• 3 WOMEN’S AID, A Perfect Storm: The Impact of the Covid-19 Pandemic on Domestic Abuse Survivors and t (...)

3La principale organisation britannique d’aide aux femmes victimes de violences, Women’s Aid est une fédération fondée en 1974, dont le siège social est établi à Bristol et qui possède un réseau d’environ 180 antennes en Angleterre et au Pays de Galles ainsi qu’une structure affiliée mais néanmoins autonome en Ecosse, le Scottish Women’s Aid. La fédération endosse un rôle majeur en matière de sensibilisation et de lobbying à l’échelle nationale. Dès 2020, elle produit un rapport fondé sur plusieurs questionnaires auprès de victimes et de professionnel·les de structures associatives qu’elle intitule « Une tempête parfaite » (« a perfect storm »). Cette métaphore reflète à quel point la pandémie a réuni un faisceau de facteurs susceptibles d’aggraver des situations déjà très tendues. Le rapport montre que 61% des enquêtées ont vu les agissements de leurs agresseurs s’aggraver ; 68% rapportaient n’avoir personne dans leur entourage sur qui s’appuyer, situation dont les conjoints ou ex-conjoints violents ont pu tirer profit afin d’accroître leur contrôle3.

• 4 Emma WILLIAMSON, Nancy LOMBARD & Oona BROOKS-HAY, “Domestic violence and abuse, coronavirus, and th (...)
• 5 Voir par exemple Ria IVANDIC, Tom KIRCHMAIER & Ben LINTON, “The role of exposure in domestic abuse (...)
• 6 Zara BRODIE et al., “Abusers are using COVID to enhance abuse: Domestic abuse helpline workers' per (...)

4Bien entendu, il serait erroné d’affirmer, comme l’ont fait de nombreux médias britanniques4, que la pandémie serait un élément déclencheur – et par conséquent un facteur de causalité – de la violence conjugale. L’exposition préalable constitue le principal facteur de vulnérabilité, le confinement étant moins susceptible d’engendrer une explosion exponentielle de nouvelles situations que d’aggraver des cas pré-existants. Ceci résulte du fait que les femmes victimes deviennent captives de leur agresseur et sont privées de possibilités d’échappatoire à l’extérieur du domicile conjugal5. En d’autres termes, l’incidence de la violence conjugale se manifeste sur le plan qualitatif plutôt par un accroissement de la fréquence d’actes existants que par une sévérité accrue. Cette fréquence agirait comme un signal d’alarme (« wake up call ») dans la décision de quitter le conjoint violent6.

• 7 Priti Patel déclarait sur son compte Twitter: “Any form of domestic abuse is an abhorrent crime and (...)

5Il serait également erroné d’affirmer que les pouvoirs publics n’ont pas réagi à ces signaux. La nature des communiqués émis est révélatrice d’un discours très axé sur les responsabilités individuelles : incitation pour les victimes à prendre la fuite et « tolérance zéro » vis-à-vis des auteurs comme l’ont montré entre autres les déclarations de Priti Patel, ancienne Ministre de l’Intérieur ou encore de Vera Baird, ancienne Commissaire auprès des victimes de crimes (Victims Commissioner) qui plaidait pour une recatégorisation des violences faites aux femmes en actes terroristes7.

• 8 On pourra notamment se référer à la définition qu’en fait la Convention du Conseil de l’Europe sur (...)

8En matière de politiques publiques, la mise en agenda (« agenda setting ») nécessite une identification et une définition précise, officielle et consensuelle du problème public auquel celles-ci sont destinées. La socio-histoire des luttes féministes suggère que le Royaume-Uni a sans doute eu une légère avance sur la France à mettre en évidence la dimension protéiforme du phénomène, si bien qu’aujourd’hui, il est largement établi que la violence n’est pas limitée aux blessures physiques, mais qu’elle comprend également des blessures d’ordre émotionnel, sexuel, psychologique et économique8.

