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Dossier

La contextualisation en histoire : une étude didactique sur les rapports entre épistémologie scolaire et épistémologie de référence

Contextualisation in history: a didactic study on the relationship between school epistemology and academic epistemology
Sylvain Doussot et Nadine Fink
p. 9-26

Texte intégral

1Ce dossier a un double objectif. Il vise le développement de connaissances didactiques sur un problème professionnel fondamental des enseignants d’histoire, et il ambitionne d’apporter une contribution au développement du champ des recherches en didactiques disciplinaires. Il propose de s’y atteler en prenant pour objet le concept de contextualisation qui réfère à un processus essentiel de la démarche disciplinaire en histoire, tant pour les historiens que pour les enseignants d’histoire. Ce concept, en usage dans ces deux communautés de pratiques, constitue une catégorie épistémologique produite par l’expérience, et il est didactiquement intéressant à deux titres. En premier lieu, si la contextualisation est au cœur des discours et des pratiques enseignantes et savantes en histoire, elle l’est dans des acceptions différentes voire opposées dans chacun de ces deux mondes : chez les enseignants, contextualiser renvoie à l’insertion de l’événement ou du document dans son contexte historique, tandis que chez les historiens, contexte et événements sont construits réciproquement et de manière critique par l’enquête. Il s’en suit, en second lieu, que la contextualisation peut constituer un outil d’analyse emblématique de la spécificité du champ des recherches en didactique de l’histoire en tant que concept qui rend raison des liens entre discipline scolaire et discipline scientifique, entre production et apprentissage de savoirs historiques.

2L’ensemble du dossier traite de cet objet conceptuel et de son inscription en histoire et dans sa didactique, bien que les questionnements qu’ils suscitent puissent être envisagés plus largement au sein des sciences sociales. Ce choix repose sur une volonté de cohérence et d’approfondissement indispensables pour traiter d’une problématique – l’articulation des épistémologies scolaires et de référence – qui concerne toutes les didactiques disciplinaires et sans doute d’autres approches scientifiques des apprentissages. D’une part, il nous semble de bonne méthode didactique de tenir constamment l’objet de savoir et son ancrage disciplinaire afin de se départir du risque de considérations trop générales, vers quoi nous entraîne toujours une « soif de généralité » (Wittgenstein, 1996, p. 57) à laquelle on n’échappe qu’en se disciplinant soi-même comme chercheuses et chercheurs. D’autre part, les enjeux épistémologiques du concept de contextualisation pourraient aisément trouver à être questionnés, il est vrai, du côté d’autres disciplines des sciences sociales, et de la sociologie en particulier. Les références que nous mobilisons, dans ce texte et dans l’ensemble du dossier, s’inscrivent d’ailleurs parfois dans ce champ, et parfois dans des approches qui réunissent, sur un plan épistémologique, histoire et sociologie sous l’étiquette des « sciences historiques » (Passeron, 2006). Mais là encore, la nécessité d’approfondir nous pousse à la verticalité de l’approche d’une discipline dont on espère qu’elle suscitera des lectures comparatistes et des travaux complémentaires et critiques permettant des comparaisons de ce type.

  • 1 Dans ce texte, une pratique est considérée comme une activité socialisée, structurée autour d’une (...)

3Les liens entre disciplines scolaires et disciplines de référence sont un des principaux objets des investigations du champ des didactiques disciplinaires, qu’il s’agisse des relations entre les textes de savoir savants et scolaires (objets d’une transposition selon Chevallard [1985]), entre activités ou pratiques1 (par exemple entre pratiques scolaires et « pratiques sociales de référence » pour Martinand [1989]) ou entre situations scientifiques et scolaires (par exemple par le biais de la Théorie des situations didactiques de Brousseau), entre positions énonciatives au sein de communautés discursives (voir Jaubert, Rebière & Bernié, 2003 ; Jaubert & Rebière, 2011), ou encore entre modalités de construction et de résolution de problèmes disciplinaires (voir Orange, 2012). S’agissant des liens entre activités de contextualisation en histoire chez les historiens et en histoire scolaire, ils sont, d’un côté, indiscutables, puisqu’une des finalités de l’enseignement de cette discipline consiste à développer des compétences spécifiques (notamment de critique documentaire) chez les élèves. Mais ils sont simultanément problématiques, puisqu’il existe une différence radicale entre les deux types d’activités qui se déploient dans des mondes très différents.

  • 2 Dans le sens où la contextualisation est d’abord une catégorie issue de l’expérience (Weber, 2012)

4De ce point de vue, la notion de contextualisation historique telle qu’elle est utilisée par les historiens et les enseignants est ambivalente. Si elle ne peut recouvrir les mêmes activités, elle permet cependant d’envisager la comparaison des processus épistémologiques qui sont à l’œuvre dans les deux mondes. Ce dossier cherche, à partir de sa double acception « indigène »2, à instituer la contextualisation comme concept didactique pour l’histoire, en dessinant les conditions d’un rapport entre contextualisation comme production et comme apprentissage de savoir historique. Par nature, un tel concept didactique a une fonction théorique d’instrumentation de la description, de l’analyse et possiblement de l’expérimentation de situations d’enseignement-apprentissage, et une fonction pragmatique du côté de l’enseignement pour considérer les conditions du rapprochement de la contextualisation scolaire de la norme épistémologique savante.

Une catégorie à déconstruire

  • 3 Pour le cas français, par exemple, on relève ainsi : pour le collège, le processus est évoqué en p (...)

5Si la contextualisation est une catégorie que l’on rencontre parfois en histoire scolaire, c’est plutôt le contexte qui règne dans les discours et les pratiques de classe. Le contexte est généralement appréhendé comme l’objectif d’apprentissage scolaire de l’histoire : pour les enseignants et les instructions officielles, il constitue les connaissances mêmes que les élèves doivent apprendre sur différents moments du passé, délimités par les programmes. Les activités qui permettraient l’apprentissage de ces contextes historiques sont cependant envisagées aussi par les enseignants – et, plus rarement, par un certain nombre de textes officiels (voir sur ce point l’article de G. Andro) – sous le terme de contextualisation : l’inscription de documents et de faits dans leur contexte, qui doit être l’occasion de l’apprentissage de savoirs sur ce dernier3.

  • 4 Ce que Ricœur (2000, p. 227) rend bien par l’idée que « le fait est le contenu de l’énoncé qui vis (...)

6Par contraste, les historiens font du processus de contextualisation une dimension essentielle – généralement peu explicitée – de leur pratique professionnelle pour insister sur la faible pertinence de l’idée de contexte comme donné. Non seulement ils cherchent à inscrire leurs sources et les événements passés dans des contextes particuliers pour mieux connaître les faits qui les constituent4, mais ils s’efforcent réciproquement de produire ces contextes à l’aide des documents et des problèmes qu’ils élaborent. Un même événement peut ainsi être représenté historiquement par le biais de différents contextes, choisis expressément en fonction des types de questions qui varient d’un historien à l’autre. D’un monde disciplinaire à l’autre – scolaire et scientifique –, on passe donc d’une logique d’accumulation encyclopédique à une logique d’approfondissement et de différenciation des regards sur le réel passé. On met ainsi au jour des objectifs qui paraissent profondément divergents et qui sont la source de difficultés potentielles d’enseignement et d’apprentissage. Cet écart entre la discipline scolaire et sa référence scientifique ouvre la voie à la construction d’un problème didactique fondamental, en ce qu’il porte sur les relations entre ces deux mondes disciplinaires : si l’histoire scolaire ne peut être semblable à celle des historiens, elle ne peut pas non plus lui être totalement étrangère. Ce dossier vise à participer à l’élucidation de ce problème en faisant de la contextualisation un concept médiateur, capable de rendre raison de processus de transposition entre les deux mondes.

7Pour y parvenir, il est nécessaire d’en caractériser les différences. Nous en identifions une pour commencer qui semble à première vue indépassable et emblématique de la différence d’approche en termes de contextualisation : les historiens développent leurs compétences disciplinaires en se spécialisant tandis qu’à l’école les élèves doivent développer des compétences historiennes scolaires en étudiant toutes les périodes de l’histoire. D’un côté, en effet, les historiens ne peuvent travailler qu’en se spécialisant, et leur formation à la recherche se fait par un travail singulier, non seulement inscrit dans une période de l’histoire, mais aussi sur des objets et des configurations historiographiques (Prost & Winter, 2004) qui cadrent le travail. Cette spécialisation garantit une connaissance croissante du domaine d’investigation, qui devient une condition de possibilité du travail de contextualisation. À tel point qu’on pourrait y voir une aporie en termes de formation, comme l’indique Prost (1996, p. 59) : « il faut déjà être historien, pour critiquer un document, car il s’agit, pour l’essentiel, de le confronter avec tout ce que l’on sait déjà du sujet qu’il traite, du lieu et du moment qu’il concerne ». D’un autre côté, à l’école, les élèves sont censés balayer de vastes périodes et de multiples types d’histoire pour couvrir l’essentiel du passé de leur propre pays ou au-delà, en fonction des pays, tout en travaillant au développement de compétences disciplinaires. Par comparaison avec le monde scientifique, il semble que l’histoire scolaire soumette enseignants et élèves à une double contrainte impossible.

