Avec les devoirs à la maison
Je fais ma semaine de 60 heures
Non seulement pour pas un rond,
Mais en plus pour finir chômeur
Veulent me gaver comme une oie
Avec des matières indigestes
J’aurai oublié tout ça
Quand j’aurai appris tout l’reste
Soulève un peu mon cartable
Il est lourd comme un cheval mort
Dix kilos d’indispensable
Théorème de Pythagore
Si je dois m’avaler tout ça
Alors j’dis « Halte à tout »
Explique-moi, Papa
C’est quand qu’on va où ?
Renaud, « C’est quand qu’on va où ? », 1994
1Si la question du temps a été abordée très tôt par les sciences sociales (Durkheim 1912, Bourdieu 1977, Elias 1996) et a fait l’objet d’un regain d’intérêt depuis les années 2000 (Barrault 2010 ; Angeletti, Esquerre, Lazarus 2012 ; Favier 2015 ; Darmon, Dulong, Favier 2019 ; Henri-Panabière et al. 2019), celle des rapports au futur ou à l’avenir a rencontré beaucoup moins de succès et fait figure de parent pauvre des recherches empiriques sur le temps. Les rares enquêtes à s’être penchées sur le sujet (Pronovost 2000 ; Millet, Thin 2005 ; Royer 2009) sont apparues parallèlement à la problématique du déclassement, et ont principalement cherché à comprendre ce que la crise économique, et surtout la crise des mécanismes de reproduction et/ou de mobilité sociale, faisait aux jeunes (étudiant·e·s) et à leurs rapports au présent et au futur.
2Ces enquêtes ont souligné plusieurs résultats importants. D’une part, elles ont mis en évidence une capacité inégale à se projeter dans l’avenir notamment scolaire et professionnel en fonction du milieu social et/ou du genre (Bosse, Guégnard 2007 ; Vignoli, Mallet 2012 ; Court et al. 2013) : les garçons et les élèves de classes populaires semblent moins enclins à se questionner sur leurs lendemains que les filles et les classes moyennes et supérieures. D’autre part, elles ont pointé le rôle primordial des dispositions planificatrices (et ascétiques) dans la réussite scolaire actuelle et future (Millet, Thin 2005 ; Darmon 2015), ainsi que dans les stratégies de distinction et de reproduction sociales (van Zanten 2009, Court et al. 2013). Plus précisément, elles ont montré que l’éthos des classes moyennes et supérieures les invitait à privilégier l’« à-venir » à l’« ici et maintenant », et à s’investir de manière rigoriste dans le présent pour mieux appréhender et maîtriser leur destinée, et ce d’autant plus dans une période marquée par des crises économiques, écologiques et sanitaires.
3Aussi intéressantes soient-elles, ces enquêtes ont négligé plusieurs éléments. Tout d’abord, en se concentrant sur l’aspect scolaire ou professionnel, elles ont eu tendance à laisser de côté les autres dimensions du futur des jeunes qui sont, selon leurs dires, tout aussi importantes et essentielles, à savoir le couple, la famille, la vie sociale, et plus généralement le rapport au monde à venir – et ses différents problèmes/inquiétudes (crises économiques, écologiques, sanitaires…) qu’il engendre. Ensuite, en étudiant prioritairement les dispositions planificatrices, les façons d’organiser son temps, ces recherches ont peu interrogé les définitions et représentations de l’avenir, et plus précisément la façon dont le futur est perçu et mis en mot par les adolescent·e·s. On entend généralement peu leurs voix, et on peine à appréhender, pour cette jeune génération, de quoi l’avenir est le nom. Enfin, à l’exception de quelques travaux (Sève 2019 ; Millet, Thin 2005 ; Henri-Panabière et al. 2019), la socialisation temporelle a été peu étudiée. On ne sait que très peu de choses sur la manière dont les filles et les garçons acquièrent leurs rapports et perceptions différenciées du futur et les raisons de leurs niveaux inégaux d’angoisse, d’appréhension à s’y projeter ou à y faire face.
4L’objectif de cet article est double. Il s’agit non seulement de proposer une cartographie des perceptions de l’avenir des adolescent·e·s – en soulignant leurs variations sexuées et sociales –, mais également de mettre en avant ce que ces représentations différenciées doivent aux nombreux échanges sur le futur qu’elles et ils ont avec leur père, leur mère et (surtout) leurs pairs. L’analyse proposée a été menée dans un contexte spécifique : celui de la crise sanitaire et en particulier du premier confinement de 2020. Si ce contexte très particulier de l’enquête peut laisser penser que ses résultats sont eux-mêmes très circonstanciés et liés à la crise, nous défendons que cet épisode de bouleversement des modes de vie et de sociabilité a surtout fonctionné comme un facteur qui a précipité et renforcé cette réflexion sur l’avenir, sans en altérer totalement la fabrique.
5À partir d’une enquête par questionnaire menée au moment du premier confinement dans un grand lycée de l’ouest de la France, l’article revient dans un premier temps sur les différents mots du futur utilisés par les jeunes, et souligne leur forte variabilité, tant en fonction du genre, qu’en fonction de la classe sociale et de la filière. L’article montre l’existence de quatre visions différentes, voire opposées, du futur : l’avenir comme horizon incertain ; l’avenir comme crise ; l’avenir comme période de liberté ; et, enfin, l’avenir comme entrée dans un monde adulte idéalisé, avec pour valeurs centrales la famille et le travail. Dans un second temps, il met en évidence les pratiques socialisatrices à l’origine de ces visions socialement et sexuellement différenciées de l’avenir et met au jour l’importance du contenu et de la forme des styles éducatifs familiaux reçus, notamment au regard de la place accordée à la question scolaire, familiale et à la sociabilité. Toutefois, les parents sont loin d’être les seuls agents de socialisation temporelle des jeunes. Les ami·e·s et les amours adolescent·e·s jouent un rôle central dans le type de futur imaginé ou espéré, notamment chez celles et ceux qui voient l’avenir comme période de liberté ou comme une période de crises écologiques, sociales et économiques contre lesquelles il fau(drai)t se mobiliser.
- 1 Les tableaux des données présentées dans l’article sont accessibles sur le portail HAL SHS : <https://shs.hal.science/halshs-04043889>.
- 2 Pour en savoir plus sur la chaire « Enfance, bien-être et parentalité » : <https://arenes.eu/activites-scientifiques/chaires/chaires-actives/chaire-enfance-bien-etre-et-parentalite/>.
6Cet article s’appuie sur une enquête quantitative exploratoire1 menée dans le cadre de la chaire « Enfance, bien-être et parentalité »2 sur le rapport au présent et à l’avenir des lycéen·ne·s et de leurs parents. Son objectif est de saisir la façon dont les jeunes envisagent leurs études et leurs vies professionnelle, sociale et familiale à venir, de souligner leurs variations sexuées et sociales, et, enfin, de repérer les personnes vers lesquelles elles et ils se tournent pour les guider dans leurs choix dans un contexte incertain et potentiellement anxiogène lié aux différentes crises économiques et sanitaires, ainsi qu’à la crainte du déclassement (Peugny 2011).
7L’enquête quantitative a été menée dans un lycée de grande taille de l’ouest de la France. Avec plus de 3 000 élèves, il rassemble des filles et des garçons provenant de milieux sociaux et de zones géographiques diversifiés. Il regroupe des filières générales, technologiques et professionnelles, et propose de nombreuses options (sport, cinéma, danse, théâtre, musique, langues, etc.).
