1Qui connaît Hippolyte Luc (1883-1946) ? Peu de lecteurs sans doute, y compris parmi ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’école en France. Il existe au moins deux raisons à cette ignorance. Hippolyte Luc fait partie de ces « bâtisseurs » d’un enseignement technique et professionnel qui reste encore méconnu (Moreau, 2021), en dépit de l’important travail de recherche effectué depuis une trentaine d’années (Chapoulie, 2010 ; Lembré, 2016). La carrière d’Hippolyte Luc fut également marquée par une décision qui a contribué à le faire tomber dans l’oubli : nommé directeur de l’enseignement technique en 1933, il est resté en poste jusqu’en 1944, s’exposant au risque d’être associé sous l’Occupation à un régime qui était très éloigné de ses convictions politiques ou de passer pour un opportuniste. Peut-on dire, avec Jérôme Carcopino, qui fut son ministre de tutelle de 1941 à 1942, qu’« Hippolyte Luc, au fond, n’était possédé que par sa tâche et qu’il eût laissé passer tous les régimes pourvu que l’enseignement technique ne passât point » (p. 148) ?
2L’ambition de cette biographie, qui n’élude pas cette période de la vie d’Hippolyte Luc, est en réalité plus vaste. À partir d’une documentation très riche, qui comprend les textes produits par Luc dans le cadre de ses fonctions, des documents plus personnels ou encore le journal tenu par son beau-père pendant plus de vingt ans, Guy Brucy, Marie-Laure Las Vergnas et Vincent Troger proposent un livre dense et plein d’enseignements. Il rend compte d’une trajectoire originale (la vie d’Hippolyte Luc), des débats sur les fonctions et les ambitions de l’école républicaine (une école pour tous ou un humanisme technique distinct de l’humanisme classique), du rôle d’Hippolyte Luc dans l’histoire de l’enseignement technique (de la promotion du CAP dans les conventions collectives sous le Front populaire à la création des centres de formation professionnelle en 1939). Dégageons sur chacun de ces points quelques éléments de l’histoire d’Hippolyte Luc qui devrait selon ses biographes figurer au Panthéon de l’école républicaine (c’est la première phrase du livre).
3La vie d’Hippolyte Luc est une belle illustration de ce que les institutions peuvent faire aux individus, ici à un garçon qui était tout sauf un héritier. Hippolyte Luc est né à Paris dans une famille ouvrière précarisée et d’une relation hors mariage (éléments qu’il cherchera à dissimuler aux siens). À la mort de ses parents, il n’a que cinq ans et il est placé par l’Assistance publique de la Seine dans une famille d’artisans de l’Yonne qui va l’encourager à suivre des études. Inscrit au collège d’Avallon à l’âge de 13 ans comme boursier, il y décroche son baccalauréat cinq années plus tard, après avoir sauté deux classes. Il attire rapidement l’attention de Mathieu Tamet, directeur de l’Assistance publique locale, maire radical-socialiste d’Avallon, une sorte de protecteur qui deviendra bientôt son beau-père. Admis au lycée Louis-le-Grand en 1902, Luc échoue au concours d’entrée à l’ENS, mais devient agrégé de philosophie quelques années plus tard, et il est promis à une brillante carrière quand la Première Guerre mondiale éclate. Son aptitude au commandement pendant le conflit le rapproche à la fin de la guerre de l’État-Major où il est au contact d’autres officiers qui ont l’ambition comme lui de promouvoir l’école unique qui « acheminera l’élève d’une part aux humanités, d’autre part à l’enseignement professionnel qui tous deux se rejoindront dans l’enseignement supérieur » (p. 51). Dès 1920, Hippolyte Luc, fort de ses soutiens, se voit confier un poste d’inspecteur d’académie, puis bientôt celui de directeur adjoint de l’enseignement technique, en 1925, sous l’autorité d’Edmond Labbé, avant d’assurer sa succession. De cette trajectoire que l’on pourrait qualifier de pur produit de la méritocratie, les auteurs retiennent qu’Hippolyte Luc gardera un indéfectible attachement aux institutions qui lui ont permis de connaître la carrière qui a été la sienne, y compris quand ces institutions étaient menacées par un régime autoritaire (« On me dit indispensable. Je restai », chap. 8). Il n’oubliera pas non plus ses origines (parisiennes ou d’adoption) et restera convaincu que l’État doit s’intéresser à la formation des classes populaires, d’où son intérêt a priori paradoxal pour l’enseignement technique, lui qui a baigné dans le moule du secondaire. Cette trajectoire de « transclasse », une notion que les auteurs empruntent à Jacquet (2014), serait donc une clé d’interprétation de la politique qu’il a conduite à la direction de l’enseignement technique et de son attitude de 1940 à 1944. On peut le formuler autrement : Hippolyte Luc, dans ses socialisations successives (l’école, l’armée, la petite bourgeoisie provinciale), s’est montré soucieux de faire valoir ses qualités en étant un bon observateur des milieux qu’il a fréquentés pour mieux les intégrer et y occuper une position favorable. Bref, de faire carrière.
