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Notes critiques

MOREAU Pierre-François & POUTEYO Michaël (dir.). Fernand Deligny et la philosophie. Un étrange objet

Lyon : ENS Éditions, 2021, 214 p.
Igor Krtolica
p. 148-150
Référence(s) :

MOREAU Pierre-François & POUTEYO Michaël (dir.). Fernand Deligny et la philosophie. Un étrange objet. Lyon : ENS Éditions, 2021, 214 p.

Texte intégral

1Deligny est venu à la philosophie sur le tard, principalement à partir des années 1970. Et la philosophie, à son tour, a mis du temps à venir à Deligny, comme en témoigne ce récent ouvrage. C’est de cet étrange vol de pensées que rend compte le volume collectif codirigé par Pierre-François Moreau, le premier philosophe à avoir publié une étude philosophique sur la figure inclassable et inassimilable de Deligny à la fin des années 1970 (Fernand Deligny et les idéologies de l’enfance), et par Michaël Pouteyo, formateur en travail social qui a consacré une des rares thèses de philosophie à l’œuvre de Deligny (Enfant, Institution, Écriture : Fernand Deligny et la philosophie).

2La connaissance et la reconnaissance de l’œuvre de Deligny, relancées depuis 2007 par la publication de ses œuvres aux éditions de L’Arachnéen (sous la direction de Sandra Alvarez de Toledo), s’étaient jusque-là principalement cantonnées à des domaines extérieurs à la philosophie : « travail social, science de l’éducation, psychologie ou anthropologie » (Michaël Pouteyo, p. 10). Pour contribuer à réparer ce manque, le présent volume se propose de donner « un premier aperçu » des travaux philosophiques en cours sur Deligny, suivant trois perspectives qui forment les trois parties du livre : en proposant des « parcours philosophiques dans l’œuvre » de Deligny ; en livrant des analyses sur le rapport entre « Deligny et les philosophes » ; enfin, en examinant « les influences et les prolongements possibles au travail de Deligny ». Il serait difficile de rendre compte en quelques paragraphes de la richesse et de la grande diversité des problèmes et des philosophies abordés dans cet ouvrage qui comporte onze contributions, auxquelles il faut ajouter l’introduction et la postface rédigées par les deux directeurs du volume. On peut néanmoins esquisser quelques-unes des lignes de force qui s’en dégagent.

3La plupart des contributions reviennent sur l’inclassable et insatiable activité de Deligny, qui empêche chaque domaine d’expérience – comme peut-être chaque individu – de se refermer sur lui-même, et dont le concept-clé serait peut-être celui de « milieu ». À condition de l’entendre de deux manières : d’une part comme tissage d’un milieu d’existence, réseau, radeau ou toile d’araignée qui se trame contre les institutions disciplinaires, et notamment contre l’école et l’asile (et qui, conformément à une inspiration canguilhemienne, voire foucaldienne, comporte une dimension à la fois vitale et sociale) ; d’autre part comme lieu situé entre l’humain et l’homme, entre l’humain-de-nature auquel nous renvoient les enfants autistes situés hors langage et l’homme-que-nous-sommes assujetti au symbolique (et qui, dans une inspiration que ne renierait pas Tim Ingold, récuse la possibilité même d’une séparation nette entre biologie et culture). Deux manières qui n’en font qu’une puisque la tentative des Cévennes – ce réseau d’accueil d’enfants autistes que Deligny a mis en place à partir de la fin des années 1960 – consiste à créer un espace ou un corps commun, un « Nous » qui relie les éléments qui le composent dans leur différence même (Marlon Miguel, p. 55). De ce double point de vue, les contributions ne cessent d’insister sur un point : la construction d’un tel milieu ne consiste pas à faire un milieu suivant l’illusoire « prétention de maîtrise » de la contingence qui irrigue toute l’idéologie moderne du sujet et des institutions disciplinaires (Antoine Janvier, p. 107), mais à « créer les conditions » et « aménager les circonstances » pour qu’un tel milieu se trame, à inventer des dispositifs et expérimenter des « agencements collectifs » qui déjouent l’interpellation en sujet qui constitue l’idéologie et qui permettent de produire des subjectivités non assujetties, des « a-sujets » dont il s’agit d’augmenter la puissance d’agir.

4La « clinique du milieu » que met en place Deligny dans les Cévennes (Catherine Perret, p. 66) renvoie ainsi à la distinction théorique décisive qu’il propose à cette époque entre le faire et l’agir. Quoique les contributions ne le mentionnent pas, cette distinction entre deux types d’actions sur le milieu n’est pas sans évoquer celle que l’anthropologue André-Georges Haudricourt avait proposée, quelques années plus tôt, dans son célèbre article paru dans L’Homme en 1962 « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui », texte qui avait inspiré la théorie du rhizome de Deleuze et Guattari exposée dans Mille plateaux, qui se réclame elle-même de Deligny et d’Haudricourt ! Dans le traitement de la nature comme dans le traitement d’autrui, Haudricourt distinguait en effet deux schèmes pratiques : « l’action directe positive », qui consiste à agir directement sur les individus traités collectivement, et à les diriger en contact permanent avec eux (ainsi, le cultivateur et ses céréales, le berger et son troupeau, et le politique comme pasteur des hommes) ; « l’action indirecte négative », qui consiste en revanche à aménager l’environnement de manière non interventionniste, en laissant les choses advenir en sorte que chaque individu puisse déployer au mieux ses possibilités propres (ainsi, la culture du riz, l’élevage des rennes ou des buffles, et la conception mélanésienne de la chefferie).