8Dans ce dossier, nous proposons de travailler ce problème didactique dans une double perspective, d’abord théorique, par discussion de différentes approches possibles de la contextualisation, puis empirique, par trois études expérimentales menées en classes5. Nous commençons par envisager les spécificités épistémologiques de l’activité historienne de contextualisation et les conditions de leur transposition. Puis il s’agit d’en dégager les dimensions pratiques, celles qui rendent compte des activités propres d’une enquête historienne sur le passé, en tant que pratiques de production de savoir théorique contrôlée. Avant de rapporter cette épistémologie disciplinaire à d’autres références possibles, pour caractériser son rôle spécifique dans le processus de transposition.

Quelle épistémologie de référence pour la transposition didactique d’activités historiennes ?

9Dans l’enseignement de l’histoire, une activité emblématique des liens entre discipline scientifique et discipline scolaire consiste en l’étude de documents. L’histoire étant considérée par les concepteurs de curricula comme une science empirique qui étudie les traces du passé pour les interpréter, l’enseignement de la discipline s’est organisé autour d’une dualité entre le récit du passé et l’imitation d’un travail sur des documents pensés comme des traces du passé adaptées aux élèves. Une activité en particulier est récurrente dans ces pratiques documentaires d’histoire scolaire : la recherche d’informations sur la nature des documents étudiés (leur auteur, leur date, leur type, leur destinataire, etc.). Cette activité scolaire se réfère explicitement à la notion épistémologique de « critique externe » (Cariou, 2016 ; Langlois & Seignobos, [1898] 1992). Chez les historiens français, dans la tradition épistémologique issue de l’institutionnalisation de l’histoire dans la deuxième moitié du xixe siècle (école dite « méthodique »), faire la critique externe d’un document consiste à le situer dans son contexte de production – déterminer son auteur, sa date de production, les personnes à qui il pouvait être destiné, etc. – afin d’y rapporter l’interprétation de son contenu (ce qu’on appelle dans ce courant épistémologique faire la « critique interne »). Par exemple, pour le dire rapidement, si Jules César est l’auteur de la Guerre des Gaules, il faut interpréter le contenu de ce récit du point de vue du vainqueur, non comme un témoignage neutre. Très présente dans les pratiques de classe, cette activité quasi rituelle de contextualisation correspond à des prescriptions officielles présentées comme des compétences disciplinaires (le terme compétences étant entendu comme la capacité à mener un type de tâches disciplinaires comme « faire la critique externe »). Pourtant, si l’on y regarde de près, cette pratique scolaire est différente de la pratique de référence de l’école méthodique : elle est bien souvent proposée sous la forme de questions que l’enseignant pose aux élèves et qui induit pour principale activité le prélèvement d’informations dans la légende des documents fournis (Cariou, 2016 ; Tutiaux-Guillon, 2008). Un premier écart entre les habitudes scolaires et la discipline de référence réside ici dans le sens pédagogique de la tâche effectivement attendue en classe, qui masque l’absence de sens disciplinaire. En effet, répondre à une question du type « quel est l’auteur du document ? » n’a de sens historique qu’en relation avec l’interprétation de son contenu, qui généralement sera l’objet des questions suivantes. Pour l’élève, le sens de la tâche est réduit à prélever des informations et à les rapporter à des connaissances déjà construites et attendues par l’enseignant.

10Cette illustration singulière manifeste une dérive classique dans tout processus de « didactisation » de savoirs pratiques. « La mise en curriculum d’une pratique semble conduire à des pertes de certains aspects et à un processus réducteur. La progressivité qu’institue le curriculum tend à introduire une distance à la pratique, à la fois parce que les moments de l’apprentissage et de la pratique se séparent et parce que cette dernière est prise pour objet » (Rey, 2006, p. 94). La décomposition du travail sur les documents en critique externe et interne, si elle peut avoir un intérêt descriptif, conduit à des difficultés lorsqu’elle est mobilisée pour des activités d’apprentissage (Doussot, 2024).

  • 6 Voir à ce propos Shinn (2005), qui décrit le passage d’une approche « différenciationniste » à cel (...)
  • 7 Ainsi, on peut dire que généralement le questionnement de l’historien, ancré dans les savoirs étab (...)

11Quel type alternatif de mise en texte épistémologique pourrait constituer une référence pour une description d’activités à transposer en histoire scolaire ? C’est du côté de travaux plus récents, inscrits dans les Social Studies of Science qui récusent la séparation entre épistémologie et socio-histoire6 des sciences, qu’il faut chercher. Pour Prost (1996) par exemple, la différenciation des tâches que l’on trouve dans les propositions de l’école méthodique – critique interne, externe, analyse, établissement des faits, questionnement, synthèse – n’a pas de sens du point de vue de la description des pratiques effectives de production de savoir historique, la critique externe n’ayant de signification qu’avec la critique interne, et toutes deux n’ayant pas de sens en dehors d’un problème historique en construction7. Autrement dit, dans le travail réel des historiens, inscrire des sources historiques dans leur contexte (critique externe) c’est simultanément questionner le contexte tel qu’on le connaît jusque-là, puisque ces sources en disent quelque chose de nouveau (critique interne). Deux descriptions des pratiques historiennes coexistent donc potentiellement, dans deux types épistémologiques différents, qui ne pensent pas le processus de contextualisation de la même manière. Le premier, traditionnel, est fondé sur une théorisation de l’expérience pratique d’historiens, tandis que le second se réclame d’une démarche contrôlée d’analyse du travail historien (Bloch, 1995 ; Charle, 2013 ; Noiriel, 1996, 2014 ; et voir le texte de G. Andro dans ce dossier). L’analyse du phénomène de transposition entre discipline de référence et discipline scolaire diffère donc selon qu’elle s’appuie sur l’une ou l’autre des épistémologies de référence, ce qui peut avoir des effets importants sur la qualité de l’analyse. Comme le souligne Pastré à propos du développement du champ de la didactique professionnelle :

Les pionniers de la didactique professionnelle constatent que les praticiens de l’ingénierie de formation s’arrêtent généralement avant l’analyse du travail. Ou plus exactement, ils ne possèdent pas les concepts et méthodes qui leur permettraient de faire une réelle analyse du travail. Par exemple, les tenants de la pédagogie par objectifs, qui réalisent les premiers référentiels de compétences, annoncent bien que leurs référentiels s’appuient sur une analyse du travail. Mais ils ne se sont pas donné les moyens de la faire : ou bien ils se contentent de décrire la tâche prescrite correspondant à un travail ; ou bien en énumérant tous les objectifs et sous-objectifs qui caractérisent une tâche, ils ont tendance à confondre analyse et découpage (Dezutter & Pastré, 2008, p. 273).

12Le choix de la référence traditionnelle dans le monde scolaire de l’histoire explique l’absence de fondement empirique à la transposition des tâches de contextualisation d’un document. Mais si la référence épistémologique est celle construite par les Social Studies of Science, une autre transposition didactique plus fondée met en lumière un écart problématique entre histoire scolaire et histoire des historiens. Alors que le constat du passage d’un état à l’autre ne dit rien, sans la médiation du concept de transposition ainsi mobilisé, du processus de transformation. Tentons d’en esquisser une description.

  • 8 « Can we improve students’ ability to deal with the contradictory and complex nature of history by (...)
  • 9 On pourrait en ce sens, et en particulier pour l’histoire, discuter le choix du syntagme « discipl (...)

