1Publié dans la collection « Pédagogies » des éditions ESF, l’ouvrage S’engager dans la recherche en sciences humaines et sociales s’adresse à toute personne souhaitant se projeter dans une démarche de recherche en lien avec les questions éducatives. Cet ouvrage signé par Guy Berger, professeur émérite en sciences de l’éducation à l’université Paris 8, et Augustin Mutuale, doyen et directeur du cycle des études doctorales de l’ISP-Faculté d’éducation de l’Université Catholique de Paris, se compose de huit chapitres et d’une bibliographie générale. L’ordre de présentation des chapitres suit la chronologie de la démarche de la recherche.

2Commençons par revenir sur la structure de l’ouvrage. Le premier chapitre, « Penser/écrire à deux », qui fait office d’introduction, revient sur le « Nous » à l’œuvre dans l’écriture de cet ouvrage et s’attelle à la première difficulté qui se présente dans la recherche : la construction du problème. Abordant cet aspect de manière philosophique, les auteurs reviennent notamment sur la question de l’hypothèse, précisant qu’il faut éviter de faire de la validation de l’hypothèse de départ l’essentiel de la démarche de recherche (p. 21), et sur celle de l’implication, en rappelant l’enjeu de la démarche deweyenne d’enquête par laquelle peut s’opérer une distinction entre épistémologie du regard, qui privilégie une méthodologie « volontariste » à partir d’un questionnement qui a été anticipé (p. 143), et épistémologie de l’écoute, qui suggère que le chercheur est « pris dans le rythme » de la situation étudiée et se laisse guider par ce qu’il observe (p. 143).

3Le deuxième chapitre, « Les enjeux de la recherche en éducation », contribue à cerner davantage ce qui se joue durant la recherche. Processus qui répond à un questionnement, mais qui se lie à des croyances et des aspirations, la recherche n’est pas un « processus linéaire » et son fonctionnement relève au contraire de la « spirale ». Faire de la recherche en éducation, c’est « édifier un savoir vérifié, vérifiable et le mettre à disposition d’autrui par une publication » (p. 27), mais ce processus s’initie à partir d’un pas de côté et de la remise en cause des « allant de soi » en s’interrogeant sur l’activité. Dans ces quelques pages où une distinction fondamentale est énoncée pour différencier le chercheur de l’expert, les auteurs reviennent sur les notions d’objet et de champ, puis cherchent à montrer non seulement les spécificités des sciences humaines et sociales mais aussi ce qui est propre à la recherche en éducation. Ce chapitre est l’occasion pour les auteurs de revenir sur l’ethnométhodologie dont le postulat est de « reconnaître le savoir dont sont porteurs les individus » (p. 43) et d’insister sur le fait que la spécificité du champ de l’éducation est de se constituer moins d’objets que de comportements et d’attitudes en cours et en évolution.

4Le chapitre suivant, « Pluralité des enjeux et des objets de la recherche en éducation », permet d’objectiver deux tendances historiques au cœur de la discipline : une approche expérimentale reposant sur une activité scientifique tendant à s’inscrire dans le prolongement des sciences de la nature et une approche de type clinique s’attelant à « la particularité des situations et des personnes » (p. 55). L’évocation de ces débats, par ailleurs documentés sur quelques pages, permet de saisir que des manières très différentes de concevoir la recherche en éducation traversent la discipline des sciences de l’éducation. C’est d’ailleurs dans le prolongement de ces réflexions que les auteurs distinguent « recherche sur l’éducation » et « recherche en éducation ».

