Les auteurs de l’article remercient Patrick Dubéchot et Volha Vysotskaya, qui ont contribué à la recherche dont il est question ici.
1La crise sanitaire liée à la Covid-19 a directement affecté les interactions de toute une génération de jeunes avec leurs pairs et leur famille. Cet événement a rendu visibles les profondes inégalités entre les jeunesses et la grande hétérogénéité des conditions de vie entre jeunes du même âge (Amsellem-Mainguy, Lardeux 2022 ; Amsellem-Mainguy, Blum 2021 ; Chevalier, Loncle 2022). Pour les jeunes placés dans un établissement de la protection de l’enfance, la fragilité des liens sociaux a été amplifiée par cette crise.
2Notre enquête porte sur le lien de filiation et le lien de participation élective (Paugam 2015) des enfants et des jeunes placés en protection de l’enfance dans des villages d’enfants d’une fondation. Elle fait suite au constat de défaut de capital social des jeunes sortant de la protection de l’enfance (Kerivel 2015 ; Frechon, Robette 2013) et à une volonté de comprendre le processus qui, pendant le placement, conduit ou non à une situation d’isolement plus ou moins importante lorsque le placement prend fin. La crise sanitaire a percuté notre enquête, nous permettant d’obtenir des données avant et après les confinements et d’avoir une place d’interlocuteurs privilégiés pour recueillir les expériences, juste après le troisième confinement, en 2021.
3En quoi la crise sanitaire a-t-elle accru le risque d’isolement des jeunes et la fragilité des liens avec leur entourage ?Quels sont les jeunes dont les liens sociaux ont été le plus touchés ?
4Après avoir situé notre recherche, nous présenterons l’organisation des règles sanitaires dans les lieux de placement où nous avons enquêté. Puis, nous analyserons les effets de la pandémie sur l’entourage des enfants et des jeunes, ainsi que les inégalités entre ces jeunes enquêtés. Enfin, nous décrirons l’impact plus important de la crise sur les enfants et jeunes en période de « transition » (Glaser, Strauss 1971), passant de l’enfance à l’adolescence, du collège au lycée par exemple ou du lycée aux études supérieures.
5Sur les 300 000 enfants et jeunes accompagnés en moyenne chaque année par l’Aide sociale à l’enfance (ASE), la moitié est placée en établissement ou en famille d’accueil. En France, un grand nombre de recherches se sont intéressées aux fins de prise en charge des jeunes sortant de l’ASE (Robin, Severac 2013 ; Frechon, Marquet 2016), mobilisant les concepts de transition (Elder 1998 ; Glaser, Strauss 1971) et de passage à l’âge adulte (Stauber, Walther 2006). Concernant les enfants et jeunes placés, très majoritairement issus de milieux populaires (Frechon, Robette 2013), et particulièrement vulnérables, les résultats des travaux s’accordent sur une difficile « transition » vers l’âge adulte (Dietrich-Ragon, Frechon 2022 ; Lesage, Woollven 2022). Cette transition se faisant d’une manière anticipée, conséquence d’une fin de la prise en charge de l’ASE au plus tôt à l’âge de 18 ans et au plus tard à 21 ans, dans une société où le passage à l’âge adulte se fait de plus en plus tardivement, de façon non linéaire et désynchronisée (Van de Velde 2008). D’autres travaux sur la protection de l’enfance se concentrent sur les parcours des enfants et jeunes « placés, déplacés, replacés » (Potin 2012), mettant en exergue les différentes ruptures vécues par les enfants ayant changé plusieurs fois de lieux de placement. En dehors de ces travaux sociologiques, le sujet a été étudié par des psychologues (Pionnié, Atger 2003 ; Pinel-Jacquemin, Zaouche Gaudron, Troupel-Cremel 2009) dont les théories, centrées sur les relations parents-enfants, ont fortement influencé le secteur. Ainsi, les enfants placés sont peu appréhendés au sein des différents contextes sociaux dans lesquels ils évoluent et dans leur entourage au sens large.
6C’est à partir des constats issus des études portant sur l’isolement des jeunes sortant de l’ASE (Stein 2006 ; Höjer, Sjöblom 2014 ; Robin, Séverac 2013 ; Kerivel 2015) et de l’importance du capital social (Bourdieu 1980) ou des liens familiaux et amicaux au moment de la fin de prise en charge, rendus visibles dans les travaux sur le devenir des enfants placés (Doucet-Dahlgren, Dubéchot, Kerivel 2014), que nous avons souhaité travailler sur les liens sociaux. La théorie des liens sociaux d’attachement de Serge Paugam (2008, 2015), qui rapproche les notions d’intégration et d’inégalité, est le cadre principal de notre recherche. Nous avons cherché à repérer ces liens qui procurent « protection et reconnaissance » (Paugam 2015 : 7). La protection renvoie, selon Paugam, « à l’ensemble des supports que l’individu peut mobiliser face aux aléas de la vie (ressources familiales, communautaires, professionnelles, sociales…) » ; la reconnaissance renvoie à l’interaction sociale qui « stimule l’individu en lui fournissant la preuve de son existence et de sa valorisation par le regard de l’autre ou des autres » (ibid. 2015 : 7).