13Dès lors qu’on la compare à une épistémologie ancrée en Social Studies of Science, l’histoire scolaire se révèle soumise à un émiettement des tâches. Cet émiettement est propre au langage des compétences (Rey, 2009) et il est spécifique de la discipline scolaire (Cariou, 2022 ; Doussot, 2018). Il pose la question de l’échelle des compétences disciplinaires à enseigner (Wineburg, 1991, p. 858) en fonction des catégories d’analyse épistémologique mobilisées, qui induisent des découpages différents (pour référer à la citation de Dezutter et Pastré ci-dessus), et ainsi à des définitions de la contextualisation différentes. Cet émiettement s’oppose à la logique pratique historienne de contextualisation comme confrontation critique des sources, des faits déjà établis dans l’historiographie, et des idées explicatives que décrit l’épistémologie sociologiquement fondée. Plus encore, la description procédurale traduit un phénomène généralisé de production d’« enseignables » sous forme de règles à appliquer que Chervel (1988) a caractérisé sous le concept de « discipline scolaire ». Phénomène qui a des effets tels ceux que nous avons pointés par l’écart de sens entre élèves et professeur : l’interprétation pédagogique de la situation par les élèves – qui privilégie le rapport maître/élèves au détriment du sens de l’activité disciplinaire – peut s’expliquer notamment par ce découpage de l’activité attendue en tâches parcellaires dont la succession a un sens plus pédagogique que disciplinaire9. L’activité consiste alors à soumettre des réponses à la validation du professeur, sans que cette activité ait un sens au-delà de la tâche :

Par essence, l’organisation curriculaire est portée à cette décomposition des tâches en unités de plus en plus réduites en vue d’une plus grande facilité des apprentissages. On risque alors d’en arriver à des unités qui n’ont plus rien de fonctionnel et à faire faire aux apprenants des exercices parcellaires qui, pris isolément, sont dépourvus de sens (Rey, 2006, p. 96).

  • 10 « Il faut donc admettre que, si la valeur d’une situation didactique est liée au sens qu’elle a po (...)
  • 11 Si le « modèle abstrait que l’on doit construire » pour rendre raison des pratiques « ne vaut comp (...)

14Si l’on fait l’hypothèse que l’apprentissage des savoirs et compétences proprement disciplinaires passe par la construction du sens disciplinaire des activités de classe (Fabre, 2007a ; Vergnaud, 199210), il est nécessaire de caractériser les effets de cet émiettement. Ce processus de réduction procédurale du sens – sens scolaire de respect des procédures vs sens disciplinaire de contextualisation – masque une différenciation précieuse sur le plan de l’épistémologie des sciences sociales, celle de la « matrice pratique » et de la « matrice théorique » (Bourdieu, 1980, p. 176). Du point de vue de la didactique, comme science sociale, sont en jeu plusieurs « matrices pratiques » : le sens pratique des professeurs, qui repose sur une succession de tâches ayant une valeur disciplinaire ; le sens pratique des élèves ancré dans une interprétation pédagogique des situations didactiques ; et le sens pratique des historiens en action. Or, nous venons de le suggérer, plusieurs matrices théoriques peuvent rendre raison des activités observées chez les historiens et en classe : celle des Social Studies of Science, celle de l’histoire méthodique, sans doute d’autres théorisations de l’expérience pratique des historiens, et une matrice pédagogique. Les multiples combinaisons qui résultent de cette différenciation peuvent avoir différentes fonctions. Ainsi peut-on différencier l’enjeu pour le professeur (et sa formation), qui relève de ce que Bourdieu signale de la spécificité de la situation d’enseignement d’une pratique11, de l’enjeu pour les élèves qui n’implique pas (nécessairement) une explicitation épistémologique. Appliquée à notre questionnement sur la transposition didactique des activités de contextualisation en histoire, dans une perspective de recherche didactique, cette différenciation permet d’examiner les conditions d’un changement de logique pratique (des élèves, des enseignants), c’est-à-dire d’apprentissage d’une logique par dépassement de la logique déjà-là. En l’espèce, il s’agit pour les auteurs des trois textes empiriques de ce dossier de documenter les conditions du passage de la logique pratique de contextualisation de la discipline scolaire telle qu’elle fonctionne ordinairement, à la logique pratique de contextualisation transposée des pratiques historiennes.

15Sous cette différenciation, la contextualisation peut devenir un concept didactique situé du côté d’une matrice théorique du champ didactique, comme instrument d’étude des relations entre les matrices pratiques scolaires et savantes, et d’étude des conditions du changement des pratiques scolaires. Instrument conceptuel qui permet de considérer autrement que comme écart irréductible la différence entre contextualisation en histoire scolaire et contextualisation chez les historiens, en référant des pratiques nécessairement différentes à un même processus épistémologique : « la théorie recherchée doit convenir aussi bien aux pratiques des chercheurs qu’aux activités des élèves » (Orange, 2005, p. 4).

Quelle référence théorique pour mener des expérimentations en histoire scolaire : la nécessité d’une épistémologie de la pratique

16La dialectique des matrices théoriques et pratiques suppose ici que l’étude des pratiques scolaires alimente la conceptualisation en jeu, et réciproquement. Or la description d’autres manières de jouer que celles qui sont dominantes est la condition pour décrire la forme scolaire de l’histoire sans fonder cette description sur des inductions simplistes : « Pour apprendre comment ils agissent, je dois entreprendre de noter patiemment, au coup par coup, ce que font ces gens dans telle et telle circonstance, et donc aussi ce qu’ils pourraient faire mais qu’ils ne font pas ou du moins pas normalement » (Bazin, 2008, p. 355-356). Dans un jeu social aussi formalisé que l’enseignement scolaire d’une discipline, l’inertie est sans doute forte (Tutiaux-Guillon, 2004), mais c’est elle qui permet aussi aisément d’envisager des variations expérimentales maîtrisables.

  • 12 Et ainsi déployer le programme initialement proposé par Moniot (1993, p. 33) : « tenter de raisonn (...)

17Il est donc utile de varier les situations de pratiques, au-delà de la discipline scolaire existante12, pour questionner les conceptualisations possibles de la pratique scientifique de référence dans une perspective didactique (Orange, 2014). De rares expérimentations ont eu lieu dans ce sens, lors du développement du champ de la didactique de l’histoire, notamment dans les années 1990, en référence aux pratiques historiennes de contextualisation. Il s’agissait d’explorer les conditions de possibilité de transformation de la discipline scolaire par l’expérience de modalités scolaires nouvelles. Ces expériences ont abouti au constat d’une « banalisation » (Lautier & Allieu-Mary, 2008, p. 114) des situations par les pratiques professorales. Cette banalisation traduit, d’une part, la difficulté à modifier les pratiques scolaires (des enseignants comme des élèves) et, d’autre part, la difficulté des recherches didactiques à modéliser des concepts médiateurs.

  • 13 Cet événement politique français de l’entre-deux-guerres était étudié au lycée, au moment de cette (...)
  • 14 De la même manière, ce cas est une composante importante du curriculum en histoire aux États-Unis, (...)
  • 15 L’étude de Wineburg compare deux cas qui s’opposent dans leurs performances et leurs activités d’é (...)

18Deux études de cas expérimentales sont emblématiques de ce constat de banalisation. Elles portent sur l’enseignement de l’histoire politique : en France sur une situation-problème pour enseigner les émeutes du 6 février 1934 au lycée, qui vise à faire appréhender l’événement et son contexte par l’étude de sources journalistiques variées13 (Gérin-Grataloup, Solonel & Tutiaux-Guillon, 1994) ; aux États-Unis par observation de deux enseignants en formation mis en situation de contextualiser les positions de Lincoln lors de sa campagne électorale14 à partir de différentes sources (Wineburg, 2001, chap. 4). Dans chacun des cas, la visée de contextualisation des documents et des événements échoue : le contexte du fonctionnement politique actuel est mobilisé par ces élèves et un des deux professeurs15 sans être questionné dans sa capacité à interpréter les documents qui informent pourtant de situations passées. Comment expliquer que les élèves et un des deux enseignants ne parviennent pas à inscrire les faits étudiés dans un contexte passé qu’il s’agirait de construire (au moins partiellement), alors que chacun des dispositifs est expressément transposé de la pratique historienne de contextualisation ?

19Les auteurs de la situation-problème sur les manifestations du 6 février 1934 constatent une distorsion entre la représentation qu’ont les élèves de la discipline et « l’histoire scientifique », ce qui les mène à proposer une situation qui doit poser problème aux élèves relativement à ces représentations :

  • 16 Le dossier de presse proposé aux élèves confronte des articles de journaux d’opinions politiques r (...)

En elle-même cette distorsion n’est pas un obstacle : elle résulte plutôt de la scolarisation des documents et de leur usage. Elle devient obstacle si l’on veut que l’élève prenne conscience que le texte de l’histoire (texte « historique » proposé à l’étude, texte du manuel, cours de l’enseignant) exprime un point de vue, qui, bien que donné pour vrai et irréductible à une opinion, n’est pas la réalité mais une mise en scène de la réalité, à situer parmi d’autres. Elle s’oppose à l’acquisition de l’esprit critique, du raisonnement historien. Elle bloque la compréhension d’un problème central de la production historique : l’interprétation des sources.
De ce point de vue il est tentant d’amener les élèves à confronter des témoignages et des interprétations d’un même événement : la contradiction flagrante des sources16 sur ce qui s’est passé le 6 février 1934 devrait faire problème (Gérin-Grataloup, Solonel & Tutiaux-Guillon, 1994, p. 29).