5Le quatrième chapitre, « Préalables pour penser la recherche en éducation », repose sur trois axes : le rapport à l’altérité, à la temporalité et à la professionnalité. La philosophie est ici une nouvelle fois très présente et sa mobilisation permet de nous alerter sur un fait : en tant que nous travaillons au sujet et au sein du champ éducatif sur des pratiques, des comportements, des attitudes, nous travaillons avec l’autre, au contact de lui-même. Il nous résiste et il nous pousse également à sortir de nos certitudes. Berger et Mutuale précisent également comment la question de la temporalité est fondamentale dans les sciences anthroposociales puisqu’elle renvoie à des processus mobilisant des « principes d’universalité » qui se territorialisent dans des contextes singuliers et dans lesquels s’observent des jeux de déterminations et des jeux d’opportunités. Une autre question sur laquelle les auteurs insistent dans ce chapitre est la professionnalité. Dans ce champ où l’on rencontre autrui et dans lequel des relations se développent et perdurent entre individus (et entre acteurs), on se confronte à des interactions, du travail, sous des formes diverses, et des institutions. La recherche a nécessairement quelque chose à dire de ces interventions qui se déploient dans la société et de ces processus de professionnalisation, qui sont toujours déjà-là, précédant le chercheur, et en même temps toujours susceptibles d’évoluer. Au terme de ces pérégrinations, les auteurs reviennent sur la différence entre « expliquer » et « comprendre », entre le fait de chercher le « pourquoi » en voulant distinguer le vrai du faux et le fait de s’intéresser au problème du sens. Les auteurs reviennent également sur les relations entre ces deux processus : « La façon dont j’explique me permet de justifier la façon dont je comprends. La façon dont je comprends modifie à son tour largement la façon dont j’explique » (p. 95).

6C’est la notion d’implication qui émerge alors, et qui se trouve au cœur du chapitre 5, « Se questionner : implication et journal de recherche » : « Une recherche est la mise au travail d’une question. Mais pour comprendre le sens de cette question, il importe de se questionner en tant que chercheur ; d’où ce travail que nous proposons sur l’implication » (p. 98). Ce chapitre s’ouvre sur une distinction entre « savoirs de jour » et « savoirs de nuit », entre l’engagement que l’on peut objectiver et l’implication, plus subjective et parfois plus inconsciente. Les auteurs visualisent trois formes d’implication différentes : i) implication libidinale ou affective ; ii) implication institutionnelle ou contractuelle ; iii) implication épistémologique ou discursive. Les pages produites intéresseront les lecteurs car les auteurs y défendent une position subtile : il s’agit moins de supprimer l’implication que de la travailler et d’éventuellement la mettre à distance (p. 106). Cette partie reprend notamment des réflexions déjà développées dans le champ de l’analyse institutionnelle au sujet de l’implication et valorise l’usage du journal de recherche. À travers ce dispositif doit se jouer, selon une belle formule de René Lourau, une « écriture impliquée » par laquelle l’auteur se retrouve dans « la position expérientielle d’un observateur au/du quotidien » au service d’une activité plus large d’écoute (p. 111-116).

7Le chapitre 6, « Réfléchir et “situer” son questionnement et ses outils de recherche », insiste sur un point souvent négligé : savoir situer sa démarche à la fois dans sa dimension institutionnelle et par rapport à l’histoire et au politique. Ce geste nécessite de bien décrypter les instances et niveaux dans les « pôles de décision ». Cette manière de se situer permet au questionnement de ne pas rester « hors sol » et de comprendre comment la recherche est, de fait, un « univers conflictuel » (p. 124). Dans les pages qui suivent, les auteurs insistent une nouvelle fois sur le fait que la question de recherche s’origine dans la remise en cause du normal, de l’évidence et de l’« allant de soi ». Or, toutes les questions ne font pas de bonnes questions de recherche : « La vraie question dans la recherche est la question de la question » (p. 127). Comme l’écrivent Berger et Mutuale : « Questionner, c’est dire que tout n’est pas résolu ou plus exactement n’est pas élucidé et que la réponse que l’on va découvrir risque de mettre en cause les savoirs, ce qu’on croyait définitif et intangible, le vrai » (p. 127). Cette réflexion originale permet de saisir de quoi la problématique va être le nom : « La problématisation est une description de la question avec ses questions. C’est une mise en contexte de la question, de son surgissement dans l’espace psychique comme arrêt, brèche, interpellation » (p. 129). Ces pérégrinations permettent aux auteurs de revenir sur le statut de l’hypothèse : « L’hypothèse est une réponse provisoire à la question et non pas une réponse définitive qui sera vérifiée » (p. 132). Puis, de fil en aiguille, c’est de méthode et de méthodologie qu’il est question, et les lecteurs pourront ainsi prendre la mesure de la manière originale par laquelle les auteurs se sont positionnés : la méthode n’est pas un outil, écrivent-ils, mais un cheminement (p. 137).

8Après quelques explications pour distinguer épistémologie du regard et épistémologie de l’écoute, les auteurs insistent, dans le chapitre 7 intitulé « Situer, relier, articuler », sur leur préférence pour la formulation « praxis de la recherche ». Évoquant ce qui se joue lorsque l’on décrit une situation, ils en profitent pour faire notamment l’éloge de la multiréférentialité, rappelant ainsi les travaux de Jacques Ardoino (p. 157).