• 9 Evan STARK, Coercive Control: How Men Entrap Women in Personal Life, Oxford, Oxford University Pres (...)
• 10 Jalna HANMER « Violence et contrôle social des femmes », Questions féministes, n°1, 1977 pp. 66-88.

10Une autre singularité sémantique concerne la disparition progressive du terme « violence » remplacé par le terme « abuse », tout particulièrement depuis l’élaboration et l’application du Domestic Abuse Act de 2021 en Angleterre et au Pays de Galles, lequel s’est en partie inspiré de la loi écossaise du même nom de 2018. Ainsi l’expression « domestic abuse » s’applique dorénavant à l’ensemble de la communication gouvernementale, scientifique, médiatique et associative qui contribue à construire les représentations sociétales de la violence conjugale comme expression du contrôle coercitif, celui-ci étant défini par Evan Stark comme une forme de violence fondée sur la domination et le pouvoir dans les relations intimes. Il implique l'utilisation de méthodes de manipulation, de dénigrement, de surveillance, de menaces et de punitions pour maintenir la soumission de la victime et limiter sa liberté9, ce qui est en accord avec l’interprétation que faisait la sociologue Jalna Hanmer de la violence masculine comme le ressort d’un contrôle social des femmes10. Il est dorénavant commun que soient utilisés au Royaume-Uni des référentiels véhiculés par les organisations et les conventions internationales tels que gender-based violence et de manière croissante, Violence Against Women and Girls (VAWG). En 2022, l’expression « VAWG sector » s’est d’ailleurs massivement imposée dans le champ des politiques publiques britanniques pour faire référence à l’ensemble des structures et des intervenant·e·s auprès de femmes victimes de violences de genre.

• 11 Notamment dans l’enquête VIRAGE de l’INED. Voir Elizabeth BROWN et al., Violences et rapports de ge (...)
• 12 Liz KELLY, Surviving Sexual Violence, Cambridge, Polity Press, 1988.
• 13 Elizabeth BROWN & Magali MAZUY, « Violences conjugales subies par les femmes : persistance du conti (...)

11En 1983, la sociologue britannique Liz Kelly avait déjà appelé à une lecture plus globale du phénomène. Fondatrice de la Child and Woman Abuse Studies Unit (CWASU) à la London Metropolitan University, Kelly a joué un rôle moteur dans l’épistémologie des violences envers les femmes et les enfants et contribué à l'élaboration de mesures d’aide aux victimes. Les travaux de Kelly (récemment importés dans la recherche féministe en France11) ont montré que la violence conjugale s’inscrit dans ce que l’on qualifie désormais de continuum de violences de genre, lequel implique une exposition aux violences tout au long de la vie et dans une diversité d’espaces, qu’ils soient publics ou privés. Il inclut donc le harcèlement et les violences sexistes et sexuelles, avec dans les cas les plus extrêmes, le viol, l’exploitation du corps des femmes (prostitution, trafic), les mutilations génitales, les mariages forcés, les crimes d’honneur, et le féminicide, ce dernier constituant un crime genré, c’est-à-dire un meurtre de femme en raison de son genre. Dans son ouvrage le plus cité12, Kelly explique que les violences de genre peuvent produire des effets complexes et différenciés selon l’expérience, les affects et les stratégies développées par des victimes et qu’il est donc primordial de prendre en considération les espaces et les temporalités qu’implique le processus de guérison. L’expérience masculine de faits violents étant de manière générale moins sévère, non multiforme et plus discontinue (les hommes déclarant des faits sur des temporalités plus courtes, qui relèvent majoritairement du conflit), la notion de « violences conjugales » est peu pertinente en ce qui les concerne13.

• 14 Gill HAGUE, History and Memories of the Domestic Violence Movement. We’ve Come Further Than You Thi (...)