20Ce qui frappe dans ce passage de l’article réside dans le contraste entre l’élaboration épistémologique de ce qu’est l’histoire des historiens, et le sens commun disciplinaire qui préside à l’élaboration de la situation scolaire expérimentale. D’un côté sont mises en relation des entités théoriques – point de vue, vérité/opinion, réalité, mise en scène, raisonnement, interprétation des sources – et de l’autre il n’est question que d’une activité de comparaison entre textes (témoignages et interprétations). Cette activité se décline ensuite en différentes étapes détachées d’enjeux épistémologiques : « chaque élève prépare un compte rendu d’un texte du dossier » ; « les élèves élaborent […] un texte de synthèse présentant le point de vue d’une des forces politiques » (p. 30). Si l’on retrouve l’émiettement évoqué précédemment, le plus important, dans notre perspective didactique, réside ici dans l’asymétrie épistémologique entre l’appréhension de la discipline scientifique et celle du dispositif scolaire, qui est significative d’un type de relation supposé entre les deux mondes. Lorsqu’il est question de la discipline de référence, l’intérêt des chercheurs se porte sur des entités théoriques dont il s’agit de caractériser les relations, abstraction faite de toute activité des historiens. En revanche, lorsqu’il est question de la discipline scolaire, leur intérêt se porte sur l’activité des élèves (et de l’enseignant) et les objets qu’ils manipulent, mais il n’est alors plus question de vérité, de réalité ou de raisonnement. Autrement dit, l’élaboration didactique d’une relation entre les deux mondes apparaît ténue, emportée sans doute par des contraintes puissantes mais non questionnées, telles que la nécessité de produire des consignes acceptables pour les élèves ou une modélisation d’une pratique scientifique difficile à objectiver.

21Il peut être intéressant d’interpréter ces choix de recherche par analogie avec le champ des études sociales sur les sciences. Cette expérimentation manifeste en effet une asymétrie qui rappelle les enjeux de la transformation du champ des études sur les sciences, notamment avec le « programme fort » initié par Bloor (1971) et son principe de symétrie :

Au cœur de ce programme, Bloor posait la notion de « symétrie » : il postulait que toutes les connaissances, empiriques comme fondamentales, devaient être traitées également et être soumises à l’enquête : on ne peut se contenter d’aborder les sciences à partir de leurs rivages institutionnels (selon la sociologie de la connaissance telle que la pratiquait l’épistémologue Robert K. Merton, par exemple) et invoquer des « facteurs externes » pour rendre compte des mondes de la science ; « les idées vraies comme les idées fausses, les rationnelles comme les irrationnelles doivent faire l’objet d’une même curiosité sociologique », écrivait Bloor, « et doivent être expliquées par les mêmes genres de causes » (Houdart, s. d.)

22Par analogie on peut penser que dans l’expérimentation évoquée, l’épistémologie est mobilisée pour penser et analyser la situation a priori en tant qu’elle doit permettre un processus de contextualisation scientifique, mais que pour concevoir la situation effectivement mise en œuvre dans la classe ce sont des éléments de sens commun de la discipline scolaire qui sont convoqués ; comme si des « facteurs externes » d’ordre pédagogique (mettre des documents en vis-à-vis pour les faire comparer, fournir des documents qui se contredisent pour provoquer un questionnement…) étaient adaptés à l’étude des manipulations scolaires de faits et d’idées, mais pas des facteurs internes à ce que signifie manipuler historiquement des faits et des idées. Tout se passe comme si l’histoire scolaire ne méritait pas une épistémologie de l’histoire ancrée dans le monde scientifique, mais seulement une réflexion sur des activités proprement scolaires.

23L’analogie avec le principe de symétrie de Bloor met en lumière un autre problème pertinent pour notre question didactique. Considérer de manière symétrique la science qui marche et celle qui est balbutiante modifie le regard que le chercheur porte sur chacune. Considérer symétriquement l’histoire des historiens et l’histoire scolaire, c’est-à-dire avec les « mêmes genres de causes », c’est donc non seulement reconsidérer les activités proposées aux élèves, mais aussi l’évidence d’une épistémologie théorique pour penser la référence. Si le fossé apparaît si large entre les deux paragraphes de l’extrait de l’article sur le 6 février 1934, c’est non seulement que la situation scolaire est peu théorisée, mais c’est aussi que la référence épistémologique l’est trop, tout du moins est-elle très éloignée des enjeux de travail scientifique au cœur des questions didactiques. On le constate à nouveau plus loin dans l’article, à propos de la notion centrale de point de vue. Car si les points de vue variés voire contradictoires sont au cœur de l’épistémologie convoquée, très peu est dit sur ce qui devrait être fait de ces variations et contradictions :

Les progrès attendus n’ont ici été atteints que très partiellement. En effet, il est apparu, a posteriori, qu’il n’y avait pas de lien automatique entre l’opération intellectuelle permettant d’identifier des points de vue divergents et celle, probablement beaucoup plus complexe, qui consiste à problématiser et interpréter ceux-ci en les contextualisant. Or le dispositif mis en œuvre supposait cet enchaînement, sans doute parce que, historiens ou géographes de formation, il nous est devenu réflexe (Gérin-Grataloup, Solonel & Tutiaux-Guillon, 1994, p. 31).

24Rien n’est dit sur ces « opérations intellectuelles », sinon des généralités indéfinies (problématiser, interpréter, contextualiser) de peu d’utilité pour penser une activité pour des élèves. On constate finalement que la théorisation épistémologique sur laquelle repose cette recherche n’est pas une théorie de la pratique scientifique, seule utile pourtant lorsqu’il s’agit d’en imaginer la transposition didactique, c’est-à-dire lorsque « l’apprentissage est envisagé du point de vue du raisonnement, des activités intellectuelles mises en œuvre pendant cet apprentissage par l’élève, et non du seul point de vue du résultat » (Gérin-Grataloup, Solonel & Tutiaux-Guillon, 1994, p. 33).

  • 17 « Contextualized Thinking ».
  • 18 « My goal here is to recreate the unfolding of contextualized thinking. […] I invite readers to “r (...)

25Les constats sont similaires à la lecture de l’étude américaine sur Lincoln, qui visait à observer la manière dont des futurs enseignants en formation mettaient en jeu leur « pensée contextualisée »17. Si Wineburg (2001, p. 99) constate l’écart en termes de bonne ou mauvaise contextualisation entre ce qu’il observe dans les discours des étudiants et dans sa propre analyse épistémologique, il n’a pas conçu la tâche dans laquelle il les plonge sous ce rapport épistémologique : « Mon objectif ici est de recréer le déroulement d’une pensée contextualisée. […] J’invite les lecteurs à “lire par-dessus l’épaule” de ces deux enseignants, qui se demandent comment ils relieraient un document à un autre ou essaieraient de contextualiser les mots de Lincoln »18 (p. 93). Comme pour le cas français, ce qui est demandé à ces deux étudiants, c’est de dire ce qu’ils comprennent en lisant progressivement cinq documents à propos de Lincoln.

26Ces deux recherches expérimentales emblématiques montrent que la norme pour imaginer d’autres manières de jouer le jeu de l’histoire scolaire ne se trouve pas aisément ni directement dans une épistémologie de l’histoire scientifique. Plusieurs types d’épistémologie peuvent prétendre jouer ce rôle, et ils peuvent être mobilisés de plusieurs manières dans le processus de transposition. Autrement dit, lorsqu’on s’efforce d’explorer des manières inhabituelles de jouer au jeu de l’histoire scolaire en référence à l’histoire des historiens, il est nécessaire de jouer sur les deux tableaux, empirique et théorique : il faut articuler des savoirs d’action – l’action scolaire et l’action scientifique, qui toutes deux manipulent et construisent des faits et des idées – et des savoirs théoriques sur l’action (Grize, 1996). L’enjeu et la difficulté de notre dossier consistent à construire les deux simultanément : des expérimentations ancrées dans la réalité des classes actuelles, et un concept de contextualisation réellement théorique.

27Ces analyses conduisent à mieux poser un problème épistémologique central du champ de la didactique de l’histoire, que nous allons exposer pour justifier les expérimentations présentées ensuite dans une dernière partie.

L’histoire des historiens, référence parmi d’autres ou référence didactiquement déterminante ?