8Après avoir obtenu l’accord de l’administration, celui des représentant·e·s des parents d’élèves et celui des représentant·e·s des élèves eux-mêmes, le questionnaire a été mis en ligne le 7 avril 2020, pendant les premières semaines de confinement, à partir de la plateforme LimeSurvey. Le lien vers le sondage a été diffusé aux lycéen·ne·s par l’intermédiaire de leurs conseillers principaux d’éducation (CPE) via le logiciel Pronote, avec des messages de rappel tous les dix jours envoyés par les CPE ou par les représentant·e·s des lycéen·ne·s (Buzaud et al. 2021).
9Le tableau 1 présente les caractéristiques sociodémographiques des lycéen·ne·s ayant répondu au questionnaire (n=507). Il souligne une très nette surreprésentation des filles (77 % des enquêté·e·s), des classes supérieures (41 %) et des filières générales (66 %). Ces surreprésentations ne sont pas sans conséquence sur les autres caractéristiques des lycéen·ne·s : ainsi, le taux de redoublement est faible. Seul·e un·e jeune sur dix a déjà redoublé contre trois sur dix en France (OCDE 2014). Le niveau d’autoévaluation scolaire apparaît également bien plus élevé que celui mentionné dans d’autres enquêtes plus représentatives (Le Bastard-Landrier 2005). Près de 50 % des lycéen·ne·s s’estiment (très) au-dessus de la moyenne, contre moins de 38 % dans la recherche précédemment mentionnée.
Tableau 1. Descriptif de la population enquêtée
|
Sexe
|
Ensemble
des lycéen·ne·s
%
|
|
Filles
(n=392)
en %
|
Garçons
(n=105)
en %
|
Autre
(n=10)
en %
|
|
En quelle classe es-tu ?
|
|
2nde
|
30
|
31
|
40
|
30
|
|
1ère
|
31
|
34
|
50
|
32
|
|
Terminale
|
39
|
36
|
10
|
38
|
|
En quelle filière es-tu ?
|
|
Générale
|
65
|
70
|
80
|
66
|
|
Technologique
|
24
|
23
|
20
|
23
|
|
Professionnelle
|
12
|
7
|
0
|
11
|
|
Niveau scolaire des lycéens (autoévaluation)
|
|
Très en dessous de la moyenne
|
13
|
12
|
20
|
13
|
|
Dans la moyenne
|
40
|
40
|
50
|
40
|
|
Au-dessus de la moyenne
|
34
|
44
|
30
|
36
|
|
Très au-dessus de la moyenne
|
12
|
4
|
0
|
10
|
|
As-tu déjà redoublé ?
|
|
Non
|
89
|
89
|
90
|
89
|
|
Oui
|
11
|
11
|
10
|
11
|
|
Situation familiale des lycéen·ne·s
|
|
Vit avec les deux parents
|
62
|
72
|
40
|
64
|
|
Vit dans une famille recomposée
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19
|
14
|
40
|
18
|
|
Vit avec un seul parent
|
19
|
13
|
20
|
18
|
|
Milieu social de la famille
|
|
Classes supérieures
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40
|
43
|
44
|
41
|
|
Classes moyennes
|
28
|
35
|
22
|
30
|
|
Classes populaires
|
32
|
21
|
33
|
30
|
Source : Enquête “Communicado” menée auprès des lycéen·ne·s scolarisé·e·s dans un grand lycée de l’Ouest de la France.
Champ : Ensemble de l’échantillon (n=507)
Lecture : 30 % des lycéen·ne·s viennent d’une famille de classes populaires.
- 3 Le lycée comprend, selon les années, entre 83 et 85 % d’élèves en filières générales et technologiq (...)
10Plusieurs explications peuvent être avancées pour rendre compte des biais de recrutement. La première, la plus évidente, est liée à la manière de sélectionner la population lycéenne enquêtée. Si l’établissement scolaire retenu comprend de nombreuses filières et options qui offrent une diversité sociale relativement élevée par rapport aux autres lycées de cette région et plus largement par rapport aux autres lycées de France, il reste que les filières générales et technologiques y sont surreprésentées3, de même que les filles et les classes moyennes et supérieures (DEPP 2021). Une deuxième explication est à chercher du côté de la bonne volonté culturelle de certain·e·s lycéen·ne·s. Comme de nombreuses recherches l’ont souligné (Porter, Whitcomb 2005 ; Octobre et al. 2010), les filles et les classes moyennes et supérieures prennent davantage le temps de répondre aux sollicitations (extrascolaires) soutenues par leur établissement. En raison de leur socialisation culturelle et/ou de genre, les un·e·s et les autres ont dès leur plus jeune âge intériorisé un fort sentiment de devoir envers l’institution scolaire qui les amène bien plus souvent que leurs camarades à se conformer aux différentes demandes qui leur sont faites, et à être à l’aise, voire à apprécier les activités présentant une forme scolaire. Cet effet de sélection a sans aucun doute été renforcé par les modalités de diffusion du questionnaire dans la mesure où Pronote est un logiciel majoritairement utilisé par l’administration et les professeur·e·s pour communiquer avec les élèves et leurs familles sur des questions scolaires dont les notes, les absences et les punitions. Ce faisant, les adolescent·e·s les plus distant·e·s de l’école (qui appartiennent généralement aux fractions instables des classes populaires) ont pu percevoir notre enquête comme une autre manière de contrôler et d’évaluer leurs comportements et représentations et ont donc décidé plus souvent que leurs camarades de ne pas lui donner suite. Par ailleurs, la surreprésentation des filles (et des classes supérieures) peut trouver son origine dans les appropriations socialement différenciées du cyberespace. Les recherches consacrées aux pratiques numériques en ligne révèlent que les premières (filles et classes supérieures) sont bien plus enclines que les seconds (garçons et classes populaires) à s’engager dans des activités d’échanges et de communication telles que la participation à des enquêtes en ligne. Les garçons et les classes populaires mobilisant quant à eux cet espace pour la recherche d’informations ou pour la pratique vidéoludique (Coavoux 2019, Smith 2008). Un dernier élément pour expliquer la surreprésentation des classes supérieures peut être cherché du côté des conditions matérielles d’existence. Tou·te·s les lycéen·ne·s, notamment parmi les classes populaires, n’ont pas accès à un ordinateur personnel connecté à Internet, ni à un espace à soi, une chambre à soi, où elles et ils peuvent remplir (sans être gêné·e·s et à l’abri des regards curieux) un questionnaire portant sur des points intimes de leur vie. Ce faisant, il peut devenir difficile de trouver une occasion ou un moment pour répondre à des questions dont l’urgence et l’intérêt (le rapport au futur) ne sont pas évidents.
11Malgré les limites énoncées, l’enquête permet de repérer des tendances (qui resteront à corroborer) à la fois sur les manières socialement différenciées dont les lycéen·ne·s perçoivent leur avenir personnel, scolaire et professionnel, et sur l’influence inégale qu’exercent les pères, les mères et les ami·e·s sur ces représentations. Avoir un échantillon non représentatif nécessite une certaine prudence dans l’énonciation des résultats. Ces derniers seront le plus possible rattachés à leurs conditions sociales de production et aux caractéristiques spécifiques des enquêté·e·s. Toutefois, la diversité des profils recueillis, notamment en matière de genre, de milieu social et de parcours scolaire, autorise à mettre en lumière des différenciations/inégalités sociales à plusieurs niveaux, et dans différents domaines de la vie des lycéen·ne·s et de leurs parents. Celles-ci sont sans nul doute euphémisées par rapport à la façon dont elles se donnent à voir dans le monde social dans la mesure où notre échantillon est bien plus homogène que la population générale. Elles indiquent des tendances valables dans un contexte social donné qui mériteront d’être confirmées, nuancées ou amendées par d’autres enquêtes de plus grande envergure (qu’elles soient nationales ou internationales).
