ont d’ailleurs les caractéristiques sociales de ceux qui ont le plus participé aux cours à distance parfois mis en place pendant le confinement, dont les élèves déjà les plus socialement éloignés de l’univers scolaire ont moins profité (Barhoumi et al. 2020). L’abondance de loisirs ne suffit pas à expliquer une perception positive du confinement, tandis que sa rareté est nettement liée à une perception négative (Berthomier, Octobre 2020). Ces enfants disent s’être peu amusés et s’être surtout beaucoup ennuyés confinés chez eux, notamment ceux qui sont les aînés de leur fratrie. Dans le contexte du confinement, le statut d’aîné a pu susciter plus de pression de la part de parents exigeant d’eux une conduite exemplaire à l’intention des plus jeunes, et de la part de cadets réclamant une attention qu’ils auraient préféré accorder à des enfants de leur âge.
17Dans le quart nord-est, le dernier profil correspond aux enfants qui ont sans doute le plus mal vécu le confinement, se sentant comme emprisonnés chez eux. Ceux qui ont le plus souffert du manque de contact avec leurs amis, et auxquels l’école a le plus manqué sont plutôt les grands du collège, les filles et les enfants vivant en familles monoparentales ou recomposées. Ce sont aussi les enfants qui ont le moins de tranquillité, du fait de la promiscuité dans de petits logements, d’une ambiance décrite comme conflictuelle, ou sur lesquels ont pesé trop de contraintes domestiques (notamment les filles). Ce vécu négatif peut aussi exprimer la frustration des enfants qui ont été limités dans leur accès aux jeux vidéo par leurs parents, comme Dany, un enfant d’origine chinoise qui a été privé de jeux vidéo pendant le confinement.
- 17 Variable active qui contribue le plus à l’axe 3.
18Quatre espaces sociaux se dégagent ainsi de l’analyse en composante multiple qui synthétise le vécu subjectif et factuel du confinement. Aux côtés de l’appartenance sociale et de la situation d’activité parentale, plusieurs autres facteurs interviennent donc dans la différenciation du vécu du confinement. Sans surprise, les conditions de logement et le fait d’avoir accès à « un espace rien que pour soi »17 ont affecté le vécu du confinement chez les enfants, comme chez les adultes. Mais le sexe, le rang dans la fratrie et l’âge de l’enfant interviennent également. Les garçons ont plutôt mieux vécu le confinement que les filles, ainsi que les cadets par rapport aux aînés de fratrie, et les plus jeunes (CM1, CM2, 6e) par rapport aux plus âgés de l’échantillon (5e, 4e, 3e). Une explication de cet effet d’âge pourrait résider dans la capacité scolaire des parents qui décroît (notamment pour les moins diplômés) à mesure que l’élève grandit et avance dans le système éducatif, forçant une autonomie scolaire plus difficile à vivre en cas de difficultés. Cette incapacité pourrait davantage toucher les aînés que les cadets, qui peuvent potentiellement recourir à l’aide de grands frères ou grandes sœurs. Les cadets bénéficient aussi du savoir-faire de parents plus expérimentés dans leur rôle éducatif dont l’apprentissage s’est fait avec les aînés de leurs enfants. Les plus jeunes sont en outre plus susceptibles d’apprécier la présence de leurs parents à plein temps, et de profiter de cette occasion de les avoir plus que d’habitude à la maison, alors qu’en grandissant les adolescents préfèrent s’en éloigner. Approfondissons à présent le vécu du confinement dans chaque configuration familiale, à partir des matériaux qualitatifs réunis en focus group auprès des élèves de 6e et par entretien avec certains de leurs parents.
- 18 Moins d’une heure en semaine, et maximum 3 à 4 heures le week-end.