7Notre enquête se concentre en particulier sur l’analyse du lien de filiation et du lien de participation élective (Paugam 2015 : 7). Paugam décrit les liens de filiation comme « les liens de l’individu avec les différents membres de sa famille », « qui ont une fonction socialisatrice et identitaire ». Pour ces enfants et ces jeunes, la séparation d’avec les parents, et plus largement la famille, n’entraîne pas toujours une rupture, mais nécessite que le lien de filiation soit entretenu. Le lien « de la participation élective » quant à lui « relève de la socialisation extra-familiale au cours de laquelle l’individu entre en contact avec d’autres individus qu’il apprend à connaître dans le cadre de groupes divers et d’institutions (le voisinage, les bandes, les groupes d’amis, les institutions religieuses, sportives, culturelles, etc.) » (Paugam 2015 : 10). Dans le cas du placement, ce lien est lui aussi rendu plus complexe, d’une part, par l’absence de la famille dans cette médiation, et, d’autre part, par l’organisation de la prise en charge.
8La crise sanitaire a rendu plus visibles les « formes inégales de l’intégration » et a conforté ce que nous avions perçu comme des situations dans lesquelles les risques de rupture seraient plus importants, à ces moments particuliers de « transitions » définis, ici, comme le passage d’une période de la vie à une autre, qui entraîne, pour l’individu, le passage d’un état à un autre, d’une identité à une autre, un « entre-deux » synonyme d’incertitude et de changements (Glaser, Strauss 1971).
9L’enquête sur les liens sociaux des enfants et des jeunes a été réalisée dans sept « villages d’enfants » d’une même fondation, le choix des villages s’est effectué afin d’obtenir, dans l’échantillon, des villages « historiques » de la fondation (construits dès 1960) et des villages construits plus récemment (jusqu’en 2019). La diversité des situations géographiques (zone urbaine ou rurale, à proximité ou éloignée d’un centre-ville) a été privilégiée.
10Des entretiens semi-directifs ont été réalisés avec une quarantaine d’enfants et de jeunes d’âges différents, placé·e·s seul·e·s ou avec leurs frères et sœurs, depuis plus ou moins longtemps dans le village d’enfants, ayant des parcours de placement différents : parcours long et continu (« placés »), succession de placements et de retours en famille (« déplacés ») ou ceux qui passent par plusieurs lieux d’accueil (« replacés ») (Potin 2012). Au-delà des enfants et des jeunes rencontrés (sur la base du volontariat), les professionnel·le·s qui les accompagnent étaient enquêtés à leur tour (directeur·rice·s chef·fe·s de service, éducateur·rice·s, maîtresses de maison, veilleurs de nuit…), soit un peu plus d’une quarantaine de professionnel·le·s. Ces derniers étaient interrogés sur les situations des enfants et des jeunes qu’ils accompagnaient. Lorsque les enfants et les jeunes donnaient leur accord, des personnes de leur entourage étaient également interrogées (une vingtaine au total : personnel de l’Éducation nationale, parrains et marraines bénévoles). L’ensemble de ces entretiens a été réalisé durant deux périodes, entre mars et juin 2019, puis entre avril et juillet 2021.
11La grille d’entretien en direction des enfants et des jeunes abordait plusieurs thèmes : leur histoire personnelle à travers les différents lieux dans lesquels ils ou elles ont habité, leurs liens familiaux, les ami·e·s de longue date, les ami·e·s d’aujourd’hui, les centres d’intérêt et les activités extrascolaires, l’habileté à se faire des amis, ainsi que les adultes importants dans leur entourage. Pour les plus grands : les petit·e·s ami·e·s et les perspectives d’avenir étaient abordés, ainsi que les autorisations de sorties et la possession d’un téléphone dans le village d’enfants.
12La grille d’entretien en direction des professionnels abordait leur regard sur les raisons du placement et les droits des parents, l’entourage des enfants et jeunes ainsi que les freins institutionnels au maintien et à la construction des liens.
13Des questionnaires à destination des enfants et jeunes ont été transmis à l’ensemble des professionnels des sept villages. Ils comportaient des questions à traiter par le professionnel (sur les situations des enfants et jeunes), ainsi qu’un sociogramme individuel (description ci-après) à remplir par les enfants et les jeunes. En dehors des questions descriptives, le questionnaire portait sur les nuits passées hors de l’établissement, les invitations et l’organisation des anniversaires, la famille, les adultes « sur qui compter », les activités extrascolaires, le parrainage, l’autonomie, les nouvelles technologies, ainsi que les stages et expériences professionnelles (pour les plus grands) avec une volonté de repérer les liens au sein du village et les liens en dehors du village. Ces questionnaires ont été complétés en octobre 2020 (148 répondants, soit 42 % de la population), puis en novembre 2021 (91 répondants, soit 26 % de la population), par ou pour des enfants et des jeunes de 3 à 19 ans (questionnaire rempli par le jeune ou l’enfant, accompagné ou non par un·e professionnel·le ou directement par le ou la professionnel·le pour les plus jeunes).
