1Depuis plus de quatre décennies, la performance étudiante est une question omniprésente dans les débats publics et académiques sur l’université de masse en France. Les instances ministérielles et la presse publient de plus en plus souvent le classement ou le palmarès des universités selon leur taux de réussite, désormais connecté à l’évaluation des établissements universitaires. Pour les universités, les résultats obtenus par les étudiants sont devenus synonymes de comptes à rendre, d’indicateurs de « rentabilité » de leurs enseignements.

2Les taux élevés d’échecs, d’abandons et de réorientations à l’université dans les différents pays du monde ont suscité un nombre important de travaux de recherche qui se sont penchés sur la performance étudiante et ses « prédicteurs », notamment au niveau du premier cycle universitaire. Cependant, très peu de travaux, dans la littérature sur la performance des étudiants en France, tentent d’effectuer une lecture critique des notions de réussite ou d’échec. Que signifie la performance à l’université ? Peut-on mesurer d’une manière objective la réussite ou l’échec universitaire ? La réussite universitaire est-elle synonyme d’un bon apprentissage ? Le présent texte a pour ambition d’apporter quelques éléments de réponse à ces questions en se focalisant sur la temporalité étudiante et la qualité de l’apprentissage à partir d’une enquête réalisée auprès d’étudiants de la région parisienne.

Comment juger les résultats des étudiants

3Dans la littérature de recherche, plusieurs notions sont utilisées pour rendre compte du parcours universitaire, de l’apprentissage et des résultats obtenus par les étudiants. En France, c’est la dichotomie réussite vs échec qui domine les travaux sur le parcours des étudiants dans l’enseignement supérieur. En Amérique du Nord, et dans certains pays européens comme la Belgique, la dichotomie persévérance ou rétention vs décrochage a également été l’objet d’un nombre important de recherches. D’un autre côté, l’insertion professionnelle est parfois considérée comme un autre indicateur de la réussite. Enfin, une tendance complémentaire importante dans les travaux de recherche sur la performance des étudiants s’intéresse à la qualité de l’apprentissage et mobilise des concepts comme l’approche ou la conception de l’apprentissage. Malgré de multiples questions liées à leur définition, ces notions ne sont ni contradictoires ni opposées mais rendent compte différemment de la performance et des résultats universitaires des étudiants. De même, elles n’accordent pas la même place au point de vue de l’étudiant sur la performance universitaire.

Que signifie la performance universitaire ?

4La dichotomie réussite vs échec est un construit social directement lié au contexte de son utilisation. Elle fait partie des catégories produites et utilisées aussi par l’institution elle-même. D’une manière générale, la réussite dans le système éducatif s’appuie sur le rendement objectif de l’acte d’apprendre et se réfère à des normes institutionnelles, voire administratives, précises. Selon Deniger (2004), la réussite scolaire signifie l’atteinte des objectifs d’apprentissage liés à la maîtrise des savoirs propres à chaque étape du cheminement scolaire parcouru et, ultimement, à l’obtention d’un diplôme ou à l’intégration sur le marché du travail. Constituant une sorte de bilan formel et « objectif », la réussite et l’échec se trouvent souvent au centre de l’organisation scolaire et jouent un rôle de sélection et de tri. Pour Perrenoud (2002), la réussite scolaire est associée à la performance scolaire ; réussissent donc ceux qui satisfont aux normes d’excellence scolaire et progressent dans le cursus. Les résultats scolaires (notes) et l’obtention d’une reconnaissance des acquis (diplôme, certificat) sont des indicateurs de réussite scolaire. Les instruments d’évaluation (examens, tests, diverses réalisations) sont censés mesurer l’appropriation effective des savoirs et savoir-faire prescrits dans les programmes.

5La notion de rétention se réfère à la survie dans un parcours, après une inscription dans l’enseignement supérieur, et à la finalisation des études. En tentant de comparer les taux de rétention en Europe, le rapport d’Eurydice (2014) souligne la variation de la définition de cette notion selon le pays. Par exemple, un « taux d’achèvement » peut faire référence dans certains pays au pourcentage, par rapport à une cohorte d’étudiants qui entrent dans un programme, de ceux qui le complètent, même plusieurs années plus tard, alors que dans d’autres, seuls les étudiants inscrits dans la dernière année d’un programme sont pris en compte.

7La persévérance signifie vouloir continuer et poursuivre effectivement ses études, quel que soit le rythme temporel choisi. La persévérance est souvent évaluée en référence à la durée pendant laquelle un étudiant reste inscrit dans l’institution (Pritchard & Wilson, 2003 ; Robbins, Lauver, Le et al., 2004 ; Roland, De Clerq, Dupont et al., 2015). La finalisation des études et l’obtention d’un diplôme sont également examinées en combinant le temps prescrit et la durée effective du parcours de l’étudiant (Ben-Yoseph, Ryan & Benjamin, 1999 ; DeRemer, 2002). Une césure courte dans le parcours, la réorientation ou un rythme lent (temps partiel) choisi par l’étudiant ne sont pas considérés comme un signe d’échec ou un facteur négatif, car le fait de rester et poursuivre ses études est perçu comme la volonté d’apprendre et de réaliser un projet individuel. En effet, les étudiants peuvent vivre des situations variées comme la réorientation, une pause liée à un problème personnel, l’incertitude ou l’exercice d’une activité rémunérée, qui sont autant de causes possibles de ralentissement dans leur parcours. Pour examiner l’abandon, Tinto (1993) propose de distinguer différents statuts, tels que « absence », « interruption », « retour », « transfert ». Les travaux sur la persévérance ne mobilisent pas souvent les analyses qui font le lien avec la réussite académique formelle (De Clercq, 2013 ; Pascarella & Terenzini, 2005 ; Neuville, Frenay, Noël et al., 2013 ; Berthaud, 2017). Dans de nombreux travaux de recherche, la persévérance est définie comme un comportement ou une forme d’engagement comportemental vis-à-vis des études (Miller, Greene, Montalvo et al., 1996 ; Robbins, Lauver, Le et al., 2004 ; Schmitz, Frenay, Neuville et al., 2010 ; Roland, Frenay & Boudrenghien, 2016). Certains chercheurs ont tenté de mesurer la persévérance en tenant compte de l’effort fourni par l’étudiant en cours d’année (la participation aux cours, aux travaux pratiques et aux séances d’exercices, le nombre d’heures passées à étudier par exemple) (Neuville, Frenay, Schmitz et al., 2007 ; Roland, Frenay & Boudrenghien, 2016).