28La mise en évidence, pour ces expérimentations didactiques, d’une asymétrie dans l’étude des rapports entre disciplines scientifique et scolaire et l’hypothèse afférente de l’absence de mise en jeu d’une théorie de la pratique historienne met au jour un problème fondamental du champ des recherches en didactiques disciplinaires, dans le rapport qu’il entretient avec les disciplines de référence. Nous l’abordons maintenant en restant dans le champ de l’histoire, mais il s’agit toujours de documenter des questionnements plus généraux, à partir du cas d’une discipline ayant une sorte de référence « naturelle » parce qu’aisément identifiable dans le monde universitaire. De ce point de vue, le cas de l’histoire est intéressant parce que malgré cette évidence, des controverses se sont développées sur le rôle et l’importance de cette référence. Controverses qui pouvaient sembler réservées à des disciplines scolaires plutôt indexées à des savoirs qu’elles auraient elles-mêmes produits (la grammaire par exemple) ou à des pratiques de référence plutôt qu’à des savoirs institués (la technologie par exemple).

  • 19 L’histoire savante « est une de ces marraines », écrit Moniot (1993, p. 31) à propos de l’histoire (...)
  • 20 Les auteurs de l’étude sur le 6 février 1934 concluent sur le fait que ce type de situation « appa (...)
  • 21 Une troisième catégorie d’approche sur l’enseignement de l’histoire serait représentée par les his (...)

29Il s’agit avec ce dossier de prendre part à ce débat scientifique comparatiste en didactique, et au sein du champ de la didactique de l’histoire (Doussot & Fink, 2022). Certains chercheurs font de la recherche historique une référence parmi d’autres19 qui ne peut déterminer que partiellement voire secondairement la compréhension des situations de classe, du fait d’un écart irréductible entre épistémologie scientifique et épistémologie de la discipline scolaire20. D’autres, dont nous sommes, pensent que le lien entre les deux versions de la discipline est déterminant pour penser les conditions de l’apprentissage21. Cette dualité reste cependant souvent floue et en arrière-plan des productions et publications du champ. Flou qui peut être illustré par l’idée d’épistémologie « appliquée » ou « expérimentale » qui traverse diverses approches déjà anciennes pour définir la recherche didactique :

  • 22 « These were some of the questions that motivated this study, an enterprise we have come to think (...)

Telles sont quelques-unes des questions qui ont motivé cette étude, une entreprise que nous considérons comme une forme d’« épistémologie appliquée » parce qu’elle n’entre pas dans les catégories existantes du travail psychologique et qu’elle n’est pas non plus qualifiée d’histoire académique (Wineburg, 2001, p. 91)22.

En 1970, Guy Brousseau commence donc à explorer ces questions-là en mathématiques, pour l’école primaire, et est à l’origine de la popularisation du terme même de « didactique ». Il y a eu des débats, dès cette époque, qui faisaient hésiter entre ce terme et celui d’« épistémologie expérimentale » (Johsua & Lahire, 1999, p. 31).

30On voit dans ces deux citations combien l’idée d’appliquer l’épistémologie pour l’étude didactique peut renvoyer aussi bien à une séparation radicale qu’à une continuité entre les deux formes de la discipline en question. Notre dossier souhaite participer à la clarification de ce débat, en argumentant théoriquement et empiriquement la position d’une norme épistémologique du côté de l’histoire des historiens.

Les finalités de l’enseignement comme normes

  • 23 « L’histoire scolaire et la géographie scolaire existent comme constructions particulières de l’Éc (...)
  • 24 « L’histoire scolaire a certainement plusieurs références bien réelles – il n’est pas besoin de lu (...)

31Notre dossier part du consensus – pour les recherches expérimentales mais aussi au-delà – de la nécessité d’une norme épistémologique pour penser l’histoire scolaire. Mais sur cette base commune, le spectre des normes épistémologiques possibles est large. On peut laisser de côté celle qui s’ancrerait dans la prescription des institutions chargées de gérer l’école – « La normativité ne se réduit pas à la prescription » (Fabre, 2007b, p. 71) – mais il existe une spécificité de l’enseignement comme « métier où la définition des tâches reste floue » et qui « n’implique pas nécessairement une division du travail entre ceux qui conçoivent la tâche et ceux qui l’exécutent » (ibid.). La normativité s’entend donc au niveau de l’activité de l’enseignant, mais dans des contraintes fortes qui ont tendance à l’éloigner de la référence à une épistémologie de la pratique historienne, nous l’avons vu à plusieurs reprises. C’est pourquoi une part importante des recherches en didactique de l’histoire postule que ce qui norme les choix enseignants, ce sont les finalités spécifiques de l’enseignement de la discipline, notamment en termes de formation du citoyen23 (en général l’enseignement de l’histoire est alors associé à la géographie ou d’autres sciences sociales et/ou l’éducation civique). Une telle approche conduit à viser le développement d’une épistémologie de la discipline scolaire – qui serait une mission qui reviendrait aux didacticiens – et à favoriser une sorte d’autoréférence24. Si le risque d’inertie est alors grand, il est possiblement compensé par les évolutions curriculaires indépendantes de la discipline de référence (Tutiaux-Guillon, 2004, 2008) qui commanderaient les finalités variables de la discipline scolaire. Sous cet angle, l’histoire des historiens partage sa fonction normative avec d’autres champs disciplinaires, tels la géographie, la sociologie, le droit ou la philosophie. Ainsi, contextualiser ne serait pas l’apanage de l’histoire, tant les contextes varient aussi géographiquement ou selon les classes sociales.

  • 25 Et si l’on suit Passeron (2006), la sociologie et l’anthropologie également, en tant que sciences (...)
  • 26 De ce point de vue, notre approche s’inspire aussi des développements socio-historiques d’Abbott ( (...)

32On peut cependant objecter que l’histoire peut, à elle seule25, faire tout cela : il n’y a pas de domaine du monde social qui lui échappe a priori (Passeron, 2006) ; contextualiser dans le temps nécessite de le faire aussi dans des différenciations spatiales, sociales ou mentales26. On peut objecter aussi que l’histoire n’est pas, par exemple, la sociologie. La première construit des problèmes de rapport entre « ce qui change et ce qui subsiste » (Prost, 1996, p. 115) sur des situations toujours singulières et différentes du présent de l’historien ou de l’élève, et elle le fait selon une entrée par les traces pour tenter quelque généralisation. Tandis que la seconde (Noiriel, 1989) entre par les concepts et les phénomènes, tout en s’appuyant sur des singularités. Autrement dit, on n’apprend pas les mêmes choses de la même manière dans l’une et l’autre de ces deux disciplines. Or la structure des curricula reste ancrée en histoire sur le singulier des événements (même s’ils sont envisagés à de multiples échelles : d’Hiroshima à la démocratie athénienne, les durées n’ont pas grand-chose à voir). On voit ainsi que si les curricula donnaient une place prépondérante à la sociologie, la discipline universitaire de référence pourrait, épistémologiquement parlant, jouer le même rôle normatif.

33On pourrait cependant croire qu’en caractérisant ainsi l’histoire des historiens, il s’agirait d’en faire la référence unique et exclusive de tout autre. Son rôle de norme épistémologique n’exclut évidemment pas une interdisciplinarité constitutive de l’approche didactique, qui sans cela se réduirait à une épistémologie (appliquée ou non). Les recherches en didactique de l’histoire qui documentent le système didactique mêlent ainsi l’historiographie, l’épistémologie et des théories d’apprentissage issues généralement de cadres psychologiques. Cette interdisciplinarité ne peut justement pas se réduire à une pluridisciplinarité qui juxtaposerait, pour l’enseignant, des sources normatives multiples mais non articulées. Dans l’étude sur le 6 février 1934, par exemple, historiographie, épistémologie et théorie d’apprentissage sont présentées mais sans que leurs liens soient explicités, ni articulés. Il est possible que cette absence explique les difficultés observées dans l’analyse de l’expérimentation. D’une part, le problème à concevoir est pensé comme un problème épistémologique, mais finalement construit dans la classe comme un problème historiographique (la variété des versions de l’événement relatées dans les différents articles de presse). Ce qui explique peut-être l’écart constaté, puisque les élèves n’ont pas accès explicitement au problème épistémologique sur lequel porte l’attention des chercheurs (ce qu’on peut faire de la variété des points de vue sur un événement pour en donner une représentation unique). D’autre part, la construction du problème en tant que modalité d’apprentissage n’est pas contrôlée par les théories proposées (Gérin-Grataloup, Solonel & Tutiaux-Guillon, 1994, p. 26), puisqu’un problème n’est pas de même nature dans l’épistémologie de Bachelard et dans la psychologie socio-cognitive de Moscovici – toutes deux citées – sans que cela soit effectivement mis au travail dans l’expérience menée.