12Gill Hague, une autre sociologue britannique cofondatrice quant à elle en 1989 du Centre de recherches sur les violences de genre, le Centre for Gender and Violence Research de l’Université de Bristol, a récemment fourni un récit sur le combat contre les violences conjugales en montrant qu’il a été traversé par de nombreuses influences14. Ce combat s’est affirmé dès le début des années 1970 dans le cadre des revendications féministes et radicales pour plus d’égalité et de justice sociale, et dans celui plus global des mouvements féministes transnationaux. Il a été marqué par des moments fondateurs tels que la conférence au Ruskin College d’Oxford en 1970 qui fut la toute première conférence nationale du mouvement de libération des femmes britanniques et réunit plus de 600 femmes. Celle-ci permit d’affirmer les principales revendications féministes telles que l’égalité salariale, l’accès à la contraception, à l’avortement, ou encore aux opportunités d’éducation et d’emploi. Plusieurs autres conférences s’ensuivirent tout au long des années 1970 et la question de la lutte contre les violences faites aux femmes vint s’ajouter aux revendications portées par ce cycle de conférences.

• 15 Entretien avec Nicole Jacobs, Domestic Abuse Commissioner, Londres, 16 novembre 2022.
• 16 Entretien avec Nicolas Jacobs, ibid.

15La seconde moitié des années 2010 a été marquée par l’élaboration de la loi la plus récente et la plus complète, le Domestic Abuse Act de 2021. Alors qu’elle occupait des fonctions de Ministre de l’Intérieur, Theresa May fit réaliser un audit des 43 forces de police qui mit au grand jour les défaillances dans l’accueil et le traitement des dossiers de violences conjugales. May était déterminée à renverser la situation et dirigea le projet de loi dans son intégralité15. Après plusieurs années d’élaboration (notamment en période de pandémie) et une consultation importante des associations féministes, le texte a reçu l’assentiment royal en mai 2021. Outre une définition légale, plus exhaustive que les précédentes, cette loi apporte un certain nombre d’éléments institutionnels majeurs, tels que la création d’un poste indépendant et statutaire de Commissaire aux violences conjugales (Domestic Abuse Commissioner) sur lequel a été nommée Nicole Jacobs, une ancienne militante et intervenante associative. Jacobs décrit son rôle comme celui d’une intermédiaire (« broker ») entre les acteurs de terrain et les décideurs publics, sa mission étant de produire des connaissances et des recommandations à destination de ces derniers. Pour ce faire, elle dispose d’une équipe de 27 collaborateur·trice·s et d’une importante flexibilité opérationnelle16. Le Domestic Abuse Act 2021 introduit également une obligation légale des municipalités de pourvoir des places d’hébergement aux femmes victimes avec, à cet effet, une contribution de la puissance publique de l’ordre de 125 millions de livres sterling.

• 18 WOMEN’S AID, 2020, op. cit.
• 19 REFUGE, Refuge sees its Online Traffic to its national Domestic Abuse Helpline Website rise by 700%(...)

18Néanmoins, si l’on opère un retour sur le second trimestre de l’année 2020, on constate une très forte augmentation des données par rapport au trimestre précédent. Le CSEW pointait que les plaintes pour violences conjugales avaient augmenté de 7% entre mars et juin 2020 tandis qu’avec 40 397 appels sur la même période, le numéro national de référence pour les victimes de violences conjugales (National Domestic Abuse Helpline) géré par l’organisation caritative REFUGE connaissait une augmentation de 65% par rapport au même trimestre de l’année 202018. L’association REFUGE rapportait quant à elle que dans les 24 heures qui avaient suivi l’annonce du confinement, la page web du numéro national connaissait une augmentation de trafic de 700%19. Sur le court terme donc, les indicateurs ont clairement révélé un effet de la pandémie mais la tendance au recul vers le niveau de pré-pandémie se confirmait en 2022.

• 20 Eylem Atakav et ses collègues ont produit un film intitulé Lifeline, basé sur des enregistrements d (...)
• 21 Roxanne HAWKINS et al., “She couldn’t leave them … the perpetrator had threatened to burn them aliv (...)
• 22 Oona BROOKS-Hay, Kristina SAUNDERS & Michele BURMAN, “A toxic mix: the impact of COVID-19 lockdown (...)