5Dans cette tentative des Cévennes, différentes contributions relèvent en tout cas à quel point le langage et l’écriture jouent un rôle tout à fait paradoxal chez Deligny : symptôme par excellence de l’appartenance à l’ordre symbolique du langage, l’écriture n’en reste pas moins, à travers le style si singulier de Deligny, fait d’infinitifs primordiaux – agir, tramer, tracer, camérer, etc. –, « une tentative pour rendre compte, par le langage, de ce qui est avant même toute forme de langage » (Michaël Pouteyo, p. 25), si bien que l’activité linguistique, « seconde » par rapport à l’activité du tracer, joue ce « rôle éthique » paradoxal consistant à repérer et à renforcer le tracer inné primordial (Pascal Séverac, p. 87). Cet effort pour retrouver l’humain-de-nature sous et dans l’homme-que-nous-sommes témoigne sans aucun doute de la recherche d’un « plus originaire que ce qu’anthropologie et psychanalyse veulent considérer comme originaire », à savoir le symbolique et la sexualité (Bertrand Ogilvie, p. 191). Ce passage à la limite porte la pensée de Deligny au-delà de l’humanisme invétéré des sciences humaines – de l’anthropologie et de l’ethnologie, de la psychologie et de la psychanalyse, de la linguistique et de la sémiologie –, et explique en quel sens on peut dire que, chez Deligny, la pensée se fait philosophique. Certes « on n’est pas dans la philosophie, mais on est dans le philosophique » (Pierre-François Moreau, p. 207).

6Si l’on ne niera certainement pas l’importance des rapports de Deligny à Montaigne, Spinoza, Marx, Wittgenstein ou Althusser, que les contributions mettent intelligemment en lumière, cette recherche d’une archi-origine aurait sans doute mérité que les contributions approfondissent également « la relation extraordinairement complexe » de Deligny à Rousseau (Pierre Macherey, p. 193), qui n’est qu’esquissée. Car à la différence de ce que suggère Pierre Macherey, si l’on se tourne non pas vers l’Essai sur l’origine des langues mais vers le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Deligny ne répète-t-il pas, en le déplaçant, le geste de Rousseau qui reprochait aux théoriciens du droit naturel d’avoir indûment transposé des caractéristiques de l’homme civil dans l’homme naturel, et d’avoir ainsi compromis la recherche du « véritable » ou du « pur » état de nature ? Et comme le suggère Catherine Perret (p. 71), Deligny ne recommence-t-il pas sous d’autres conditions – dans le contexte des deux guerres mondiales du xxe siècle, avec leur cortège de violences et de morts qui reviennent hanter ses écrits – la virulente critique de la civilisation qu’avait initiée Rousseau deux siècles auparavant, sans céder ni à la nostalgie primitiviste d’un retour à l’état de nature (faussement attribuée à Rousseau comme à Deligny plus tard) (cf. les remarques de Mathias Winter p. 152), ni à l’utopie d’une institution politique de lois civiles conformes à cette nature humaine (qui est au fond le véritable projet politique de Rousseau mais justement pas celui de Deligny) ?

7La confrontation avec Rousseau, grande absente de l’ouvrage, aurait sans nul doute aidé à faire voir en quel sens Deligny, tel un Rousseau contemporain, a créé un nouveau type de milieu philosophique en nouant ensemble différents fils (que les contributions de l’ouvrage tissent mais ne relient guère entre eux) : la question pédagogique de l’enfance, la question anthropologique de l’humain, la question éthique du rapport à l’autre, la question politique de l’institution de formes de vie commune. On sait d’ailleurs que, pour Deligny comme pour Rousseau, la question de l’éducation comme milieu d’expérience joue un rôle déterminant « entre » la nature et la civilisation, dans le passage de l’une à l’autre, voire dans le travail de l’une contre l’autre. Peut-être cet ouvrage sur Fernand Deligny et la philosophie suggère-t-il d’ailleurs au fond l’image d’un « Deligny éducateur », au sens où Nietzsche parlait en son temps d’un « Schopenhauer éducateur », à savoir un éducateur grâce auquel « nous pouvons tous nous éduquer contre notre temps, parce que nous avons grâce à lui, l’avantage de connaître vraiment ce temps » (Nietzsche, Considérations intempestives, III, 4).

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Pour citer cet article

Référence papier

Igor Krtolica, « MOREAU Pierre-François & POUTEYO Michaël (dir.). Fernand Deligny et la philosophie. Un étrange objet »Revue française de pédagogie, 220 | 2023, 148-150.

Référence électronique

Igor Krtolica, « MOREAU Pierre-François & POUTEYO Michaël (dir.). Fernand Deligny et la philosophie. Un étrange objet »Revue française de pédagogie [En ligne], 220 | 2023, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 18 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/rfp/13362 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rfp.13362

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Auteur

Igor Krtolica

Université de Picardie, CURAPP-ESS

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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