1Le traitement des actes d’indiscipline constitue, dans l’enseignement secondaire français, une part centrale de l’activité du personnel confronté à la montée des chahuts anomiques et au nouvel âge des désordres scolaires (Barrère, 2002 ; Rochex, 2004 ; Testanière, 1967). Les enseignants sont alors tentés de répondre à la multiplication des incidents dans leurs classes par une inflation punitive (Debarbieux, 2018) qui contribue à la dégradation des relations éducatives et du climat scolaire (Meuret, 2017). Paradoxalement, la thématique de la punition, constitutive du « sale boulot » (Payet, 1997), reste peu étudiée en France (Prairat, 2019). La part de l’activité enseignante qui consiste à « faire le flic » (Barrère, 2017 ; Périer, 2010) représenterait un dévoiement de la mission traditionnelle plus noble de transmission des savoirs. Dans les établissements, la gestion des élèves perturbateurs est déléguée à un service annexe, la « vie scolaire », composé de personnel précaire, sans formation adaptée, les assistants d’éducation (AED), supervisés par des conseillers principaux d’éducation (CPE). L’existence de ce statut spécifique au système scolaire français témoigne de la division morale et sociale du travail éducatif (Tardif & Levasseur, 2010) et du clivage qui y persiste entre les missions d’instruction et d’éducation (Condette, 2013). Les travaux récents menés sur les CPE (Burdin, 2020 ; Mikaïloff, 2020) décrivent des professionnels sous tension, contraints par la « tyrannie de l’urgence » (Condette, 2013, p. 121). Si leur identité semble évoluer de la figure négative des surveillants généraux (Focquenoy-Simonnet, 2020 ; Riondet, 2019) vers une activité de conseil et d’accompagnement qui se rapprocherait des métiers du « care », Xavier Riondet (2019) souligne cependant l’écart qui subsiste entre ces représentations idéalisées et l’activité réelle des CPE. L’exclusion ponctuelle de cours est une punition emblématique de cette division du travail éducatif. Elle permet l’externalisation du traitement des « indésirables » (Douat, 2016) de la salle de classe vers les vies scolaires.
2Les rares études quantitatives sur cette punition (Grimault-Leprince, 2007) témoignent de pratiques très diverses selon les établissements, leurs politiques, leurs cultures, leur contexte social mais aussi d’un usage parfois massif au point que certains inspecteurs généraux parlent de « scandale des exclusions de cours » (Bargas, 2014). Ces renvois, qui devraient selon les textes rester « très exceptionnels » en réponse à des manquements graves (Ministère de l’Éducation nationale, 2014), semblent s’être banalisés et répondre quotidiennement à des infractions mineures aux règles scolaires (Grimault-Leprince, 2014). En privant des élèves d’heures d’enseignement, l’accumulation des exclusions favoriserait le décrochage (Armand, Bisson-Vavire & Lhermet, 2013), en particulier dans les réseaux d’éducation prioritaire renforcée (REP+), et contribuerait à la reproduction des inégalités scolaires d’origine sociale (Mons, 2016). En contribuant à un régime punitif plus strict à l’entrée au collège (Moignard, 2015), l’exclusion de cours participerait à la construction des ruptures scolaires (Millet & Thin, 2005).
3Nous proposons dans cet article un éclairage sur cette pratique banale mais encore peu étudiée. À partir d’une enquête menée dans trois collèges REP+ localisés sur un territoire dégradé et paupérisé, nous chercherons à montrer comment cette punition peut jouer un rôle dans la mise à l’écart de la scolarité de certains élèves. Après avoir présenté les mécanismes qui conduisent les enseignants à exclure, nous étudierons la prise en charge des exclus par les vies scolaires et le rôle de cet accompagnement dans les parcours de déviance scolaire.
4Pour aborder cette étude empirique sur l’exclusion ponctuelle de cours, nous adopterons le cadre de la théorie de l’étiquetage (Becker, 1963) afin de nous prémunir de toute naturalisation et d’analyser la part prise par l’activité punitive dans la construction des désordres scolaires. La sociologie de la déviance appliquée à l’école retourne les prénotions de sens commun sur des punitions qui seraient de simples réponses à des atteintes à la norme pour considérer que « la déviance n’est pas une qualité de l’acte commis par une personne, mais plutôt une conséquence de l’application, par les autres, de normes et de sanctions à un “transgresseur” » (Becker, 1963, p. 32-33). L’exclusion ponctuelle de cours représenterait alors « une cérémonie de dégradation du statut » (Garfinkel, 1956), qui interviendrait dans la carrière des élèves déviants comme un processus d’affiliation (Matza, 1969) et participerait à leur inscription dans une déviance secondaire (Lemert, 1967). Dans une perspective interactionniste, nous nous demanderons dans quelle mesure cette punition s’inscrit dans une forme de négociation (Strauss, 1992) permettant aux enseignants et aux élèves de redéfinir à leur avantage les situations de classe et ainsi de « sauver la face » (Goffman, 1974). Nous serons amenés à considérer les enseignants comme des « entrepreneurs de morale » (Becker, 1963), qui, dans le cadre d’une liberté pédagogique revendiquée, définissent et appliquent tout à la fois des normes qui produisent la déviance scolaire, et les CPE comme des « consolateurs » exerçant sur les élèves leur « art de la modération » (Goffman, 1989, p. 279) et confortant ainsi la dégradation de leur statut. L’étude de l’exclusion ponctuelle de cours s’inscrit ainsi dans la lignée des travaux menés sur la participation de l’activité punitive à la construction des identités déviantes (Ayral, 2011 ; Depoilly, 2014 ; Douat, 2005). Elle s’articule et complète les travaux menés sur les exclusions temporaires (Moignard, 2015) ou les conseils de discipline (Chevit, 2003 ; Zéphir, 2013).