- 4 La question était formulée de la manière suivante : « Si je te dis futur ou avenir, à quoi te font (...)
12Pour rendre compte des rapports socialement et sexuellement différenciés à l’avenir des adolescent·e·s et leur genèse, plusieurs types de questions ont été posés. Tout d’abord, il leur a été demandé d’indiquer la fréquence (jamais ou presque ; occasionnellement [3 ou 4 fois par an] ; au moins une fois par mois ; tous les jours ou presque) à laquelle elles et ils se questionnaient sur l’avenir en général et sur leur avenir en particulier. Elles et ils ont ensuite été invité·e·s à préciser la ou les thématiques sur lesquelles portaient leurs différents questionnements : sur l’avenir scolaire, professionnel, sentimental, amical ? Sur l’avenir politique, économique, social, ou encore sur la situation écologique à venir ? Une autre série de questions a porté sur les mots que les jeunes associaient aux termes avenir ou futur. Parmi une liste de douze mots possibles, les filles et les garçons ont dû indiquer les trois ou quatre mots qui leur paraissaient le mieux correspondre à leur(s) définition(s) ou représentation(s) du futur4. La formulation des questions et des différents items proposés n’est pas le fruit de la seule réflexion des enquêteur·rice·s. Les mots associés à l’avenir, comme les différentes dimensions du futur abordées dans le questionnaire, sont issus d’un entretien et de questionnaires « tests » réalisés préalablement auprès d’une dizaine d’adolescent·e·s recruté·e·s dans les réseaux des enquêteur·rice·s. Cette enquête pré-exploratoire a eu pour objectif de limiter le plus possible les risques d’imposition de problématique. Nous avons cherché à ce que les questions posées aux adolescent·e·s soient formulées le plus possible dans leurs propres termes (Buzaud et al. 2021).
13Enfin, une dernière batterie de questions a été utilisée pour tracer le contour des styles d’éducation familiale que les jeunes ont reçus et pour souligner la nature, le type et la qualité de relations que les un·e·s et les autres entretiennent avec leur père, leur mère, leurs ami·e·s et leurs amours. Plus précisément, en les interrogeant sur les pratiques éducatives de leurs parents, sur les échanges qu’elles et ils ont avec ces derniers dans les différents domaines de la vie scolaire et intime, et en s’intéressant aux discussions qu’elles et ils ont avec leurs ami·e·s et amours, il est possible de retracer les processus de socialisation à l’avenir et de montrer le poids respectif des parents et des groupes de pairs en fonction des contextes et des propriétés sociales des jeunes et de leurs parents.
14Si l’adolescence a longtemps été perçue comme une période d’irresponsabilité, où l’important était avant tout de « prendre du bon temps » et de profiter de l’instant présent (Galland 2001), ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’avenir apparaît comme un thème de réflexion majeur chez les parents comme chez les lycéen·ne·s. Se questionner sur le futur, aussi bien d’un point de vue général et collectif qu’à une échelle plus individuelle, est devenu chose courante chez les adolescent·e·s.
15Plus de 80 % des enquêté·e·s pensent au moins une fois par mois à l’avenir en général, et près d’un tiers d’entre eux en font un sujet de réflexion quotidien. Si l’avenir de leurs proches explique une part significative de ces questionnements, ce sont surtout les thèmes plus généraux qui mobilisent l’attention des lycéen·ne·s : alors qu’environ 30 % s’intéressent au devenir de leurs parents, à celui de leurs frères et sœurs et de leurs ami·e·s, elles et ils sont respectivement 48 %, 46 % et 38 % à se dire préoccupé·e·s par la situation écologique à venir, par la situation sociale (incluant les inégalités et les questions de pauvreté), et par l’avenir politique (incluant les guerres et les tensions internationales), soit entre 8 et 18 points de plus.
16Parmi l’ensemble des thématiques suggérées, c’est leur propre avenir (scolaire, universitaire ou professionnel) qui constitue la préoccupation majeure des jeunes. Près de 90 % des enquêté·e·s y réfléchissent au moins une fois par mois et 46 % déclarent le faire tous les jours ou presque. Leur trajectoire lycéenne puis étudiante et professionnelle apparaît au cœur de ces questionnements : 80 % déclarent se questionner principalement sur leur avenir professionnel et 64 % sur leur avenir scolaire. Cette capacité à s’interroger sur leur avenir s’accompagne de dispositions particulières à s’y projeter : 75 % ont élaboré un projet d’études post-bac et 66 % ont déjà une idée plus ou moins précise du métier qu’elles et ils souhaiteraient exercer. Pour comprendre ces résultats, il est nécessaire de rappeler combien avenirs scolaire et professionnel sont liés, les études étant souvent un moyen de s’intégrer dans le monde du travail. Ainsi, les lycéen·ne·s réfléchissent d’abord à leur avenir professionnel puis sur leur avenir scolaire, car leurs projets d’études découlent souvent de ces questionnements professionnels. Néanmoins, le lycée constituant le dernier sas avant l’entrée dans le monde des études supérieures, il faut également saisir l’urgence de la construction d’un projet d’études post-bac et ainsi la nécessité de s’y projeter. Même si le projet professionnel n’est pas encore parfaitement défini, il est sous-jacent dans les projets étudiants des adolescent·e·s, témoignant de la centralité du questionnement sur leur avenir professionnel.
17Enfin et à l’inverse, l’avenir de leurs relations avec leurs proches n’est une inquiétude que pour une minorité des enquêté·e·s : 9 % seulement se préoccupent de l’avenir de leurs relations avec leurs parents et 5 % avec leurs frères et sœurs. Si l’avenir de leurs proches peut constituer un sujet d’inquiétude, les lycéen·ne·s sont ainsi beaucoup moins préoccupé·e·s par l’évolution des relations qu’ils entretiennent avec elles et eux.
18La capacité à se projeter dans l’avenir n’est pas répartie de manière aléatoire dans le monde social : elle est socialement et sexuellement différenciée. Les filles et les élèves de classes supérieures semblent plus enclin·e·s que leurs camarades à réfléchir sur l’avenir en général et sur leur avenir en particulier.
19Ainsi, si 33 % des filles se questionnent chaque jour ou presque sur l’avenir en général, c’est le cas de 28 % des garçons. Cette différence est d’autant plus nette lorsqu’il s’agit de leur propre avenir : près de 50 % des filles réfléchissent quotidiennement à leur avenir contre 39 % des garçons. À l’inverse, elles sont bien moins susceptibles de ne jamais se préoccuper de ces questions : 5 % d’entre elles déclarent ne jamais se questionner sur l’avenir en général, contre 11 % des garçons ; 3 % indiquent ne pas se préoccuper de leur propre avenir, contre 7 % des garçons. Outre une plus grande sensibilité à l’avenir, elles sont également capables de s’y projeter davantage : 68 % d’entre elles ont un projet professionnel, contre 60 % des garçons.