14La protection de l’enfance est régie par des textes nationaux et organisée entre les départements et le ministère de la Justice. La gestion des établissements et des familles d’accueil est déléguée soit au service Enfance Famille du département, soit à des associations ou fondations. La professionnalisation du secteur a entraîné le développement de procédures et de règles qui s’apparente à une forme de rationalisation des tâches s’organisant autour de l’enfant et visant à réduire les risques pour les enfants, les professionnels et l’institution d’une manière générale. L’expérience de la crise sanitaire a rendu saillantes les limites de cette quête d’éliminer toute incertitude, dans un contexte où le risque sanitaire a pris le pas sur l’ensemble des autres risques. Pendant le premier confinement, les règles de sortie imposées à l’ensemble des Français de l’Hexagone – une heure par jour dans un rayon d’un kilomètre – ont dû être adaptées à l’échelle de structures collectives.
On n’avait que 15 minutes de récré par jour, ça c’était intenable, parce qu’il y a des enfants qui ont de lourdes problématiques, qui ne supportent pas d’être enfermés tous ensemble, c’était très, très dur, et pour eux et pour nous, et en plus de ça, si on dépassait d’une minute, on nous disait : vous rentrez ! (Éducatrice familiale en village d’enfants)
15Les interactions entre enfants/jeunes vivant dans des pavillons différents ont été fortement réduites.
On a imposé des fonctionnements, de dire aux enfants : vous sortez à tour de rôle des pavillons, c’est-à-dire qu’un pavillon sortait de 9 h à 10 h le matin, un autre pavillon sortait sur la 2e heure, etc. Voilà donc une organisation assez drastique. Je mets une petite parenthèse : cette organisation, elle est amoindrie, pour autant elle perdure encore au moment où on parle (mai 2021). Donc forcément, les enfants entre eux se sont moins vus, même entre frères et sœurs. (Directeur d’un village d’enfants)
16Certains enfants et jeunes n’ont donc pas pu interagir avec leurs frères et sœurs pendant cette période, et, dans leur grande majorité, ils n’ont pas eu la possibilité de voir leurs parents et leur famille élargie.
Pour le premier confinement, il n’y avait aucune marge de manœuvre, il était très strict, donc tous les droits de visite, tous les droits d’hébergement chez les parents ont été annulés, c’était très dur pour les enfants. (Éducateur familial en village d’enfants)
Je déteste le Covid parce qu’on a perdu notre vie. On ne peut plus voir notre famille. Les visites avec maman et ma sœur ont été annulées. (Marius, 11 ans)
17Pendant cette période, la protection de l’enfance n’a pas reçu de directives particulières. Les départements et les établissements ont tenté d’appliquer les consignes nationales pensées à l’échelle des foyers familiaux. Ainsi, lorsqu’un enfant ou un jeune avait le Covid, il restait enfermé dans sa chambre pendant 15 jours. L’appropriation des consignes par les départements a également allongé les délais de levée des interdictions.
Alors que la fin du confinement était le 11 mai (2020) nos jeunes n’ont pu revoir leur famille qu’à partir du 15 juin. Aujourd’hui (en juin 2021), ils n’ont toujours pas le droit d’aller dans les magasins ou de répondre positivement à des invitations. (Chef de service en village d’enfants)
18Les procédures et règles posées par l’administration, empêchant l’ouverture des établissements vers l’extérieur, ne sont pas propres à la crise sanitaire. Un enfant qui est invité à une fête d’anniversaire ou bien à dormir chez un copain ou une copine, doit demander l’autorisation à son éducateur·rice référent·e, qui va devoir demander à la cheffe ou au chef de service, qui va devoir obtenir l’autorisation parentale (parent ou référent ASE), et même solliciter une lettre des parents de l’ami·e en question. Une fois l’invitation lancée, lorsque ce n’est pas l’accord qui manque, ce sont souvent les jeunes eux-mêmes qui déclinent l’invitation, découragés par ces procédures. Ainsi, parmi les 148 enfants et jeunes interrogés par questionnaire, seuls 9,5 % d’entre eux ont dormi chez un·e ami·e à l’extérieur des établissements durant l’année scolaire 2018-2019.
19À l’impensé autour des besoins de construction de liens amicaux des enfants, s’ajoute une chaîne de responsabilités freinant la construction du lien de participation élective. En dehors des autorisations, les manques de moyens humains et matériels des institutions ont été exacerbés pendant cette période. Habituellement, les éducateur·rice·s ne sont pas assez nombreux pour que l’un d’entre eux puisse accompagner un enfant chez un·e ami·e. Ce manque d’effectif a été exacerbé pendant la crise sanitaire : les professionnel·le·s malades ou qui devaient s’occuper de leur propre famille n’ont souvent pas pu être remplacés, dans un contexte où le marché de l’emploi était en tension. La crise sanitaire a aussi rendu visible le manque d’équipements numériques et informatiques (dans les faits, chaque pavillon dispose d’un ordinateur, parfois défectueux, pour six enfants).
Pour l’école on utilisait notre smartphone personnel mais on ne pouvait pas permettre à tous les enfants de suivre les cours toute la journée avec un portable. (Éducatrice familiale en village d’enfants)
20Si des mesures d’urgence ont pu être prises, l’installation de bornes Wifi dans un village d’enfants, par exemple, ou la remise en état de fonctionnement d’ordinateurs, la crise a mis en lumière une interrogation inhérente à la protection de l’enfance aujourd’hui : lorsque les membres de la famille ne paient pas de téléphone et de forfait à l’enfant ou au jeune et que celui-ci ne dispose pas d’argent à cette fin, l’institution doit-elle lui permettre d’avoir un téléphone portable ? En effet, les correspondances numériques ne font ni l’objet de réglementation (Potin, Henaff, Trellu 2020) ni toujours celui de réflexions pédagogiques.