5Nous présentons ici quelques-uns des résultats d’une enquête ethnographique qui s’appuie sur les données collectées au cours d’observations participantes durant les années scolaires 2016-2017 et 2017-2018. Le quartier de l’enquête est qualifié de « plus pauvre d’Europe » : un tiers de ses habitants a pour unique ressource les minimas sociaux et 55 % vivent sous le seuil de pauvreté. Par le jeu du marché scolaire, les collèges enquêtés scolarisent des élèves plus défavorisés encore, plus de 80 % bénéficient de bourses et plus de 50 % des bourses au niveau le plus élevé existant. Ces établissements, représentatifs en cela des REP+, accueillent de nombreux enseignants et CPE néo-titulaires ou contractuels, parfois majoritaires comme dans le collège no 2 qui souffre d’un renouvellement permanent et ne parvient pas à stabiliser ses équipes. Pendant ces deux années, nous avons passé 72 demi-journées dans le collège no 1, 43 dans le collège no 2, et 20 dans le collège no 3, et mené des observations dans les classes et les bureaux des vies scolaires. La présence longue sur le terrain est nécessaire au recueil des données hétérogènes d’une étude ethnographique (Beaud & Weber, 2012 ; Guigue, 2002). Nous avons mené, dans ces collèges, des entretiens ethnographiques (N = 70) à visée compréhensive (Kaufmann, 2016) auprès des enseignants (n = 51), des CPE (n = 6), des AED (n = 10) et des chefs d’établissements (n = 3) selon un échantillonnage théorique (Strauss, 1992) en veillant à la fois à constituer un échantillon représentatif en termes d’âge, de genre, d’ancienneté, mais aussi selon les différentes pratiques de l’exclusion. Les entretiens et les observations ont été enregistrés et retranscrits intégralement. Des données internes aux établissements ont été collectées (rapports d’exclusion et statistiques des registres des vies scolaires). L’ensemble de ces données a été analysé selon une méthode compréhensive (Dumez, 2016) : les transcriptions ont été codées afin de mettre en lumière les systèmes de valeurs et les catégories opératoires du personnel en cherchant des récurrences ou des oppositions thématiques (Kaufmann, 2016). Nous avons traité les entretiens en catégorisant chacune des réponses différentiées : à partir des réponses spontanées des enquêtés, nous avons pu entreprendre une catégorisation identifiant des cadres de référence, opératoires et idéologiques, qui tracent les perspectives des acteurs par rapport aux élèves et déterminent leur pratique de l’exclusion.
6Cette première exploration des données de la recherche nous a permis, au cours d’une lecture exploratoire, de procéder à une « pré-analyse » intuitive (Henry & Moscovici, 1968, p. 40) afin d’identifier des thématiques principales et secondaires. À partir de leur confrontation, de leur recoupement, nous avons établi une grille de codage nous permettant de procéder à un découpage et à un classement systématiques des énoncés, constitués par des unités de signification de longueur variable (des bouts de phrases, des phrases, des paragraphes plus longs). Le travail volontairement descriptif et microsociologique que nous proposons souhaite se confronter à des études de cas concrets (Passeron & Revel, 2005) dans une perspective d’analyse qualitative d’une réalité ancrée où le « micro-dialogue particulier […] n’est qu’un cas cité représentant une série homogène de cas observés » (Lahire, 1993, p. 76).
7L’analyse des données permet de mettre en lumière des invariants dans la nature des exclusions. Il s’agit d’abord d’un phénomène quantitativement important : « le sport national du collège » nous dira Pauline, CPE depuis 16 ans dans le collège no 3. Les vies scolaires reçoivent des exclus tous les jours, parfois plusieurs fois par jour ou même par heure. Les statistiques établies par les vies scolaires donnent une idée de l’ampleur de ce phénomène : un total de 855, 1042 et 1350 exclusions a été enregistré dans chacun des collèges au cours de l’année scolaire 2017-2018. Ces chiffres sont cependant en deçà de la réalité que nous avons pu observer. Face à la banalisation des exclusions, certaines ne sont plus enregistrées, quand d’autres n’arrivent pas jusqu’aux vies scolaires. Les élèves sont régulièrement exclus en dehors du dispositif officiel, envoyés dans une classe voisine, sur le pas de la porte, dans la cour ou dans les couloirs. Cet écart, que nous n’avons pas pu quantifier exactement, certainement massif, apparaît dans le discours de tout le personnel : par exemple, Sarah, CPE pour la première année dans le collège no 2, nous dira : « tu peux facilement multiplier le nombre par deux ».
