1Le 87^e numéro de la revue Histoire de l’art est entièrement consacré aux humanités numériques. Cette publication, dont toutes les livraisons sont thématiques, traite depuis sa création en 1988 des pratiques et des limites de cette discipline, en publiant à la fois des études de cas et des textes plus transversaux qui explorent les différentes questions soulevées par le thème retenu. S’il s’agit d’une revue spécialisée, elle présente la particularité d’analyser souvent les rapports que l’histoire de l’art entretient avec les sciences humaines en général.

2La thématique choisie par le comité de rédaction pour ce premier numéro de l’année 2021 ne déroge pas à cette règle, mais présente la particularité d’avoir pour point de départ une approche foncièrement épistémologique, d’inviter les lecteurs à prendre de la hauteur et à mener une véritable réflexion sur les mutations engendrées par les humanités numériques. À ce titre, cette publication mériterait de toucher un public plus large, car elle est susceptible d’intéresser des chercheurs d’autres disciplines.

3Les coordonnateurs de ce volume – Olivier Bonfait, historien de l’art moderne à l’université de Bourgogne, Antoine Courtin, responsable du service numérique de l’Institut national d’histoire de l’art, et Anne Klammt, directrice de recherche au Centre allemand d’histoire de l’art à Paris – annoncent dès l’introduction que leur intention est de faire bouger les lignes au sein de la communauté des historiens de l’art, qu’ils savent en grande partie frileuse, voire franchement réticente face à ces nouvelles modalités d’investigation et de réflexion. Ils ne nient pas le sentiment d’« injonction au numérique » ressenti tant à l’Université que dans les musées, les bibliothèques et les archives, et qui génère des réactions souvent épidermiques. Partant de ce constat lucide mais animés par une saine ambition, les coordonnateurs ont réuni une vingtaine de textes qui examinent plusieurs facettes des changements liés aux humanités numériques, tels que l’apparition de nouveaux objets de recherche, l’évolution des modes de pensée, de travail et d’analyse, ou l’intégration des humanités numériques dans les formations et les perspectives que l’on peut actuellement discerner pour ce champ.

Dialogues sur les enjeux disciplinaires

4Après une solide introduction se succèdent plusieurs rubriques. La partie « Perspectives » rassemble des essais de forme plutôt traditionnelle et d’autres conçus comme des discussions à deux ou trois voix, animées par un modérateur, à la manière d’une retranscription de table ronde. La première contribution (« Aux portes du monde miroir ») pose d’emblée un cadre pluridisciplinaire, qui touche à la fois à l’urbanisme, à la philosophie et à l’histoire, en abordant, via la photogrammétrie à l’échelle de la planète, la notion de « monde miroir » et de représentation de l’espace attentive à la dimension temps. Avec les deux débats suivants – « Humanités numériques et collections culturelles : enjeux et défis » et « Data Ecosystems and Futures of Art History » est largement discutée la question des données, en tant qu’écosystèmes mais aussi du point de vue des institutions culturelles, qui mettent à disposition un nombre grandissant de collections en ligne. Sont évoqués à la fois les opportunités offertes par cette masse inédite de données et les freins rencontrés par ceux qui sont chargés de les rendre accessibles.

5Bien que les discussions sur l’intelligence artificielle soient peut-être moins présentes dans le domaine de l’histoire de l’art que dans le reste de la société, son usage doit tout de même être analysé car elle prend une place de plus en plus importante à mesure que ce vaste mouvement de numérisation rend possible le traitement automatisé de données, en particulier d’images. Deux jeunes chercheurs – Lisandra Costiner et Stuart James dans « Artificial Intelligence and Art History : A Necessary Debate ? » issus, pour l’un, de l’histoire de l’art, pour l’autre, de l’informatique, font le point sur ce sujet, tandis qu’un autre binôme – Peter Bell et Leonardo Impett – expose, par le biais de l’étude d’un thème iconographique précis – celui de l’Annonciation –, les apports de la vision par ordinateur à la compréhension de l’évolution d’un motif considéré sur une vaste échelle (« The Choreography of the Annunciation Through a Computational Eye »).