Alors Bella [10 ans] elle n’avait pas de téléphone. Pendant les vacances de février, Bella s’ennuyait beaucoup. Au bout d’un moment je lui ai dit : « Bella, tu n’as pas des copines d’école que tu voudrais voir, ce sont les vacances. On est juste en couvre-feu ça veut dire que tu peux te rendre chez les gens ». « Ah ben si, j’ai le numéro d’untel » « Viens on va les appeler » […]. Elles ont fait une visio avec toutes ses copines d’école. Et là tu te rends compte que la gamine elle est encore exclue de quelque chose parce qu’elle est placée et parce qu’elle n’a pas de parents qui lui prêtent leur téléphone pour appeler ses copines. Les réflexions de ses copines, elles sont claires : « T’existes ? Ah ben t’es là ? Ben comment t’as fait ? » Que des petites questions comme ça. Bella, du coup, un peu frustrée de se rendre compte qu’elles font ça régulièrement, sans elle. (Éducateur familial en village d’enfants, avril 2021)
21Alors qu’aujourd’hui, en France, les enfants reçoivent, en moyenne, leur premier téléphone portable à l’âge de Bella, les professionnel·le·s de la protection de l’enfance sont souvent réticent·e·s quant à la possession d’un téléphone portable par les jeunes qu’ils accompagnent. Ils et elles évoquent les risques liés aux réseaux sociaux et au « temps d’écran », sans considérer l’intérêt de cet « outil de renforcement des affiliations » pour « activer des liens à distance », et « offrir un sentiment de famille, de fratrie » (Potin, Henaff, Trellu 2020 : 29). Dans notre enquête, les enfants et jeunes qui disent maintenir et développer des liens via des groupes Snapchat, Instagram ou WhatsApp sont aussi celles et ceux qui nomment le plus de personnes dans les pairs et adultes qui comptent pour eux. Cette perception de l’intérêt des réseaux sociaux apparaît comme un exemple d’impensé du secteur concernant les liens sociaux des enfants et des jeunes.
22Un dernier exemple conforte cette interprétation : malgré les difficultés énoncées par de nombreux·ses professionnel·le·s pendant cette période de crise sanitaire, le fait que cette période ait aussi été « plus calme » et plus « apaisée » a pu être exprimé à plusieurs reprises durant les entretiens.
Dans un premier temps, il y a eu de la tristesse de la part des enfants qui ne pouvaient plus sortir et puis on s’est aperçu quand même que d’être avec les mêmes enfants et les mêmes adultes a produit ce que j’appellerais moi de l’apaisement chez certains enfants, le fait d’être moins partagé entre le village d’enfants et puis la maison, y’avait certainement moins d’injonctions, moins de contraintes. (Directeur d’un village d’enfants)
23Cette analyse à court terme a tendance à nier les effets sur le moyen et long terme de l’impossibilité pour les enfants et les jeunes de voir leurs proches pendant la durée du confinement. En effet, des liens se sont rompus, à la suite de cette expérience, pour certains jeunes.
24Il peut paraître étrange de parler d’isolement, alors que ces enfants vivent au quotidien dans des groupes d’enfants, entourés de nombreux professionnel·le·s. C’est peut-être cette situation qui empêche d’observer « les formes inégales de l’intégration sociale » (Paugam 2015 : 7) et la vulnérabilité sociale de ces enfants et jeunes.
25Nous avons donc œuvré à mettre en lumière les personnes « qui comptent » et pour qui les enfants et jeunes « comptent », indépendamment des types de liens, en utilisant ce que nous avons appelé un sociogramme individuel, inspiré des travaux de Jacob Levy Moreno (1934) et adapté à notre public.
26Dans le cadre d’un questionnaire, nous avons proposé à chaque enfant ou jeune de remplir ou faire remplir (si trop petit ou non scripteur) un outil que nous appelons sociogramme individuel. Ce visuel s’inspire de l’outil de mesure des relations sociales au sein d’un même groupe, développé par Moreno. Nous l’avons adapté pour être à l’échelle d’un individu.
27Il est composé d’un cercle central, dans lequel l’enfant/le jeune doit inscrire son prénom, lequel est lié à neuf autres cercles représentant les différents lieux de socialisation : village d’enfants, famille, scolarité actuelle, ancienne école, vacances, ancien lieu de placement, loisirs, voisinage et autres lieux. La question qui leur a été posée est la suivante (ill. 1) : « Peux-tu écrire le prénom des personnes qui comptent pour toi, dans les bulles qui correspondent aux endroits où tu les as rencontrées ? Précise qui est cette personne par rapport à toi (ex : parent, éducateur, ami, copain). Tu peux ajouter autre chose dans la bulle vide si besoin. »
Ill. 1 : Exemple de sociogramme individuel à compléter.
28L’analyse des 148 sociogrammes individuels (intégrés aux questionnaires des vagues 1 et 2) nous a permis de construire une typologie des réseaux relationnels en quatre catégories, qui s’appuie sur deux variables : le nombre de personnes nommées (restreint ou dense) et le nombre de groupes auxquels ces personnes appartiennent (exclusif ou pluriel).