8Les exclusions répondent majoritairement à des atteintes banales aux normes scolaires ou à une accumulation de ces perturbations : retards, bavardages, insolences, oublis de matériel, refus de travailler ou devoirs non faits sont les motifs les plus évoqués dans les registres et dans les rapports (autour de 50 % des faits enregistrés). Les exclusions pour violence verbale ou physique sont rares et représentent moins de 10 % du total. Ces chiffres sont confirmés par nos observations et par le contenu des entretiens. Le fait de refuser en classe les retardataires, avant même le début du cours, constitue par exemple une pratique routinière : toutes les heures, quelques minutes après la sonnerie, des groupes d’élèves arrivent dans les bureaux des vies scolaires, renvoyés par leurs enseignants sans même avoir franchi le seuil de la classe. Les élèves qui souhaitent échapper à la contrainte scolaire trouvent ainsi des portes de sortie faciles à emprunter et choisissent d’arriver en retard aux cours de ceux qui appliquent la règle de la façon la plus stricte : « la grande stratégie du collège [no 2] c’est d’arriver en retard en intercours... donc ça c’est le gros gros problème... » (Sophie, CPE débutante du collège no 2). L’idée d’une punition « exceptionnelle » prononcée pour répondre à des « manquements graves » est ainsi largement battue en brèche. Les exemples du retard ou de l’oubli de matériel sont sans doute les plus illustratifs de cette façon dont les élèves savent adapter leurs comportements à l’application différentiée des normes par les enseignants lorsqu’ils souhaitent se faire exclure.
9Ces exclusions sont prononcées par un petit nombre d’enseignants et elles concernent un petit nombre d’élèves. Dans les trois collèges, 50 % des exclusions sont prononcées par les dix enseignants qui excluent le plus d’élèves et 25 % par deux seulement (sur un total d’environ 50 enseignants). De la même manière, les élèves exclus plus de dix fois dans l’année, qui ne représentent que 5 % de l’effectif total, cumulent 50 % du total des exclusions. Il s’agit donc de la pratique d’une minorité d’enseignants qui excluent très régulièrement une minorité d’élèves. Les enseignants qui excluent le plus ont une vision essentialisée du comportement des perturbateurs. Ils vilipendent l’application d’un régime disciplinaire laxiste et en appellent à plus de sévérité, dans une perspective de « tolérance zéro » afin d’endiguer tout risque de contagion de ces comportements sur l’ensemble des élèves.
10Les enseignants qui font usage de l’exclusion ponctuellement ou plus régulièrement sont quant à eux largement majoritaires et reconnaissent la très grande efficacité de cette punition pour préserver les conditions d’apprentissage de la classe. Cependant, la minorité qui refuse explicitement l’exclusion démontre qu’il est possible de trouver des alternatives pour garder ces élèves en classe, sans que cela ne pénalise leurs camarades.
11Cette distinction d’une minorité régulièrement exclue s’articule avec une idée largement répandue chez les enquêtés (46 sur 51 y adhèrent explicitement) : si, dans une classe, un élève perturbe les 24 autres, il faut l’exclure pour permettre à la majorité de travailler. « Il faut sauver la classe... Voilà, il faut que le cours continue, celui-là je l’exclus » (Nicolas, enseignant de français depuis 17 ans dans le collège no 1). La sauvegarde de la majorité justifie le sacrifice de la minorité perturbatrice. À partir de ce postulat, certains considèrent que la prise en charge des perturbateurs entre en contradiction avec celle du groupe : « à partir du moment où un élève me demande trop d’énergie au détriment du reste […] je ne peux pas m’occuper de “un” au détriment des autres... » (Paul, enseignant de français depuis 2 ans dans le collège no 1). Ces exclus sont alors identifiés comme inadaptés au collège unique et nécessitant une scolarisation dans des dispositifs spécialisés : « des élèves qui n’ont pas leur place. Justement on peut pas les gérer parce que c’est pas leur place le collège. Ils ont besoin d’aller dans une structure spéciale » (Jean, enseignant de sciences néo-titulaire du collège no 2). Cette perspective s’oppose à l’idéal de démocratisation scolaire introduit en France en 1975 par la réforme Haby du collège unique qui vise à scolariser tous les élèves sans exception, dans un tronc commun, de la 6e à la 3e. Elle s’inscrit dans une recomposition des territoires éducatifs des REP+, dans un contexte de ségrégation (Merle, 2012), de sous-traitance et d’externalisation de la difficulté scolaire (Moignard & Rubi, 2013). Cette mise à l’écart symbolique constitue une étape significative dans une distinction déshumanisante qui participe à un processus de stigmatisation : « on dirait tu t’adresses pas à des êtres humains en fait » (Pierre, enseignant de français depuis un an dans le collège no 2). Les comportements sont alors substantialisés : l’élève en difficulté devenant un élève « difficile », l’individu est assimilé à son stigmate dans un processus de personnalisation du perturbateur qui efface la production sociale de l’étiquetage : « ce ne sont plus les difficultés scolaires des élèves qui sont appréciées, mais les individus eux-mêmes qui deviennent difficiles pour l’institution » (Moignard & Rubi, 2018, p. 51). La répétition usante des atteintes à la norme scolaire peut conduire à des rejets violents : « je remarque que 99 % des élèves ils sont sympas, ils ont un bon fond, ils sont gentils. 1 % c’est vraiment des pourritures, 'fin c’est vraiment des petits cons tu vois, vraiment des petits cons qui deviendront des grands cons... » (Marc, enseignant d’histoire géographie depuis 6 ans dans le collège no 3).