19Par ailleurs, l’impact particulièrement négatif sur la santé psychique et émotionnelle des victimes dans la période du confinement a amplement été relevé dans les médias et la littérature scientifique. Comme le souligne d’ailleurs un collectif de chercheuses, pour en visibiliser les effets, notamment sur la demande d’accompagnement, il peut s’avérer nécessaire de faire appel à des outils créatifs tels que la vidéo et l’image. On constate qu’outre les victimes elles-mêmes, les professionnel·les du secteur ont été affecté·es par des troubles vicariants, signe d’une usure par compassion, d’un dommage collatéral touchant de nombreux·ses professionne·les du care20. Un autre effet collatéral, relativement peu visible, concerne la cruauté envers les animaux de compagnie qui sont souvent une source de bien-être et de réconfort pour les victimes et sont devenus, en période de pandémie, des objets de violence par procuration, voire dans certains cas des outils pour accroître le contrôle coercitif21. S’agissant des agissements d’ex-conjoints, le confinement a eu pour effet d’accroître les menaces et les tentatives de contrôle à distance. Parmi le répertoire de tactiques mises en œuvre, on trouve la violence économique, les menaces en ligne (cybercriminalité), ou encore l’instrumentalisation des enfants par le biais du droit de visite (celui-ci faisant partie des motifs de dérogation au confinement). Néanmoins, il convient de nuancer l’impact de ces tactiques sur les victimes, lesquelles se sont senties sécurisées dans leur domicile, contrairement aux femmes vivant sous le même toit que leur agresseur22.

• 23 Le Femicide Census de 2020 est paru le 13 février 2022. Voir le site https://www.femicidecensus.org (...)
• 24 Diana E. H. RUSSELL & Jill RADFORD, Femicide: The Politics of Woman Killing, New York, Twayne Publi (...)
• 25 Pauline DELAGE, Delphine LACOMBE, Delphine & Marylène LIEBER, « De la violence létale contre les fe (...)

20L’année 2020 affiche un recul du nombre de féminicides depuis le lancement en 2009 du recensement « Counting Dead Women » initié par la militante Karen Ingala-Smith. En effet, en 2020 on dénombrait 110 féminicides (dont 57 commis par un conjoint ou ex-conjoint) contre 168 en 2010 qui fut l’année la plus meurtrière23. Les féminicides sont considérés comme la forme la plus extrême sur le continuum des violences faites aux femmes24. Leur reconnaissance en tant qu’élimination physique des femmes en raison de leur genre s’est difficilement imposée, la notion de féminicide émanant initialement du continent latino-américain, et du Mexique en particulier ; elle a entretemps largement circulé entre pays et continents, ce qui souligne la nécessité de les situer dans les lieux, les moments et les débats de leur production25.

• 26 Pour des comptes rendus détaillés, voir par exemple, https://www.theguardian.com/uk-news/2021/sep/3 (...)

21Au Royaume-Uni, le recul des féminicides conjugaux en période de pandémie peut justement surprendre dans un contexte de médiatisation et de sensibilisation accrue aux féminicides. Deux d’entre eux perpétrés à Londres en 2021 ont fortement choqué l’opinion publique : celui de Sarah Everard, d’abord kidnappée puis violée à Londres le 3 mars 2021 par Wayne Couzens, un ancien officier de la London Metropolitan Police qui fut ensuite condamné à perpétuité, ou encore celui d’une enseignante, Sabina Nessa, sauvagement assassinée dans un parking du sud de Londres le 17 septembre 202126. Le recul des féminicides dans l’espace domestique s’explique quant à lui par le fait qu’une majorité de ces crimes sont commis par un conjoint ou ex-conjoint au moment de la rupture, qui constitue une temporalité déterminante. Or comme nous l’avons vu, le confinement a précisément réduit les possibilités de rupture en enfermant les femmes à l’intérieur du domicile conjugal.