29La comparaison entre les données quantitatives recueillies en 2020 et en 2021 permet d’observer une baisse du nombre de personnes « qui comptent » pour les enfants et les jeunes, notamment celles rencontrées à l’école et dans le cadre des activités extrascolaires mais aussi dans la famille élargie. Ces données sont à analyser de manière complémentaire à d’autres informations recueillies par le biais du questionnaire, comme la baisse du nombre d’adultes sur lesquels enfants et jeunes disent « pouvoir compter » entre 2020 et 2021. En 2020, 32 % des enfants et jeunes disent ne pouvoir compter sur aucun adulte, en 2021 ils sont 43 %. Pour rendre compte plus concrètement de la fragilité des liens sociaux et des effets de la crise sanitaire sur ceux-ci, nous prendrons les exemples de Charly et de Hugo, en restituant leur parcours à partir des entretiens réalisés avec eux et avec les professionnel·le·s qui les accompagnent au quotidien.
30Charly fait partie de la catégorie d’enfants placés qu’Émilie Potin (2012) appelle les « déplacés », pour mettre l’accent sur les changements de lieu d’établissement et/ou de famille d’accueil que ces enfants ont connus au cours de leur trajectoire à l’ASE. Lors du premier entretien, Charly a 15 ans et est en classe de 3e. Il est arrivé au village d’enfants depuis six mois, après avoir, selon lui, « tellement changé de villes » qu’il « ne peut même plus les compter ». Placé depuis ses 7 ans, d’abord en famille d’accueil puis retiré pour « des problèmes avec cette famille », il est placé en foyer d’urgence accueillant des jeunes « qui font trop de conneries » (pour reprendre ses propos). Alors que ce placement en urgence est initialement prévu pour une durée de deux mois, Charly y reste deux ans. Ces multiples ruptures peuvent expliquer le peu de personnes citées par Charly dans son sociogramme individuel en 2020 et la distance qu’il met avec les autres jeunes et les professionnel·le·s du village (en dehors de son éducateur référent) durant l’entretien. Quatre personnes sont citées dans son sociogramme et évoquées en entretien : ses frères, sa grand-mère et l’un de ses éducateurs. Charly ne connaît pas son père, et sa mère n’a pas de droit de visite. En 2018-2019, Charly n’a passé aucune nuit hors de l’établissement (pour reprendre deux indicateurs de risque d’isolement selon notre enquête, ill. 2).
Ill. 2 : Sociogrammes individuels remplis par Charly, en septembre 2020 à gauche et en novembre 2021 à droite. Charly avait alors 15 ans, puis 16 ans.
31Les périodes de confinement ont accéléré l’isolement de Charly qui a arrêté l’école et est resté « dans sa chambre 20 h sur 24 h », selon le chef de service. Déscolarisé rapidement au démarrage de son CAP, Charly fait ce qui pourrait s’apparenter à une dépression, sans la nommer.
Le confinement au début c’était sympa, genre vacances mais après, ça a été compliqué pour moi. J’avais envie de mourir. J’étais dans mon lit, je me disais « à quoi bon se lever le matin ». Je relançais mon cycle de sommeil. À un moment, mon cerveau saturait. Je pouvais même plus dormir, ça a été un peu horrible. On va dire ça comme ça, depuis le confinement il se passe pas grand-chose. […] De toute façon, je suis mauvais en amitié. (Charly, 16 ans)
32Pendant cette période, Charly n’a pas eu la possibilité de voir ses frères dont il est séparé depuis son premier placement. Déjà isolé, il se retrouve très isolé, sans personne sur qui compter en dehors de son éducateur. Il exprime avec quelque rancœur sa peur de la fin du placement (« Ils nous ont privés de tout. Mais après dès qu’on aura 18 ans ils vont nous faire un doigt d’honneur, barrez-vous ! »). La situation de Charly, est représentative de celle de certains jeunes sans visite régulière de leurs parents, ayant changé plusieurs fois de lieu de placement et en décrochage scolaire. La coupure du lien avec ses frères et sa grand-mère rend compte de la fragilité d’un lien de filiation (avec la fratrie ou un membre de la famille élargie) qui n’est pas entretenu.
- 1 Le juge peut décider que les parents ont le droit de voir leurs enfants, mais uniquement sous une f (...)
33La situation de Hugo est différente, puisque, en 2019 lorsque nous le rencontrons, il est plus entouré que Charly, mais l’expérience des confinements rend compte de la fragilité de ces liens, notamment lorsqu’ils ne sont pas entretenus ou qu’ils sont en phase de construction. En effet, si en 2019, Hugo est bien moins isolé que Charly, les confinements ont empêché le maintien des liens avec sa famille élargie et ont stoppé les liens amicaux en construction. Lors du premier entretien, Hugo a 12 ans et est en 6e. Il est placé en village d’enfants depuis un an. Il vit au sein d’un pavillon avec ses deux petites sœurs de 9 ans et 4 ans et son petit frère de 6 ans. Il n’a pas de contact avec son père et voit sa mère lors de visites médiatisées1. Lors de la première passation de questionnaire, Hugo cite plus de quinze personnes importantes pour lui dans sa famille, sa scolarité actuelle, ainsi que son ancienne école, ou bien rencontrées pendant les vacances et dans le cadre de loisirs (ill. 3).