12L’exclusion ponctuelle de cours n’est pas considérée comme une punition éducative par les enseignants : le but recherché n’est pas de contribuer à la modification des comportements, mais à la mise en sécurité du groupe. Elle participe à renforcer, par la désignation d’élèves « perturbateurs », la cohésion de ceux qui restent en classe. Elle constitue cependant un véritable dilemme de métier pour les enseignants qui la considèrent majoritairement comme un échec. En sauvant le groupe et la situation éducative, l’exclusion remet aussi en cause le contrat pédagogique, et ne laisse indemne ni l’enseignant qui exclut, ni l’élève placé à l’écart sans solution, ni ses camarades spectateurs d’un conflit irrésolu. Parce qu’elle représente une désignation publique au cours de laquelle la personne dénoncée (l’élève) va être « rituellement écartée de l’ordre légitime, et ce faisant, être définie comme occupant une place à part opposée à cet ordre » (Garfinkel, 1956, p. 143), l’exclusion ponctuelle de cours, prononcée pour l’exemple, correspond à ce que Garfinkel qualifie de « cérémonie de dégradation de statut réussie » (1956). Pour que le statut soit dégradé aux yeux de l’élève et de la collectivité, sa personne « doit être placée “à l’extérieur”, il doit être rendu “étrange” » (Garfinkel, 1956, p. 423). Les élèves exclus de façon récurrente se sont éloignés à ce point des normes scolaires que leur éviction devient une évidence pour l’enseignant, mais aussi pour les autres élèves. Marie, enseignante d’anglais depuis 6 ans dans le collège no 3 décrit le processus qui mène l’ensemble du groupe à rejeter Youssef, élève indésirable. Elle note d’abord que ce rejet est « assez terrible hein, parce que c’est pas un élève non plus qui va être insultant ou violent que ce soit envers moi ou envers d’autres élèves ». Youssef, déjà exclu « parce qu’il a eu trois retards consécutifs », a décroché de l’activité menée en groupe. Marie cherche à le greffer à un groupe de « bons élèves » mais son comportement empêche cette intégration. Ses camarades demandent alors l’exclusion : « madame, on en peut plus, il nous embête, on arrive pas à travailler avec lui ». Marie présente ainsi l’échec de cette ultime chance laissée à cet élève gentil mais ingérable : « si t’es pas capable, ce sera, exclusion quoi, parce que je... on fait un travail de groupe, t’es pas capable de bosser en groupe c’est “au revoir quoi” ». Marie rend Youssef responsable de son exclusion, l’élève choisissant par son comportement d’être mis à l’écart. Si ce processus, qui met à part « naturellement » du groupe de pairs certains élèves, témoigne de la dureté des rapports adolescents, il trace surtout une frontière entre des élèves scolaires qui demandent l’exclusion de leur camarade ingérable et ceux considérés comme inadaptés aux normes scolaires. Garfinkel note la nécessité, pour une cérémonie de dégradation de statut réussie, d’une identification des témoins (les élèves) à l’auteur de la dénonciation (l’enseignant) : « Le dénonciateur […]. Il doit agir en tant que participant de bonne foi aux relations tribales auxquelles les témoins souscrivent » (1956, p. 423). Les enseignants justifient, par l’adhésion du groupe classe complice de leur décision, l’exclusion d’un élève gênant qui ne fait que répondre à la demande silencieuse de la majorité : « parce qu’ils le disent en plus entre eux... au bout d’un moment : vous voulez pas je le sors ? vous voulez pas ? vous avez envie de bosser ? Oui oui oui oui alors très bien, alors dégage... » (Lise, enseignante d’anglais depuis 14 ans dans le collège no 1). Nous avons pu constater, lors de nos observations, à quel point l’exclusion devenait une routine anecdotique et presque amusante pour les élèves qui restent en classe : « on va se moquer de lui à la rigueur : “tu t’es déjà fait exclure du cours d’avant” » constate Claire, enseignante de mathématique depuis 3 ans dans le collège no 1. Que ce soit pour l’enseignant ou pour les élèves, « l’élève a disparu du “corps classe” » (Claire). Paradoxalement, le contexte social précarisé à l’extrême de ces établissements REP+ justifie cette logique de mise à l’écart. Les élèves subissant des conditions de vie dégradées, l’exclusion préserve le climat scolaire de la violence supposée des quartiers que quelques individus voudraient importer dans l’école.
13Les exclus ne font alors plus réellement partie des classes, ils ne sont plus de la responsabilité des enseignants. Comme l’affirme Nicolas : « après c’est un travail qui va au-delà de nous, c’est le travail des CPE ». C’est dans ce mouvement qu’interviennent les CPE, chargés, contre leur gré, comme nous le dira Carla, CPE depuis 5 ans dans le collège no 1, « de service après-vente des professeurs ».