19Dans l’échantillon Coralim, les télétravailleurs appartiennent aux classes moyennes avec notamment plusieurs familles d’enseignants. La combinaison des données recueillies par Internet et par focus group renseigne sur leurs habitudes antérieures au confinement, qui se caractérisent par une grande place accordée à la vie sociale enfantine : la majorité des enfants de ces familles est habituée à recevoir des amis à la maison et être eux-mêmes invités (Sirota 1998 ; Lignier, Pagis 2017). L’usage non scolaire des écrans est plutôt contrôlé18, faire des jeux en famille est habituel, ainsi que fréquenter une bibliothèque, aller régulièrement au cinéma, au musée, au concert ou au restaurant. Leur vie culturelle est donc intense comme cela a déjà été démontré dans ces milieux sociaux (Lahire 2019 ; Octobre et al. 2010 ; Octobre, Sirota 2021). Ces enfants sont par ailleurs majoritairement impliqués dans des activités extrascolaires socialement très distinctes du reste de l’échantillon comme le confirme la littérature sur la différenciation de la socialisation sportive et culturelle enfantine (Court et al. 2014 ; Menesson, Juhle 2012). Ces activités extrascolaires sont particulièrement variées et cumulées, qu’elles soient sportives, avec une prédilection pour certaines disciplines (tennis, danse classique, équitation, basket plutôt que football) ou culturelles (instrument de musique, théâtre ou dessin). Elles se pratiquent dans un cadre institutionnel valorisant comme des clubs sportifs organisant des compétitions, des conservatoires ou des écoles d’art où le travail créatif aboutit à des performances ou expositions, formant très tôt à un éthos de l’entraînement et de la répétition individuelle autonome, qui a déjà sa place dans le quotidien ordinaire de ces enfants (Garcia 2018, Darmon 2007). Par exemple Adrian, avant le confinement, pratiquait quotidiennement le violon en plus du solfège et du chant auxquels il consacrait déjà du temps au conservatoire en vue des auditions prévues en fin d’année. Il est déjà socialisé à projeter ses efforts répétitifs quotidiens vers des résultats gratifiants à long terme, compétences qu’il a pu mobiliser pendant le confinement.
20Le quotidien avec des parents en télétravail est associé à une ambiance familiale calme et studieuse, à horaires précis de travail, de repas, de sommeil et de moments collectifs consacrés à jouer à des jeux de société, à regarder des films ou faire des sorties en famille durant les plages horaires autorisées. Chacun dispose de son espace, ce qui suppose des lieux adaptés et des effectifs restreints, en l’occurrence un à deux enfants, rarement trois. Les familles séparées ont continué à fonctionner en garde alternée, les enfants circulant d’une semaine à l’autre entre les logements parentaux. Sur le plan domestique, ces familles sont habituellement plutôt égalitaires entre adultes dans la répartition du travail ménager, bien pourvues en équipement électroménager allégeant les tâches répétitives et contraignantes, et disposent des ressources nécessaires à l’éventuelle rémunération de services domestiques pour gagner du temps « libre » (Régnier-Loilier 2009). La participation enfantine y est effective mais limitée à des tâches précises ou ponctuelles à visée éducative et ludique, comme mettre ou débarrasser la table, faire des pâtisseries (Tichit 2020). Pendant le confinement, cette participation enfantine est évoquée par les enfants sous la forme de « missions », confiées par les parents pour contribuer au travail collectif, comme vider le lave-vaisselle ou ranger sa chambre, conditionnant des temps d’écran ou de loisirs. C’est le cas chez Frieda qui, avec deux parents enseignants en télétravail, a surtout passé son confinement à lire. Ses parents ne l’aidaient pas pour les devoirs, comme l’enquête Sapris le confirme pour les enfants de cadres scolarisés en élémentaire, qui ont été moins aidés que les autres (Thierry et al. 2021), mais ils s’assuraient qu’ils soient faits en matinée avant toute autre activité. Les missions domestiques que Frieda accomplissait avec ennui, ranger sa chambre et vider le lave-vaisselle entre devoirs et lectures, étaient l’occasion pour elle de négocier des temps d’accès aux écrans.