• 27 Lucile GIRARD, Maud NAVARRE Maud & Georges UBBIALI, Le genre pendant la Covid-19, Paris, Paris, L’H (...)
• 28 WOMEN’S AID, Domestic Abuse Report 2022, Bristol, Women’s Aid Federation, 2022.

22L’un des éléments les plus marquants de la crise sanitaire est que celle-ci a renforcé les inégalités de genre, au détriment des femmes. Les femmes ont été mobilisées en première ligne pour les emplois dits « essentiels », tels que les soignantes ou les caissières. Sollicitées au sein des foyers, elles ont assuré la continuité pédagogique en faisant l'école à la maison et elles ont pris soin de leur famille confinée en assurant encore une fois l'essentiel des tâches domestiques27. Ce constat s’applique tout particulièrement s’agissant des violences conjugales : ce sont très majoritairement des femmes qui, dans la sphère professionnelle sont sollicitées en première ligne pour venir en soutien à d’autres femmes subissant des sévices dans la sphère privée. Cette forte tension est illustrée par le sondage annuel auprès des structures affiliées à Women’s Aid qui montre qu’entre mai 2020 et mai 2021, 84,5% d’entre elles rapportaient avoir constaté une nette augmentation de la demande pour leurs prestations28.

• 29 Les Violence Reduction Units (VRUs) sont des unités pilotées par les forces de police. Initialement (...)

23Les municipalités sont dorénavant également soumises à des pressions pour développer la coordination territoriale. Depuis 2019, peu de temps avant l’irruption la pandémie de Covid-19, divers dispositifs de proximité avaient été encouragés par les municipalités ou les employeurs, à l’instar des Violence Reduction Units29 établies dans 18 localités les plus concernées par les violences conjugales.

• 30 Alison GREGORY & Emma WILLIAMSON, “I Think it Just Made Everything Very Much More Intense’: A Quali (...)

24Une distinction peut être faite entre soutiens formel et informel. Les regards se portent plus volontiers vers l’accompagnement institutionnel (psycho-social, juridique, médical) octroyé par la puissance publique et les structures associatives, mais les victimes de violences conjugales bénéficient également – souvent de manière inégale et moins visible – d’un soutien d’ordre informel émanant de la famille, de collègues, d’ami·es et du voisinage. On peut ainsi parler de soutien émotionnel et pratique, d’un soutien de proximité. Ainsi que nous l’avons évoqué, la crise sanitaire a permis de jeter un nouvel éclairage sur la valeur de ces soutiens. Diverses enquêtes sociologiques menées pendant le confinement se sont intéressées à ces réseaux de proximité qui avaient auparavant bénéficié d’une attention moindre de la part des chercheur·es. Les résultats de ces travaux indiquent une sensibilisation accrue des individus aux violences conjugales, et par conséquent une plus grande propension de l’entourage à intervenir30.

• 31 Le ABC est un partenariat entre l’autorité de santé, Public Health England et des chercheur·e·s de (...)
• 32 Nous empruntons ici l’expression du bestseller de Richard THALER et Cass SUSTEIN. La théorie du « n (...)
• 33 Public Health England, Bystander interventions to prevent intimate partner and sexual violence, 10 (...)

25Par ailleurs, les dispositifs de type « bystander » sont également perçus comme prometteurs. Bien que ce terme pourrait laisser penser qu’il s’agirait pour les individus concernés de se comporter en spectateurs passifs, ceux-ci sont en réalité encouragés à agir en témoins « citoyens » afin de désamorcer des comportements violents dans l’espace public. Inspirés par des dispositifs préventifs ayant produit des changements d’attitudes en matière de violences sexistes et sexuelles sur les campus universitaires Etats-uniens, un pilote spécifiquement axé sur les violences conjugales dénommé Active Bystander Communities (ABC) a été testé dans plusieurs villes du sud-ouest de l’Angleterre (Exeter, Gloucester, Torquay)31. Partant du principe que tout individu peut être confronté à des scènes de violences conjugales (dans l’espace public ou à proximité du domicile pour le voisinage), le dispositif propose une formation d’assistance à personne en danger qui vise ainsi à « nudger »32 les comportements. La formation passe en revue les différentes étapes du processus d’implication allant de l’identification à l’intervention par les gestes ou par la parole destinée aux auteurs de violence. L’impact de ce type de formation citoyenne est particulièrement difficile à mesurer sur le moyen ou le long terme puisqu’il s’agit de modifier les perceptions et les comportements sociaux. Sur le court terme, 84% des participant·e·s du ABC interrogé·e·s immédiatement après avoir pris part à la formation rapportaient se sentir plus en confiance d’intervenir pour protéger la victime. Fin 2020, un communiqué de l’autorité de santé britannique (Public Health England) encourageait fortement les municipalités à se saisir de ce type de dispositifs dans le contexte de crise sanitaire33.

