1Cet ouvrage, rédigé par deux sociologues spécialistes du système éducatif et des classes populaires, part du paradoxe mis en valeur à la suite des deux confinements de 2020, pendant lesquels les universités ont été fermées (mais pas les autres institutions de l’enseignement supérieur) : alors que les conditions de vie des étudiants étaient dégradées, que les cours avaient lieu à distance sans bénéficier d’une grande préparation ni d’outils ad hoc, la réussite aux examens a connu une progression inédite : 54 % des bacheliers de 2019 ont validé leur 1^re année de licence contre 46 % pour la promotion précédente. Pour les auteurs, cette situation révèle un nouveau régime de sélection scolaire, qui fait coexister des objectifs élevés de diplômés du supérieur (50 % d’une génération à la licence), des moyens alloués aux universités en baisse, des modes de tri des bacheliers à la fois opaques et variables selon les cursus et les établissements, mais également une « tolérance nouvelle, bon gré, mal gré, à la fragilité des aptitudes scolaires des étudiants » (p. 9). Pour affronter les questions que posent de telles contradictions et les inégalités qu’elles (re)produisent, tout en s’inscrivant dans les débats relatifs à l’échec à l’université et à l’inflation des diplômes, les auteurs ont pris le parti d’examiner et ré-interroger les chiffres disponibles, de manière longitudinale, au nom du « statactivisme » et de la construction de « contre-indicateurs ». L’ouvrage est résolument engagé et propose une perspective critique très outillée, riche en références et soutenue par un ton vif. Extrêmement bien écrit, il offre une respiration salutaire dans des temps moroses pour l’université.

2Cinq chapitres le composent. Le premier explore la « crise organisée » qui touche l’université depuis au moins deux décennies, via une série de réformes qui ont transformé l’enseignement supérieur. Y sont pointés le regroupement à marche forcée des universités, la création de 13 établissements publics expérimentaux, la réduction des budgets alloués à des universités devenues « autonomes », mais soumises à une très forte augmentation des effectifs étudiants, en plus de la mise en place d’une plateforme informatique d’orientation des bacheliers rapidement remplacée par une autre, Parcoursup. Mise en place en 2018, cette plateforme organise et légitime la sélection à l’entrée dans l’enseignement supérieur, contribuant à en faire, affirment les auteurs, un « marché d’État » (p. 25) qui met en compétition les établissements et les filières.

3En outre, alors même que différentes enquêtes montrent que les acquis des élèves ne cessent de s’affaiblir et que les enfants issus des classes populaires subissent des difficultés scolaires croissantes, la France a atteint un niveau général d’éducation inédit, avec 80 % de bacheliers dans une génération et une massification de l’enseignement supérieur.

4Si l’enseignement supérieur a longtemps été réservé aux enfants des classes supérieures et moyennes, le désir d’accéder à la licence s’est largement répandu dans les familles populaires, marquées toutefois par d’importantes fractions internes. Le deuxième chapitre montre ainsi que le rapport à l’école et aux diplômes divise les classes populaires, selon l’emploi et les moyens financiers des parents, le lieu de résidence, la proximité d’une offre de formation supérieure… Les auteurs insistent avec justesse sur l’importance des conditions matérielles de vie, qui influencent les possibilités de suivre ou non un parcours d’études supérieures.

5Ces inégalités ont des effets sur l’accès à la licence, les enfants d’ouvriers étant les moins nombreux à obtenir ce diplôme. Les ruptures universitaires, objet du troisième chapitre, n’ont cependant pas l’importance que leur donnent les discours officiels, pour mieux justifier une réforme après l’autre. Et elles ne sont pas non plus solubles dans les dispositifs successivement mis en place pour les éradiquer, que les auteurs qualifient de fiascos. Ils soulignent les apories d’une politique qui réduit non seulement les budgets accordés aux universités, mais également le nombre de postes d’enseignants-chercheurs, tout en attribuant aux unes et aux autres la responsabilité de l’échec à l’université. Or l’analyse fine des chiffres montre l’importance des acquis scolaires dans la réussite universitaire. Les savoirs acquis à l’école primaire s’avèrent ainsi déterminants, sachant que leur fragilité apparaît rarement résolue lors de la scolarité au collège puis au lycée.

6Ce décryptage minutieux des parcours étudiants aboutit à l’identification de cinq manières d’obtenir une licence, au cœur du quatrième chapitre. Dans les catégories identifiées par l’analyse figurent des étudiants au « parcours honorable », qui sont plus souvent des filles, auxquelles s’ajoutent une population limitée, mais persistante d’héritières excellentes élèves et une part élevée d’étudiants de « l’entre-deux » ; moins nombreux sont les « rescapés des bacs pros et des baccalauréats technologiques », suivis par une minorité d’étudiants dont les parcours sont marqués par d’importantes difficultés dans l’enseignement secondaire. Si les conditions matérielles de suivi des études jouent un rôle dans la réussite, ce qui distingue les étudiants selon leurs origines sociales et migratoires, le fait d’avoir obtenu un baccalauréat général avec mention garantit presque à coup sûr l’obtention d’une licence, indépendamment du milieu d’origine des étudiants. Ces résultats conduisent à mettre en question l’objectif de conduire 50 % d’une classe d’âge à la licence, tant les conditions font défaut. Celui-ci semble cependant pouvoir être atteint dès lors que sont imposés de nouveaux curricula faisant une place croissante à la professionnalisation, à des modes d’évaluation centrés sur le contrôle continu et la compensation des notes, autrement dit à des contenus et des règles qui métamorphosent les enseignements et les diplômes universitaires – et l’activité des universitaires, sans augmenter les coûts ni les postes.

7Face à la massification du nombre des sortants de l’enseignement supérieur et à ses différentes transformations, comment réagissent les employeurs ? En mobilisant plusieurs enquêtes, dont les enquêtes Génération du Céreq, les auteurs mettent en valeur dans le dernier chapitre les avantages de la détention d’un diplôme du supérieur, puisqu’il protège du chômage de longue durée et de la précarité. Tout en signalant une certaine dévaluation de la licence sur le plan salarial, ainsi que des écarts importants de catégorie d’emploi et de salaire selon les diplômes, les auteurs reviennent sur les débats qui agitent régulièrement la communauté scientifique à propos de la valeur des diplômes. Ils récusent les interprétations en termes d’inflation et de déclassement des diplômes, au nom de leurs postulats mécanistes et des croyances adéquationnistes sur lesquelles elles reposent. Ils montrent ainsi que la diminution des postes offerts par la Fonction publique (dont Florence Audier a montré l’importance pour l’accès des femmes aux emplois de cadres) a limité l’offre des emplois accessibles aux titulaires d’une licence générale. L’appel à l’emploi a moins pour but d’améliorer l’insertion des sortants de l’enseignement supérieur que de justifier ses réorganisations et d’y diffuser une certaine idéologie entrepreneuriale.

8Parce que la démocratisation du système éducatif relève d’une conquête collective qui subit de fréquents revers, les auteurs font des propositions de réforme orthogonales à celles qui ont cours et invitent à la discussion. C’est également un nouveau programme de recherche qu’ils dessinent, avec passion et brio.