1Édité et préfacé par Gilles Laferté et Florence Weber, cet ouvrage fait suite à un premier recueil de textes de Jean-Claude Chamboredon intitulé Jeunesse et classes sociales (édité par Paul Pasquali) ainsi qu’à la republication de son long article de 1984, Émile Durkheim. Le social, objet de science. Du moral au politique ? (édité par Florence Weber).

2Il réunit 12 textes, écrits par ou avec Jean-Claude Chamboredon, et publiés sous forme d’articles entre 1977 à 1994. Des textes qui portent sur des objets en apparence aussi divers que la peinture (au sens propre) des rapports sociaux, les conflits des usages des espaces ruraux ou urbains, l’appartenance territoriale comme principe de classement et d’indentification, la construction sociale des populations, les rapports entre la production symbolique et les formes sociales, ou encore, entre le temps de la biographie et le temps de l’histoire, l’édification de la nation par la circulation de quelques motifs iconographiques…

3Cette diversité d’objets et l’ancienneté de ces écrits pourraient laisser penser qu’ils sont aujourd’hui de peu d’intérêt pour qui s’intéresse à l’éducation et à la pédagogie. Ils nous semblent au contraire très précieux parce qu’ils ne parlent que de ça, même s’ils le font indirectement, en particulier parce qu’ils proposent une théorisation de ce qu’il a qualifié de sociologie de la socialisation, et même une manière originale d’étudier celle-ci (Chamboredon, 1988).

4Pourquoi la sociologie de la socialisation ? Après tout, ces textes peuvent être lus plutôt comme des manifestes ou des témoignages du développement d’une sociologie des espaces urbains et ruraux, et de leurs usages socialement et historiquement situés, ou encore d’une sociologie de la morphologie sociale dans la continuité de celle de Durkheim, ou enfin d’une sociologie iconologique, à la croisée de la sociologie de l’art et des symboles collectifs. Ils sont tout ça, mais ils sont plus encore. Un indice qu’ils ont un plus grand dénominateur commun est qu’à plusieurs reprises Chamboredon invoque explicitement la sociologie de la socialisation (p. 306 et 324) lorsqu’il en appelle à des croisements entre les sous-champs de la sociologie et/ou d’autres disciplines connexes. Mais en fait, cette sociologie est à l’arrière-plan de tous les textes réunis dans ce recueil.

5Cela est sans doute lié à son approche de la vie sociale. Une approche qui cherche, quel que soit l’objet analysé, à en articuler les dimensions spatiales, matérielles, historiques, pluralistes et différentialistes. Un concept central, de ce point de vue, est celui de « scène sociale » parce qu’il permet de mieux rendre compte de la pluralité des espaces sociaux que peut fréquenter un même individu au sein des mêmes groupes ou des mêmes classes sociales : « La métaphore dramaturgique a pour fonction d’amener à s’interroger sur la répartition des actions entre les différentes scènes ; elle permet de remettre en question le caractère global et unitaire à l’excès de certaines approches, en particulier dans le domaine des situations d’acculturation : la multiplicité des scènes sociales, des espaces institutionnels et culturels, et donc des “zones” de comportement, permet de faire leur juste part à la diversité des systèmes de valeurs qui peuvent coexister chez le même agent, dans les mêmes groupes ou les mêmes classes » (p. 264).

6Le concept de scène sociale permet donc de rendre compte de l’éclatement spatial de la vie sociale, un des faits sociaux marquants selon Chamboredon de l’évolution des façons de vivre les territorialités urbaines ou rurales, un des principaux objets d’étude des textes de ce livre. Mais aussi de la façon dont se composent et se recomposent en conséquence les histoires de chaque individu. Parce que le concept de scène sociale constitue aussi un moyen, pour lui, d’étudier comment s’articulent en son sein les trajectoires individuelles et les histoires qu’il qualifie d’« englobantes » : « lignées familiales » « histoire politique », « histoire sociale », « histoire des images »… (p. 167)

7Nous arrivons à ce qui reste encore, pour nous, l’une des grandes originalités de la théorie de la structuration sociale et de la socialisation de Chamboredon, respectueuse non seulement des différentes façons dont ces processus s’actualisent localement et matériellement, mais aussi de la manière dont ils sont travaillés par de multiples dimensions historiques : « C’est à condition d’admettre et de reconstruire ce “feuilletage” historique que l’on peut comprendre comment les structures sociales s’inscrivent dans les créations symboliques, notamment en imprimant sur la situation l’ombre portée des rapports sociaux passés. […] La démarche présentée ici est une manière d’échapper à l’unité préconstruite de la biographie comme flux autonome d’évènements singuliers pour restituer, dans le mouvement d’une trajectoire, l’entrelacs de plusieurs conjonctures, définies dans diverses histoires sectorielles » (p. 168). Il s’agit donc de reconstruire ce feuilletage historique fait d’histoires plus ou moins englobantes, sectorielles ou singulières, de reconstruire ainsi les « contextes pertinents » (p. 307) pour pouvoir saisir pleinement le sens social des objets étudiés.

9Outre un appel à « renoncer à une définition disciplinaire étroite de la sociologie » (p. 286), ce schème théorique est aussi sans doute ce qui trame l’ingéniosité méthodologique déployée par Chamboredon dans les différentes enquêtes qu’il a menées. Difficiles à présenter succinctement en raison de leur richesse, ces orientations méthodologiques peuvent néanmoins être synthétisées à partir de deux principes, dérivés de ce schème.

10Dans certains des textes de ce volume, Chamboredon remarque qu’il faut conjuguer deux types d’approches a priori antinomiques, qu’il qualifie d’« approche particularisante » et d’« approche généralisante » (p. 168). La première consiste à « construire les moments d’une biographie comme configuration singulière de strates de différentes histoires » (p. 168). Donc partir du plus local et singulier dans la trajectoire d’un individu pour chercher les différentes histoires qui la composent parce qu’elles la dépassent et l’« englobent ». Alors que la seconde cherche plutôt à comparer différentes biographies « parentes » pour y repérer des « régularités », et à travers elles, « les scansions que […] les histoires des différents secteurs institutionnels […] introduisent dans les trajectoires des agents » (p. 168). Mais dans les deux cas, il s’agit, par « extension progressive », de chercher à saisir dans le plus singulier, dans le plus local, le plus historiquement commun pour que « les histoires englobantes puissent être constituées en contextes pertinents pour restituer le sens social » des objets étudiés (p. 307). Cette volonté de remonter en généralité et en historicité à partir du plus singulier, du plus particulier, du plus local pour restituer toute la profondeur du social est très proche de ce qu’a écrit Durkheim à ce sujet : « Il n’y a qu’une manière de parvenir au général, c’est d’observer le particulier, non pas superficiellement et en gros, mais minutieusement et par le détail » (Durkheim, 1975, p. 333). Une façon de concevoir le travail sociologique qui nous paraît plus que jamais d’actualité.