14Si les prescriptions officielles et les recherches compréhensives menées à partir de témoignages insistent sur l’importance de l’écoute éducative dans l’identité professionnelle revendiquée par les CPE (Favreau, 2020), leur activité réelle, inscrite dans des contextes conflictuels, est plus complexe. Lorsque les élèves exclus arrivent dans les bureaux de la vie scolaire, ils peuvent être pris en charge par les CPE selon leur disponibilité qui dépend de la saturation relative du service, et donc du nombre d’élèves exclus accueillis à ce moment-là. Cette prise en charge repose également sur une interprétation différentiée de la situation en fonction du degré d’étiquetage de l’élève reçu : « je vais être lassée des élèves qui se font systématiquement exclure par les mêmes personnes et pour les mêmes motifs. Du coup, là, très sincèrement, je vais y accorder très peu d’attention » dit ainsi Carla. Le personnel des vies scolaires, confronté à des élèves exclus plusieurs fois par jour qui passent plus de temps en vie scolaire qu’en classe, établit une catégorisation entre les élèves déviants et les autres, c’est le cas par exemple au cours de cet entretien réalisé par Léo, CPE depuis 9 ans dans le collège no 1 :
Dans votre classe, j’peux vous dire qu’y a des gens que j’ai vu beaucoup beaucoup, qui ont passé un peu leur vie dans mon bureau […] ne tombez pas là-dedans, choisissez le bon côté : Hamza… d’accord ? y a le côté de ceux qui passent du temps dans l’bureau et y a le côté de ceux qui passent du temps en classe.
15Les « habitués du bureau », identifiés par l’ensemble de la communauté éducative, constituent une catégorie repoussoir permettant par l’exemple de ramener dans la norme les élèves qui risquent de s’en détourner. Cette distinction va s’inscrire dans le dossier de l’élève, constitué à partir de l’enregistrement systématique des incidents dont il est responsable. Exclusions de cours, absences, retards, mises en retenue, avertissements sont consignés dans un logiciel devenu l’outil central de l’activité des CPE. Lorsqu’ils reçoivent un élève exclu, les CPE consultent d’abord son dossier sur leur ordinateur pour s’informer de son passif. Ces informations seront cruciales dans l’interprétation de la situation et dans les conséquences qui en découleront pour l’élève.
16Un entretien observé dans les bureaux de la vie scolaire du collège no 1 témoigne de ce rôle joué dans le traitement des incidents. Léo reçoit deux élèves de sixième, une fille et un garçon, exclus par leur professeur de mathématiques. Ils se sont insultés puis battus dans son cours. L’enseignante n’a pas fourni de rapport écrit et Léo recueille les deux récits contradictoires de l’incident par la voix de chacun des élèves.
Alya : y faisait que m’insulter 'lors moi aussi j’l’ai insulté et après euh... après y m’a insulté de pute... après moi aussi j’l’ai, après moi j’l’ai insulté mais il m’a insultée […] il m’a attrapée après moi j’l’ai poussé et il a essayé de m’envoyer une patate alors j’lui ai envoyé une patate après il est parti...
Amir : on rigolait avec elle... après elle me clashait... après on se clashait, vite fait comme ça... et après elle me dit, elle m’insulte ma mère... […] j’lui dis : « n’insulte pas ma mère »... elle est venue elle m’a mis contre le mur, après j’l’ai tapée pour qu’elle me lâche, après elle m’a griffé...
17Le récit est confus et, en l’absence de témoignage d’adultes, les deux élèves pourraient être renvoyés dos à dos dans l’attente d’informations factuelles. Léo consulte alors les dossiers de ces élèves qu’il ne connaît pas. Le passif déjà accumulé par Amir et le dossier vierge d’Alya vont orienter son interprétation de la situation :
Un deux trois... t’as eu cinq sanctions... frappe une élève avec deux camarades... comportement violent avec un camarade... donne un violent coup de pied à un camarade... altercation avec un camarade en cours... se bat avec un camarade pendant l’atelier jeux de société...
18Léo reformule l’incident à charge lorsqu’il le rapporte au principal adjoint :
Encore une fois il a frappé, il a frappé cette élève qui n’est pas connue... pour ça pour une histoire d’insulte, de mot de travers, il l’a chopée, il l’a attendue pour lui mettre des coups... mais il a déjà eu cinq... je regarde son pedigree, cinq fois pour des raisons similaires...
19Le CPE utilise le vocabulaire des services de police (« être connu des services », « consulter son pedigree ») et s’appuie sur le registre des sanctions, véritable « casier » scolaire équivalent du casier judiciaire, pour catégoriser l’élève à partir de ses antécédents. Ce passé enlève à l’élève désigné comme déviant toute légitimité pour se défendre : « t’es pas en position de dire quoi que ce soit là... » lui dit Léo « vu tout c’que t’as fait, à peu près tous les quinze jours, tu fais un acte de violence... ». Dans la suite de l’échange, Amir sera systématiquement interrompu lorsqu’il cherchera à mettre le récit d’Alya en contradiction :
Amir : elle m’a dit pédé !
Léo : mais on s’en fout d’ça... c’est de toi dont je parle... traiter les filles de putes et de prostituées, mais qui es-tu jeune homme... qui es-tu pour faire ça ? je suis choqué ! Qu’une gamine de onze ans soit obligée d’entendre ça... Pardon ?
Amir : elle a commencé.
Léo : non elle a pas commencé !