21Dans les fratries présentant d’importantes différences d’âge, une alternance parentale a pu se mettre en place pour la gestion des plus jeunes. Léa rapporte cette expérience. S’ennuyant avec deux grands frères lycéens pleinement occupés de leur côté, ses parents, cadres dans le privé et le public, choisissent d’aménager leur télétravail, en prenant chacun alternativement une semaine sur deux afin de s’occuper spécifiquement d’elle. Elle s’en rappelle avec le sentiment mitigé d’avoir pu profiter de parents habituellement moins présents, tout en ayant conscience d’avoir été une charge pour eux. Comme cela a été relaté dans plusieurs familles, les temps parents-enfants sont des occasions de films, de jeux ou d’activités manuelles dont la cuisine et la pâtisserie entre autres. Mais généralement, c’est d’abord sur les mères qu’a reposé l’organisation domestique durant cette période. Ainsi chez Léo, dont le père, cadre dans le privé, et la mère, enseignante, sont en télétravail, la majorité des activités se font en famille et l’expérience la plus marquante pour le garçon reste les « randonnées » quotidiennes au bord du canal « heureusement limitées à 1 km ». Pourtant, c’est la mère, elle aussi en télétravail, qui s’occupe de son frère et de lui, notamment pour les repas auxquels le père ne participe que le soir, poursuivant en journée ses réunions et ne sortant du bureau à midi que pour récupérer son plateau-repas. Ce cas confirme que les femmes, quelles que soient leurs contraintes professionnelles, ont consacré un temps important aux enfants durant cette période (Pailhé, Solaz, Wilner 2022), elles ont aussi déclaré plus de fatigue, de tristesse et d’inquiétude que les hommes (Defossez, Grossetti, Mercklé 2021).
22Dans ces familles, outre la partition entre-temps de travail individuel et temps collectifs ou de repos, le quotidien en confinement se caractérise pour tous par la poursuite des activités habituelles : lecture, jeux de société, pratique d’un instrument de musique. Une forme de vie sociale créative et animée se réinvente avec des apéros-Zoom familiaux, ou apéritifs entre voisins sur les terrasses des immeubles, comme le confient Raphael et Frieda qui habitent sur le même palier et ont apprécié de se revoir en plein confinement. Les outils numériques sont utilisés en famille à des fins sociables comme dans le cas de Raphaël qui a pu chaque soir bénéficier d’un moment privilégié avec sa grand-mère qui lui lisait une histoire par Skype avant le dîner, et dont les parents organisaient des soirées « film en famille ». Malgré ces moments familiaux de détente valorisés par les enfants, le télétravail a contraint la disponibilité des parents, et culpabilisé des mères sensibilisées aux normes de bonne parentalité (Pailhé, Solaz, Wilner 2022). Cette culpabilité ressentie par des enfants comme Léa, et le sentiment d’indisponibilité parentale contribue à un vécu enfantin plutôt négatif du confinement en télétravail comme le montre l’analyse des correspondances multiples (ACM) (figure 4). Le témoignage des enfants donne à voir une période perçue comme plus contraignante que récréative, un temps enfantin structuré par la présence parentale autour du contrôle du temps, réparti entre devoirs scolaires et contribution au travail collectif négocié contre l’accès aux loisirs et aux écrans.
23Le chômage partiel est la situation la plus fréquente dans l’échantillon et concerne des travailleurs de milieu populaire, y compris d’origine étrangère, dont les familles sont plus nombreuses. Les habitudes avant la pandémie de Covid, telles que renseignées dans l’enquête Internet et débattues en focus group, se caractérisent par une vie sociale enfantine qui se déroule plutôt dans l’espace public à discuter ou jouer au foot devant le collège ou dans la cour d’immeuble. Ces enfants déclarent ne presque jamais aller au cinéma, au musée ou au concert, mais fréquentent la bibliothèque municipale et ont l’habitude d’aller au fast-food ou de faire du shopping en famille ou entre amis. C’est ainsi que Khemarack, d’origine cambodgienne, dont le père est agent d’accueil et la mère cantinière, décrit le rituel familial du McDo du mercredi avec son père. La vie extrascolaire enfantine est plutôt sportive et masculine, centrée sur certains sports en club tels que football ou natation, ou confiée à l’association sportive du collège, notamment pour les filles qui y suivent des ateliers théâtre ou des cours de sport.
