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Les socialismes en Grande-Bretagne, 1850-1914

Socialism in Great Britain, 1850-1914
Alexandra Sippel

Abstracts

In the second half of the nineteenth century, British socialism was diverse. New movements emerged to demand a more democratic representation for workers. Socialist groups agreed on the need to nationalise the land and means of production in order to achieve a fair distribution of wealth for those who produced it. Yet there were marked divergences regarding the role of the workers and the strategies most likely to achieve that fair distribution. Marxist socialism, Fabian socialism, trade unionism and new syndicalism provided different and complementary answers, and attempted to merge into the Labour Representation Committee that gave birth in 1906 to the Labour party.

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Full text

Introduction

  • 1 Voir les travaux d’Ophélie Siméon et en particulier son article dans le présent volume. La doctrine (...)
  • 2 Leroux Pierre, « Liberté et Société sont les deux pôles égaux de la science sociale », article « Ph (...)
  • 3 Saint-Simon Claude-Henri de Rouvroy, comte de, Le Nouveau christianisme, Paris, 1825, p. 12.

1En Grande-Bretagne, on attribue en général l’origine du terme « socialisme » au souci que Robert Owen portait à la « question sociale » et aux nombreuses propositions qu’il a fait émerger sur la scène intellectuelle, qui toutes visaient à améliorer les « circonstances » des ouvriers afin d’améliorer la société dans son ensemble1. En France, le mot « socialisme » commence à circuler à dans les années 1820-1830, en particulier sous la plume de Pierre Leroux2 qui forme ce néologisme pour opposer un « social-isme » quelque peu totalisant (qui envisagerait la société comme un tout quitte à oblitérer les aspirations individuelles) à un « libéral-isme » qui, à force de privilégier la liberté de l’individu et la concurrence entre tous, flatte les intérêts personnels et oublie les plus fragiles au bord du chemin. Toujours en France, Claude-Henri de Saint-Simon s’intéresse, lui, à « l’amélioration la plus rapide possible du sort de la classe la plus pauvre3 », une mission qui sera au cœur des nouvelles institutions, et en particulier du Nouveau Christianisme, selon le titre de son ouvrage-testament paru en 1825, l’année de son décès. On perçoit chez Saint-Simon, comme chez Owen d’ailleurs, l’urgence de résoudre la question sociale, une urgence qui se traduit dans leurs écrits par une grande exaltation mystique. Dès ses débuts, le socialisme se décline en plusieurs mouvements, qui ambitionnent de soulager la misère ouvrière aggravée par l’industrialisation, sans pour autant s’accorder sur la manière, ni même sur la place et le rôle des travailleurs et travailleuses. Se revendiquent ou sont estampillés « socialistes » les tenants de diverses propositions sociales novatrices : association mutuelliste, réforme électorale et institutionnelle (proche du radicalisme), plans de vie communautaire ou organisation de coopératives ouvrières. Cette variété (ainsi parfois que des querelles de personnes) explique en partie les divisions des mouvements socialistes de la seconde moitié du xixe siècle en Grande-Bretagne.

  • 4 Freeden Michael, Ideologies and Political theory, A Conceptual Approach, p. 418.
  • 5 Freeden Michael, Ideologies and Political theory, A Conceptual Approach, p. 426-435.

2On peut, pour définir la pensée socialiste et ainsi se donner quelques repères, s’appuyer sur les travaux du politiste britannique Michael Freeden sur les idéologies. Il souligne que le socialisme émerge alors que l’Europe (et notamment la Grande-Bretagne) s’industrialise, alors aussi que l’économie politique se structure en tant que doctrine scientifique basée sur la loi du marché et de la concurrence. Freeden souligne en premier lieu que ce qui distingue le socialisme du libéralisme ou du conservatisme est le fait qu’il joue sur deux tableaux : ce qui est et que l’on dénonce, mais surtout, ce qui devrait, ou devra être, et qui n’a pas encore été soumis à l’épreuve de la réalité4. Comme d’autres idéologies, le socialisme ne saurait se réduire à une seule idée, et le politiste lui applique son analyse basée sur les principes centraux (core) et adjacents. On s’attachera ici essentiellement aux cinq principes centraux : l’être humain est un être de relations qui ne saurait exister seul ; l’objectif des socialismes est de garantir à l’homme un niveau de bien-être matériel acceptable ; la nature humaine est active et créatrice : le travail est incontournable et englobe toute activité productrice (y compris les arts) ; les êtres humains sont égaux par nature et il incombe à la société socialiste d’abolir les distinctions sociales de l’ère industrielle. Enfin, les mouvements socialistes envisagent l’histoire comme progrès vers la réorganisation économique et sociale qu’ils proposent5.

  • 6 Voir le chapitre intitulé « Mouvements ouvriers » dans La Situation de la classe ouvrière en Anglet (...)

3Le Printemps des Peuples en 1848 cristallise les aspirations égalitaires partout en Europe. En France en particulier, les disciples des socialistes Saint-Simon et Fourier sont très actifs dans la révolution de Février 1848 et l’agitation politique qui s’ensuit jusqu’au coup d’État du 2 Décembre 1851 où beaucoup de ces « quarante-huitards » s’exilent, souvent à Londres, pour échapper à la prison. Bien qu’elle ne soit pas le théâtre d’une révolution comparable, la Grande-Bretagne n’est pas imperméable aux idées socialistes du continent puisque de nombreux militants européens, bien au-delà des Français et Françaises, trouvent refuge dans les Îles Britanniques et y jouissent d’une certaine liberté quoiqu’ils soient étroitement surveillés. On trouve donc à Londres dans les années 1850 des Français comme Louis Blanc (1811-1882) ou Jeanne Deroin (1805-1894), des socialistes allemands comme Carl Schurz (1829-1906 qui émigra par la suite aux États-Unis), mais aussi des révolutionnaires nationalistes, le Hongrois Lajos Kossuth (1802-1894) et l’Italien Giuseppe Mazzini (1805-1872). Tous y poursuivent leur activité intellectuelle – et parfois militante. La pensée socialiste de la première moitié du siècle s’est en grande partie construite en réaction au système économique britannique capitaliste qui s’érige en véritable science économique et sociale aussi inéluctable que la gravitation newtonienne. À cet égard, il paraît important de souligner l’influence de Thomas Robert Malthus (1766-1834) dont les théories démographiques, économiques et sociales sont incontournables tout au long du siècle dans la pensée des Libéraux britanniques, et dont la première manifestation est l’adoption de la Nouvelle loi des pauvres (New Poor Law, 1834), cause majeure de mécontentement parmi les ouvriers. Tout comme les comptes rendus ou récits de voyages dans les régions industrielles du Royaume-Uni avaient mobilisé certains socialistes dans la première moitié du siècle, les descriptions de la condition ouvrière continuent à alimenter la réflexion et le militantisme dans la seconde moitié du siècle. En Grande-Bretagne, l’exemple le plus célèbre est sans doute Friedrich Engels qui publie en 1845 La Situation de la Classe Laborieuse en Angleterre tout en contribuant activement à la définition et à la promotion du communisme et de la révolution prolétarienne jusqu’à sa mort en 1895. L’enquête sociale minutieuse est inséparable de la théorisation de la lutte des classes et de l’inévitabilité de la révolution prolétarienne6.