34De ce point de vue, et avant de déployer ces différents enjeux dans l’exposé des choix expérimentaux proposés dans ce dossier, l’inscription de la recherche didactique dans l’institution académique des Sciences de l’éducation ne facilite peut-être pas la clarification. Celles-ci, en tant que « champ disciplinaire », sont en effet encore dans un processus de « disciplinarisation […] hésitant et incertain », elles « fédèrent de nombreux domaines qui s’instituent eux-mêmes en disciplines » et elles « sont étroitement imbriquées avec les savoirs et champs professionnels » (Hofstetter & Schneuwly, 2001, p. 7), autant de caractéristiques qui rendent peu assuré « le fait qu’à l’intérieur même des sciences de l’éducation se développent des domaines qui eux aussi se constituent comme disciplines, ainsi que le montre Schubauer-Leoni à propos de la didactique [dans le même ouvrage] » (ibid., p. 15). Ces remarques déjà anciennes nous semblent toujours aussi actuelles et pertinentes pour montrer l’intérêt de débats épistémologiques tels que celui que nous discutons ici, et qu’il s’agit maintenant d’aborder sous l’angle empirique des expérimentations proposées en lien avec la visée de conceptualisation didactique de la contextualisation.

Des expérimentations cadrées théoriquement : présentation du dossier

35Les trois premiers textes du dossier portent sur les notions de contexte et de contextualisation, du côté de la philosophie du langage (texte de Michel Fabre) et du côté des historiens, dans leur appréhension de ces notions à partir de leur expérience pratique de chercheurs (texte de Gaïd Andro), et lorsqu’ils sont mis dans des situations scolaires (texte de Marc-André Éthier et David Lefrançois).

36Le premier texte, de Michel Fabre, situe l’enjeu du contexte et de la contextualisation au-delà du champ de l’histoire, dans une de ses perspectives théoriques les plus fructueuses qui est celle de la philosophie du langage. Ce qui étymologiquement va avec le texte – le con-texte – peut aussi bien rendre intelligible l’événement qu’en constituer la cause, ce qui a des incidences importantes pour toute opération historiographique. Prenant cette question sous l’angle de l’enquête comme processus de problématisation (Dewey, 1993), l’auteur dégage une signification du processus de contextualisation susceptible d’outiller les didacticiens de l’histoire. Il met ainsi en lumière sa fonction de cadrage qui permet de différencier ce qui est en question et ce qui ne l’est pas dans le travail d’investigation, mais aussi les composantes et fonctions des opérations de contextualisation qui s’y inscrivent. Ces catégories générales sont ensuite mises en scène dans l’exemple à la fois politique, judiciaire et historique, de l’ouvrage Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal de H. Arendt. Exemple qui donne à penser les enjeux du choix et de la construction d’un contexte pour appréhender un événement passé, comme l’indique la tension inscrite dans le titre même de l’ouvrage entre un événement et une idée générale.

37Gaïd Andro propose quant à elle de situer les deux mondes de pratiques en termes épistémologiques à propos du triplet contexte/contextualisation/contextualiser. Dans le monde de l’histoire scolaire, le cadrage institutionnel français différencie collège et lycée, délaissant une esquisse de processus de contextualisation dans le premier pour une simple mise en contexte au lycée. Mais ce cadrage institutionnel ambitionne simultanément de développer des compétences critiques en lien avec la mobilisation du contexte historique, selon des références épistémologiques traditionnelles. Or ce sont ces dernières que G. Andro met en discussion par un détour approfondi par l’histoire de la science historique en France. Détour qui dégage du flou théorique le couple contexte/contextualisation tel qu’il a été utilisé par les historiens pour penser leur activité scientifique, pour établir des repères susceptibles de guider la réflexion didactique.

38Enfin, Marc-André Éthier et David Lefrançois ancrent leur approche nord-américaine dans un cadre théorique intermédiaire, qui inscrit la réflexion didactique dans des enjeux épistémo-langagiers. Ils s’appuient sur une longue tradition de recherches didactiques aux États-Unis, notamment autour des travaux initiaux de Winburg (1991), qui explorent les conditions d’une littératie historienne propre à assurer le développement d’une pensée historienne (Historical Thinking). Leur texte met en discussion les euristics – ou stratégies – identifiées au fil des recherches comme modélisant l’activité proprement historienne de la pensée, chez les historiens et comme références possibles de l’analyse didactique de l’enseignement-apprentissage, et en particulier l’euristic « contextualisation ». C’est cette fonction de référence de l’observation d’historiens en action – mais non en situation scientifique – vers l’observation des enseignants et élèves qui est questionnée. Les auteurs examinent une série d’articles d’historiens québécois qui traitent de thèmes enseignés au secondaire, pour y déceler les éléments effectifs de contextualisation. La comparaison des résultats produits par ces lectures avec les travaux antérieurs sur cette euristic se révèle éclairante pour l’analyse des situations scolaires.

39Ensuite, trois textes rendent compte de recherches expérimentales avec des enseignants et leur classe. Nos expérimentations ont pour objectif de comprendre comment professeur et élèves agissent dans des situations inhabituelles, pour mieux mettre en lumière les possibilités et les limites d’une contextualisation historienne scolaire. Ce type d’expérimentation, bien qu’il soit rare, n’est pas nouveau en didactique de l’histoire. Il est développé par exemple dans les travaux inscrits dans le cadre de l’apprentissage par problématisation (CAP) qui déploient souvent une méthodologie de séquences forcées (Doussot, Hersant, Lhoste et al., 2022, p. 188-190 ; Orange, 2010). Comme le précise Orange (2010, p. 76), le didacticien est alors amené à produire des phénomènes non visibles en situation ordinaire :

Pour construire de telles phénoménologies, les études des situations ordinaires de classe sont certainement intéressantes mais en aucun cas suffisantes. Pour créer une véritable phénoménotechnique, il est nécessaire de construire des situations forcées, qui « tordent la queue du lion », non pas avec la prétention de proposer des situations reproductibles et exemplaires, mais avec celle d’explorer de nouveaux territoires de l’espace didactique. En un mot, l’observation ne peut suffire, il faut construire de nouveaux phénomènes.

40En histoire plus particulièrement, des recherches ont été menées autour des enjeux de problématisation – voir par exemple Doussot & Fink, 2019 ; Doussot & Vézier, 2015 ; Le Marec, Doussot & Vézier, 2009 – mais qui n’ont pas traité spécifiquement la contextualisation.

41Dans ces trois textes du dossier, les situations expérimentales d’enseignement ont été conçues dans une double contrainte. Une contrainte théorique de transposition du processus historien de contextualisation, interprété différemment dans chacun des trois cadres théoriques mobilisés par les chercheurs concernés. Et une contrainte empirique tenue par l’enseignant qui a la responsabilité pédagogique de sa classe. C’est par des négociations entre chercheurs et enseignants – elles aussi menées différemment selon les approches méthodologiques et épistémologiques de chacun des cadres – que s’est élaborée au fil du temps une modélisation progressive – et sans aucun doute partielle – de ce processus, pour la classe concernée.

42Les hypothèses communes autour de notre approche didactique et du concept de contextualisation, et les variations de cadres théorico-méthodologiques pour les mettre en œuvre dans des contextes variés garantissent la pertinence des comparaisons qui émergent à la lecture des trois recherches traitées dans ce dossier.

43Parmi les hypothèses partagées, la référence à une épistémologie des pratiques historiennes domine pour s’intéresser à la transposition didactique du rapport entre textes de savoir et pratiques de mise en texte, en articulant ainsi les concepts de transposition didactique des textes de savoir (Chevallard, 1991) et de pratique sociale de référence (Martinand, 1989). Ce rapport théorisé à partir du processus de contextualisation vise à échapper au risque d’asymétrie identifié précédemment, entre ce qui est modélisé des pratiques de référence et ce qui est conçu pour les activités de classe. En associant systématiquement textes de savoir et pratiques de mise en texte, il s’agit en effet d’articuler les références historiographique et épistémologique.