• 34 Voir https://www.gov.uk/government/news/home-secretary-announces-support-for-domestic-abuse-victims(...)

27La puissance publique s’est saisie de cette problématique en pilotant une importante campagne de communication (#YouAreNotAlone) diffusée dans les médias, les réseaux sociaux ainsi que dans les supermarchés, et en agissant sur les dispositifs de signalement avec notamment le dispositif « Ask for ANI » mis en œuvre dans les pharmacies tels que dans le réseau de commerce Boots, ANI étant un code de signalement signifiant « Action Needed Immediately »34.

• 35 Home Office, Tackling Violence Against Women and Girls Strategy, 21 juillet 2021, https://www.gov.u (...)
• 36 La toute première MARAC a été créée en 2003 à Cardiff. En 2022, selon l’organisation Safelives qui (...)
• 37 Sandra L. WALKLATE, Barry GODFREY & Jane RICHARDSON “Innovating during the pandemic? Policing, dome (...)

29En outre, le gouvernement considère qu’il est nécessaire d’améliorer les systèmes d’information afin de coordonner plus efficacement l’action des différentes agences impliquées dans la lutte contre les violences de genre. En juillet 2021, le Home Office publie sa « National Strategy for Tackling Violence against Women and Girls »35 qui annonce notamment l’adoption d’une mesure phare pour un montant de 8,1 millions de livres sterling, à savoir un système de partage d’informations, baptisé Multi-Agency Public Protection System. LE MAPPS qui fournit une base de données sur les auteurs de violences conjugales et agresseurs sexuels est qualifié d’outil de « gestion de risques ». De plus, le Home Office incite les forces de police qui coordonnent depuis le début des années 2000 les MARACS (ou Multi-Agency Risk Assessment Conferences)36 – des partenariats interprofessionnels regroupant les acteurs locaux (police, logement, santé, etc.) dont l’action préventive est centrée sur le suivi de cas de violences conjugales classés à haut risque – à innover en réorganisant leur travail, notamment via les plateformes digitales37. Ces exemples illustrent une orientation vers une technologisation croissante des systèmes de signalement et de suivi en matière de traitement socio-judiciaire des violences conjugales.

• 38 Marion TILLOUS (dir.), Espace, Genre et violences conjugales. Ce que révèle la crise de la Covid-19(...)

30Comme dans d’autres champs des politiques publiques, il est essentiel de prendre en compte la dimension spatiale des problèmes sociaux. Adopter une approche spatiale des violences conjugales permet d’interroger les différences territoriales dans le vécu et la prise en charge de ces violences. En effet, les territoires urbains et ruraux sont impactés différemment par la crise38.

• 40 Entretien avec Sally CLEMENTS, Head of Grants, Devon Community Foundation (Tiverton), 9 novembre 20 (...)

33On constate en effet que les structures d’accompagnement ont pu bénéficier non seulement d’une visibilité accrue mais aussi de financements inédits (liés à la mise à disposition par le Home Office du fonds d’urgence évoqué précédemment). Ainsi, de nombreux acteurs de la société civile sont intervenus pour apporter des financements aux associations d’aide aux victimes. Par exemple, le Devon Community Foundation qui soutient une grande variété d’initiatives dans le comté a été amené à orienter une grande partie de ses financements sur la lutte contre les violences conjugales en période de pandémie40.

