1Bien connu pour ses travaux sur la démocratisation scolaire dans l’entre-deux-guerres, Jean-Yves Seguy nous offre une nouvelle analyse minutieuse de l’expérimentation des classes d’orientation menée par Jean Zay et son cabinet de 1937 à 1939. Organisé en fonction de la construction chronologique de la réforme, des origines et des prémices qui la fondent jusqu’aux bilans de 1938 et 1939 qui en seront faits, l’ouvrage a le grand mérite de rappeler ce que cette réforme doit aux tenants de l’école unique. Du reste, dans l’entre-deux-guerres, le système dual de l’école républicaine de Ferry est contesté de l’intérieur (par Buisson lui-même). L’auteur rappelle également le rôle idéologique des Compagnons de l’Université nouvelle chers à Bruno Garnier, pour lesquels il n’y a pas d’école unique sans démocratie et sans égalité sociale.

2Dès la première partie de l’ouvrage, Seguy fait l’historique de cette tentative de réforme de Jean Zay, en montrant ce que celle-ci doit à l’expérience des classes amalgamées, dès 1926, menée sous Herriot, sensible à l’école unique. Les débats ne vont pas manquer, à propos de ce regroupement des élèves de filières classiques et modernes avec des élèves du primaire supérieur, entre ceux qui approuvent cette voie ouverte vers l’école unique et ceux qui contestent le fait que, quelle que soit l’origine sociale des élèves, ils puissent se trouver dans la même classe, soumis aux mêmes maîtres et au même enseignement. Par ailleurs, plusieurs initiatives locales visaient déjà à fusionner le secondaire et le primaire supérieur. L’expérience des classes d’orientation s’inscrit ainsi dans un ensemble de réflexions que Seguy restitue avec rigueur.

3Ces idées de réformes de structure des cycles d’enseignement se font aussi dans un contexte où les pédagogies actives sont prises en compte et où, comme l’a montré André Robert, le lien entre l’institution scolaire et les promoteurs des pédagogies nouvelles est très fort.

4Les deuxième et troisième parties abordent le temps de l’élaboration du projet de réforme des classes d’orientation jusqu’aux textes officiels, accompagné des débats que ce projet a pu susciter, y compris dans le propre camp de Zay et du Front populaire. Du reste, une des caractéristiques de ce projet éducatif, c’est qu’il a fallu au jeune ministre, qui a 32 ans en 1936, le recours aux circulaires et décrets pour que s’applique en partie l’esprit de son ambition. Car, pour Jean Zay, la réforme qui vise à l’intégration du secondaire, du primaire supérieur et de l’enseignement technique relève d’une « œuvre de justice et [d’]un instrument de progrès social ». La classe d’orientation n’est pas destinée à l’orientation professionnelle mais bien à l’orientation scolaire. C’est pour le bonheur des élèves et leur épanouissement que cette classe permet de diriger les élèves vers le technique, le moderne ou le classique en fonction de leurs aptitudes propres.

5Les oppositions ne manquent pas. Ici, Seguy distingue utilement deux types de débats : ceux antérieurs à l’application de la réforme, où s’observent les représentations de chacun concernant l’école unique et la démocratisation de l’école de la République ; et ceux postérieurs à l’application de la réforme, au moment des premiers bilans. En dehors des hostiles à toute idée d’école unique ou d’expériences allant dans ce sens, les réserves ne manquent pas quant à la notion d’orientation ainsi qu’à ses modalités de mise en pratique. Mais c’est aussi l’idée de continuum entre le primaire et le secondaire qui soulève des interrogations. Parmi elles, celles émises par les tenants du « démo-élitisme » qu’André Robert avait déjà caractérisé comme relevant d’une attitude intellectuelle qui, sans remettre en cause la nécessité d’élargir le recrutement social du secondaire, n’en maintient pas moins la supériorité absolue de celui-ci sur le primaire. Deux personnages en sont à tel point les représentants qu’ils bénéficient de deux portraits éclairants de la part de Seguy : Maurice Lacroix et Hippolyte Ducos. À travers eux se dessine le souci de ne pas primariser le secondaire et de lui garder son lustre et son éclat.

6À plusieurs reprises en 1937, Jean Zay est obligé de défendre son projet. Seguy dégage de ses interventions une synthèse des arguments et montre comment, par sens politique, il est amené à différents compromis. Il consent à transiger sur la durée de la phase d’orientation, trois mois au lieu d’une année prévue initialement. La place du latin, discipline majeure du secondaire, fait, elle aussi, l’objet d’un compromis en laissant aux chefs d’établissement le loisir de décider si le latin aura sa place dans les classes d’orientation créées. Enfin, la question de ceux qui vont faire l’orientation des élèves est un enjeu de taille entre les psychologues qui en revendiquent le droit et la compétence, et les enseignants soucieux de préserver la dimension scolaire de l’accompagnement des élèves. Finalement, Seguy montre comment le pragmatisme de Zay permet aux enseignants d’être en charge de cette mission essentielle à la réforme, à charge pour ces enseignants repérés et choisis d’être formés avant la rentrée scolaire d’octobre.

7La quatrième partie qui clôt le travail de Seguy est dédiée à l’analyse de la mise en œuvre effective de la réforme. Au-delà de la dimension factuelle qui voit 4 186 élèves concernés la première année (1937-1938) et 2 646 la seconde année (1938-1939) du fait de la baisse du nombre des établissements concernés, cette expérience éducative aura eu pour intérêt d’expérimenter le nouveau regard porté aux enfants, y compris dans sa dimension psychologique. On y regarde leurs aptitudes intellectuelles, artistiques, physiques tout autant que leurs aspirations professionnelles. L’analyse très complète de Seguy, où se croisent des données quantitatives et pédagogiques, nous fait pénétrer dans les arcanes des débats qui agitent les acteurs autour de cette expérimentation, et également autour du rôle que peuvent y avoir des chefs d’établissement et les « orienteurs ».

8Au-delà du récit politique et administratif de la réforme de Jean Zay et de ses arbitrages ministériels, l’ouvrage de Jean-Yves Seguy a l’immense mérite d’inscrire les projets du ministre dans le temps long de l’histoire de l’école et, principalement, de la lente conquête de l’école unique, dans ses aspirations comme dans ses réalisations. C’est aussi une réflexion sur l’action publique. Comment soumettre ses valeurs, ses idéaux, à la réalité du pouvoir dès lors qu’il s’agit d’appliquer ses convictions concernant l’éducation ? La façon dont la réforme est reçue témoigne également de la manière dont le corps enseignant réagit à la mise en œuvre de conceptions éducatives dont il peut partager théoriquement les fondements. Beaucoup refusent la réforme soit en raison des compromis proposés, soit parce que la réforme vient, au fond, bousculer des habitudes scolaires héritées. Par-delà cette archéologie d’une réforme, Seguy donne également à voir comment Jean Zay procédait : ni grande loi Zay, ni renoncement. Un ministre pragmatique, pugnace, comme l’écrit Seguy, conscient du tournant qu’il compte faire prendre à l’école de la République, en proposant un projet, certes avorté, mais riche d’avenir et qui, comme l’écrit Antoine Prost, a donné « une dynamique porteuse à terme de transformations » de l’école républicaine.