- 19 Plus de 7 heures par jour le week-end, d’après les réponses au questionnaire Internet.
24Confinement et chômage partiel ont bouleversé les conditions de présence des parents, imposant celle du père dans des foyers où la vie familiale tourne autour de la mère (Schwartz 1990 ; Masclet, Misset, Poullaouec 2019). L’ambiance y est décrite comme relativement libre, chacun vaquant à ses occupations sans organisation concertée. Cette situation caractérise une organisation familiale où chacun sait ce qu’il a à faire, adulte comme enfant, ceux-ci n’étant par conséquent pas toujours contrôlés pour les écrans ou les devoirs à faire. Il y a donc beaucoup de gros consommateurs d’écrans, surtout chez les garçons19. Si la disponibilité générée par le chômage partiel a permis d’augmenter l’aide parentale aux devoirs pour les plus jeunes en primaire (Thierry et al. 2021), on peut supposer que le manque de capital culturel et de compétences académiques nécessaires au suivi des plus grands force leur autonomie scolaire. La rupture du contrat éducatif tacite, par exemple lorsque l’enfant ne fait pas ce qui est attendu de lui (travail scolaire, tâches domestiques), ou lorsqu’il abuse des libertés accordées, peut en revanche provoquer des punitions sévères, comme dans le cas de Kylian et Dany, privés d’ordinateur pendant tout le confinement pour avoir abusé des écrans.
25Dans certaines familles, le chômage partiel favorise une réarticulation des activités adultes et enfantines, les enfants voulant se rendre utiles en participant aux activités des adultes. Le confinement a ainsi été l’occasion pour certains enfants de participer activement au ramadan, jeûnant parfois pour la première fois, profitant de l’ambiance festive générale, voire de l’inversion des rythmes jour/nuit, qui entourent ce moment familial. Dans ces familles, le ramadan a égayé et compensé l’enfermement, mais a aussi augmenté la charge de travail des femmes entre préparations culinaires, vaisselle et rangement des festivités. Ailleurs, les repas ne sont pas seulement pris ensemble, mais, pour certains, préparés avec les adultes. Des garçons ont ainsi découvert le « plaisir de laver la vaisselle », ou celui de préparer des crêpes et des cookies. Ces exceptions confirment la règle d’activités collectives confinées caricaturalement genrées : des garçons qui pratiquent du sport ou regardent la télé avec leur père ; des filles qui aident leur mère gérant habituellement tout dans la maison (Tichit 2020). C’est ce que rapportent Dimitri et Khemarack, contraints par leurs pères à des séances de jogging et de badminton durant le confinement, alors qu’ils ne font jamais de sport ailleurs qu’à l’école. Dernier et seul garçon, parmi trois enfants dont les parents migrants sont séparés, Dimitri vit habituellement avec ses sœurs chez sa mère, où il consacre son temps à jouer à ses jeux vidéo, mais il a passé le confinement chez son père, patron de restaurant au chômage partiel qui habite en banlieue lointaine. Ce dernier l’entraînait chaque matin dans un jogging, tandis que ses sœurs dormaient plus tard mais préparaient le repas. Dimitri qui ne questionne pas cette organisation sexuée, retient surtout la pénibilité de ces sorties sportives et « la connexion trop mauvaise » pour pouvoir se livrer à ses jeux en ligne habituels. Les garçons qui ont pu user des écrans à volonté sans avoir à se charger de tâches domestiques ont le mieux vécu le confinement. Leur expérience contraste avec celle des filles qui ont été plus sollicitées que d’habitude pour les tâches ménagères, par des mères tendant déjà à s’appuyer sur elles en temps normal (Tichit 2020, Thierry et al. 2021). La situation a été rendue plus difficile par la présence de nourrissons, dont les pleurs et besoins impérieux ont rythmé le quotidien confiné, comme le confirment d’autres travaux sur la surcharge domestique et parentale des mères de jeunes enfants (Pailhé, Solaz, Wilner 2022). Ce type d’expérience a considérablement affecté les enfants qui y ont été