Ill. 3 : Sociogrammes individuels remplis par Hugo, en octobre 2020 à gauche et en novembre 2021 à droite. Hugo avait alors 12 ans, puis 13 ans.
34En 2020, Hugo cite ses parents, ses frères et sœurs, mais aussi ses grands-parents paternels et maternels et « tous ses tontons et tatas » comme des personnes qui comptent pour lui. Un an plus tard, il ne cite plus que ses parents. Dans notre enquête, il est plutôt rare que les enfants et jeunes citent les membres de la famille élargie, et cela pour deux raisons : la première est que beaucoup de familles nucléaires (souvent monoparentales) n’ont pas de contact avec les membres de la famille élargie et la seconde est que plus de la moitié des familles des enfants et jeunes n’ont pas le droit d’hébergement. Ces derniers n’ont donc pas l’occasion de voir des membres de leur famille élargie et perdent progressivement le lien avec celle-ci.
- 2 Notre enquête montre que les enfants et jeunes commencent généralement à nouer des liens d’amitié a (...)
35En ce qui concerne l’école, qui constitue l’un des premiers lieux où les enfants développent des liens de « participation élective » (Paugam 2015), Hugo cite, en 2020, six amis et évoque son professeur de français « sur qui il peut compter », et il nomme également un copain et un enseignant de son ancienne école. Un an plus tard, il n’évoque plus que ses « copains » d’école, de manière évasive. Son entraîneur et « ses amis » de rugby évoqués en 2020 ne le sont plus en 2021. Les activités extrascolaires ont été interrompues pendant cette période, et il n’est pas évident de maintenir par soi-même des liens avec un collectif qui se retrouve d’ordinaire de manière organisée, pour un but précis, lorsque les liens d’amitié sont en construction2.
36Alors que les liens vers l’extérieur se sont affaiblis, les liens au sein du lieu de placement ont pris de l’importance. Ainsi, en 2020, Hugo précisait que « personne » n’était important pour lui au sein de son lieu de placement. Un an plus tard, Hugo cite les « éducs », « amis » et place ses frères et sœurs dans la bulle « village d’enfants » plutôt que dans la bulle « famille ». Hugo reste cependant évasif en citant les « amis » et « éducs », sans préciser leurs prénoms.
37Ces situations doivent être mises en perspective avec celles vécues par les jeunes d’une manière générale. Les enquêtes réalisées dans différents pays sur les relations intrafamiliales pendant la pandémie, mettent en avant la difficulté pour les adolescents d’être « forcés à renoncer à de nombreux contacts et liens avec leurs pairs », et l’état de stress lié à des situations familiales dysfonctionnantes. Mais des études montrent aussi que le confinement a parfois resserré les relations parents-enfants (Charton, Labrecque, Josy Lévy 2022).
38Pour les enfants et jeunes placés, ce resserrement des liens avec les autres enfants, jeunes et professionnel·le·s des lieux de placement, avec qui le quotidien a été partagé pendant le confinement, doit être mis en perspective avec le caractère éphémère de ces liens.
39Dans les entretiens, les jeunes précisent que « les potes » du village d’enfants ne sont pas de vrais ami·e·s, mettant en avant la cohabitation forcée qui s’oppose aux amitiés électives. Ils évoquent aussi le statut des professionnel·le·s, et le fait que celles-ci et ceux-ci changent trop souvent pour s’y attacher.
Là il va y avoir un gros changement car Aymeric va partir et c’était mon référent. Donc son départ, c’est beaucoup pour moi. Avant c’était Justine, avant qu’elle parte. Il y avait aussi Marjorie avec nous. Ça fait beaucoup de changements. C’est pas facile tous ces changements, parce que c’est toute mon enfance et quand tu vois une personne que t’aimais bien s’en aller, c’est comme si ton enfance se détruisait petit à petit, c’est ta petite planète de l’enfance qui se détruit. (Amélie, 12 ans)
40Comme le précise Paugam, « le lien de participation élective, tout comme le lien de filiation, est à l’origine de très fortes inégalités entre les individus » (2015 : 12). Les enfants placés ne sont pas tous égaux entre eux en ce qui concerne les liens sociaux.
41L’étude des sociogrammes individuels met en évidence que le risque d’isolement touche davantage les enfants et jeunes qui, en 2020, avaient un réseau relationnel dense et exclusif (soit 15 personnes et plus dans moins de 4 groupes d’appartenance), un réseau relationnel restreint et exclusif (soit moins de 15 personnes dans moins de 4 groupes d’appartenance) et un réseau relationnel restreint et pluriel (citant moins de 15 personnes qui comptent pour eux, dans au moins 4 groupes d’appartenance). Les enfants et les jeunes ayant un réseau dense et pluriel (citant 15 personnes et plus dans au moins 4 groupes d’appartenance) ont moins souffert de la crise.
42D’autres variables sont à considérer, telles que la trajectoire de placement, les conditions de placement (avec ou sans ses frères et sœurs, dont les parents ont ou n’ont pas le droit d’hébergement), les autorisations et possibilités (activités extrascolaires) permises par l’établissement, comme observé dans les cas de Hugo et Charly.