20Par ailleurs, les enfants de classes supérieures (et en particulier les garçons) se démarquent par une plus grande capacité à se détacher d’une vision individualiste du futur pour se questionner très fréquemment sur l’avenir en général : 40 % des adolescent·e·s des classes supérieures affirment réfléchir à l’avenir en général et à celui de leurs proches tous les jours ou presque, contre respectivement 31 % et 27 % des adolescent·e·s appartenant aux classes moyennes et populaires. À l’inverse, les jeunes des classes populaires sont 2,5 fois plus nombreux à ne jamais se questionner sur ce type d’avenir : 10 % d’entre elles et eux n’en font jamais un sujet de préoccupation, contre seulement 4 % des adolescent·e·s des classes moyennes et supérieures. On perçoit donc un clivage entre les classes populaires et supérieures, mais également, à une échelle plus fine, entre les filles et garçons de chacun de ces milieux sociaux : si au sein des classes supérieures les garçons se distinguent par des questionnements plus fréquents sur l’avenir en général (47 % des garçons de classes supérieures en font un sujet de réflexion quotidienne, contre 38 % des filles de cette origine sociale), lorsqu’ils sont issus des classes populaires, ils se démarquent au contraire par un plus faible intérêt accordé à cet avenir : 19 % des garçons des classes populaires n’en font jamais ou presque un sujet de questionnement, contre 8 % des filles ayant la même origine sociale. Quant à leur capacité à se projeter dans un futur métier, ce sont ici les enfants des classes populaires qui sont les plus nombreux à avoir établi un projet professionnel (76 % vs 63 % pour les classes moyennes et supérieures) (Roux, Couronné 2020).
21Le rapport à l’avenir s’illustre également dans les représentations, les mots que les adolescent·e·s associent au terme « avenir ». Trois mots sont particulièrement mobilisés par les lycéen·ne·s : le travail (64 % l’associent à l’avenir), l’indépendance (64 %) et le réchauffement climatique (40 %). Si la prégnance des mots « travail » et « réchauffement climatique » ne fait que renforcer un constat déjà établi sur l’importance de leur avenir professionnel et de leurs questionnements sur la situation écologique à venir, la forte mobilisation du mot « indépendance » met en lumière la centralité pour elles et eux du processus d’autonomisation induit par le passage de l’adolescence à la jeunesse, puis à l’âge adulte.
- 5 Nous avons utilisé deux méthodes complémentaires : une analyse des correspondances multiples (ACM), (...)
22Le caractère socialement et sexuellement différencié du rapport à l’avenir se retrouve également dans le vocabulaire utilisé par les lycéen·ne·s pour le nommer, le caractériser. Une analyse multidimensionnelle5 des termes associés permet justement d’en dresser une cartographie qui met alors en avant quatre visions du futur. Celles-ci soulignent une double opposition entre un rapport positif et négatif (voire inquiet) à l’avenir et deux grandes justifications de ces orientations : une peur de son propre avenir pour les un·e·s et de l’avenir global de nos sociétés pour les autres, puis, un rapport positif à l’avenir, mais tantôt issu de l’idée de liberté, tantôt d’une réalisation familiale et professionnelle.
23Cette première représentation (qui rassemble 45 % des lycéen·ne·s) se définit par une vision incertaine et plutôt négative de l’avenir. En effet, les mots qui reviennent le plus chez ces adolescent·e·s sont « incertitude » (64 % vs 27 % des adolescent·e·s des autres groupes) ; « ailleurs » (32 % vs 9 %) et « peur » (21 % vs 11 %), tandis que « joie » et « liberté » apparaissent parmi les termes les moins cités, respectivement 18 % et 9 % contre 38 % et 56 %. Même si les jeunes de ce groupe s’avèrent sensibles au réchauffement climatique (48 % l’associent à l’avenir vs 34 % des adolescent·e·s des autres groupes), cette incertitude et cette peur semblent principalement liées à un avenir individuel. Les termes à connotation plus collective tels que « catastrophes sociales » et « famille » sont très peu mobilisés : seuls 4 % mentionnent « catastrophes sociales » et 23 % « famille » contre respectivement 13 % et 33 % pour les adolescent·e·s des autres groupes. Leurs questionnements sur le futur confirment un rapport plus individualiste à l’avenir puisqu’elles et ils sont parmi les plus nombreux·ses à se questionner quotidiennement sur leur propre avenir, et plus précisément sur leur avenir scolaire (respectivement 51 % vs 41 % et 72 % vs 61 % des autres lycéen·ne·s). Et, si elles et ils ne sont pas particulièrement enclin·e·s à se questionner sur leur avenir professionnel, cela reste un sujet majeur pour plus de 80 % d’entre elles et eux. En revanche, leur propre santé et leur avenir familial sont parmi les thèmes les moins mentionnés : respectivement 13 % et 16 % s’y intéressent, contre 21 % et 23 % des adolescent·e·s des autres groupes. Si leur vision du futur est d’abord personnelle, elle semble avant tout fondée sur des préoccupations scolaires et professionnelles plus que familiales et sanitaires. Cette vision s’accompagne souvent d’une plus grande capacité à se projeter dans des études supérieures : plus de 42 % des adolescent·e·s de ce groupe ont déjà choisi le thème de leurs études ainsi que la formation dans laquelle elles et ils souhaitent évoluer après le baccalauréat, contre environ un tiers de leurs camarades des autres groupes. Ainsi, cette incertitude face à l’avenir pourrait s’expliquer davantage par une faible confiance en la réalisation de leurs projets que par une absence même de projet ou une difficulté à se projeter dans le futur.
24Le deuxième groupe, représentant 10 % des enquêté·e·s, adhère également à une vision négative et inquiète de l’avenir. Mais il a pour particularité de se définir par une dimension plus globale et davantage collective. Les principaux mots mobilisés pour caractériser le(ur) futur sont : « catastrophes sociales » (58 % des adolescent·e·s du groupe vs 4 % des autres lycéen·ne·s), « sombre » (37 % vs 1 %), « crise économique » (42 % vs 5 %), et « réchauffement climatique » (73 % vs 37 %), soit autant de thèmes qui font référence à un devenir collectif plutôt qu’individuel. D’ailleurs, les termes plus personnels tels que « travail », « famille », « indépendance » ou « joie » apparaissent parmi les moins retenus : les jeunes de ce groupe sont respectivement 19 %, 27 %, 2 % et 0 % à les utiliser comme synonymes de futur contre 69 %, 68 %, 33 % et 31 % des autres lycéen·ne·s. Cette vision négative et globalisée de l’avenir débouche logiquement sur une plus grande préoccupation concernant le devenir collectif du monde et de la société : non seulement les adolescent·e·s de ce groupe sont plus nombreux·ses à s’interroger quotidiennement sur l’avenir général que leurs camarades (58 % vs 30 %), mais elles et ils sont également bien plus enclin·e·s à se questionner sur la situation sociale à venir (71 % vs 46 %), sur le changement climatique (41 % vs 15 %) et sur l’avenir économique (27 % vs 18 %). En revanche, elles et ils semblent être moins intéressé·e·s par leur avenir familial (6 % vs 21 %), l’avenir de leurs parents (13 % vs 32 %), de leurs frères et sœurs (17 % vs 31 %) ainsi que par celui de leurs ami·e·s (15 % vs 31 %), confirmant le caractère à la fois moins personnalisé et plus général ou collectif de leurs inquiétudes face au futur. D’ailleurs, même si les proportions restent élevées compte tenu de l’importance de ce thème chez les adolescent·e·s, elles et ils sont les moins nombreux·ses à déclarer se questionner sur leur avenir professionnel (73 % vs 83 %) et, si elles et ils s’interrogent autant que les autres élèves sur leur propre avenir et leur avenir scolaire, leurs préoccupations semblent être principalement en lien avec la société dans laquelle elles et ils sont intégré·e·s.