exposés. En effet, l’école les éloigne d’ordinaire de ces contraintes que le confinement a amplifiées en imposant une promiscuité continue. Ainsi la mère d’Absatou, femme de ménage sénégalaise en chômage partiel, qui vit avec ses six enfants, dont un bébé, avoue avoir mal vécu cette période de « fermeture avec les enfants ». De plus elle relate beaucoup de tensions avec son mari, travaillant habituellement en Espagne, dont la présence constante avec le confinement modifie les usages habituels des espaces du logement et multiplie les charges de préparation culinaires pour tenir compte de ses goûts différents des autres membres de la famille. Le confinement a non seulement alourdi ses charges, mais lui a aussi interdit le repli sur ses activités extérieures qui lui permettent habituellement de se relâcher des tensions conjugales. Elle a largement sollicité ses deux « grandes », Absatou, alors en CM1 et sa sœur aînée, en 5e, pour l’aider à nourrir tout le monde à plein temps, prendre soin du bébé et encadrer les devoirs des deux plus jeunes garçons de 7 ans et 3 ans. Ces mécanismes d’intégration du modèle maternel agissent cependant différemment sur les deux sœurs, l’aînée entrant en rébellion contre sa mère, alors qu’Absatou s’y conforme encore volontiers. Cette réalité de la charge mentale et domestique empêche certaines filles d’avoir une appréciation aussi positive que les garçons quant à leur expérience du confinement.
26Dans les familles immigrées transnationales (Grysole, Beauchemin 2013 ; Yount-André 2020), lorsque les liens sont habituellement maintenus avec le pays d’origine, par téléphone ou par des séjours réguliers, cette période d’enfermement et d’inactivité professionnelle a permis de multiplier les échanges à distance. L’évocation de ces échanges a provoqué chez plusieurs enfants ayant grandi à l’étranger, un mal du pays accru à cette période. Ainsi lors d’une discussion, alors que Gnima pleure à l’évocation de sa grand-mère sénégalaise qui lui manque, Malika et Labiba fondent en larmes en repensant aux villages où elles ont grandi aux Comores. Dans ces familles, le confinement vient bousculer l’ordre habituel et priver certains enfants d’une sécurité routinière, dans un repli sur la famille déjà dispersée et aux formes contraintes par la migration. Malgré des conditions matérielles globalement moins propices que dans des milieux plus favorisés, le vécu du confinement reste positif dans l’ensemble, évoqué comme un temps très récréatif, en particulier par les garçons.
27Le maintien du travail parental sur site a surtout concerné les classes populaires et immigrées de l’échantillon. Ces familles partagent les caractéristiques des autres foyers de milieu populaire, tant dans l’organisation quotidienne que dans les habitudes antérieures au confinement, avec peu de loisirs culturels enfantins, des activités extrascolaires plutôt sportives et masculines. En l’absence totale des parents, l’expérience a consisté pour certains enfants à passer les journées confinées seuls à la maison. Si des dispositifs d’accueil ont été pensés dans certains secteurs professionnels pour prendre en charge les enfants des « premiers de cordée », par exemple chez les personnels soignants, cela n’a pas été le cas pour les personnels déjà précaires et invisibilisés dans les secteurs du nettoyage, de la restauration ou de la livraison. Ces familles ont donc dû compter sur leurs propres ressources, en s’appuyant quand c’était possible sur des réseaux d’entraide préexistants, reposant souvent sur des femmes, notamment les grands-mères comme déjà constaté dans d’autres contextes d’organisation pratique de la parenté (Weber 2013 ; Lelièvre, Vivier, Tichit 2008 ; Tichit 2020). Ces arrangements ont pu donner au confinement des airs de vacances en cousinade, comme l’a expérimenté Sidi alors en CM1. Aîné d’une famille malienne de cinq enfants, ses parents, respectivement gardien d’immeuble et cuisinière en crèche, continuent de travailler et le confient, avec ses frères et sœurs, à