• 41 WOMEN’S AID, 2022, op.cit.; Domestic Abuse Commissioner, A Patchwork of Provision: How to Meet the (...)

34Des rapports du Women’s Aid ainsi que de l’équipe de Nicole Jacobs ont abondamment illustré l’adaptation des pratiques mises en œuvre par les structures associatives41. Des professionnelles du métier qualifiées de Independent Domestic Violence Advisors ou IDVAs, aux thérapeutes en passant par les responsables de centre d’accueil et de refuges pour femmes victimes, tou·te·s nous ont confirmé ce qui a été plus largement illustré dans la littérature portant sur le travail social en temps de pandémie, à savoir que la crise de Covid-19 a significativement transformé leurs modes d’intervention. Les réunions virtuelles sont tantôt considérées comme une opportunité, tantôt comme une perte dans la qualité du travail. D’un côté, celles-ci apportent de nouvelles possibilités d’échanges d’informations entre professionnel·les ce qui souligne combien ce type de communication – pourtant essentiel au bon fonctionnement des organisations – est trop peu répandu, la charge de travail quotidienne très lourde résultant en un modus vivendi, parfois synonyme d’inertie. Ceci s’avère vrai à la fois en milieu urbain, comme à Londres où la prévalence des cas de violences conjugales est élevée, tout comme en milieu rural ou semi-rural où les distances à parcourir affectent fortement la charge de travail.

• 43 Maddy COY, Liz KELLY Liz & Jo FOORD, Maps on Gaps: The Postcode Lottery of Violence against Women S (...)
• 44 Domestic Abuse Commissioner, op. cit.. Les données de l’enquête ont été recueillies auprès d’un éch (...)

36De plus, la question des disparités territoriales demeure particulièrement importante. Deux ans après l’irruption de la pandémie, bien que répondant à l’urgence, les fonds débloqués par les pouvoirs publics n’ont ni compensé les coupes budgétaires pratiquées depuis 2010 par les gouvernements Conservateurs dans un contexte de politiques d’austérité, ni répondu aux disparités territoriales qui ont été pointées à plusieurs reprises. Une étude menée à la fin des années 2000 avait montré que le déséquilibre spatial (qualifié de « postcode lottery ») transparaissait dans le fait qu’un tiers des municipalités n’était pas en mesure de proposer des services d’accompagnement et de soutien dédiés aux violences conjugales (147 sur 510 identifiés dans l’enquête)43. Ces disparités territoriales sont également relevées plus récemment, dans le rapport de la Commissaire aux violences conjugales paru en novembre 2022 qui constate que pour les prestations de conseils, qui sont les plus demandées, il existe 21 points de pourcentage d’écart dans l’accès à ce type d’accompagnement entre les régions les mieux loties, et donc en meilleure capacité de répondre à la demande (58% dans le Nord Est de l’Angleterre) et les moins bien loties (37% au Pays de Galles)44.

• 45 Lucy TRAFFORD, “Policing a pandemic: changes in policy responses to intimate partner violence (IPV) (...)

37Nous avons pu constater lors de notre enquête à quel point les structures d’accompagnement, dans la capitale tout comme en milieu semi-rural peinent à répondre non seulement à la demande de conseils mais aussi à celle de logements. Le Devon, par exemple, ne dispose que d’un seul refuge proposant des logements stables. Par ailleurs, s’agissant de l’accueil et de l’orientation en commissariat, les mesures de formation des brigades de police restent toujours largement inadaptées, des outils d’évaluation tels que le Domestic Abuse Dashboard (un outil qui permet de mesurer le degré de danger) n’étant pas toujours maîtrisés par les agents, faute de formation adéquate. Enfin, sur le plan quantitatif, la pandémie semble avoir eu pour effet un recul des gardes à vue pour des incidents classés sur un niveau de risque faible ou moyen, en dépit de la hausse des signalements45.