25Ce profil, qui rassemble 30 % des enquêté·e·s, contraste avec les précédents en ce qu’il met en avant une vision positive (et générale) de l’avenir, qui est associée aux notions d’indépendance et de liberté : 94 % des jeunes de ce groupe mentionnent le premier terme en pensant au futur (vs 10 % des autres adolescent·e·s) et 80 % le second (vs 57 %). De fait, ce profil se caractérise par une plus faible considération des obligations familiales, des freins économiques et sociaux et des incertitudes pour nommer avant tout un avenir libre et indépendant. Seuls 13 % associent l’avenir à la famille (vs 34 %), 5 % aux catastrophes sociales (vs 11 %) et 3 % à de potentielles crises économiques (vs 11 %). Concernant leurs inquiétudes, ces jeunes ne sont que 5 % à évoquer la peur lorsqu’elles et ils pensent à l’avenir (vs 20 %) et 24 % l’incertitude (vs 52 %). Si la famille et l’évolution de leurs relations avec leurs parents n’occupent pas une place centrale dans leurs réflexions sur l’avenir, ces adolescent·e·s se questionnent en revanche plus que les autres sur leur avenir sentimental (46 % vs 36 %) et sur l’avenir de leurs ami·e·s (36 % vs 26 %). L’étude de leurs questionnements sur le futur « en général » révèle un intérêt plus faible pour la situation sanitaire et les questions de santé de manière générale (18 % vs 30 %). Enfin, elles et ils se distinguent par une moindre préoccupation concernant leur avenir professionnel : seuls 69 % des adolescent·e·s de ce groupe mentionnent un projet professionnel précis alors qu’elles et ils sont plus de 70 % à le faire dans les autres groupes. Néanmoins, les quelques projets décrits ont pour particularité d’être ambitieux. Elles et ils sont plus enclin·e·s que leurs camarades à indiquer une position de cadre (31 % vs 22 %). En somme, les membres de ce groupe sont majoritairement caractérisés par un rapport confiant et personnel à l’avenir, où les relations avec leur futur·e conjoint·e et l’avenir de leurs ami·e·s les préoccupent particulièrement, de même que la position sociale qu’ils occuperont.
26Enfin, une dernière représentation positive de l’avenir se distingue. Elle regroupe 15 % des lycéen·ne·s et se place, contrairement à la précédente, sous le signe d’une réalisation familiale et professionnelle, plutôt qu’individuelle. Ces adolescent·e·s mobilisent plus souvent que leurs camarades des autres groupes les termes « famille » (89 % vs 17 %), « joie » (77 % vs 21 %) et « travail » (92 % vs 59 %). À l’inverse, elles et ils recourent bien moins souvent aux termes « liberté » (14 % vs 38 %) et « indépendance » (50 % vs 66 %). Cette vision plus concrète et plus « familialiste » se reflète dans leurs préoccupations quotidiennes : elles et ils sont parmi les plus nombreux·ses à se questionner sur leur avenir familial (40 % vs 16 %), ainsi que sur celui de leurs parents (45% vs 27 %) et de leurs frères et sœurs (42 % vs 28 %). À l’inverse, et à l’instar du groupe précédent, elles et ils sont moins enclin·e·s que leurs camarades à s’intéresser au changement climatique (5 % vs 20 %) et à la situation écologique à venir (23 % vs 55 %). Elles et ils s’interrogent également moins que les autres sur leur avenir scolaire (50 % vs 69 %), dans la mesure où celui-ci est déjà défini pour plus de la moitié de ces personnes : 53 % ont une idée précise du type d’études qu’elles et ils souhaitent poursuivre, contre 41 % en moyenne des autres élèves. Ces projets d’études révèlent un intérêt plus grand pour les formations courtes et professionnalisantes, 18 % souhaitant s’orienter vers un BTS/DUT (contre 11 % des autres groupes) et 15 % vers une formation spécialisée en santé/social (école d’infirmier·ère, d’aide-soignant·e, institut de travail social…), contre 6 % des autres élèves. À l’heure de la massification scolaire (Duru-Bellat 2006), si ces adolescent·e·s se projettent dans des études supérieures, c’est à plus court terme. Pour préparer cette prochaine sortie du monde de l’éducation supérieure, la plupart ont une idée précise du métier qu’elles et ils souhaitent exercer (60 % vs 51 % des autres groupes). Ces métiers visés se distinguent par leur plus forte proportion à s’inscrire dans le secteur du care (32 % contre 16 % des autres groupes), mais aussi dans les catégories professionnelles d’employés/ouvriers (12 % vs 4 %) et de professions intermédiaires (23 % vs 13 %) tandis que les autres visent en priorité des métiers attachés aux positions de cadre ou de professions intellectuelles supérieures, ce qui traduirait une plus faible ambition de leur part.
27Ces visions de l’avenir sont inégalement réparties dans l’espace social. Elles dépendent non seulement des conditions matérielles et symboliques d’existence des adolescent·e·s, mais reflètent également des socialisations au temps présent ou à venir particulières, et ce aussi bien dans leur forme que dans leur contenu. Plus précisément, les rapports plus ou moins confiants – et plus ou moins concrets – au futur semblent être liés aux styles d’éducation familiale reçue, et notamment à l’implication des pères et/ou des mères dans la vie scolaire et ordinaire de leurs enfants, ainsi qu’à la nature, la qualité et la fréquence de leurs échanges. Toutefois, les parents ne sont pas les seuls à influencer les perceptions de l’avenir des jeunes ; les ami·e·s jouent également un rôle primordial en la matière, notamment pour celles et ceux qui placent les sociabilités affectives et amoureuses au centre de leur vie.
28Les adolescent·e·s qui présentent une vision incertaine de leur avenir se distinguent de leurs camarades par une forte implication de leurs deux parents dans leur vie scolaire : 44 % précisent discuter tous les jours ou presque avec leur père et leur mère de leur orientation scolaire, contre 33 % des autres lycéen·ne·s ; et, enfin 13 % affirment que leurs parents ont déjà pensé à un projet professionnel pour elles et eux, contre seulement 8 % des autres jeunes.
- 6 Les différences sont encore plus saillantes lorsque l’on se concentre sur le niveau de participatio (...)
29Cette forte implication parentale dans le domaine scolaire s’accompagne d’un contrôle relativement important de leurs sociabilités affective et amoureuse, ainsi que de leurs sorties. Ces adolescent·e·s sont près de trois fois plus nombreux·ses que leurs camarades à indiquer une participation (très) importante de leurs deux parents à leur vie amicale (13 % vs 5 %) et sentimentale (9 % vs 3 %)6. De même, elles et ils ont davantage tendance à penser que leur père – et dans une moindre mesure leur mère – accorde une (trop) grande importance à la fréquence de leurs sorties et aux personnes avec qui elles et ils sortent (31 % vs 22 % des autres lycéen·ne·s). Il n’est donc pas étonnant de constater que ces adolescent·e·s sont nettement plus enclin·e·s que leurs camarades à s’investir pleinement dans leur scolarité, et plus précisément à penser que le lycée est une période importante de leur vie (91 % vs 84 %), que la réussite scolaire est primordiale pour leur avenir (64 % vs 49 %) et qu’il est (très) difficile de réussir sa vie sans diplôme (35 % vs 25 %).
30Ce plus fort investissement dans la sphère scolaire – en partie subi et contraint puisque contrôlé par leurs parents – n’est pas sans effet sur leur bien-être et sur leur santé mentale. Il s’accompagne d’un niveau de stress plus élevé que le reste des lycéen·ne·s : 22 % déclarent que les discussions sur leur avenir scolaire et professionnel, notamment avec leurs parents, sont une source quotidienne d’anxiété ou de stress, alors que ce n’est le cas que pour 14 % de leurs camarades. De même, elles et ils sont plus nombreux·ses à avoir ressenti le premier confinement lié à la pandémie du Covid-19, de mars à mai 2020, comme une période stressante (58 % vs 48 %), notamment en raison de l’arrêt des cours et des conséquences négatives que cet arrêt a eues et/ou aurait pu avoir sur la valeur de leur diplôme et sur la poursuite de leurs études et de leurs projets professionnels (Buzaud et al. 2021).