la grand-mère maternelle qui vit dans le quartier. Assistée d’un ou deux « tontons », celle-ci accueille quotidiennement jusqu’à 17 enfants, entre ses propres petits-enfants et ceux des voisins et amis qui doivent travailler, les plus grands jouant ensemble, en parfaite autonomie, aux jeux vidéo ou au ballon dans la cour. Labiba, benjamine d’une grande fratrie a aussi occupé ses journées à s’amuser avec ses petites nièces, déposées chez sa mère par des sœurs ainées qui travaillaient. Elle relate ainsi l’ennui qui s’installe à leur départ « après quand elles ne sont plus là, je reste seule (avec maman), je regarde la télé toute la journée ». Ce type de regroupements familiaux a nettement amélioré l’expérience enfantine du confinement. À l’instar de Sidi et Labiba, les enfants concernés ne classent ni les devoirs scolaires, ni le travail ménager parmi les activités principales. La figure de la grand-mère est d’autant plus attrayante qu’elle permet une rupture avec le style parental. L’encadrement plus souple propice à des activités collectives et ludiques change de l’ambiance familiale, tandis que la rencontre avec d’autres enfants enrichit une vie sociale restreinte par les circonstances. Si ces arrangements prennent parfois la forme de retrouvailles familiales, pour d’autres, ils sont marqués par l’ennui, comme Maoko, enfant unique franco-japonaise habituellement très occupée par ses activités extrascolaires. Pour elle, il a été éprouvant de rester sous la garde d’une grand-mère stricte se substituant à une mère commerçante restant travailler dans son arrière-boutique. Entre ennui et tensions intergénérationnelles, Maoko envie les enfants qui n’ont pas eu d’autre choix que de rester seuls.
28Car dans les familles qui n’ont justement pas pu bénéficier de ce type de solidarité familiale, des enfants ont passé seuls leurs journées en confinement. Chez Warner d’origine congolaise, alors élève de CM1 avec un grand frère en 6e et une petite sœur en CE2, les parents agents de restauration continuent de travailler. Les jours d’absence, la mère s’assure de tout préparer avant de partir, de sorte que les enfants n’aient qu’à réchauffer leurs assiettes. Warner se souvient que « avant de partir mon père disait de rester sage », et raconte qu’il passait ses journées à jouer aux jeux vidéo avec son frère ou retrouvait ses copains sur les réseaux sociaux. La vie continue ainsi virtuellement par l’accès illimité aux écrans, jusqu’au retour des parents qui sonnent la fin de la récréation, rappellent à l’ordre des devoirs et rivalisent dans l’accès à la télévision « avec mon frère ce qui nous énervait le plus, […] en pleine partie, mon père arrivait, il nous disait d’arrêter, c’étaient des parties où on ne peut pas mettre pause ! ». Missia, élève de 6e d’origine malienne, est dans une situation similaire bien que son père soit en chômage partiel, car sa mère continue de partir travailler. Malgré la présence de son père, dont elle ne décrit pas les activités mais qui ne s’occupe pas d’elle, Missia se retrouve seule à gérer le travail domestique et parental pour ses petites sœurs, dont un bébé de 2 ans : elle cuisine, organise « la journée des filles », les occupe. Elle les décrit anxieuses, « très énervées », et expose ses stratégies pour les apaiser en leur chantant des chansons ou en trouvant en ligne des séances de baby-yoga qui semblent fonctionner. Le soulagement qu’exprime Missia au retour en classe à l’issue du confinement, où elle confie son manque pour la cantine et les cours, montre qu’elle aspire à la protection de l’école contre le travail domestique et parental que lui a imposé le confinement. Ces deux exemples confirment que dans ces cultures familiales où « chacun sait ce qu’il a à faire », la maisonnée repose à tout âge sur le travail féminin, que le confinement a alourdi à plein temps. À la récréation des garçons s’oppose, encore ici, le sentiment d’abandon et l’enfer domestique de certaines filles, amplifiant les inégalités de genre en confinement.