43Notre enquête nous a donc permis de voir que les enfants et jeunes qui, en 2020, avaient un réseau dense et pluriel ont été moins souvent en situation d’isolement et ce, malgré la crise sanitaire et l’ensemble des mesures de restriction vécues pendant plus d’un an. Nous pouvons l’observer à travers les situations de Loïc et Monia.
44En 2020, Loïc, 9 ans, nommait 40 personnes importantes pour lui dans 8 groupes d’appartenance, puis, en 2021, il en nomme 45 dans 7 groupes d’appartenance. Notons que Loïc est placé avec ses deux grands frères depuis 2017, que ses parents ont un droit d’hébergement et qu’il joue dans un club de football depuis plusieurs années.
45Même type de situation pour Monia, 17 ans, qui évoque, en entretien, la souffrance qu’a été cette période pour elle, parce qu’elle ne pouvait pas voir sa famille et qu’elle rencontrait des difficultés à suivre les cours, alors qu’elle est bonne élève. Pourtant, malgré ces difficultés, le réseau social dense et pluriel de Monia s’est maintenu. Monia est placée au village depuis qu’elle est petite. Elle voit très régulièrement sa mère qui a un droit d’hébergement et chez qui elle peut aller seule. Elle en profite pour voir ses frères et sœurs et sa famille élargie. Monia fait également du foot en sport-étude et a bénéficié d’un régime particulier pendant cette période concernant sa pratique sportive, qu’elle a pu maintenir. Ainsi, il apparaît clairement dans notre enquête que les placements stables, les conditions de placement permettant de conserver des liens familiaux et les possibilités de sorties et d’activités extrascolaires permettant de construire des liens d’amitié, contribuent à protéger les enfants et jeunes de l’isolement. Alors que Monia est restée au lycée entre 2019 et 2021, Loïc est, lui, passé de l’école élémentaire au collège. Malgré les changements que cela implique pour eux, leur forte intégration les a protégés des effets de la pandémie sur la raréfaction des liens sociaux.
46Charly et Hugo ont le point commun de ne pas être au village d’enfants depuis très longtemps (respectivement six mois et un an), ce qui peut laisser penser qu’ils sont encore dans une période de « transition » (Glaser, Strauss 1971). De plus, Charly est passé de collégien à lycéen, alors que Hugo est resté collégien entre 2019 et 2021. L’enquête montre que les enfants et jeunes qui vivaient une ou plusieurs « transitions » d’un établissement scolaire à un autre mais aussi de l’enfance à l’adolescence ou de l’adolescence à l’âge de « jeune adulte », pendant la pandémie, ont été plus impactés que les autres.
47Pour une personne, une transition implique toujours un changement, d’un statut à un autre. « Sur une trajectoire, on peut considérer des moments d’habitudes, de répétition et des moments d’habitudes interrompus » (Elder 1998). Pendant ces transitions, le groupe, témoin des changements identitaires par un jeu d’appartenance et de reconnaissance, a manqué.
48Johane/Jo (désigné ensuite Jo) a 15 ans au moment du premier entretien, elle est au village d’enfants depuis un an et demi avec ses deux frères. Il s’agit de son premier placement, et elle espère retourner rapidement chez son père. Bonne élève, Jo a un an d’avance et est en Première littéraire. Malgré le changement d’établissement lié au placement, elle a su se refaire un cercle d’ami·e·s, au lycée, chez qui elle se rend régulièrement et avec qui elle partage des passions telles que le dessin. Deux ans plus tard, Jo, qui est entré à l’université évoque ses difficultés à devenir « étudiant », en distanciel, sans ses pairs :
Question : Et à la fac tu as réussi à te faire des potes ?
Jo : C’est compliqué avec le distanciel, c’est plus des connaissances. On s’envoie des messages pour demander le travail. Mais j’ai pas trop d’amis.
Q : Tu me dis que ton groupe d’amis a changé, il vient d’où ce nouveau groupe ?
J : Bah en fait, la plupart c’est interne au village, je connais de moins en moins de personnes de l’extérieur surtout à cause du confinement, du fait qu’on n’aille pas à l’école, etc. j’ai aussi perdu les contacts avec ma famille […]
Q : Et tu n’as pas le temps de rencontrer des gens ?
J : C’est plutôt des groupes par téléphone, on se pose des questions, mais pas perso, sur les cours. Mes amis m’ont jamais proposé de sortir faire les boutiques ou je sais pas quoi, on fait pas ça entre nous […]. D’ailleurs je sais pas pourquoi on dit distanciation sociale on devrait dire juste physique pour le Covid mais finalement ça fait aussi distanciation sociale.
49Jo a également effectué une transition de genre entre 2019 et 2021 et est passé du « elle » au « il », comme il l’explique en entretien. Cette double transition a eu un effet très important sur l’évolution des liens sociaux de Jo, qui a rompu avec son père et ses grands frères et n’a pas nécessairement maintenu de liens avec ses ami·e·s de lycée, sans avoir eu la possibilité de créer de nouveaux liens à l’université (ill. 4).
Ill.4 : Sociogrammes individuels remplis par Jo en octobre 2020 à gauche et en novembre 2021 à droite. Jo avait alors 15 ans, puis 17 ans.
50En 2019, Jo était très distant avec les professionnel·le·s et les autres jeunes du village, se focalisant plutôt sur ses ami·e·s du lycée et sur ses frères et son père dont il « était très proche ». Aujourd’hui, c’est au village que Jo nomme le plus de personnes « qui comptent ».