- 7 Dans ce groupe, 61 % des mères et 51 % des pères ont un diplôme supérieur au baccalauréat contre re (...)
31En d’autres termes, cette vision incertaine et inquiète de l’avenir s’explique par un style d’éducation qui favorise les dispositions ascétiques des adolescent·e·s et valorise « le goût de l’effort » scolaire (Garcia 2018) au détriment d’un investissement plus fort dans les sphères amicale et amoureuse. Mais elle s’explique aussi – et surtout – par le risque omniprésent de ne pas obtenir les rétributions matérielles et symboliques attendues en échange des nombreux efforts consentis dans un contexte d’inflation des diplômes (Duru-Bellat 2006 ; Vignoli, Mallet 2012) et de peur de déclassement (Peugny 2011). Cette menace permanente d’échec scolaire ou professionnel semble d’autant plus forte que les efforts fournis sont importants, y compris du côté des parents qui s’investissent sans compter dans la scolarité de leurs enfants, soit directement en les aidant à réviser grâce à leur capital culturel relativement élevé7, soit indirectement en mobilisant leurs ressources sociales et en intervenant auprès de l’établissement en cas de difficultés avec les professeur·e·s ou les autres élèves. Il n’est donc pas surprenant que ce soient les garçons et les filles issu·e·s des classes moyennes qui aient cette vision incertaine de l’avenir, marquée par une certaine peur de l’échec.
32Enfin, il n’est pas étonnant de noter que cette vision anxieuse de l’avenir est surreprésentée chez les élèves de Terminale dans la mesure où ces dernier·ère·s sont davantage confronté·e·s à la nécessité d’établir un projet d’études en vue de leur inscription prochaine sur ParcourSup que les élèves de seconde et de première. La « pression sociale pour « se placer » au sein d’une hiérarchie scolaire prédéfinie », pour reprendre les termes de Cécile Van de Velde (2008 : 216) (impliquant des trajectoires linéaires au sein des filières les plus valorisées), augmente à mesure que les épreuves du baccalauréat et que les sélections ou concours d’entrée approchent.
- 8 Le terme politisation revêt plusieurs acceptions et voit s’opposer des théories difficilement conci (...)
33Les jeunes qui perçoivent principalement l’avenir comme risque d’être confronté·e à une crise économique, écologique ou sociale ont pour particularité de s’inquiéter davantage du devenir de la société dans son ensemble plutôt que de leur devenir en particulier. Cette focalisation sur les enjeux globaux au détriment d’enjeux plus individuels comme la réussite personnelle et scolaire tient tout d’abord à leur forte politisation8. Ces adolescent·e·s sont deux à trois fois plus nombreux·ses à parler (quasi) quotidiennement avec leurs ami·e·s des deux sexes : des inégalités sociales (33 % contre 16 % des autres lycéen·ne·s), de la situation politique nationale (20 % vs 10 %) comme internationale (18 % vs 7 %), de la situation économique actuelle (22 % vs 6 %), et dans une moindre mesure des bouleversements climatiques (22 % vs 12 %). Elles et ils affirment également discuter très fréquemment de ces questions avec leurs amoureux·ses : près de 30 % d’entre elles et eux abordent tous les jours ou presque ces différents sujets avec leurs petit·e·s copains et copines, contre moins de 10 % des autres lycéen·ne·s. À l’inverse, elles et ils apparaissent légèrement moins enclin·e·s que leurs camarades à questionner quotidiennement leur avenir et/ou leur orientation scolaires, que ce soit avec leurs ami·e·s (23 % vs 30 %) ou leurs amours (55 % vs 80 %). Cette centralité des thèmes politiques et de « société » au sein des discussions avec leurs groupes de pairs s’accompagne d’un fort rejet des normes traditionnelles de genre : une grande proportion des lycéen·ne·s qui ne se retrouvent pas dans les catégories binaires de genre homme/femme rejoignent cette vision de l’avenir comme crises (60 % contre 9 % de celles et ceux qui se définissent comme fille ou garçon). La politisation de ces adolescent·e·s ne se limite donc pas à des échanges concernant la situation sociale, économique et écologique telle qu’elle est et telle qu’elle risque de devenir, elle s’exprime également en pratique par la remise en cause de l’ordre inégal des choses, en refusant l’usage de la bi-catégorisation de genre pour se définir ou en manifestant un intérêt pour la définition d’un monde alternatif.
- 9 Les pères et les mères de ces lycéen·ne·s sont en effet moins impliqué·e·s dans la vie scolaire et (...)
34La forte politisation de ces adolescent·e·s est liée au contenu de leur socialisation familiale, et plus précisément à la place que les thématiques politiques, économiques, écologiques et sociales occupent dans les discussions familiales (Muxel 2001 ; Bargel, Darmon 2017), que ce soit celles qu’elles et ils ont avec leurs pères ou leurs mères, ou avec les autres membres de leur famille. Elles et ils indiquent en effet parler plus fréquemment que leurs camarades des inégalités sociales, de la politique nationale et internationale avec au moins un de leurs parents. Elles et ils sont respectivement 58 %, 61 %, et 54 % à déclarer parler de ces trois sujets plus d’une fois par mois avec leurs pères et/ou avec leurs mères, contre 43 %, 50 %, et 43 % des autres lycéen·ne·s. Cette plus grande propension à s’intéresser à la politique et à en parler en famille se retrouve également dans la fréquence à laquelle ces jeunes abordent les questions écologiques, économiques ou sociales avec leurs frères et sœurs : 15 % d’entre eux et elles discutent tous les jours ou presque de l’impact climatique avec leurs adelphes, alors que ce n’est le cas que pour 8 % des autres lycéen·ne·s ; et elles et ils sont également 51 % à parler des inégalités sociales plus d’une fois par mois dans leur fratrie, contre 39 % de leurs camarades. Ces résultats font écho à ceux mis en évidence, il y a plus de trente ans, par Annick Percheron (1985). La politiste soulignait déjà que dans les familles « modernistes-libérales », où les discussions politiques parents-enfants sont fréquentes, le contrôle (scolaire) parental relativement faible et l’autonomie des enfants élevée (comme c’est le cas ici)9, la transmission des rapports (non traditionalistes) au monde et à la morale était efficace (et plus efficace que la transmission des orientations politiques). Il n’est donc pas étonnant de retrouver chez ces lycéen·ne·s un rapport agonistique au monde (avec une forte volonté de lutter contre les inégalités sociales et les inégalités de genre) et une plus grande valorisation des enjeux collectifs et de société au détriment des enjeux plus personnels et scolaires.
35Cette primauté des enjeux sociaux sur les enjeux individuels peut également s’expliquer par leur sociabilité amicale et amoureuse. Ces jeunes se distinguent nettement de leurs camarades par le fait d’appartenir à des groupes de pairs très politisés dans lesquels les questions de politique (inter)nationales, d’injustices et de crises écologiques à venir sont au centre des échanges et occupent une place importante dans leurs préoccupations quotidiennes.
36Enfin, un dernier élément pourrait expliquer cette plus grande inquiétude envers l’avenir général de la société plutôt qu’envers leur seul avenir personnel : l’absence de pression scolaire imminente. Si ces adolescent·e·s mettent plus souvent à distance les enjeux scolaires et professionnels que leurs camarades (au profit d’enjeux plus politiques et collectifs), c’est parce qu’elles et ils sont objectivement plus éloigné·e·s que les autres de la pression des réflexions liées à leur avenir en raison du caractère encore relativement lointain du baccalauréat, des choix post-bac et de l’insertion dans l’enseignement supérieur. En effet, les adolescent·e·s les plus enclin·e·s à percevoir l’avenir comme une période de crises sont surreprésenté·e·s parmi les élèves de Seconde et Première : elles et ils sont, en proportion, deux à trois fois plus nombreux·ses que les élèves de Terminale à adhérer à cette vision du futur (43 % en Seconde, 39 % en Première vs 17 % en Terminale).