- 20 Passer la serpillère, en wolof
29Le confinement a encore été plus éprouvant dans les classes populaires précarisées, souvent monoparentales et migrantes, parfois sans logement fixe. Plusieurs témoignages renvoient aux cas de mères isolées du fait de la séparation de la famille par la migration (Maghnouji 2020). C’est le cas de Davy, élève boursier d’origine chinoise, dont le père qui travaille entre la France et la Chine, a passé le confinement en Chine sans pouvoir rentrer. Sa mère sans emploi, non francophone, restée seule en France avec les enfants dont un nouveau-né, a très mal vécu la situation, tout comme Davy qui, à l’évocation de cette expérience, montrait encore de l’anxiété une fois de retour en classe. Gnima a vécu une situation comparable de façon différente. Partie à 6 ans du Sénégal avec sa mère pour rejoindre son père qui travaille en Italie, elle y a passé quelques années avant d’arriver en France. Elle vit le confinement avec sa mère et sa petite sœur bébé dans un foyer social, tandis que son père reste bloqué en Italie où l’épidémie sévit le plus à cette période en Europe. Malgré l’inquiétude et les conditions de logement Gnima trouve sa place dans le foyer. Elle raconte joyeusement les journées animées et les jeux entre enfants sur le balcon, et où elle est chargée de s’occuper des chats. Alors que d’autres élèves détaillent leurs « missions » domestiques, elle dit cuisiner depuis longtemps et précise à quelles conditions elle est libre de s’amuser : « moi c’est quand tu (as) fait la vaisselle, la machine, balayé, foberé20 ou encore cuisiné ». Absatou, citée précédemment, a une histoire similaire. Originaire du Mali, elle est arrivée d’Espagne avec sa mère et ses deux frères en 2011. Après avoir erré durant sept ans dans des hébergements d’urgence parisiens, la famille, agrandie de deux enfants, venait de trouver un logement stable au moment du confinement. Témoins directes et conscientes des épreuves familiales traversées, elles s’approprient totalement les tâches qui leur sont confiées, se rendant utiles et solidaires vis-à-vis de leurs mères, ce qui leur donne une « capacité d’agir » pour transformer l’injustice de la situation. Cette capacité d’action transforme également leur perception du travail qu’elles effectuent, et qu’elles n’associent pas négativement au confinement, contrairement à d’autres enfants subissant pourtant moins de charges domestiques. Malgré des conditions objectives difficiles, la comparaison avec une précarité administrative et matérielle encore plus grande par le passé, relativise aussi leur perception de la situation de confinement. D’autant qu’avec le recul des années d’errances, Gnima et Absatou partagent, dans leur domicile stabilisé, un nouveau sentiment de sécurité qui prévaut également dans l’appréciation de l’expérience du confinement. C’est au contraire un sentiment d’insécurité qui domine dans d’autres configurations familiales comme celle de Linès. Élève de 6e particulièrement investie à l’école, dans son travail scolaire et ses relations amicales, elle garde un souvenir très négatif du confinement, marqué par son manque aigu des copines et de l’école. Elle vit avec sa mère au chômage, arrivée enfant du Congo-Kinshasa, et deux aînés, âgés respectivement de 13 et 14 ans. La mère décrit le père « comme un vagabond, il va un peu partout ». Linès le voit rarement à la faveur de ses passages imprévus à Paris, et ne sait pas où il vit. Alors que la famille est déjà en situation précaire, leur appartement est « cambriolé et dévasté » juste avant le confinement, l’obligeant à déménager en urgence chez la grand-mère maternelle. Linès est aussi très affectée par la maladie d’un membre de la famille durant le Covid. En focus group, elle partage son expérience sans affect apparent, exprime ses émotions négatives par le dessin, sa bonne humeur habituelle tranchant avec les évènements, pourtant graves, qu’elle rapporte. Cette capacité à s’abstraire des difficultés matérielles et affectives caractérise ainsi plusieurs enfants qui ont connu les plus dures conditions objectives du confinement saisies par notre enquête. Si la stabilité familiale de Gnima et Absatou les distingue du vécu chaotique de Linès, leur expérience de la précarité les réunit, de même que leur capacité à faire face à ce qui leur arrive, en s’appuyant sur d’autres figures parentales, telles que la grand-mère, concrètement pour Linès qui vit chez elle, abstraitement pour Gnima qui parle de l’importance qu’elle a jouée dans le bonheur de sa petite enfance au Sénégal. Les enfants de ces classes populaires précarisées n’ont définitivement pas vécu le même confinement que les autres mais font preuve de leur capacité d’adaptation à une situation contraignante de plus.