4Parler de socialisme, ou même de socialismes au pluriel tant les nuances sont nombreuses dans ce second xixe siècle, dans un recueil dédié aux mouvements protestataires, soulève la question de l’articulation entre ces courants intellectuels, souvent portés par des personnalités issues des classes moyennes ou supérieures éduquées, et le militantisme ouvrier. Il serait bien sûr faux de dire que les ouvriers n’ont pas de corpus intellectuel propre, d’autant que les mouvements radicaux pour le suffrage, des manifestations de 1819 aux chartistes, s’appuient sur une appropriation de la tradition constitutionnelle britannique de la pétition adressée au Parlement, par exemple. Pour autant, les penseurs du socialisme s’engagent dans la défense des droits, ainsi que des conditions de vie et de travail des ouvriers, mais aussi dans la médiation et la diffusion de ces idées. Le clivage le plus important entre les différents mouvements socialistes tient peut-être à la place du peuple industrieux dans leur vision de la société juste : les masses populaires ont-elles ou non vocation à prendre part aux institutions par le vote ou par l’éligibilité ? Sont-elles sujet ou objet des politiques menées, même en leur nom et pour leur bien ?

5Cet article se propose de présenter dans un premier temps les différentes manifestations du socialisme et de retracer brièvement leurs liens avec les revendications radicales ou les mouvements syndicaux, depuis la publication du Manifeste du parti communiste de Karl Marx (1818-1883) et Friedrich Engels (1820-1895) en 1848, jusqu’à la formation du Parti travailliste et à ses premiers pas au Parlement à l’aube du xxe siècle. Une première partie abordera les principaux mouvements socialistes de la période, à commencer par la pensée et l’influence de Marx et Engels et leurs liens avec l’Association internationale des travailleurs (International Working Men’s Association, 1864-1872, appelée Première internationale,) ainsi que la conception marxienne de l’histoire. Une deuxième partie se focaliser sur les mouvements qui convergent à la toute fin du siècle dans le parti travailliste : associations socialistes comme la Social Democratic Federation et la Socialist League, l’Independent Labour Party, la Fabian Society, ainsi que leurs principales figures de proue et stratégies de diffusion des idées et leurs liens avec le nouveau syndicalisme. Une troisième partie traitera plus spécifiquement de la façon dont, depuis G.D.H. Cole, les historiens des xxe et xxie siècles ont abordé la pensée socialiste.

Courants et mouvements socialistes

6En 1885, Friedrich Engels formule dans le journal Commonweal, organe de la Socialist League, son hypothèse quant à la quasi-disparition du socialisme entre les initiatives owénistes et les années 1880 :

  • 7 Engels Friedrich, « England in 1845 and 1885 », Commonweal, Mars 1885. Consultable en ligne ici: ht (...)

The truth is this: during the period of England’s industrial monopoly, the English working-class have, to a certain extent, shared in the benefits of the monopoly. These benefits were very unequally parcelled out amongst them; the privileged minority pocketed most, but even the great mass had, at least, a temporary share now and then. And that is the reason why, since the dying-out of Owenism, there has been no Socialism in England. With the breakdown of this monopoly, the English working-class will lose that privileged position; it will find itself generally – the privileged and leading minority not excepted – on a level with its fellow-workers abroad. And that is the reason why there will be Socialism again in England7.

  • 8 Bevir Mark, The Making of British Socialism ; voir le chapitre 2 qui présente le contexte économiqu (...)

7Mark Bevir, l’un des grands historiens du socialisme, est un peu moins catégorique et, s’il concède que le socialisme est plus confidentiel dans les années 1850 à 1880, il insiste néanmoins sur le fait qu’il existe à Londres de petits groupes socialistes, souvent des libres-penseurs liés à des groupes radicaux laissés en marge du parti libéral, parti qui était né dans les années 1830 d’une alliance entre des aristocrates whigs siégeant à la Chambre des lords et des radicaux siégeant aux Communes et tous deux attachés à l’économie politique et au libre-échange8. Le militantisme est plutôt le fait de travailleurs qualifiés et dont les salaires sont suffisamment élevés pour leur permettre d’acquitter une cotisation assez onéreuse. Mais cela n’oblitère pas la volonté d’améliorer les conditions de vie et de travail, ni les tentatives de susciter une conscience de classe parmi les ouvriers.

Karl Marx, le socialisme « scientifique » et la Première Internationale

8Karl Marx et Friedrich Engels élaborent ensemble une pensée du socialisme qu’ils présentent dès 1848 dans le Manifeste du parti communiste comme différente du socialisme « utopique » ou « critico-utopique » d’Owen, Fourier ou Saint-Simon qui dénoncent le traitement des travailleurs (partie critique) et font la part belle à des plans de vie en communauté (partie utopique). Si l’on excepte La Guerre civile en France, l’ouvrage que Marx consacre à la répression de la Commune en 1871, la diffusion des écrits de Marx et Engels reste quelque peu confidentielle jusqu’aux années 1880 où des traductions en anglais circulent davantage, mais tous deux s’illustrent par leur intérêt pour la classe ouvrière britannique et par leur soutien aux mouvements ouvriers comme la Première Internationale (International Working Men’s Association), active de 1864 à 1872 en Grande-Bretagne et à travers l’Europe. À leurs yeux, la Grande-Bretagne représente un parfait laboratoire de la révolution prolétarienne à venir tant les conditions de vie et de travail des ouvriers sont déplorables et propres à susciter la révolte. Là, l’établissement d’un régime réellement socialiste ne pourrait qu’améliorer les conditions de vie et de travail des ouvriers.

9Le Manifeste du parti communiste présente la pensée de Marx et Engels d’une manière pédagogique et concise. Là où Owen et Saint-Simon envisageaient la réforme sociale comme un moyen de pacifier les relations entre travailleurs et propriétaires (de terres et d’usines), Marx et Engels développent la notion de « lutte des classes » comme élément récurrent et moteur de l’histoire européenne. Il ne saurait y avoir de réconciliation tant il est vrai que les possédants ne se laisseront pas égaler par les dominés. Il s’agit donc pour les travailleurs de prendre conscience de leur appartenance à une même classe sociale, unie par un même intérêt au-delà de leur secteur d’activité, et de la force dont ils disposeraient s’ils parvenaient à s’unir. La conclusion de ce petit opus, rédigé comme un programme pour la Ligue des communistes, met en lumière le caractère révolutionnaire de ce socialisme :

  • 9 Marx Karl et Friedrich Engels, Le Manifeste du parti communiste, (1848), traduction française de La (...)