20L’entretien, plus proche de l’interrogatoire, se conclura sans ambiguïté, la culpabilité d’Amir étant établie lorsque Léo rassurera Alya : « t’inquiète entre lui et toi je sais hein qui est le... je vous connais pas mais j’ai vite vu... dossier dossier, attitude attitude... j’ai compris hein... ». Le jugement rendu par Léo et la sanction qui en découlera sont ainsi déterminés par les antécédents d’Amir qui le désignent comme un élève déviant : « on juge ce qu’il est censé avoir fait à la lumière de ce qu’on pense qu’il est » (Fassin, 2017, p. 81). La répétition de ces sanctions contribue à convertir un élève qui commet des actes violents en un élève violent, participant à « une transformation de l’identification de “la personne qui a fait X” en une auto-identification comme “moi, le genre de personne qui fait X” » (Wells, 1978, p. 200). Ce processus constitue Amir comme un « déviant secondaire », dont le comportement découlera nécessairement de son affiliation à l’étiquette de l’élève perturbateur.
21Les comparaisons internationales nous apprennent que les élèves français souffrent plus que d’autres d’un sentiment d’injustice (Desvignes & Meuret, 2009). Les exclus verbalisent ce sentiment lorsqu’ils arrivent dans les bureaux des vies scolaires. Les CPE, habitués à recevoir des élèves exclus pour des motifs qui peuvent sembler anodins, ne sont pas dupes, mais doivent se conformer au verdict des enseignants. Léo ainsi décrit une exclusion prononcée le matin même pour un élève sous le motif « mâche un chewing-gum en classe » :
Il essaie de m’amadouer en m’parlant que chewing-gum, je tombe pas dans son piège. [silence] Donc, peut être au fond d’moi, j’me dis : « oh, c’est abusé » mais euh... mais je lui fais pas remarquer […] dès que il essaie d’rentrer dans ses explications, euh... on coupe court en fait : on dit « non, j’veux rien savoir na na na... ».
22Les entretiens réalisés à la suite d’exclusions par les CPE ne sont pas là pour donner la parole à l’élève. Comme l’a montré Claire Burdin (2020) pour les entretiens avec les parents d’élèves, les CPE occupent dans l’interaction une position haute et laissent peu de temps de parole aux élèves. Reçu par Clara parce qu’il a éclaté de rire en classe, Ali cherche à défendre son point de vue sur l’injustice d’une exclusion, prononcée selon lui dans une classe où tous les élèves étaient agités :
Clara : et y s’passe comment là le cours ? c’est agité, dans la classe ?
Ali : Oui...
Clara : oui voilà...
Ali : Tout l’temps, tous les cours avec elle à chaque fois.
Clara : Alors c’est elle qui fait rien ou c’est parce que les autres ne font rien et du coup...
Ali : Non c’est elle, à chaque fois... en fait j’ai l’impression qu’elle sanctionne les élèves qui font rien, les élèves qui font n’importe quoi elle leur dit rien alors que... quand moi j’rigole elle me met un truc à chaque fois...
Clara : oui mais alors t’admets qu’tu rigoles aussi ?
Ali : Juste rigoler ! parce que quelqu’un il a fait une blague tout l’monde y rigole dans la classe !
Clara : donc ? donc c’est quoi la conclusion ?
Ali : Mais c’est pas une raison d’m’exclure !
23Clara coupe et reprend systématiquement Ali, sans prendre en compte ses arguments, mais au contraire en les retournant contre lui (« oui voilà », « t’admets qu’tu rigoles aussi ? »). Si Clara, informée de l’ambiance délétère qui règne dans le cours de cette enseignante, est consciente de l’arbitraire d’une punition prononcée pour l’exemple, elle doit cependant établir la responsabilité individuelle de l’élève et l’amener à se reconnaître comme fautif. L’élève fonde son argumentation sur une connaissance pratique de la réalité sociale qu’il affronte, alors que Clara fonde son argumentation sur une représentation normative du comportement des agents scolaires. C’est ce décalage qu’elle doit imposer à l’élève si elle souhaite que sa situation d’interaction avec les enseignants tienne.
Ali : on s’excuse elle veut pas elle s’en fiche...
Clara : moi j’suis pas d’accord qui est-ce qui t’a dit ça ?
Ali : Ben on le sait... j’m’excuse...
Clara : moi j’connais aucun être humain quand on lui présente des excuses y s’en fiche... peut-être qui fait croire que... mais tu peux pas... tu peux pas te... être insensible... automatiquement...
Ali : Mais elle...
Clara : Non... ben, est-ce que t’as déjà essayé ?
Ali : Oui...
Clara : ah bon ? alors à quelle occasion ?
Ali : Mais y a pas... et ben quand moi et... y a par exemple, une fille elle a rien fait, elle lui a pris son carnet et à la fin du cours elle est venue la voir, elle lui a dit : « excusez-moi madame » elle a, elle a rien fait pendant tout l’cours elle lui a mis...
Clara : mais la situation d’cette fille c’est pas la même que la tienne...