30Le volet de l’enquête Coralim sur le premier confinement de 2020 a permis de mesurer les effets différenciés de cet évènement sur les enfants. Les résultats montrent que le vécu subjectif enfantin, plutôt positif dans l’ensemble, contraste parfois avec les conditions objectives du confinement, étroitement liées à la situation d’activité des parents. Cette situation parentale dépend en partie de l’appartenance sociale saisie dans l’enquête à partir du métier et du secteur d’activité des parents. Les parents télétravailleurs, souvent des enseignants dans l’échantillon, appartiennent aux classes moyennes salariées, alors que ceux qui ont été mis au chômage partiel ou qui ont continué de travailler sur site sont plutôt de milieu populaire (ouvriers, employés) ou du petit entreprenariat (artisans, commerçants), et plus souvent migrants. Au quotidien enfantin plutôt très encadré chez les classes moyennes en télétravail s’oppose celui plus autonome dans les familles de milieux populaires, où chacun sait ce qu’il a à faire et doit s’y tenir, que les parents soient présents (chômage partiel, habituel ou inactifs) ou absents (maintien du travail sur site). Les enfants de parents qui travaillent dans des secteurs dits « de première nécessité », ceux qui ont permis au pays de continuer à fonctionner pendant ce confinement national, ont cependant été différemment affectés selon les ressources institutionnelles et familiales qui ont pu être mobilisées pour pallier l’absence parentale. La question de la présence des parents pendant le confinement reste aussi complexe dans les autres familles, car la présence physique ne s’accompagne pas toujours d’une disponibilité effective pour l’enfant, notamment en cas de télétravail. Ainsi, malgré de meilleures conditions matérielles et un modèle parental plus encadrant, les enfants de classes moyennes en télétravail ont moins bien vécu le confinement, en exprimant plus d’ennui, de solitude, d’indisponibilité et de contrainte parentale dans leurs rythmes quotidiens et la gestion de leurs devoirs scolaires. Les enfants de milieu plus populaire ont dans l’ensemble mieux vécu la situation, décrivant un quotidien plus autonome et plus ludique. Les inégalités enfantines générées par cette période de crise font cependant apparaître des situations de cumul de difficultés chez les plus précaires, dont les figures les plus emblématiques correspondent dans notre échantillon à des enfants de migrants. Leur capacité d’action et d’adaptation face à l’adversité, déjà éprouvée dans d’autres contextes, les amène pourtant plus que d’autres enfants de leur âge à relativiser les inconvénients du confinement. Le genre et l’âge affectent aussi l’expérience enfantine, en particulier dans les milieux défavorisés où la charge domestique des enfants est plus lourde, que dans les classes moyennes où les formes de participations s’apparentent à des « missions » ménagères plus négociées. Ainsi aux souvenirs de moments libres et ludiques qui dominent chez la plupart des garçons s’oppose la mémoire de journées contraintes et chargées chez certaines filles, dans des familles où la répartition des tâches entre adultes est déjà la plus inégalitaire. Le confinement a permis aux enfants qui l’ont le mieux vécu d’échapper à l’école et à ses contraintes, alors qu’il a privé les autres d’une forme d’autonomie et de sérénité que l’école leur procure.