Les communistes ne s’abaissent pas à dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social traditionnel. Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée d’une révolution communiste ! Les prolétaires n’ont rien à y perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner ! Prolétaires de tous les pays, unissez-vous9 !

10Cette pensée de la révolution prolétarienne est tout entière enracinée dans la vision téléologique qu’a Marx de l’histoire, comme bien d’autres penseurs de l’époque. Contrairement à Hegel et au mouvement allemand radical des jeunes hégeliens qui ont une conception idéaliste, Marx développe une conception matérialiste : ce ne sont pas les grandes idées, mais les circonstances matérielles de chaque époque qui font l’histoire. À ses yeux, le xixe siècle est le siècle de la bourgeoisie et c’est l’industrialisation, la théorisation du capitalisme, et les conditions économiques qu’elles sous-tendent qui sont à l’œuvre. Engels l’expose de manière particulièrement claire dans la préface de juin 1883 à la première édition en français parue peu après la mort de son ami :

  • 10 Engels Friedrich. Préface du Manifeste du parti communiste, Londres, 28 juin 1883, p. 6. Dans une n (...)

L’idée maîtresse qui traverse le Manifeste, – à savoir que la production économique et la structure sociale qui en résulte nécessairement forment, comme à chaque époque historique, la base de l’histoire intellectuelle et politique de cette époque ; que, par la suite […], toute l’histoire a été une histoire de luttes de classes, de luttes entre classes exploitées et classes exploitantes, au différentes étapes de leur développement social […] – cette idée maîtresse appartient uniquement et exclusivement à Marx10.

  • 11 Samuel Hayat a consacré un article à l’influence de Proudhon sur la délégation française en 1867 : (...)
  • 12 Sur les antécédents de l’Internationale, on lira avec profit le chapitre de Fabrice Bensimon « The (...)

11S’il n’est pas directement à l’origine de l’Internationale qui s’assemble pour la première fois à Saint Martin’s Hall à Londres le 28 septembre 1864, Marx y prend rapidement une place importante et popularise le cri de ralliement « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Cette association illustre bien les liens entre socialismes et mouvement syndical, mais elle révèle également les dissensions tant théoriques que stratégiques entre révolutionnaires et réformistes, mutuellistes et syndicalistes. Le cœur du mouvement est toutefois syndical et vise à fédérer les ouvriers par-delà les frontières afin d’éviter que les employeurs d’un pays puissent recruter de la main-d’œuvre étrangère pour briser les grèves. Après plusieurs rencontres en Europe dans les années qui suivent, l’Internationale périclite à partir de 1872. Outre le mouvement syndical, qui est traité ailleurs dans ce volume, l’Internationale illustre les tensions à la fois intellectuelles et personnelles entre Karl Marx, le révolutionnaire communiste d’une part, et les partisans de Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865)11, le mutuelliste français de l’autre ; puis entre Marx et l’anarchiste Mikhail Bakounine (1814-1876) à partir de 1868. L’espoir de voir la solidarité et la fraternité ouvrières dépasser les frontières ne meurt cependant pas avec la première Internationale, pas plus d’ailleurs qu’il n’était né avec elle12.

12Les intersections entre les mouvements se poursuivent toutefois, et les syndicalistes George Howell et George Odger, membres de l’Internationale, participent en 1865 à la fondation de la la Reform League, ce qui illustre la porosité entre les différentes causes ouvrières. La Reform League accompagne par son activisme les débats de 1866 et 1867, s’adressant aux libéraux comme aux conservateurs jusqu’à l’adoption de la deuxième loi de réforme du suffrage qui permet aux ouvriers urbains les plus qualifiés de voter. Dans les dernières années du siècle, Howell représente les intérêts des travailleurs au parlement où il est élu grâce aux alliances passées avec les Libéraux : on peut suivre l’itinéraire individuel d’une personne engagée dans plusieurs moments du militantisme ouvrier.

Les sociétés socialistes de la fin du siècle

13Marx et Engels écrivent encore abondamment tout au long du siècle et poursuivent leur analyse et leur dénonciation de l’économie politique, tout en s’informant, soit personnellement, soit grâce à des émissaires, sur les mouvements ouvriers européens. Toutefois, en Grande-Bretagne, il faut attendre les années 1880 pour que de nombreux travailleurs adhèrent à des mouvements socialistes, qu’il s’agisse d’associations, de syndicats ou de mouvements constitués pour se présenter aux élections.

14Les circonstances institutionnelles, économiques et intellectuelles de la fin du siècle favorisent un regain de militantisme ouvrier. Les réformes électorales de 1867 et 1884 ont étendu le droit de vote à une part non négligeable des ouvriers (environ 60 % des hommes peuvent désormais voter lors des élections législatives). La réforme municipale de 1869 ouvre aux femmes célibataires acquittant l’impôt local la possibilité de siéger dans certaines instances locales, principalement en lien avec l’administration de l’assistance et l’éducation. La loi de 1882 étend ces possibilités en abrogeant les conditions liées à la propriété, ce qui ouvre la porte des conseils municipaux et des autorités éducatives (locales en Angleterre) aux ouvriers. La réforme de 1884, en poursuivant la redistribution des sièges, tend les négociations lors des élections législatives : là où l’alliance lib-lab pouvait présenter deux candidats, il n’y a plus de place que pour un seul. Afin de gagner les voix des travailleurs nouvellement autorisés à voter, on se tourne vers des membres des trade-unions (proches des libéraux) susceptibles de faire consensus.

15Sur le plan économique, la Grande-Bretagne a perdu son avance industrielle et l’Allemagne comme les États-Unis sont devenus de redoutables concurrents. Plusieurs pays (dont les États-Unis) adoptent également des mesures protectionnistes qui sont répercutées sous forme de baisses de salaires dans l’industrie textile dans les années 1880-1890. Le nord de l’Angleterre, les Midlands et l’Écosse connaissent un regain du militantisme ouvrier, selon des modalités propres à chaque région ou nation.

  • 13 Voir par exemple Wright Martin, « Robert Blatchford, The Clarion Movement and the Crucial Years of (...)
  • 14 Malone Carolyne, « Campaigning Journalism: The Clarion, the Daily Citizen and the Protection of Wom (...)