Je connais de moins en moins de personnes de l’extérieur surtout à cause du confinement, du fait qu’on n’aille pas à l’école. (Jo, 17 ans)
51L’annonce de sa transidentité à son père a entraîné une rupture, empêchant un retour chez lui à 18 ans, comme Jo l’imaginait. Perçu comme indépendant et intelligent par les professionnel·le·s (et donc sans problème), Jo exprime son besoin d’être poussé à aller vers l’extérieur et vers les autres et son appréhension à se retrouver seul à « passer ses journées à dormir et à déprimer ».
52Les transitions, qui ne sont pas uniquement les grandes étapes les plus communément admises (le passage du collège au lycée), peuvent être singulières. La transition de genre de Jo l’est. Nous pouvons aussi citer l’exemple de John, 10 ans, qui doit faire face, d’une part, au départ de sa grande sœur du village d’enfants « qui était comme une mère pour les garçons », selon le chef de service et, d’autre part, à la séparation d’avec son grand frère, Nolan, avec lequel il partageait son quotidien.
Bah moi je voulais que Nolan vienne au P1 [nom du pavillon où il vit] avec moi sans Mathis, et Mathis des fois il me tape, il me bouscule, et moi je n’aime pas ça. (John, 10 ans)
53Nolan est devenu le plus grand de sa fratrie, dans le pavillon, alors qu’il avait toujours été le « benjamin ».
54Mais alors que les travaux sur les transitions, mettent en lumière cette période comme un « entre-deux », avant l’acquisition d’une nouvelle place et l’intégration à de nouveaux groupes, avec un nouveau statut (Glaser, Strauss 1971), les professionnel·le·s observent qu’un an après le confinement, le village d’enfants est devenu un cocon que les enfants et jeunes ne veulent plus quitter.
Question : Et après le confinement, comment ça se passe pour toi, comment tu vis ?
Jo (17 ans) : Bah moi ça va faire plus d’un an que je me sens comme si j’étais en stand-by, je suis tout le temps là.
Sophie (16 ans) : La plupart de mes amis sont ici maintenant. Y a trois-quatre amis du collège maintenant à qui je ne parle plus parce qu’on n’est plus dans la même école, c’est compliqué.
55Durant les entretiens réalisés en avril et juin 2021, plusieurs professionnel·le·s remarquent un repli sur le village d’enfants et une baisse importante du nombre de demandes de sorties.
Il n’y a plus de demandes à aller chez les copains. Doucement, le processus s’allège. Les jeunes font des demandes mais seulement en interne et veulent sortir avec un éduc. Ils ont perdu le goût de l’extérieur. On fait appel à des colonies de vacances chaque été mais cette année on n’a aucune demande. (Éducateur familial en village d’enfants, juin 2021)
56Ainsi, la crise sanitaire a d’autant plus freiné l’autonomisation des adolescent·e·s vers l’âge adulte que celles-ci et ceux-ci avaient des liens sociaux fragiles.
57Les jeunes placés en village d’enfants ne font pas exception. Plusieurs études montrent que les jeunes sont « la catégorie qui a subi un fort impact psychologique, scolaire, relationnel, physique » (Rarrbo 2020 : 18). Si la crise sanitaire a accéléré et amplifié les situations d’isolement, particulièrement inquiétantes, des jeunes à l’aube de leur transition vers l’âge adulte, elle a aussi rendu plus visible le délitement inégal des liens selon les individus. Les jeunes confiés à l’ASE, qui appartiennent très majoritairement aux classes populaires, sont parmi les plus à risque. Le fait d’être retiré de sa famille entraîne une rupture, une fragilisation du lien de filiation. Les changements de lieux de placement et ce que nous pouvons considérer comme des dysfonctionnements de la protection de l’enfance (manque de professionnel·le·s, turnover), mais aussi l’impensé du sujet des liens sociaux, conduisent les enfants et jeunes à avoir plus de difficultés que les autres à construire et maintenir des liens de participation électifs. Ceux-ci, pourtant, sont d’autant plus importants que les liens de filiation biologique ne peuvent pas toujours apporter la protection et la reconnaissance nécessaires à l’intégration, comme c’est le cas pour les enfants et jeunes vivant dans leur famille. Les enfants confiés, n’ont pas les mêmes atouts pour développer des liens électifs réguliers et diversifiés. Le défaut de continuité des liens rend d’autant plus difficiles les différentes transitions, telles que le passage de l’enfance à l’adolescence et tous les changements nécessitant un repositionnement identitaire et l’intégration dans un nouveau groupe.
58C’est en ayant conscience de ces inégalités qu’il est possible d’agir sur celles-ci, notamment avec l’idée d’anticiper la fin de la prise en charge en établissement collectif. Dans un contexte de « retour de la famille dans la protection des jeunes générations » (Van de Velde 2015 : 30), la question des liens de participation élective, est d’autant plus importante. La pandémie a permis de voir la fragilité et l’isolement de nombreux jeunes, mais aussi la manière dont l’intégration à des groupes de participation élective et le maintien des liens de filiation a protégé certains jeunes de l’isolement pendant et après le confinement et ce, malgré les périodes de transition qu’ils traversaient.