1Cet ouvrage réédite six des vingt et un textes que Wallon avait publiés dans la revue La Pensée entre 1945 et 1961, précédés de deux chapitres de présentation, commentaires et analyses visant deux objectifs :

• préciser ce qu’était le projet éditorial de la revue ;
• évoquer l’œuvre de Wallon sous l’angle de ses liens entre travail scientifique et engagements politiques.

2L’ouvrage comporte également la liste de l’ensemble des textes de Wallon publiés dans La Pensée, ainsi que celle de l’ensemble des articles et dossiers de cette même revue, dont le titre mentionne Henri Wallon.

3Le texte de J.-Y. Rochex évoque tout d’abord l’état des lieux dans les années 1930 – durant lesquelles se préfigure le projet éditorial qui aboutira à la création (en 1939) et à la publication de La Pensée – des rapports entre les intellectuels et le Parti communiste ainsi que les institutions qui en sont proches, en particulier le CRN (Cercle de la Russie Nouvelle), qui rassemble des scientifiques intéressés par le marxisme en tant que méthode de pensée questionnant leur discipline et interrogée en retour par celle-ci. Leur démarche s’inscrit à la fois dans les espoirs suscités par la jeune Union soviétique et dans les mobilisations antifascistes des milieux intellectuels des années 1930. Leur approche se heurte cependant dans le contexte de la dictature stalinienne à une orthodoxie croissante dans le domaine de la recherche (cf. le lyssenkisme, doctrine néo-lamarckienne au nom de laquelle furent éliminés les biologistes soviétiques se réclamant d’un point de vue darwiniste) et à la critique, voire à la répression politiques (procès et exécution de Boukharine en URSS peu de temps après sa visite en France, critique violente d’un ouvrage de Friedmann présentant l’URSS avec une sympathie n’excluant pas la critique).

4Ainsi, dans la revue Commune, parue de 1933 à 1939, la rubrique À la lumière du marxisme, gérée par Wallon, ne comporte aucune allusion aux procès de Moscou. La position de Wallon tant politique que philosophique et psychologique est présentée comme non dogmatique, centrée sur l’étude de l’activité, aux prises avec la réalité, d’individus dont le développement s’effectue en interaction avec les milieux physique et social. Son application en pédagogie et en orientation porte sur une critique de la définition fixiste des aptitudes vues du seul point de vue endogène, au profit d’une approche prenant en compte les évolutions en relation avec les actions éducatives et professionnelles, d’où le refus de Wallon de tirer de résultats de tests une conclusion définitive sur l’intelligence et les capacités de l’enfant. La conception wallonienne du développement psychologique, à la différence du formalisme piagétien, fait intervenir tous les facteurs, biologiques et socio-culturels. En outre, s’opposant à un déterminisme unilatéral, elle fait de l’individu l’un des éléments du milieu auquel il appartient, susceptible donc d’agir sur lui. Enfin, constamment préoccupé par le terrain pratique de l’éducation, Wallon promeut une école qui, avant de chercher à élire « les meilleurs », se donne pour tâche essentielle d’élever le niveau culturel de tous les enfants.

5Le texte de R. Ouvrier-Bonnaz et S. Bonnéry examine les conditions de création et de fonctionnement de La Pensée. Née en 1939 sous l’impulsion du Parti communiste, maintenue dans la clandestinité pendant l’occupation sous le titre La Pensée libre, reparue à la Libération, La Pensée s’inscrit dans le projet d’un « rationalisme moderne », affirmant le lien du marxisme avec le cartésianisme et les philosophes des Lumières, le matérialisme dialectique visant à apporter une solution philosophique et scientifique aux questions que les dualismes, les éclectismes et les positivismes laissaient irrésolues. Il s’agissait donc de promouvoir un « marxisme à la française », ancré dans la tradition nationale tout en la renouvelant par l’apport de ce que Wallon nommait « la mentalité marxiste », substituant aux vues substantialistes initiales un point de vue sur les interactions et les évolutions. L’entreprise se situe dans le climat optimiste et conquérant du Front populaire puis de la Libération, qui faisait espérer l’avènement d’un renouveau de la France, ce que, dès les années 1950, la guerre froide allait cruellement démentir. La création ultérieure par le PCF de La Nouvelle Critique, « revue du marxisme militant », intervint comme contrepoint à La Pensée, jugée comme insuffisamment combative et trop conciliante à des critères de modération universitaire.

6Ces deux textes des responsables de l’ouvrage se rejoignent donc pour définir dans sa complexité la position wallonienne à l’égard des institutions communistes, faite d’un mélange de fidélité et de réserve, rarement exprimée publiquement.