37Les adolescent·e·s qui ont une vision positive de l’avenir et qui le définissent comme un moment de liberté et d’indépendance – voire comme la période tant attendue d’entrée dans la vie (idéalisée) des étudiant·e·s qu’elles et ils vont devenir – se distinguent de leurs camarades par le fait d’être issu·e·s (du pôle économique) des classes supérieures, et d’avoir reçu une éducation valorisant l’autonomie. Contrairement à leurs camarades, elles et ils semblent en effet avoir été élevé·e·s dans un univers familial de type « contractualiste » (Kellerhals, Montandon 1991), autrement dit un univers au sein duquel les pères comme les mères exercent leur autorité de manière moins coercitive que dans les autres familles : elles et ils ne contrôlent pas directement la vie ordinaire et scolaire de leurs enfants et laissent davantage de place à la négociation et (donc) à l’apprentissage de l’autocontrainte ou de l’autorégulation.
- 10 Les adolescent·e·s déclarent la même fréquence de discussions autour de leur orientation scolaire o (...)
38Si, dans ces familles, les parents semblent attacher tout autant d’importance à la réussite scolaire et au futur professionnel et familial de leurs enfants que dans les autres familles10, ils sont en revanche bien moins enclins à s’investir dans la scolarité et dans la sociabilité de leurs enfants. Ces dernier·ère·s sont en effet moins nombreux·ses que leurs camarades à préciser qu’au moins un de leurs parents les aide souvent à faire leurs devoirs (17 % vs 22 %) ou intervient en cas de difficultés scolaires, que ce soit auprès de leurs enseignant·e·s (46 % vs 57 %) ou des autres élèves (26 % vs 36 %). Mais elles et ils sont également moins susceptibles d’indiquer que leurs pères et/ou leurs mères s’impliquent (très) fortement dans leur vie amicale (25 % vs 32 %), dans leur vie sentimentale (21 % vs 24 %), et d’une manière générale dans la gestion de leur vie quotidienne (33 % vs 42 %). Ce moindre investissement parental se traduit positivement du côté des jeunes : d’une part, elles et ils apparaissent moins stressé·e·s que leurs camarades par les discussions avec leurs parents concernant leur avenir (11 % indiquent l’être à chaque fois que le thème est abordé, contre 20 % de leurs camarades) ; d’autre part, elles et ils font montre d’un rapport confiant quant à leur futur scolaire et professionnel : 31 % pensent devenir cadres ou ingénieur·e·s, notamment dans le domaine de l’informatique, du commerce et de la finance, contre 22 % des autres lycéen·ne·s.
39Le style d’éducation reçu par ces jeunes se caractérise enfin par l’importance accordée par les parents à la sociabilité amicale et au groupe de pairs des enfants. Les pères comme les mères encouragent plus fréquemment que les autres parents les relations sociales de leurs enfants – en accueillant chez eux et elles les ami·e·s ou petit·e·s ami·e·s dont l’identité (de classe) a été préalablement contrôlée, voire en les autorisant à se voir en dehors du cadre scolaire. Ces adolescent·e·s sont ainsi les plus nombreux·ses à indiquer retrouver tous les jours ou presque, en journée comme en soirée, leurs copains et copines ou leurs amours (15 % vs 7 %). Ce plus grand temps passé avec ses pairs n’est pas sans effet sur les représentations de l’avenir des jeunes : d’une part, l’importance accordée au devenir des ami·e·s et des amours est plus forte chez ces lycéen·ne·s que chez leurs camarades ; d’autre part, les pairs semblent davantage contribuer à la socialisation temporelle des adolescent·e·s que dans les autres profils dans la mesure où ils sont les principaux interlocuteurs des jeunes sur les questionnements vis-à-vis de l’avenir.
40Les lycéen·ne·s qui se représentent l’avenir comme l’entrée dans un monde adulte idéalisé – et plus précisément comme l’entrée dans le monde du travail et surtout dans celui de la conjugalité et de la parentalité – ont pour spécificité d’être issu·e·s des classes populaires stables, et d’avoir connu une éducation familiale basée à la fois sur un fort contrôle scolaire et social et sur un soutien familial sans faille, aussi bien dans la gestion de leur vie ordinaire que dans la préparation de leur vie future.
41En effet, à l’instar des jeunes ayant une vision incertaine de l’avenir, ces adolescent·e·s ont tendance à indiquer une très grande implication de leurs parents aussi bien dans leurs études que dans leurs projets scolaires et professionnels : près de 40 % déclarent que leur père et/ou leur mère participe(nt) très fréquemment à ces différents domaines. Toutefois, contrairement à celles et ceux-ci, leurs parents accordent une moins grande importance à leur réussite scolaire ou professionnelle. Moins de 8 % des jeunes affirment que leurs parents accordent une trop grande importance à ces thématiques, contre plus de 15 % de leurs camarades ayant une vision incertaine de l’avenir et 12 % du reste des enquêté·e·s. Ce faisant, leur niveau de stress vis-à-vis des discussions sur leur avenir est bien plus bas que l’ensemble de leurs camarades : 27 % déclarent ne jamais être stressé·e·s quand elles et ils discutent de cette question avec leurs parents, contre 13 % de leurs camarades.
42Dans ces familles, l’investissement parental semble avoir pour objectif avant tout d’encourager et de soutenir au mieux les jeunes durant cette période clé de l’existence. Comme l’ont montré plusieurs enquêtes (Delay 2014, Poullaouec 2019), la réussite scolaire et professionnelle n’est pas, pour ces familles, une fin en soi. Seul le bien-être de leur enfant l’est. Les parents espèrent d’abord que leur fille ou leur garçon puisse « faire ce qu’elle et il veut » et font en sorte de l’accompagner au mieux dans cette quête. Ces lycéen·ne·s sont bien plus nombreux·ses que l’ensemble de leurs camarades à préciser que leur père et leur mère les « soutiennent beaucoup » dans leurs études (62 % vs 51 %), dans leurs projets professionnels (58 % vs 46 %), mais aussi dans l’organisation de leur vie ou dans leurs activités quotidiennes (45 % vs 36 %). De même, il n’est pas étonnant qu’ils et surtout elles déclarent bien plus souvent que leurs camarades, qu’il est très facile de parler avec leurs parents, et notamment leur mère, des choses qui leur posent problème (22 % vs 11 %), de leurs relations amicales (66 % vs 55 %) mais aussi amoureuses (60 % vs 49 %).
43En d’autres termes, dans ces familles, l’investissement scolaire des parents ne constitue qu’une seule partie du travail d’éducation familiale, qui doit s’accompagner d’une tâche plus essentielle, à savoir celle de soutien moral et d’instauration d’une communication privilégiée avec les enfants qui permet de favoriser la formation de rapports familiaux chaleureux et intimes, et de transmettre l’idéal de bonheur reposant sur la famille et le travail.