16Ajoutons enfin que le Forster Act de 1870, en rendant l’instruction élémentaire obligatoire (elle devient gratuite en 1880) permet conjointement à la presse dite populaire de se développer et aux ouvriers d’y accéder plus massivement qu’à l’époque des chartistes qui disposaient déjà d’organes de presse. La Social Democratic Federation publie son hebdomadaire, Justice, dès 1884. Mais le périodique socialiste le plus influent est sans doute le Clarion, l’hebdomadaire que Robert Blatchford commence à publier à Manchester en 189113. Blatchford se trouve à la croisée de maints chemins socialistes à l’aube des années 1890 : fondateur d’une branche de la société fabienne à Manchester, il est également proche de la Social Democratic Federation et de l’Independent Labour Party et le Clarion reflète assez bien son œcuménisme socialiste. Le journal s’écoule en moyenne à 40 000 exemplaires dans les premières années, et à environ 80 000 exemplaires à l’aube du xxe siècle. S’il est lancé à Manchester, le périodique et ses idées se diffusent bientôt dans toute la Grande-Bretagne, notamment grâce aux Clarion Vans de Julia Dawson, qui sillonnent le pays. Dawson, de son vrai nom Dora Julia Myddleton Morrall, (1866-1946) tenait la rubrique spécifiquement consacrée aux ouvrières de l’hebdomadaire. Blatchford publie par épisodes dans The Clarion les vingt-sept essais de son ouvrage Merrie England qui popularisent les grands principes du socialisme. Partout dans le pays, des clubs se forment en lien avec le Clarion, en particulier des clubs de cyclisme ou des chorales, qui contribuent à faire du socialisme une doctrine largement connue et embrassée par les travailleurs et les travailleuses. L’originalité, et peut-être l’une des clés du succès et de la longévité du Clarion (qui paraît jusqu’en 1934), réside dans son ouverture : Blatchford ne fait pas mystère de son soutien aux méthodes pacifistes et gradualistes, et de son patriotisme lors de la Guerre des Boers, mais il laisse d’autres exprimer d’autres points de vue. Dans son article « Campaigning Journalism », Carolyne Malone insiste également sur le fait que la presse socialiste de la fin du siècle obtient des résultats au Parlement en matière de régulation des conditions de travail14. Le socialisme, loin de n’être qu’une théorie, est donc une force qui peut faire changer les choses pour les ouvriers.

La Social Democratic Federation et la Socialist League

17La démocratie reste un concept particulièrement clivant, encore associé par les Tories comme Disraeli, à la dissolution de la civilisation, comme dans la pensée aristotélicienne. Certains socialistes en revanche se revendiquent démocrates. C’est le cas de Henry Hyndman qui fonde en 1881 la Democratic Federation qui devient en 1884 la Social Democratic Federation. Convaincu par sa lecture du Manifeste du parti communiste, puis du livre 1 du Capital, deux des œuvres les mieux connues de Marx et Engels, Hyndman les rend accessible au grand public dans son ouvrage England for all (1881)15, ce qui lui vaut l’ire d’Engels qui lui reproche vivement de n’avoir pas clairement indiqué les emprunts aux œuvres marxiennes16.

  • 17 Chase Malcolm, The People’s Farm: English Agrarian Radicalism, 1775-1840, Londres, Breviary Stuff, (...)

18Mark Bevir a montré pour sa part comment de nombreux chartistes inspirés par Bronterre O’Brien, « l’instituteur des chartistes », (1804-1864) ont rejoint la Social Democratic Federation. Moins convaincus d’emblée par la nationalisation des moyens de production, ils ne l’ont pas quittée au moment de la scission avec la Socialist League. George Harris et Charles Murray, avaient contribué à faire émerger la première Internationale ; O’Brien lui-même avait participé à la création de la National Reform League pour le suffrage masculin et ses héritiers s’étaient illustrés dans le mouvement républicain du début des années 1870 à l’époque de la Commune de Paris, allant jusqu’à organiser des assemblées favorables à la Commune à Hyde Park en 1871. Alors que tous ces mouvements périclitaient dans les années 1870, le radicalisme des disciples d’O’Brien se fondait avec le marxisme de Hyndman dans la Democratic Federation tous deux favorables à la nationalisation des terres (une revendication déjà portée par les radicaux spencéens au tout début du siècle17). Bevir résume ainsi les objectifs de la Democratic Federation :

  • 18 Bevir Mark, « The British Social Democratic Federation from 1880 to 1885: From O’Brienism to Marxis (...)

The D.F.’s programme opened with those demands of the Charter that had not yet been met – adult suffrage, triennial parliaments, equal electoral districts and payment of members – after which there followed several other political measures – corrupt practices to be made illegal, abolition of the House of Lords, legislative independence for Ireland, and national and federal parliaments throughout the Commonwealth – and finally there came O’Brien’s main social reform, the nationalisation of the land18.

19Selon Bevir, l’implication des disciples d’O’Brien dans la Social Democratic Federation explique et illustre les liens entre le radicalisme chartiste et le socialisme par ailleurs engagé pour la journée de travail de huit heures et l’emploi public des chômeurs, mais aussi pour la collectivisation des moyens de production. Parmi les figures de proue, on peut citer, outre Henry Hyndman, l’écrivain William Morris et la plus jeune fille des Marx, Eleanor, ainsi que son compagnon Edward Aveling. Morris et Hyndman rédigent ensemble le manifeste de la Fédération, intitulé A Summary of the Principles of Socialism, en 1883.19 L’opuscule donne raison à Freeden quand il inclut le rapport à l’histoire dans les principes centraux du socialisme : le début de l’ouvrage retrace l’histoire de la Grèce et de la Rome antiques puis des grandes périodes de l’histoire anglaise et britannique du Moyen Âge jusqu’au xixe siècle, et les auteurs déplorent que jusque-là, la bourgeoisie l’ait emporté sur le prolétariat. L’économie capitaliste fait l’objet d’une analyse très largement inspirée par les travaux de Marx, ce qui amène Hyndman et Morris à conclure que seule l’unité des travailleurs leur assurera la victoire finale :

  • 20 Hyndman Henry et William Morris, A Summary of the Principles of Socialism, Londres, William Reeves, (...)

Thus then, based upon science and political economy, rejoicing in the beauty of an enfranchised art, with our social creed as our only religion […] we appeal to men and women of all classes, all creeds and all nationalities to join us in the struggle wherein none can fail, to prepare for themselves, and for their children, a nobler, higher lot than has hitherto been theirs, and to pass on to countless generations that joy, that beauty and that perfect contentment that can raise from socialism alone20.

20La société poursuit son agitation politique dans les années qui suivent, et présente plusieurs candidats aux élections législatives grâce à des alliances locales avec les Libéraux, illustrant par là son souci d’accéder au Parlement afin de mener les réformes de l’intérieur.

  • 21 Sur William Morris, on lira avec intérêt l’article de Valérie Auda-André « De l’utopie à la praxis  (...)