44Sur cette base commune, chacun des cadres théoriques mobilisés fait varier ses références en fonction de la théorie des apprentissages qui le caractérise. Sylvain Doussot et Lucie Gomes prennent directement pour objet les rapports entre développement des compétences critiques historiennes et apprentissage de savoirs scientifiques sur le passé. Ces rapports induisent en effet un problème professionnel important pour les enseignants, pour qui la faiblesse des connaissances des élèves empêche le travail des compétences critiques. Le CAP dans lequel s’inscrivent leurs expérimentations ouvre la voie à une reconstruction de ce problème d’ignorance par le biais du concept d’obstacle épistémologique qui met au cœur de l’activité expérimentée le savoir déjà-là des élèves, issu de leurs expériences du monde social. Sur cette base, la réticence manifestée par l’enseignant à l’occasion d’une des séquences expérimentales constitue un événement riche pour interpréter les conditions du passage d’une visée encyclopédique du contexte à la contextualisation historienne scolaire. Cette interprétation menée dans l’article repose sur l’analyse des échanges entre chercheurs et enseignant à propos des productions (orales et écrites) des élèves.

45Pour Nadine Fink et Étienne Honoré, le cadre se centre sur les rapports entre mémoire et histoire pour définir l’apprentissage comme transition structurée entre l’usage universel de la mémoire et un rapport historien au passé. Ce faisant, l’expression des mémoires par les élèves s’avère centrale dans les choix négociés avec l’enseignant, pour ensuite s’appuyer sur des modèles épistémologiques favorisant la production d’un « espace de controverse » (Ricœur, 2000). Celui-ci réfère dans cet article à des catégories épistémologiques centrées sur la lacune et la pesée, en tant qu’elles sont accessibles aux élèves : un texte de manuel est ainsi étudié sous l’angle de ce qu’il ne dit pas, et il s’agit de faire peser les hypothèses qui en résultent selon les informations disponibles. La comparaison de deux séquences expérimentales de ce type conduit les auteurs à identifier la manière dont le savoir historique visé peut ou non constituer un obstacle pour l’enseignant lorsqu’il s’agit d’articuler mémoire des élèves et contexte générique. En se centrant sur l’enseignant, cet article thématise l’écart entre sa visée encyclopédique prétextée par l’événement mis au travail (la révolte des Paysans en Suisse en 1653) et la dynamique réciproque et critique de sélection et mise en relation des informations contextuelles les plus explicatives de l’événement. L’attention effective de l’enseignant à ce que disent et écrivent les élèves est un facteur essentiel de la réduction de cet écart.

46Enfin, Didier Cariou et Marie Coutant mettent les élèves à travailler sur des documents proches des sources historiennes dans leur forme, pour l’analyse desquels ils mobilisent leurs connaissances préalables du contexte (l’Occupation, en 1942). La comparaison de deux modalités de mise en œuvre de cette situation d’enseignement met au jour les raisons pour lesquelles, dans un cas, le contexte convoqué par les élèves écrase l’interprétation du document, alors que dans l’autre cas, un équilibre dynamique leur permet des allers-retours entre contexte et documents. Ces raisons s’élaborent au fil de leur analyse par articulation des actions conjointes de l’enseignante et des élèves – l’analyse s’ancre dans la théorie de l’action conjointe en didactique (TACD) – et de repères épistémologiques en histoire. Le processus de contextualisation historique scolaire est ici appréhendé sous l’angle de la fonction de cadrage du concept de milieu, mais enrichi de catégories épistémologiques propres à l’histoire scientifique.

47La réunion au sein d’un même dossier de ces six textes permettra aux lectrices et aux lecteurs d’établir de multiples liens et questionnements sur l’objet didactique dont il se saisit ainsi de manière plurielle. Nous nous permettons cependant de suggérer ici quelques pistes qui peuvent apparaître comme des résultats du projet collectif initial. Cet objet didactique est avant tout le processus de travail, dans le présent, pour construire des représentations du passé, dans deux mondes différents (scientifique, scolaire). Au « positionnement social de l’historienne ou de l’historien », qui détermine selon G. Andro les cadrages qu’il ou elle met en jeu pour construire consciemment un contexte passé spécifique, correspond la « situation didactique » qu’évoquent D. Cariou et M. Coutant pour mieux penser les conditions d’un enseignement favorable à un apprentissage disciplinaire en classe. Ces deux situations sociales de travail du passé – appréhendées par notre concept analyseur qu’est le couple contexte/contextualisation – dépendent d’une activité de cadrage dont chacune des six recherches du dossier montre la fonction essentielle. Sans cadrage par les configurations historiographiques, difficile pour les historiens de faire un tri raisonné dans l’infinité des faits historiques « du » contexte ; difficile de passer d’un contexte social à la profondeur infinie à un con-texte (M. Fabre, à propos du texte qui accompagne un énoncé) choisi et discutable au sein d’une représentation textuelle du passé. Sans cadrage, difficile pour l’enseignant de mettre au travail des faits et des idées permettant aux élèves d’entrer dans un processus de conceptualisation (de la chute de la monarchie ou de l’Occupation, ou encore de la guerre des Paysans) proprement historique, c’est-à-dire indissociable d’un processus de factualisation. Ainsi, le texte du manuel en Suisse romande (N. Fink et É. Honoré) ne peut laisser émerger la lacune argumentative qui le constitue que s’il est mis au travail en tant que texte, avant toute insertion dans un contexte historique général qui aurait tendance à tout expliquer. Et s’il apparaît, au fil des articles, qu’il existe différents concepts épistémologiques pour rendre compte de ce cadrage en histoire scolaire, les trois recherches empiriques montrent que des constantes existent, qui peuvent servir de point d’appui pour poursuivre l’exploration des conditions d’enseignement de l’histoire. Ainsi, le jeu d’échelles des contextes possibles mène D. Cariou et M. Coutant à identifier la nécessité d’un « contexte intermédiaire » (la mise en œuvre effective de l’Occupation à Bordeaux à cette date), seul susceptible de sortir du court-circuit du général (l’Occupation) qui s’impose à l’interprétation du particulier (cette trace d’un micro incident dans un tram à Bordeaux en septembre 1942). Le concept de lacune joue un rôle similaire, chez N. Fink et É. Honoré, comme intermédiaire pour revisiter les informations disponibles « autour » de ce qui manque, et pour mener l’enquête, lentement, en détail (zoom et ralenti), sur les récits de référence des acteurs de la guerre des Paysans. Ces deux cas incarnent le cadrage comme choix par l’enseignant d’un type d’explication, que thématisent S. Doussot et L. Gomes à propos du travail collaboratif expérimental sur la chute de la monarchie. Le type d’explication – moral, culturel, politique, social… – constitue l’intermédiaire qui donne à l’enseignant de quoi se repérer dans la richesse des productions des élèves ; de quoi faire le tri indispensable à un travail scolaire constructif de faits et de concepts historiques.

48Ces savoirs didactiques pour l’histoire qui émergent du dossier peuvent nourrir, nous l’avons évoqué, des réflexions comparatistes en didactiques disciplinaires. Existe-t-il dans d’autres disciplines des équivalents à ces configurations ou types d’histoire ayant une même « fonction de cadrage » (M. Fabre) ? Une telle question peut conduire à mettre également en discussion le triptyque historiographie/épistémologie/théories d’apprentissage, qui structure chacune des contributions, notamment sous l’angle d’une transposition des rapports entre textes et pratiques de savoir en histoire. L’histoire de l’épistémologie de l’histoire et de ses problématisations historiographiques peut-elle suggérer des analogies constructives dans d’autres champs de savoir ? Parmi d’autres sciences sociales, au-delà dans les sciences de la nature, ou encore dans des champs de pratiques ?

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Notes

1 Dans ce texte, une pratique est considérée comme une activité socialisée, structurée autour d’une communauté, scientifique ou scolaire.

2 Dans le sens où la contextualisation est d’abord une catégorie issue de l’expérience (Weber, 2012).

3 Pour le cas français, par exemple, on relève ainsi : pour le collège, le processus est évoqué en préambule au programme d’histoire (« Ils approfondissent l’examen et la typologie des sources et apprennent à les interroger en les mettant en relation avec un contexte », texte consolidé à partir du programme au BOEN spécial no 11 du 26 novembre 2015, des nouvelles dispositions publiées au BOEN no 30 du 26 juillet 2018, p. 91), et à propos d’éléments du programme de 3e (« Les étapes et les enjeux de la construction européenne sont à situer dans leur contexte international », p. 96 ; « L’histoire permet ici de contextualiser l’étude des institutions républicaines, des principes et des pratiques politiques », p. 97) ; au lycée, une des « finalités » de l’enseignement de l’histoire est « le développement d’une aptitude à replacer les actions humaines et les faits dans leur contexte et dans leur époque » (Annexe 1 du programme de 2de, p. 5) ; en 1re et en terminale, « contextualiser » est une des « capacités travaillées et des méthodes acquises en histoire et en géographie », on y retrouve les éléments suivants : « Mettre un événement ou une figure en perspective ; Identifier les contraintes et les ressources d’un événement, d’un contexte historique ; Mettre en relation des faits ou événements de natures, de périodes, de localisations différentes ; Confronter le savoir acquis en histoire et en géographie avec ce qui est entendu, lu et vécu » (Annexe 1 du programme de 1re, p. 3).