44Cet article met en avant plusieurs résultats, que ce soit du point de vue de la sociologie du temps ou de la sociologie de la socialisation. Tout d’abord, dans la continuité des travaux empiriques sur les rapports au temps des individus (Henri-Panabière et al. 2019 ; Millet, Thin 2005 ; Pronovost 2000, Royer 2009, Sève 2019), il met en avant l’existence d’un espace social du rapport à l’avenir, et ce dès l’adolescence. Non seulement les filles et les enfants de classes supérieures sont plus enclin·e·s que les garçons et les jeunes des classes populaires à se questionner sur le futur en général et leur futur en particulier, mais les un·e·s et les autres brossent des visions différentes – et parfois opposées – de ce dont l’avenir sera fait. Plus précisément, l’article souligne qu’il existe quatre perceptions socialement et sexuellement différenciées de l’avenir parmi les adolescent·e·s : l’avenir comme horizon incertain (privilégié par les filles des classes moyennes et les élèves de Terminale) ; l’avenir comme crises (dépeint par les jeunes de Seconde et Première qui rejettent la bi-catégorisation de genre) ; l’avenir comme période de liberté (brossé par les garçons de classes supérieures) ; et, enfin l’avenir comme entrée dans un monde adulte idéalisé (dessiné par les jeunes de classes populaires). Si ces perceptions du futur sont liées aux conditions matérielles d’existence des jeunes – et leur plus ou moins grand sentiment d’(in)sécurité ou d’aléa (Bourdieu 1977 ; Darmon, Dulong, Favier 2019), elles dépendent aussi de la socialisation familiale, et plus précisément des styles d’éducation reçue.
45Les jeunes qui voient l’avenir comme un horizon incertain ont pour particularité d’avoir grandi dans un univers familial planificateur et ascétique où l’enjeu scolaire est primordial et le contrôle parental (notamment à l’égard des filles) important. Dans ces familles de classes moyennes, la réussite scolaire est fondamentale et occupe une large part des discussions parents-enfants, d’autant plus que ces dernier·ère·s sont en Terminale, où se posent clairement les questions d’orientation. Les adolescent·e·s qui perçoivent l’avenir comme une période de crise économique, sociale et écologique se caractérisent par le fait de vivre dans des familles davantage politisées, qui accordent plus de place à l’autonomie des jeunes et où les enjeux scolaires semblent moins importants, d’une part du fait de bons résultats scolaires des enfants et d’autre part en raison d’une moindre pression à s’orienter puisqu’ils et elles sont encore en classe de Seconde ou de Première. Les lycéen·ne·s qui conçoivent l’avenir comme une période de liberté (entre ami·e·s) se distinguent par le fait d’avoir reçu une éducation très libérale basée sur la négociation et l’apprentissage de l’autocontrainte et où la sociabilité amicale est fortement valorisée. Dans ces familles de classes supérieures, il est important que les enfants, et notamment les garçons, soient autonomes dès leur plus jeune âge et apprennent à bien gérer et à bien contrôler le(ur) temps dans la mesure où il s’agit de compétences jugées nécessaires pour accéder aux positions dominantes, que ce soit au sein des filières sélectives ou dans le monde professionnel hautement qualifié qu’ils cherche(ro)nt à intégrer (Darmon, Dulong, Favier 2019). Mais il semble également primordial pour ces parents que les unes et les autres intériorisent dès l’adolescence l’importance de la sociabilité (mondaine) dans le but de créer et d’entretenir un capital social dont elles et ils pourront bénéficier une fois adulte (Pinçon, Pinçon-Charlot 2016). Enfin, les jeunes qui se représentent l’avenir comme une entrée dans le monde (idéalisé) du travail, de la conjugalité et de la parentalité ont pour particularité d’avoir reçu une éducation familiale centrée sur la réalisation des aspirations personnelles. Dans ces familles des classes populaires stables, les relations parents-enfants sont chaleureuses et se caractérisent par un fort niveau de connivence et par un soutien très important des premiers à l’égard de la vie scolaire et quotidienne des seconds. Si la réussite scolaire importe, elle n’est pas une fin en soi. Le but de la forte implication (morale et matérielle) des parents est que leur enfant puisse être heureux dans ce qu’elle ou il fait et entreprend. Il n’est donc pas étonnant que le futur brossé par les enfants ressemble en tout point (ou presque) à la situation familiale que ces dernier·ère·s vivent ou ont vécu avec leurs parents. Les niveaux de bien-être qu’elles et ils perçoivent chez leurs parents et ressentent elles et eux-mêmes en tant qu’enfant semblent contribuer à la volonté de reproduire cette situation de bonheur pour leur(s) futur(s) enfant(s).
46Si certains de ces résultats sont attendus, trois nous semblent originaux par rapport à la littérature existante. Tout d’abord, les différenciations sociales des rapports à l’avenir ne se limitent pas seulement à la capacité de s’y projeter ou à la plus ou moins grande « ouverture » des domaines de préoccupations des jeunes (Rodriguez-Tomé, Bariaud 1987 ; Sève 2019), elles se retrouvent également dans les différentes thématiques que les filles et les garçons (des classes populaires, moyennes ou supérieures) mettent au centre de leurs questionnements vis-à-vis de l’avenir. En d’autres termes, les variations sexuées et sociales face au futur ne se résument pas à l’existence de dispositions inégales à prévoir l’avenir (plus ou moins lointain ou dans différentes sphères de la vie), elles se retrouvent également dans les préoccupations des jeunes : qu’est-ce qui importe le plus ? Sa carrière ? Sa vie familiale, amicale, amoureuse ? Le devenir de sa famille, des autres, du monde ? Ensuite, les classes populaires ne se caractérisent pas nécessairement par un présentisme en raison des difficultés de la vie quotidienne et du peu de choses que ses membres ont à attendre de l’avenir (Bourdieu 1977). Certain·e·s, notamment celles et ceux issu·e·s des fractions les plus stables, réussissent non seulement à se projeter dans l’avenir, mais ont une vision positive de ce dernier. Cela s’explique principalement par des conditions matérielles d’existence inégales : les fractions stables des classes populaires étant moins dans l’urgence des problèmes de la vie quotidienne que les fractions instables en raison de revenus plus réguliers et élevés (Millet, Thin 2005), elles parviennent mieux que ces dernières à mettre à distance le présent et ses soucis (factures impayées, difficultés à satisfaire les besoins essentiels) et sont donc plus enclines à se préoccuper de l’avenir. Enfin, et c’est peut-être le résultat le plus original, les rapports à l’avenir des lycéen·ne·s ne dépendent pas uniquement de la socialisation familiale. Les groupes de pairs jouent un rôle important en la matière, notamment pour celles et ceux qui perçoivent l’avenir comme crises ou comme période de liberté. Cette plus grande prévalence des ami·e·s et des amours semble liée, d’une part, à un moindre interventionnisme et contrôle parental – les jeunes vivent dans des familles valorisant l’autonomie – et, d’autre part, à une plus forte présence des pairs dans la vie quotidienne et dans les discussions des adolescent·e·s.
47Aussi intéressants soient ces résultats, il convient toutefois de rappeler que les tendances repérées mériteraient d’être corroborées par d’autres enquêtes. D’une part, pour tenir compte des biais de sélection de cette recherche exploratoire et de la surreprésentation des filles et des classes supérieures dans notre échantillon. Développer des enquêtes quantitatives (inter)nationales permettrait de saisir plus finement et plus précisément l’espace social des rapports à l’avenir et de vérifier le poids des styles de vie et d’éducation spécifiques. D’autre part, recourir à des enquêtes qualitatives d’envergure permettrait de décrire plus avant la socialisation temporelle en train de se faire, et non seulement ses résultats à partir de données biographiques rétrospectives comme c’est le cas ici. Les tendances soulignées proposent donc des pistes de recherches pour qui souhaite appréhender le rapport à l’avenir des jeunes dans ses multiples dimensions (familiales, scolaires, professionnelles), de façon positive et pas seulement « en creux » (en opposant une capacité projective et planificatrice à un rapport hédoniste au présent).
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