21Dès décembre 1884 toutefois, des dissensions quant à la personnalité trop autoritaire de Hyndman poussent des figures centrales du mouvement à s’en détacher et William Morris, Ernest Belfort Bax et Eleanor Marx fondent la Socialist League, qui se veut plus démocratique et plus révolutionnaire que la SDF. Là encore, c’est Morris, avec Bax cette fois, qui rédige le manifeste de l’organisation. L’une des particularités du socialisme de Morris tient aussi à son attachement à une vision idéalisée du Moyen Âge, qui définit également le mouvement préraphaélite dans les arts. John Ruskin, grand lecteur de Thomas Carlyle, illustre, comme Morris, les liens entre attachement à l’œuvre de l’artiste ou du travailleur et rejet de l’économie politique, menant à la promotion de certains principes socialistes21. Dans Unto This Last (1860), par exemple, Ruskin, mécène de plusieurs peintres préraphaélites, dénonce la division de travail qui rompt le lien entre l’ouvrier et le produit de son effort. Le travail ainsi considéré est déshumanisant (or on a vu dans la définition de Freeden que le lien humain-ouvrage est indissociable dans la pensée socialiste).

La Société fabienne

22Les Fabiens rassemblent des personnalités souvent proches du parti libéral, et appartiennent pour la plupart aux classes moyennes supérieures intellectuelles. Le nom même de leur organisation révèle leur connaissance de l’histoire ancienne puisque leur figure tutélaire est le général roman Fabius Maximus Quintus qui, lors des guerres puniques du troisième siècle avant notre ère, avaient opposé les Romains aux Carthaginois. Plutôt que de lancer ses troupes inférieures en nombre dans une bataille perdue d’avance contre les armées d’Hannibal, Fabius avait préféré se livrer à une guerre d’usure avant de porter l’attaque victorieuse. De même, les Fabiens considéraient que la meilleure manière de faire advenir le socialisme jusqu’aux plus hautes sphères politiques était de publier sans relâche des opuscules ou des ouvrages plus conséquents démontrant la supériorité d’une organisation socialiste sur l’existante, afin de convaincre par la raison plutôt que d’imposer par la force de l’action directe ou du soulèvement populaire. En cela, ils ressemblent assez à Robert Owen, dont l’image avait en outre été assez largement lissée au fil du siècle malgré toutes les positions controversées, voire scandaleuses aux yeux de ses contemporains, qu’il avait prises de son vivant. Owen aussi était persuadé qu’il lui suffirait de présenter son modèle philanthropique et ses arguments rationnels aux grands du Royaume-Uni et d’Europe (jusqu’à Metternich), pour les rallier à la cause sociale.

  • 22 Guy Stéphane, Genèse du travaillisme britannique : La philosophie de l’histoire des Fabiens. Paris  (...)

23En 1883, le pasteur écossais Thomas Davidson (1840-1900) fonde une Confrérie de la vie nouvelle (Fellowship of the New Life) promouvant « la recherche désintéressée du bien commun, une vie sobre, l’éducation et la promotion de l’éducation et du travail manuel et de l’activité intellectuelle22 ». Dès l’année suivante, Sidney et Beatrice Webb, mais aussi Hubert Bland et George Bernard Shaw quittent cette organisation afin de fonder un mouvement plus en prise avec les réalités sociales et visant à l’amélioration de la société dans son ensemble. Annie Besant, la journaliste qui en 1888 médiatise la grève des ouvrières fabricant des allumettes à l’est de Londres, fait un temps partie du mouvement. Comme les autres socialistes, les Fabiens sont mus par les inégalités encore criantes dans les dernières décennies du siècle, et par l’ambition d’améliorer les conditions de vie pour les travailleurs. Économiquement, ils élaborent une doctrine de la rente qui leur inspire l’un des aspects centraux de leur pensée : la nécessité de collectiviser certains secteurs de l’économie, soit par la nationalisation, soit par la municipalisation. Ils sont également marqués par un ouvrage de Henry George, un essayiste américain qui dénonce la propriété foncière privée et prône un impôt confiscatoire destiné à redistribuer les richesses dans son ouvrage intitulé Progress and Poverty : An Inquiry into the Cause of Industrial Depression and the Increase of Want with Increase of Wealth : The Remedy (1879). Cet ouvrage connaît un très grand succès populaire des deux côtés de l’Atlantique.

24George Bernard Shaw illustre parfaitement cet aspect de la pensée fabienne dès la deuxième brochure intitulée « A Manifesto » qui paraît en 1884 :

  • 23 Shaw George B. Fabian Tracts, « A Manifesto », Londres, George Standring, 1884.

That it is the duty of each member of the State to provide for his or her wants by his or her own Labour. That a life-interest in the Land and Capital of the nation is the birth-right of every individual born within its confines; and that access to this birth-right should not depend upon the will of any private person other than the person seeking it. […] That the practice of entrusting the Land of the nation to private persons in the hope that they will make the best of it has been discredited by the consistency with which they have made the worst of it; and that the Nationalisation of the land in some form is a public duty.23

25Dans le même manifeste, Shaw affirme le soutient des Fabiens à l’égalité civile et politique entre hommes et femmes, sans pour autant appeler au suffrage universel. Il s’agit davantage de garantir l’égalité des droits entre les femmes aisées et éduquées et les ouvriers en droit de voter depuis 1867 et 1883 que de promouvoir la démocratie en tant que telle. Shaw use dans cette partie de l’ironie que l’on associe volontiers à l’humour anglais : « That men no longer need special political privileges to protect them against women ; and that the Sexes should henceforth enjoy equal political rights. »

26Enfin, le manifeste en appelle à l’abrogation des privilèges héréditaires au nom du principe de mérite, et conclut sur la mise en garde suivante : « That we had rather face another Civil War than such another century of suffering as the present one has been. »

27La stratégie des Fabiens, la théorie de l’imprégnation qui prétendait que le travail de persuasion finirait par prévaloir et faire advenir le socialisme par la voie de la réforme parlementaire, est tout à fait cohérente avec leur vision de l’histoire, elle aussi téléologique, et somme toute assez proche de celle des Whigs qui depuis le xviie siècle considéraient que l’histoire britannique tendait tout entière vers l’extension des libertés individuelles. Au-delà des libertés, il était question d’établir un État social robuste et renforcé par la collectivisation des secteurs économiques indispensables afin d’améliorer les conditions de vie des plus pauvres, mais plutôt « par en haut » qu’en accroissant leur agentivité.

Représenter les ouvriers

  • 24 Laybourn Keith, dir, The centennial History of the Independent Labour Party (1992), Edinburgh, Univ (...)