4 Ce que Ricœur (2000, p. 227) rend bien par l’idée que « le fait est le contenu de l’énoncé qui vise à le [l’événement] représenter ».

5 Ces recherches s’inscrivent dans un projet de recherche internationale : <https://anr.fr/Projet-ANR-20-CE28-0018>.

6 Voir à ce propos Shinn (2005), qui décrit le passage d’une approche « différenciationniste » à celles, issues notamment des travaux de Kuhn (1983), qui cherchent à articuler épistémologie théorique (ancrée en philosophie des sciences) et sociologie ou anthropologie des sciences.

7 Ainsi, on peut dire que généralement le questionnement de l’historien, ancré dans les savoirs établis dans son champ, désigne d’emblée un type de sources pertinent ; ce qui enlève tout questionnement quant à la nature des sources étudiées puisqu’elles sont choisies par l’historien du fait de leur nature.

8 « Can we improve students’ ability to deal with the contradictory and complex nature of history by teaching them to use the strategies and heuristics exhibited by historians? Or do these cognitive processes make sense only when undergirded by a broader set of beliefs about historical inquiry? ».

9 On pourrait en ce sens, et en particulier pour l’histoire, discuter le choix du syntagme « discipline scolaire » de Chervel qui tend à renforcer l’illusion de liens entre discipline de référence et matière scolaire alors même que le concept décrit le délitement de ces liens du point de vue des élèves (Audigier, 1993 ; Lautier, 1997 ; Lautier-Sadoun, 1987), d’autant plus que le concept a dominé l’essentiel des premiers travaux dans le champ français de la didactique de l’histoire (Audigier, 2005 ; Tutiaux-Guillon, 1998, 2003).

10 « Il faut donc admettre que, si la valeur d’une situation didactique est liée au sens qu’elle a pour le sujet apprenant, il faut non seulement qu’elle soit à sa portée, mais qu’elle ait aussi du sens par rapport aux savoirs de référence » (Vergnaud, 1992, p. 23).

11 Si le « modèle abstrait que l’on doit construire » pour rendre raison des pratiques « ne vaut complètement que si on le donne pour ce qu’il est, un artefact théorique […] une pédagogie rationnelle [peut] lui faire servir des fonctions pratiques, soit pour les porter à leur plénitude, soit pour tâcher de s’en libérer » ; libération que pourrait viser la formation des enseignants (Bourdieu, 1980, p. 176).

12 Et ainsi déployer le programme initialement proposé par Moniot (1993, p. 33) : « tenter de raisonner l’enseignement de l’histoire, c’est d’abord, le prendre tel qu’il est » ; il est sans doute temps de passer à la suite, si l’on suit l’épistémologie de Bazin.

13 Cet événement politique français de l’entre-deux-guerres était étudié au lycée, au moment de cette recherche, parce qu’il constitue un moment symbolique des dangers de remise en cause de la démocratie républicaine, et de la résistance de la France à ces évolutions qui touchent alors l’Europe (Italie, Allemagne). Par ailleurs l’événement est relaté dès le lendemain dans toute la presse nationale, ce qui constitue des sources directes et directement accessibles, a priori, pour les élèves de lycée.

14 De la même manière, ce cas est une composante importante du curriculum en histoire aux États-Unis, Lincoln constituant un des principaux personnages de l’histoire politique contemporaine de ce pays. Son élection en 1860 est immédiatement suivie de la sécession d’États du sud du pays et la guerre civile est déclenchée. Il est aussi celui qui engagera légalement l’émancipation des esclaves. Lors de la campagne de 1860, ces thèmes sont abordés dans les discours des candidats dans le contexte de l’époque, et sont donc délicats à interpréter dans les États-Unis de la fin du xxe siècle, ces événements ayant eux-mêmes participé à des évolutions fortes dans les valeurs défendues publiquement.

15 L’étude de Wineburg compare deux cas qui s’opposent dans leurs performances et leurs activités d’étude de l’objet historique par quelques sources : « For Ted, the history major, Lincoln’s views corresponded directly to the words in these documents ; Ellen, the physics major, was wary of pursuing the “real” Lincoln through these documents, trying instead to understand different Lincolns who responded to different circumstances » (Wineburg, 2001, p. 108).

16 Le dossier de presse proposé aux élèves confronte des articles de journaux d’opinions politiques radicalement divergentes, qui donnent ainsi des récits très différents du même événement.

17 « Contextualized Thinking ».

18 « My goal here is to recreate the unfolding of contextualized thinking. […] I invite readers to “read over the shoulders” of these two teachers, asking themselves how they would link document to document or try to weave a context for Lincoln’s words ».

19 L’histoire savante « est une de ces marraines », écrit Moniot (1993, p. 31) à propos de l’histoire scolaire.

20 Les auteurs de l’étude sur le 6 février 1934 concluent sur le fait que ce type de situation « apparaît ainsi comme un temps exceptionnel dans l’enseignement » (Gérin-Grataloup, Solonel & Tutiaux-Guillon, 1994, p. 35), du fait de sa distance trop importante avec la culture disciplinaire selon laquelle « l’enseignement doit produire le consensus, instrument de la cohésion sociale » (p. 35). Dans sa thèse, Tutiaux-Guillon (1998, p. 306) en appelle à construire une épistémologie de la discipline scolaire : « dire que les savoirs scolaires sont autres que ceux produits par les sciences, c’est constituer ce qui s’enseigne en objet autonome, et ouvrir le champ à une investigation qui ne se confond pas avec l’épistémologie. C’est dire la nécessité d’une épistémologie scolaire ».

21 Une troisième catégorie d’approche sur l’enseignement de l’histoire serait représentée par les historiens préoccupés des enjeux d’enseignement et de formation des enseignants. Dans ce cas, une tendance dominante consiste à opposer « professionnalisation » d’un côté, et historiographie et épistémologie de l’autre, ces deux dernières étant présentées comme « les seuls piliers possibles d’une véritable culture professionnelle » (Bourdon, Chevalier, De Cock et al., 2015, p. 163). Autrement dit, le bon enseignant d’histoire serait un historien. Dans ce type d’analyse, la professionnalisation est considérée comme une vision intermédiaire qui brouillerait une altérité irréductible entre savoir et pédagogie, sans que les auteurs parviennent à considérer, dans leur analyse, le rôle que pourrait jouer le champ des recherches didactiques (Doussot, 2017).

22 « These were some of the questions that motivated this study, an enterprise we have come to think as a form of “applied epistemology” because it neither falls into existing categories of psychological work nor qualifies as anything resembling academic history ».

23 « L’histoire scolaire et la géographie scolaire existent comme constructions particulières de l’École, constructions élaborées depuis plus d’un siècle pour répondre aux missions que la société assigne à ces disciplines. Nous récusons toutes les tentatives qui s’efforcent d’en nier l’autonomie pour n’en faire qu’un enfant, un peu bâtard certes mais ainsi légitimé sinon légitime, des savoirs homonymes » (Audigier, 1993).

24 « L’histoire scolaire a certainement plusieurs références bien réelles – il n’est pas besoin de lui chercher des “pratiques sociales de référence”, elle est la première de ces pratiques sociales » (Moniot, 1993, p. 31).

25 Et si l’on suit Passeron (2006), la sociologie et l’anthropologie également, en tant que sciences sociales du monde historique.

26 De ce point de vue, notre approche s’inspire aussi des développements socio-historiques d’Abbott (1999) à propos des rapports entre sociologie comme discipline et comme département de l’université de Chicago. Il caractérise ainsi la sociologie étiquetée comme celle de Chicago sous l’angle de croisements de contextes qui définissent des situations sociales dans le temps et l’espace, dont l’intérêt pour nous réside dans l’accès à une historicité permise par ces contextes à définir et qui renvoient à des temporalités variées.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sylvain Doussot et Nadine Fink, « La contextualisation en histoire : une étude didactique sur les rapports entre épistémologie scolaire et épistémologie de référence »Revue française de pédagogie, 223 | 2024, 9-26.

Référence électronique

Sylvain Doussot et Nadine Fink, « La contextualisation en histoire : une étude didactique sur les rapports entre épistémologie scolaire et épistémologie de référence »Revue française de pédagogie [En ligne], 223 | 2024, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 10 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/rfp/13867 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12vd8

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Auteurs

Sylvain Doussot

Nantes Université, CREN

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Nadine Fink

Haute école pédagogique du canton de Vaud

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