4Cet ouvrage raconte aussi comment s’est progressivement élaborée en France la culture de l’« esprit technique » ou de l’« humanisme technique » dans l’entre-deux-guerres. C’est d’abord au contact de Labbé que Luc s’est converti au modèle productiviste américain à la fin de la Première Guerre. Ce modèle est soutenu par les patrons des secteurs de la métallurgie, des constructions mécaniques et électriques, ainsi que par des parlementaires de gauche et de droite, tous réunis dans cette association influente qu’est l’AFDET (l’Association française de développement de l’enseignement technique). Pour Hippolyte Luc, nourri de culture philosophique, les textes de Taylor peuvent être lus comme l’application à l’industrie des idées de Descartes, selon lequel les totalités complexes deviennent intelligibles par l’identification d’éléments plus simples. L’« esprit technique » serait aussi le moyen de devenir moderne, de s’affranchir des conventions sociales, des égoïsmes de classe, en devenant rationnel. Cet « esprit technique » doit favoriser la « démocratie industrielle » et ne peut pas être réservé à l’élite des écoles techniques sélectives que sont les ENP et les écoles des Arts et Métiers. Il doit inclure les plus démunis via les cours professionnels créés par la loi Astier en 1919. Les contributions d’Hippolyte Luc à la réalisation de cet objectif sont nombreuses : il encourage la diffusion d’outils nouveaux au service de l’enseignement technique et professionnel (radio, cinéma), produit des manuels sur la littérature moderne à destination de ces mêmes élèves, préface des ouvrages à caractère pédagogique. Son ambition est de permettre à tous d’accéder à cet « humanisme technique », qui est en lien direct avec les besoins des entreprises mais sans réduire les programmes de l’école aux savoirs « utiles ». Ce projet d’un enseignement qui valorise aussi bien la culture technique que la culture générale peut être résumé dans la formule suivante : « Former l’homme, le travailleur, le citoyen » (p. 79), sorte de préfiguration des conclusions du Plan Langevin-Wallon de 1947. Il est porté par une direction de l’enseignement technique qui défend bec et ongles son autonomie au sein du ministère de l’Éducation nationale, y compris lorsque Jean Zay, au nom de l’école unique, veut rendre comparables en 1937 les filières classiques, modernes et techniques à partir des classes d’orientation (chap. 7). Hippolyte Luc comprend immédiatement qu’à ce jeu-là, les défenseurs de l’enseignement technique seront perdants. À l’humanisme classique tourné vers le passé, réduit à ne proposer qu’un savoir gratuit et désintéressé, Hippolyte Luc préfère l’humanisme technique conçu comme un « humanisme complet », tourné vers l’avenir (p. 132-133). Au final, l’expérience voulue par Jean Zay tournera court et l’autonomie de l’enseignement technique sera préservée.
5Sur la contribution particulière d’Hippolyte Luc à l’histoire de l’enseignement technique, le livre montre qu’il a été particulièrement actif dans deux moments différents qui sont dans les deux cas des fenêtres d’opportunités. Le Front populaire lui permet de défendre l’idée que la qualification doit prendre appui sur des diplômes, dont la délivrance doit devenir un monopole d’État afin d’éviter la « multiplication anarchique des certifications » (p. 104). Comme l’a montré Brucy (1998), c’est à cette période que débute la standardisation des titres de l’enseignement technique, contre l’avis d’une partie du patronat pour qui la formation professionnelle doit rester sous le contrôle des entreprises. L’engagement de Luc pour la promotion de l’orientation professionnelle s’inscrit dans la même veine : il s’agit de valoriser les qualités des travailleurs, d’encourager de nouvelles pratiques pédagogiques, où les élèves peuvent réfléchir par eux-mêmes. Le régime de Vichy permet également à Luc d’élargir son périmètre d’influence. Chargé de créer dans l’urgence des centres de formation professionnelle en 1939 pour préparer la guerre (une quarantaine de centres annexés à des écoles techniques sont alors ouverts), Hippolyte Luc va les développer sous l’Occupation (125 centres existent en 1944) et jeter les bases des écoles professionnelles du premier degré, préfiguration des centres d’apprentissage et des lycées professionnels. C’est bien sûr la partie la plus délicate de son parcours, car Luc doit composer avec le secrétariat d’État à la Jeunesse, qui veut faire de ces centres un lieu de formation professionnelle et d’embrigadement idéologique. Sa persévérance à défendre le travail engagé (qualité des personnels, reconnaissance des diplômes, monopole de l’État dans la délivrance des grades) porte ses fruits et Luc garde la main contre ses détracteurs les plus exaltés (avec le soutien de Carcopino puis de Bonnard). Aussi étonnant que cela puisse paraître, il existe une forme de continuité dans la politique conduite par Hippolyte Luc en matière d’enseignement technique entre la période du Front populaire et celle de l’Occupation. Les accusations portées contre lui à la fin de la guerre, principalement pour carriérisme, ne conduisent pas à une remise en cause des centres qu’il a créés.
6La biographie d’Hippolyte Luc en dit beaucoup sur la trajectoire et la carrière de cet homme, convaincu assez tôt du rôle de l’enseignement technique dans le développement de l’économie moderne. Elle permet également d’interroger l’histoire des conceptions de l’enseignement professionnel, parfois produites par les défenseurs de l’école républicaine, parfois revendiquées comme une prérogative par les entreprises (Tanguy, 2016).