28À partir des années 1880 se forment, en particulier dans le nord de l’Angleterre, dans les Midlands et en Écosse, des organisations qui prennent le nom d’Independent Labour Party. En 1892, ces branches locales se retrouvent en congrès dans la ville de Bradford et s’unissent officiellement en janvier 1893 dans un parti qui ambitionne d’offrir une véritable représentativité aux ouvriers, en rompant les alliances formées avec les libéraux. Ceux-ci, pourtant étroitement liés aux trade unions, sont accusés de ne pas agir contre les baisses de salaires subies par les ouvriers du textile en raison de leur attachement aux principes de l’économie de marché. Profitant des réformes récentes du suffrage et de la représentation locale, l’ILP présente des candidats dans les conseils municipaux et les institutions éducatives, ainsi qu’au Parlement. Keith Laybourn a bien analysé combien les prises de positions du parti dépendent des circonstances locales de la population ouvrière : à Manchester et dans le Lancashire où le socialisme était déjà bien implanté, l’ILP pouvait aisément s’y identifier ; en Écosse, il était assez proche du mouvement autonomiste tandis que dans le Yorkshire, où les travailleurs soutenaient volontiers les libéraux, il faisait surtout valoir les revendications des trade-unions plus que la théorie socialiste24.

  • 25 Fraser Hamish, « Keir Hardie: Radical, Socialist, Feminist », Études écossaises, no. 10, 2005. Fras (...)

29Keir Hardie (1856-1915) est l’un des principaux dirigeants de l’ILP. Il travaille dès son plus jeune âge, et s’engage dans le syndicat des mineurs dont il devient la figure de proue en 1897, menant des grèves en 1880 et 1881. En 1888, quand le parti libéral refuse de l’investir, il se présente en indépendant pour sa circonscription de Mid Lanark (en Écosse), et perd. En 1889, il fait partie de la délégation britannique qui se rend au premier congrès de la seconde Internationale à Paris et cultive ses relations avec d’autres représentants syndicaux européens. En 1892, il est élu pour la circonscription de South West Ham à Londres, pour le compte de l’Independent Labour Party, mais perd (comme tous les candidats de l’ILP) en 1895. Militant infatigable pour l’union ouvrière, il est également pacifiste convaincu, et, contrairement à Blatchford, il dénonce la Guerre des Boers. Il se rend même en Afrique du Sud où il exhorte (en pure perte) les syndicats de mineurs à intégrer les travailleurs noirs. Hardie joue un rôle majeur dans la position officielle adoptée par l’ILP à la veille de la Première Guerre Mondiale : internationaliste convaincu, il défend des positions pacifistes, mais de nombreux adhérents du parti s’engagent malgré tout. À sa mort en 1915, ses biographes sont dithyrambiques, mais le ton hagiographique s’est atténué au fil du temps, à mesure que les historiens ont davantage insisté sur son gradualisme et ses préjugés contre les travailleurs les plus pauvres, préjugés qui le rapprochent des Fabiens. Pour autant, on ne peut nier son militantisme pour faire advenir une société coopérativiste. Enfin, tant en raison de ses convictions que de sa relation suivie avec Sylvia Pankhurst, Hardie a été un militant de l’égalité du droit de vote pour les femmes25.

  • 26 Le texte de Mann est reproduit dans le quatrième volume de l’anthologie Contemporary Thought on Nin (...)
  • 27 Bantman Constance, « Du lib-labism à la grande fièvre ouvrière (1880-1914) : les trade unions entre (...)

30Le mouvement ouvrier reprend également dans les dernières années du siècle. En 1889, une deuxième Internationale, aussi appelée Internationale Socialiste, se forme, donnant corps à une organisation en gestation depuis le début de la décennie. L’organisation, largement encouragée par Friedrich Engels, organise son premier congrès à Paris le 14 juillet 1889. S’y retrouvent des organisations syndicales de toute l’Europe. La Social Democratic Federation entretient des liens avec les organisations socialistes européennes, et en rend compte dans son hebdomadaire Justice. Dans la même période, un syndicalisme « nouveau modèle » émerge en Grande-Bretagne, qui souhaite rompre avec le « trade unionsime » qui prévalait jusque-là. Constance Bantman cite 1886 comme l’année où émerge ce militantisme syndical qui se veut bien plus démocratique que le trade-unionisme des décennies précédentes. 1886 est en effet émaillée de grèves, et voit la publication du pamphlet de Tom Mann (1856-1941) en défense de la journée de travail de huit heures (What a compulsory Eight-Hour Day Means26). Elle insiste sur le fait que les dirigeants de ce mouvement sont à la fois profondément socialistes et convaincus de l’importance de l’action ouvrière : « Les grandes grèves de la fin des années 1880 et le nouvel unionisme sont donc liés à l’émergence d’une nouvelle génération militante, dont beaucoup ont fait leurs premières armes à la SDF, qu’ils soient ouvriers […] ou issus de milieux bourgeois27. »

  • 28 Voir Wrigley Chris, « Trade Unionists and the Labour Party in Britain : The Bedrock of Success », R (...)

31En 1899, le Trades Union Congress adopte une résolution en faveur de sa participation au Labour Representation Committee qui doit se réunir l’année suivante. En 1900, ce sont donc soixante-six membres du TUC, ainsi que trois sociétés socialistes (l’Independent Labour Party, la Social Democratic Society et la Fabian Society) qui se rencontrent et forment le LRC. Celui-ci gagne deux sièges lors des législatives de 1900, et progresse encore en 1906 où il s’assure vingt-neuf sièges (sur 50 candidats présentés). Le Labour Representation Committee change alors de nom et devient le Labour Party, dont Keir Hardie prend la tête au Parlement jusqu’en 190828.

Historiographies contemporaines du socialisme

  • 29 Cole G.D.H., A History of Socialist Thought, London, Macmillan, 1953-1960.

32G.D.H. Cole (1889-1959), un historien proche du parti travailliste membre de la Société fabienne,. rédige notamment cinq volumes consacrés à l’histoire de la pensée socialiste entre 1789 et 193929. Le premier aborde les origines de 1789 à 1850, le deuxième met en avant l’influence de Karl Marx et la naissance des mouvements anarchistes entre 1850 et 1890. Le troisième est consacré à la deuxième Internationale (1889-1914). Le quatrième analyse les liens entre communisme et démocratie sociale entre 1914 et 1931, et enfin, le cinquième volume questionne les mouvements de l’entre-deux guerres : socialisme et fascisme (1931-1939).

33Les débats historiographiques avivés depuis le « tournant linguistique » des années 1980 ont eu tendance à vivement remettre en question le matérialisme historique de Marx ainsi que les notions liées que sont la conscience de classe et la lutte des classes comme moteur d’une histoire qui avancerait vers une émancipation graduelle mais inéluctable de la classe ouvrière.

  • 30 Bevir Mark. The Making of British Socialism, 2011, p. 6.