6Les deux contributions suivantes ont trait à des sujets qui dépassent largement l’histoire de l’art. La première – « Des éditions numériques pour l’histoire de l’art : deux décennies d’expérimentations » – fait le point sur vingt ans d’expérimentation en matière d’édition numérique (traitant ainsi sous un autre angle de la numérisation et de la mise à disposition de sources nouvelles) dans un domaine où la culture du livre est encore très présente. La seconde traite de front une question qui sous-tend plusieurs autres articles : « Comment enseigner les humanités numériques en histoire de l’art ? ». Dans cette discussion entre Paul B. Jaskot, Harald Klinke et Nuria Rodrigez-Ortega, animée par Béatrice Joyeux-Prunel, sont évoquées des problématiques cruciales, sensibles pour tous les enseignants-chercheurs en sciences humaines : quand et comment intégrer les résultats des approches numériques dans les enseignements ? Quelle place donner à l’acquisition des compétences techniques ? Faut-il créer des cursus spécifiques ou au contraire insérer ces notions dans le tronc commun des formations ?

Emprunts méthodologiques et instrumentation

8La rubrique « Accent allemand », qui vise dans chaque numéro de la revue à rendre accessibles au lectorat francophone des études fondamentales parues en langue allemande, est ici consacrée à la présentation d’un projet de recherche pluridisciplinaire de la Deutsche Forschungsgemeinschaft, « Das digitale Bild », qui explore la place des images dans les sciences humaines. Car si l’histoire de l’art les considère comme des objets de recherche à part entière, les images numérisées ont également vu leur place évoluer dans d’autres champs disciplinaires. Suivent cinq études de cas qui présentent des recherches renouvelées, approfondies, voire tout simplement rendues possibles par une approche numérique : la cartographie et l’analyse de réseaux adaptées à l’étude des collections et des collectionneurs semblent particulièrement fructueuses (« Restituer, visualiser, exploiter : qu’apportent les humanités numériques à l’histoire de la collection Gaignières ? » ; « The “Who’s Who ?” of Künstlerhaus Exhibitors : A Guide to Analyze Entangled Artists Biographies Based on Wikidata » ; « Vers une histoire élargie des collections ? Les annuaires artistiques des collectionneurs au prisme des humanités numériques » ; « Dynamiques d’identification : les artistes collectionneurs en réseaux ») tandis que l’analyse computationnelle et, plus largement, les méthodes quantitatives appliquées aux images sont examinées dans un article plus théorique (« Quantifier la perception : le point de vue des arts numériques »).

9Les « Chroniques » sont également placées sous le signe des humanités numériques et donnent de la visibilité à deux champs d’étude peu représentés habituellement dans les publications d’histoire de l’art : d’une part, l’archéologie – dont le rôle « pilote » dans l’intégration des outils numériques à la réflexion scientifique a par ailleurs été souligné –, grâce à un article illustrant l’importance des systèmes d’information liés aux modèles 3D, « Vers la formalisation d’un modèle ontologique pour la description des églises rupestres peintes d’Éthiopie » ; d’autre part, l’histoire du cinéma, également touchée par d’importantes mutations nées de l’accès à de nouveaux corpus – « Les humanités numériques au cœur de l’histoire du cinéma ».

10Le défi énoncé en introduction par les coordonnateurs de ce numéro – essayer de trouver un juste milieu entre contributions techniquement pointues ne s’adressant qu’à des initiés et textes trop généraux n’apportant rien de concret – semble avoir été relevé avec succès. S’il faut certes être un peu familier du vocabulaire des humanités numériques, nul besoin d’être spécialiste pour comprendre les enjeux des études présentées et, de la même manière, nul besoin d’être historien de l’art pour se sentir concerné par les sujets transversaux qui parcourent ce volume. Mais la grande réussite de ce numéro est sans doute le caractère complet et très précis du paysage qu’il dresse de l’état des pratiques en humanités numériques de tout un champ disciplinaire, comme un instantané, sans pour autant passer sous silence les résistances et les biais à l’œuvre dans une grande partie de la communauté des historiens de l’art.