9Le chapitre 8 fait office de conclusion, ou plutôt d’une nouvelle boucle dans la spirale, en montrant en quoi l’engagement dans la recherche comprend un « processus social de subjectivation et d’émancipation ». C’est l’occasion pour les auteurs d’en revenir à Dewey et à l’enquête, aux relations entre praticiens et chercheurs, à la recherche action, aux enjeux à l’œuvre dans la notion de « praticien réflexif » avant de préciser de quoi l’émancipation est le nom.

10Que penser de cet ouvrage se démarquant de ses concurrents par une langue philosophique assumée et semblant s’intéresser davantage aux enjeux épistémologiques et réflexifs que technico-pratiques de la recherche ? Les manuels en sciences humaines et sociales ne manquent pas, et c’est parfois l’occasion pour leurs auteurs de « faire un coup » éditorial et épistémologique dans le champ académique. Étant donné leur place institutionnelle, passée ou actuelle, Berger et Mutuale n’ont pas besoin de cela pour « exister » institutionnellement. L’enjeu de cet ouvrage est par conséquent d’une autre nature. Il constitue sans doute une sorte d’interpellation, dans le sens où ces deux auteurs nous interpellent. Nous, chercheurs en sciences de l’éducation et de la formation, qui œuvrons depuis quelques années dans des contextes de formation où il est maintenant possible d’être intégralement formé en sciences de l’éducation (Licence, Master, Doctorat) et dans lesquels se pose justement la question de la formation à la recherche. Il n’est pas rare de repérer, d’un département à l’autre, des manières de faire très proches consistant à « didactiser » la démarche de recherche en séquençant l’apprentissage de celle-ci en plusieurs étapes se succédant alors que, souvent, dans nos propres pratiques, nous suivons assez peu ces étapes d’une manière aussi scolaire et artificielle. Or, cet ouvrage de Berger et Mutuale vient justement interroger cette didactisation et intéressera inévitablement les collègues qui s’investissent dans cette formation à la recherche, notamment en licence et en master.

11Cet ouvrage atypique rappellera aux plus expérimentés certains cours de feu les Diplômes d’Études Approfondies qui précédaient et préparaient jadis l’entrée en thèse. Cet ouvrage sorti discrètement est sans doute beaucoup plus ambitieux qu’il n’y paraît. Il nous rappelle tout d’abord comment la philosophie, dans son rapport à l’épistémologie, est tout à fait essentielle dans la discipline des sciences de l’éducation. Ensuite, pour les collègues s’évertuant à former les étudiants à la recherche avec des contraintes matérielles et horaires assez importantes, cet ouvrage permet de visualiser des situations que l’on peut observer régulièrement et qui posent parfois problème (car elles laissent se développer de mauvaises habitudes et sans doute une vision appauvrie de la démarche de recherche) : i) des questions de recherche dont les réponses, pour l’institution, sont déjà connues ; ii) une conception de l’hypothèse sclérosée ; iii) des recherches focalisées sur une évaluation un peu hors-sol des pratiques ; iv) une conception étriquée du recueil de données. Non seulement Berger et Mutuale abordent ces aspects extrêmement concrets en insistant sur les problèmes théoriques qu’ils peuvent poser, mais ils permettent également à celles et ceux qui se lancent dans la recherche de renouer avec certaines traditions de recherche de la discipline, comme l’ethnométhodologie, qui pourraient revenir sur le devant de la scène tant, par exemple, l’essor des pédagogies dites « alternatives » questionne et nécessiterait des réflexions épistémologiques parfois plus fines et nuancées que ce qui est parfois fait aujourd’hui sur ces thématiques. Enfin, on pourra estimer, en dernière instance, que la singularité de ce livre atypique dans le paysage éditorial actuel repose en fait sur le pluralisme épistémologique qu’il met en évidence et qui permet probablement de ne pas réduire la figure du chercheur à celle de l’expert, conseiller du prince, mesurant des impacts, évaluant à distance les acteurs et œuvrant pour que les institutions « marchent » davantage, sans chercher à comprendre le sens que donnent les acteurs à leurs pratiques et ce qui se joue réellement dans les institutions.