34Le débat historiographique s’est ranimé dans les années 2000 avec la publication en 2011 de The Making of British Socialism par Mark Bevir. Il propose une approche libérée à la fois de la téléologie des historiens marxistes des années 1950 et 1960, E.P. Thompson en particulier, et des raccourcis que près d’un demi-siècle de guerre froide avaient associés au mot socialisme lui-même. Il montre également comment les approches des historiens et historiennes des années 1990 ont mobilisé des catégories moins utilisées comme le genre, et en conclut que « Today, therefore, socialism often appears less as the natural outcome of workers’ reacting to the prior formation of capitalism and more as a contingent and variegated cluster of political theories30. » Il souligne en outre que Gareth Stedman Jones pour le chartisme et Gregory Claeys pour l’owénisme ont davantage insisté sur les continuités avec les mouvements radicaux des années précédentes, en mettant l’accent sur le discours de ces militants. Bevir propose également de s’affranchir des définitions trop étroites et figées du socialisme comme celle de Freeden mentionnée en introduction. Au contraire, dit-il,

  • 31 Bevir Mark. The Making of British Socialism, 2011, p. 13.

[S]ocialism is a fluid set of beliefs and practices that people are constantly making and remaking and in which no one idea or action has a fixed and necessary place. Historians can define socialism only by tracing how it develops over time as its exponents inherit, debate, and modify beliefs and practices before passing them on to others31.

35S'il organise ses chapitres par « familles », traitant d’abord des marxistes, puis des Fabiens puis des socialistes éthiques, c’est en s’appuyant sur les catégories qu’ils adoptaient eux-mêmes à l’époque, qui ont en outre l’avantage historique de se succéder dans le temps entre les années 1880, 1890 et 1900.

  • 32 Flaherty Seamus, Marx, Engels and Modern British Socialism ; The Social and Political Thought of M. (...)
  • 33 Flaherty Seamus, Marx, Engels and Modern British Socialism, p. 7.

36Tout dernièrement, Seamus Flaherty (qui a mené ses recherches de doctorat sous la direction de Stedman Jones) a fait paraître Marx, Engels and Modern British Socialism ; The Social and Political Thought of H.M. Hyndman, E.B.Bax and William Morris32. Son chapitre introductif « The Remaking of British Socialism » ne dissimule guère son intention de poursuivre le débat historiographique avec Bevir. Il y retrace précisément les débats historiographiques qui déjà agitaient les penseurs du socialisme dans les dernières décennies du xixe siècle, en particulier la sévérité du vieil Engels pour l’utopisme de William Morris. Se réjouissant que les erreurs conceptuelles majeures induites par Engels aient été largement expurgées de l’histoire du socialisme dans les années 1980 et 1990, il prétend battre en brèche d’autres scories qui persistent, en particulier sur les personnalités de Hyndman et Bax33. Tout en concédant à Bevir d’affirmer à juste titre que le socialisme est un concept fluide, il l’attaque assez violemment sur plusieurs pages, d’une part pour l’emploi de « making » dans son titre, jugé trop téléologique en soi, mais surtout pour son manque de considération pour les liens entre le socialisme de la fin du siècle et les courants antérieurs et donc pour sa tendance à masquer les nuances et la variété des approches historiographiques :

  • 34 Flaherty Seamus, Marx, Engels and Modern British Socialism, p. 9-10.

[W]hile it is true that a plurality of new socialisms were indeed made at this time in Britain, Bevir’s re-description elides the continuities with earlier socialisms. Bevir’s re-description is therefore not successful. […] Bevir presents a bifurcated portrait of a ‘new’ historiography (sensitive to ‘language and ideas’) and an ‘old historiography’ (‘determinist and essentialist in character’). It is, however, a somewhat clumsy abridgement34.

37C’est ce qui pousse Flaherty à ambitionner non pas de « faire » mais de « refaire » l’histoire du socialisme en adoptant une méthodologie novatrice :

  • 35 Flaherty Seamus, Marx, Engels and Modern British Socialism, p. 12.

[I]t eschews (1) Engels’s assessment of Hyndman and Bax, (2) it recovers crucial sources rarely mentioned elsewhere in the secondary literature, and (3) it rejects the conventional chronology of modern British socialism. […] Unlike the studies undertaken by Pierson, Wolfe and Bevir, the book stresses the ‘performativity of texts, to use the jargon of linguistic philosophy, and treats its sources ‘intertextually’35.

38Il se donne donc pour mission de raviver l’approche linguistique de l’histoire dans son analyse du socialisme des trois figures citées dans son titre, Hyndman, Bax et Morris et d’examiner leurs liens non seulement avec les écrits de Marx et Engels, mais aussi avec des intellectuels britanniques comme John Stuart Mill. Le débat historiographique sur les mouvements protestataires en général et la pensée et l’influence des socialismes n’est pas près de s’éteindre.

Conclusion

39La seconde moitié du xixe siècle est marquée par la circulation des idées et des revendications ouvrières et socialistes et l’on trouve des mouvements comparables en Allemagne où un embryon d’État social prend forme dans les années 1880, aux États-Unis où Eugene Debs incarne le socialisme et l’internationalisme à l’aube du xxe siècle.

40Au Royaume-Uni, des travailleurs proches des radicaux s’allient aux Libéraux qui leur concèdent des sièges à la Chambre des communes, et, non sans heurts, les syndicats et les différents groupes socialistes se rapprochent pour donner naissance en 1900 au Labour Representation Committee qui gagne ses premiers sièges (réservés à des travailleurs) en 1906, toujours grâce à un accord électoral avec les Libéraux. Le LRC se renomme Labour Party au lendemain de cette élection. Le LRC puis le Labour font la synthèse des mouvements qui avaient davantage défendu les intérêts économiques et sociaux des ouvriers (journée de travail de de huit heures, augmentations des salaires, conditions d’hygiène et de sécurité…) et les mouvements rappelant le radicalisme prônant la quête de la représentation parlementaire.

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Bibliography

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Notes

1 Voir les travaux d’Ophélie Siméon et en particulier son article dans le présent volume. La doctrine des circonstances chère à Owen postulait que l’être humain est victime des circonstances et non intrinsèquement mauvais.

2 Leroux Pierre, « Liberté et Société sont les deux pôles égaux de la science sociale », article « Philosophie sociale » de la Revue encyclopédique, oct.-déc. 1833 (parue en 1834), p. 105.

3 Saint-Simon Claude-Henri de Rouvroy, comte de, Le Nouveau christianisme, Paris, 1825, p. 12.

4 Freeden Michael, Ideologies and Political theory, A Conceptual Approach, p. 418.

5 Freeden Michael, Ideologies and Political theory, A Conceptual Approach, p. 426-435.

6 Voir le chapitre intitulé « Mouvements ouvriers » dans La Situation de la classe ouvrière en Angleterre, Paris, les éditions sociales, collection « les essentielles », 2021, p. 267-297.