24Au cours de cet entretien, Clara échange avec Ali avec bienveillance : tout concourt dans la forme adoptée à un accompagnement empathique. Cependant, elle repousse chacune des objections et reste focalisée sur un seul objectif : obtenir qu’Ali formule des excuses à son enseignante. L’activité de la CPE consiste ici à recueillir le consentement de l’élève, à lui faire progressivement accepter, par la répétition, une dégradation de son statut social. Le consentement est un argument pratique pour justifier l’acceptation par les individus de situations qu’ils n’ont objectivement pas le choix de transformer à leur avantage (Lahire, 2016). Ce consentement par l’élève et sa famille est nécessaire à une mise à l’écart institutionnalisée douce, par exemple vers un dispositif relais. Les élèves ont bien conscience des implications de ces exclusions récurrentes sur leur scolarité et en particulier de la manière dont elles peuvent précipiter leur prise en charge à l’extérieur du collège comme en témoignent les crises de larmes récurrentes au cours de ces entretiens. Les CPE sont là pour atténuer les protestations de ces élèves qui découvrent leur avenir, leur faire accepter progressivement le verdict scolaire et ses conséquences. Il s’agit ici de « calmer le jobard » (Goffman, 1989), le rôle des CPE étant de faire accepter aux exclus récurrents une dégradation de leur statut social d’élève vers celui d’élève décrocheur.
25Les CPE et les AED sont confrontés quotidiennement aux exclus, ils tissent avec eux les liens affectifs d’une relation paradoxale : « la vie scolaire, j’trouve, elle contient aussi un espace hyper affectif entre ces enfants-là qui sont un peu... indésirables ou... perturbateurs... et à la vie scolaire ils ont une place... » affirme Cynthia, jeune AED dans le collège no 1. Investis professionnellement et personnellement dans l’accompagnement des élèves, les CPE, tiraillés entre ces relations singulières et la nécessité institutionnelle de maintenir le cadre (Dupeyron, 2020), sont contraints, comme Sarah, de constater les dilemmes insolubles de l’exercice du « sale boulot » :
à chaque fois de me dire j’espère que ça va aller pour c’gamin-là et puis une demi-heure après ça retombe […] souvent j’dis aux élèves que c’est comme un ascenseur émotionnel quand même... que y a des moments, on les sent tellement sincères dans leur volonté d’y arriver... mais quand on, voilà, je leur dis, tu as beau avoir envie, tu n’y arrives pas tout seul, mais je ne sais plus t’aider.
26Au cours d’un entretien réalisé le 15 mars 2018, Sarah souhaite proposer une orientation en classe relais à Amir, élève de 6e. Les dispositifs relais accueillent des élèves engagés dans un processus de rupture, pendant une période de 5 à 7 semaines dans une classe à part, à faible effectif, parfois dans un nouveau collège, dans le but de les resocialiser. À l’opposé de cet objectif affiché, ils participent selon Mathias Millet et Daniel Thin à « une “déscolarisation” encadrée » (2003, p. 41) et souffrent d’une représentation très négative chez les collégiens, le personnel brandissant régulièrement l’orientation en dispositif relais comme une menace. Une des techniques de consolation mises en œuvre pour faire accepter la perte d’un rôle social consiste à proposer un statut alternatif qui se présente pour l’individu comme « une sorte de compromis qui lui concède quelques signes extérieurs du statut qu’il a perdu, ou qui lui en rappelle l’esprit » (Goffman, 1989, p. 288). L’atelier relais, s’il écarte l’élève de la scolarité ordinaire, « rappelle l’esprit » de la forme scolaire, offrant ainsi une alternative acceptable. Pour enrôler Amir dans ce projet, Sarah l’aide à repérer dans son comportement les traits caractéristiques des décrocheurs :
Alors c’est les élèves décrocheurs : ils ont plus envie de venir à l’école ça les intéresse pas, alors du coup c’est souvent ils sont absents, ils sont en retard, euh, ils ont un comportement : ils bavardent, ils sont pas attentifs en classe, etc. Ou alors euh... ils ont des résultats scolaires qui sont assez faibles... est-ce que toi tu rentrerais dans une catégorie que j’viens d’dire ? Les absences ? le comportement ? Et puis euh... les résultats ?
27Les élèves déviants, conscients de leur étiquetage, fournissent un effort considérable dans des stratégies de « normification » « pour se présenter comme quelqu’un d’ordinaire » (Goffman, 1975, p. 44). Amir, scolarisé depuis seulement 6 mois au collège, doit « cocher les cases » qui lui sont proposées et ainsi verbaliser son assignation précoce au statut de décrocheur. L’élève est obligé d’abandonner tout effort de « normification » et de « perdre la face » (Goffman, 1974). À la fin de l’entretien, Sarah va demander à Amir d’expliquer à sa maman ce qu’est une classe relais. Le jeu de rôle qu’elle met en place permet à Amir de formaliser sa conception de son nouveau rôle social :
Sarah : qu’est-ce que tu vas lui dire à maman ? qu’est-ce que c’est la classe relais vas-y : j’suis ta maman devant : « alors Amir elle t’a dit quoi la CPE ? »
Amir : euh j’lui dis que... elle m’a dit que, elle a pensé à m’aider avec la classe relais...
Sarah : c’est quoi la classe relais ? […]
Amir : C’est une classe qui... qui m’aide à à à redevenir normal...