7Les différents textes de Wallon reproduits dans l’ouvrage font l’objet d’une présentation par ces co-auteurs, avec un développement particulier quant à sa référence à Pavlov. L’intérêt de celui-ci, pour Wallon, est d’ouvrir, avec la notion de réflexe conditionnel, la physiologie sur la psychologie, en montrant par sa référence à l’usage des signes du langage, qu’il désigne par la notion de second système de signalisation, le rôle du milieu social dans les réponses individuelles. Cependant, ce rapprochement, peut-être excessif par rapport à la doctrine de Wallon, n’empêche pas celui-ci d’en reconnaître les limites (cf. le texte « Du behaviorisme à la théorie de la motivation » repris dans l’ouvrage). Tout en réaffirmant l’intérêt psychologique du pavlovisme, Wallon reconnaît pour l’explication des conduites humaines la nécessité de prendre en compte, plus que les comportements, les conduites, qui impliquent les initiatives et l’organisation de l’action en fonction de la finalité vers un but. Une autre différence importante entre les deux auteurs est que, pour Pavlov, héritier ainsi de la notion classique du réflexe, les manifestations motrices ne sont que l’effet des associations inter-sensorielles antérieurement établies, alors que Wallon, pour sa part, accorde à la motricité – aux postures et aux mouvements – un rôle déterminant dans la perception.

8De la référence à la tradition rationaliste et révolutionnaire française, l’on trouve la marque dans les écrits de Wallon, en particulier dans cet autre texte de l’ouvrage, intitulé « Pour une Encyclopédie dialectique. Sciences de la nature et sciences humaines » (1945). Ce texte fait référence à un projet d’Encyclopédie, non abouti, qui se plaçait dans la lignée des Diderot, Voltaire, Condorcet, Volney, tout en visant une approche dialectique de l’histoire des sociétés et de l’évolution de la nature. C’est aussi à la figure de Descartes que s’attache Wallon, dans un autre des six textes republiés, en voyant dans Le Traité des passions l’exposé d’une psychologie qui, bien que substantialiste, envisage les interactions entre le corps et l’esprit.

9Élève admiratif durant ses études de Lucien Levy-Bruhl et de Frédéric Rauh, disciple de Jean Jaurès plus que de Jules Guesde, orienté dans sa jeunesse par l’Affaire Dreyfus vers la défense des valeurs de Vérité et de Justice, l’adhésion de Wallon au mouvement ouvrier fut celle d’un humaniste soucieux de construire une société où soit abolie la distinction entre travail manuel et intellectuel. Trouvant un support dans l’idéologie soviétique proclamée sur la fabrique d’un Homme nouveau libéré de l’asservissement dans le monde capitaliste, il fit quelques protestations, mais le plus souvent n’eut que des silences éloquents, notamment face aux procès intentés en URSS contre d’éminents bolcheviques. S’il célébra dans ses introductions d’À la lumière du marxisme (1935, 1937) les avancées de la science soviétique, son darwinisme affirmé le rendit sceptique, à l’égal de son collègue Prenant, sur le lamarckisme lyssenkiste.

10L’approche wallonienne du marxisme ne consiste pas dans la répétition de formules, mais dans un usage novateur appliqué à ses sujets d’intérêt. Ainsi, dans le texte intitulé « Qu’est-ce que la filmologie ? » ouvre-t-il en 1947 des perspectives originales sur celle-ci, en montrant comment le cinéma produit chez le spectateur une perception originale de l’espace. Participant à un colloque sur « Lénine, philosophe et savant », sa contribution ne se réduit pas à un simple commentaire de la théorie du reflet défendue par Lénine dans Matérialisme et empirocriticisme, mais consiste en un exposé détaillé de ses propres idées sur la psychologie, qui mettent en avant la préparation posturale, les attitudes, le rôle de la conscience (conçue non comme une entité séparée, mais dans ses interactions avec la réalité) dans la préparation de l’action. En proximité, revendiquée ou non, avec diverses élaborations contemporaines, qui vont de Cassirer à Sartre, Wallon envisage ainsi la constitution d’un espace mental virtuel où, par le maniement réflexif des signes et symboles du langage, qui renvoient à la réalité tout en s’en distinguant, le sujet psychologique élabore son action sur la réalité.

11Ce livre, par les textes reproduits et ses analyses, apporte sa contribution à la caractérisation de ce que furent la vie et l’œuvre d’Henri Wallon, qui sut, dans une approche libre et créatrice, associer engagements politiques, positionnements philosophiques, et accomplissements psychologiques.