7 Engels Friedrich, « England in 1845 and 1885 », Commonweal, Mars 1885. Consultable en ligne ici: https://www.marxists.org/archive/marx/works/1885/03/england-1845-1855.htm

8 Bevir Mark, The Making of British Socialism ; voir le chapitre 2 qui présente le contexte économique, social, politique et intellectuel de l’époque victorienne.

9 Marx Karl et Friedrich Engels, Le Manifeste du parti communiste, (1848), traduction française de Laura Lafargue, 1886.

10 Engels Friedrich. Préface du Manifeste du parti communiste, Londres, 28 juin 1883, p. 6. Dans une note liée à ce paragraphe, Engels ajoute qu’il voit dans l’élaboration de cette théorie historique un apport d’égale valeur à celui de la publication de l’Origine des espèces de Darwin (1859) pour les sciences naturelles.

11 Samuel Hayat a consacré un article à l’influence de Proudhon sur la délégation française en 1867 : « Les proudhoniens de la Première Internationale », Qui est proudhonien ?, Jorge Cagiao y Conde (dir.), Publications de la Société P.-J. Proudhon, 2013, p. 6-21, disponible en ligne : https://www.proudhon.net/qui-est-proudhonien/

12 Sur les antécédents de l’Internationale, on lira avec profit le chapitre de Fabrice Bensimon « The IMWA and Its Precursors in London, c. 1830-1860 », dans ‘Arise, Ye Wretched of the Earth’, The First International in a Global Perspective, Leiden, Boston, Brill, 2018, p. 21-53. L’ouvrage entier est disponible en téléchargement gratuit au format PDF ici : https://brill.com/display/title/33815

13 Voir par exemple Wright Martin, « Robert Blatchford, The Clarion Movement and the Crucial Years of British Socialism, 1894-1900 », Prose Studies, 13, 1, 1990, p. 74-99.

14 Malone Carolyne, « Campaigning Journalism: The Clarion, the Daily Citizen and the Protection of Women Workers, 1898-1912 », Labour History Review, Vol. 67, no 3, déc. 2002.

15 Le texte intégral est disponible ici : https://www.marxists.org/archive/hyndman/1881/england/index.html.

16 Flaherty Seamus, Marx, Engels and Modern British Socialism. The Social and Political Thought of H. M. Hyndman, E. B. Bax and William Morris, p. 21: « [F]ollowing the publication of England for All, and the allegation of plagiarism, Engels ostracised Hyndman. […] Hyndman’s reputation was sullied among many continental socialists as a result of Engels’s hostility. »

17 Chase Malcolm, The People’s Farm: English Agrarian Radicalism, 1775-1840, Londres, Breviary Stuff, 2010.

18 Bevir Mark, « The British Social Democratic Federation from 1880 to 1885: From O’Brienism to Marxism », International Review of Social History, vol. 37, no2, 1992, p. 216.

19 Le facsimile de l’ouvrage est disponible ici : https://www.marxists.org/archive/morris/works/1884/principles/flippy.htm#page/1/mode/2up. E.P. Thompson a analysé le rôle de William Morris dans la Social Democratic Federation puis dans la Socialist League dans son ouvrage William Morris, Romantic to Revolutionary, Londres, Lawrence and Wishart, 1955.

20 Hyndman Henry et William Morris, A Summary of the Principles of Socialism, Londres, William Reeves, 1884, p. 62.

21 Sur William Morris, on lira avec intérêt l’article de Valérie Auda-André « De l’utopie à la praxis : William Morris et le Guild Socialism » (https://journals.openedition.org/rfcb/3286, Revue Française de Civilisation Britannique, XIII-1, 2004, « William Morris »). L’ensemble du dossier consacré à Morris est accessible ici : https://journals.openedition.org/rfcb/3212.

22 Guy Stéphane, Genèse du travaillisme britannique : La philosophie de l’histoire des Fabiens. Paris : Michel Houdiard Editeur, 2019, p. 33.

23 Shaw George B. Fabian Tracts, « A Manifesto », Londres, George Standring, 1884.

24 Laybourn Keith, dir, The centennial History of the Independent Labour Party (1992), Edinburgh, University Press, 2024.

25 Fraser Hamish, « Keir Hardie: Radical, Socialist, Feminist », Études écossaises, no. 10, 2005. Fraser propose une synthèse des biographies produites par Kenneth Morgan (Keir Hardie, Radical and Socialist, Londres, 1975), Fred Reid (Keir Hardie, The Making of a Socialist, Londres, 1978) et Carolyne Benn (Keir Hardie, Londres, 1992).

26 Le texte de Mann est reproduit dans le quatrième volume de l’anthologie Contemporary Thought on Nineteenth-Century Socialism, p. 157 à 167.

27 Bantman Constance, « Du lib-labism à la grande fièvre ouvrière (1880-1914) : les trade unions entre libéralisme, travaillisme et action directe », Revue française de civilisation britannique, vol. 15, no. 2, 2009, p. 45-58.

28 Voir Wrigley Chris, « Trade Unionists and the Labour Party in Britain : The Bedrock of Success », Revue française de civilisation britannique, vol. 15, no 2, 2009, p. 59-72.

29 Cole G.D.H., A History of Socialist Thought, London, Macmillan, 1953-1960.

30 Bevir Mark. The Making of British Socialism, 2011, p. 6.

31 Bevir Mark. The Making of British Socialism, 2011, p. 13.

32 Flaherty Seamus, Marx, Engels and Modern British Socialism ; The Social and Political Thought of M.H. Hyndman, E.B. Bax and William Morris, Cham, Palgrave Macmillan, 2020.

33 Flaherty Seamus, Marx, Engels and Modern British Socialism, p. 7.

34 Flaherty Seamus, Marx, Engels and Modern British Socialism, p. 9-10.

35 Flaherty Seamus, Marx, Engels and Modern British Socialism, p. 12.

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References

Electronic reference

Alexandra Sippel, “Les socialismes en Grande-Bretagne, 1850-1914”Revue Française de Civilisation Britannique [Online], XXX-1 | 2025, Online since 13 January 2025, connection on 19 April 2025. URL: http://journals.openedition.org/rfcb/13338; DOI: https://doi.org/10.4000/133dk

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About the author

Alexandra Sippel

Alexandra Sippel est maîtresse de conférences à l’université Toulouse-Jean Jaurès. Chercheuse au CAS (UR 801), elle est spécialiste d’histoire intellectuelle britannique du début du xixe siècle et en particulier de l’antagonisme économie politique - mouvement social, et de la diffusion de l’économie politique en direction du grand public peu ou non éduqué. Ses derniers travaux en lien avec la question d’agrégation : avec Rachel Rogers, « Années de crises : le massacre de Peterloo en Grande-Bretagne et dans le monde », Caliban, 65-66, 2021.

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