28Sarah aura beau protester : « j’te rassure t’es normal hein... t’as rien d’anormal comme garçon hein », Amir a bien intériorisé ce statut d’« élève anormal », même s’il compte sur le dispositif pour redevenir « normal ». Sarah mène cet entretien avec l’espoir de raccrocher Amir à sa scolarité mais doit composer avec des exigences contradictoires, au cœur d’une institution traversée par les conflits entre les enseignants, les directions et les vies scolaires. Amir suivra deux sessions successives de six semaines en classe relais et ne réintégrera pas le collège avant la rentrée en cinquième. Il sera définitivement exclu par conseil de discipline, pour violence contre l’un de ses enseignants. Il n’intégrera jamais le nouveau collège dans lequel on l’a rescolarisé. Sarah devient ainsi contre son gré actrice d’un système qui produit du décrochage. Nous pouvons en paraphrasant Goffman affirmer que la CPE « est, en ce sens, le modérateur de la société. Son travail consiste à apaiser et ré-orienter les personnes désorientées ; il a pour tâche de renvoyer [l’élève perturbateur] à son monde, ou de le pousser vers un monde nouveau, et de le faire de telle sorte qu’il ne puisse plus poser de problème à son entourage » (1989, p. 296). Le traitement de la difficulté scolaire externalisée dans des dispositifs qui reconfigurent l’offre scolaire (Moignard & Rubi, 2013) devient un horizon logique vers le décrochage institutionnalisé des élèves préparés à cette mise à l’écart par la dégradation récurrente de leur statut par les exclusions de cours répétées.
29Dans les collèges REP+, institutions sous tension et dégradées, regroupant un personnel débutant, au statut parfois précaire et mal formé (Bonnéry & Douat, 2020), l’exclusion ponctuelle de cours est un phénomène routinier et quotidien, qui impacte l’activité professionnelle des enseignants et des CPE, enfermés dans les contradictions d’une exclusion systémique à laquelle ils participent à leur corps défendant. L’exclusion est considérée par les enseignants comme un échec, prononcée faute d’alternative satisfaisante, pour faire tenir la situation de classe. De la même manière, le personnel de vie scolaire connaît les effets pervers de cette punition qui produit du décrochage, mais est contraint de participer à ce mécanisme. On peut formuler l’hypothèse que ces exclusions sont prononcées plus régulièrement dans les établissements de l’éducation prioritaire, qu’elles participent ainsi à accentuer les inégalités sociales de réussite scolaire et poussent au décrochage les élèves les plus défavorisés de notre école.
30Nous avons pu appréhender dans cet article le rôle joué par l’exclusion ponctuelle de cours dans l’affiliation des élèves à une carrière scolaire déviante dans les collèges REP+ et dans l’acception collective de la dégradation du statut de ces élèves. Il serait nécessaire à la suite de cette étude de multiplier des investigations empiriques, dans des territoires scolaires similaires ou au contraire plus favorisés socialement, dans d’autres collèges mais aussi dans des lycées généraux et professionnels. Des recherches plus quantitatives pourraient compléter ces approches qualitatives et permettre d’évaluer l’impact plus global de cette punition sur notre système éducatif. Enfin, la comparaison avec des systèmes éducatifs étrangers, structurés par une division du travail éducatif différente, devrait permettre d’ouvrir de nouvelles perspectives et d’inspirer de nouvelles pratiques.
31Affirmer que les exclusions de cours participent à la construction du comportement des élèves ne revient pas à considérer qu’elles sont seules responsables des désordres scolaires. Si nous avons pu voir que certains élèves adoptent des comportements pour provoquer l’exclusion, la construction des perturbations est multifactorielle et doit prendre en compte les difficultés scolaires, familiales ou sociales. L’usage routinier de l’exclusion doit cependant être considéré comme l’un de ces facteurs.
32Les élèves qui assistent à ces exclusions récurrentes sont les spectateurs de processus de « distillation continue » (Dubet, 2004) et voient ainsi disparaître, au fur et à mesure qu’ils progressent dans leur scolarité, leurs camarades les plus fragiles sans que l’institution scolaire, contrainte dans un « moment punitif » (Fassin, 2017), n’ait pu offrir d’alternative pédagogique ou éducative satisfaisante. Le collège unique est structuré par des exigences de sélection (Terrail, 2002) qui poussent l’institution, dès l’entrée en 6e, à distinguer les vainqueurs et les perdants de la compétition scolaire (Dubet, 2004), alors qu’elle devrait donner les moyens au personnel de s’occuper des plus fragiles. Ces élèves ont vécu une expérience négative à l’école primaire et ont été abîmés par des conditions de vie précaires. Leur entrée au collège nécessiterait une prise en charge dans la perspective réparatrice qu’Aziz Jellab attribue au lycée professionnel (2008), en préférant à l’usage de l’exclusion des pratiques de réparation fondées sur des techniques de résolution de conflits (Gregory & Hitchman, 2019). À l’opposé de cette perspective inclusive, nous formulons l’hypothèse que l’exclusion ponctuelle de cours participerait non seulement à conforter dans leur comportement déviant les élèves les plus fragiles de notre école, mais fonderait la réussite des « bons élèves » sur l’éviction régulière, année après année, d’une minorité inadaptée, constituant une « catégorie sacrificielle » (Wacquant, 2009, p. 186). Ce mécanisme participerait à une éducation à la citoyenneté fondée sur le rejet de la différence, bien loin des valeurs de solidarité et de fraternité qui devraient constituer le socle de notre école républicaine.