Mesurer la performance universitaire ?

8À côté des calculs statistiques, les enquêtes réalisées sur la performance des étudiants tendent à mobiliser plusieurs démarches pour la mesurer. La première démarche consiste à se baser sur les résultats formels obtenus par les étudiants, soit la validation d’une année (validation complète ou partielle) ou l’obtention d’un diplôme, soit les notes (ou certaines notes) obtenues par les étudiants (de Crombrugghe & Romainville, 2015).

10La troisième démarche tente de saisir le point de vue de l’apprenant en lui demandant de faire un bilan de savoir, de juger et d’apprécier ses apprentissages, et de commenter et d’interpréter les résultats formels en lien avec son projet (Charlot, Bautier & Rochex, 1992 ; Charlot, 1999 ; Paivandi, 2015). Certaines démarches comme le portfolio ou les ECOS (examens cliniques objectifs et structurés) mobilisées à l’université tentent aussi d’intégrer la dimension personnelle de l’évaluation.

11La réussite formelle porte souvent sur les résultats obtenus par les élèves ou les étudiants, tels qu’ils sont mesurés par les enseignants, sans qu’on tienne compte de ce qui a permis d’obtenir ces résultats, ni du rapport qu’ils ont avec le parcours de l’étudiant. Le choix des mesures de performance académique définit ainsi la place accordée aux acteurs impliqués dans la formation universitaire. Si on se contente des résultats obtenus par les étudiants (notes, validation de l’année), c’est l’évaluation effectuée par l’institution qui devient la base de l’analyse. Si on accorde une place aux étudiants pour commenter, interpréter, s’auto-évaluer et juger leurs bilans, on intègre la dimension personnelle et subjective de la performance (Paivandi, 2015). Cette deuxième perspective mobilise une auto-évaluation qui associe le bilan formel, l’appréciation subjective et son rapport avec l’histoire singulière et le projet professionnel et intellectuel de l’étudiant. Le décalage entre les examens ou les autres modalités d’évaluation avec les objectifs d’apprentissage visés par une formation universitaire ou par le projet (individuel, professionnel, intellectuel) de chaque étudiant peut alors devenir l’objet d’un débat critique autour de la performance.

12En France, certains auteurs portent un regard critique sur la construction des indicateurs de performance, et même sur l’usage des notions de réussite et d’échec universitaire (Bodin & Millet, 2011 ; Bodin & Orange, 2013 ; Dubet, 1994 ; Felouzis, 2001 ; Lahire, 1997 ; Paivandi, 2015). Bodin et Millet (2011) critiquent le caractère « attrape-tout » de la notion d’« échec ». Ils considèrent l’université comme un espace de socialisation structurant et différencié, dans le cadre duquel les pratiques étudiantes de réorientation ou de non-réinscription trouvent à se définir et à s’organiser dans la variation.

Les « prédicteurs » de la performance universitaire

13La construction des indicateurs statistiques de la réussite universitaire ou de la persévérance est aussi souvent motivée par la recherche de facteurs « explicatifs », afin d’interpréter les situations différenciées des étudiants et des établissements. On tente de comprendre ce qui peut mener un étudiant à réussir ou à échouer à ses examens, à persévérer, ou au contraire à abandonner ses études. La performance universitaire est souvent analysée en rapport avec le capital cognitif attesté et le parcours scolaire, les pratiques d’étude, l’intégration académique et sociale, les motivations et les traits personnels, l’origine sociale ou les conditions matérielles. Pour certains chercheurs, il existe donc des « prédicteurs » de réussite ou de persévérance, classés selon leur nature : contextuels, familiaux, pédagogiques, psychologiques, économiques, personnels.

14Une revue de la littérature sur la question de la performance universitaire permet de repérer plusieurs paradigmes (Bodin & Orange, 2013 ; Neuville, Frenay, Noël et al., 2013 ; Paivandi, 2015 ; Pascarella & Terenzini, 2005 ; Romainville & Michaut, 2012). Les théories sociologiques, telles que celle de la reproduction sociale, ou celles qui mettent l’accent sur l’origine sociale et le fonctionnement du système éducatif, ont en commun de chercher un lien entre les facteurs « extérieurs » à la situation d’apprentissage et le parcours universitaire des étudiants. Le passé scolaire et l’origine sociale sont souvent mobilisés comme deux facteurs qui exercent une forte influence sur le devenir de l’étudiant (Felouzis, 1997 ; Erlich, 1998 ; Michaut, 2000 ; Alava & Romainville, 2001 ; Millet, 2003 ; Bodin & Orange, 2013). Selon Boyer, Coridian et Erlich (2001, p. 104), les étudiants qui expriment des difficultés dans la compréhension de leur travail sont plus souvent des « nouveaux étudiants », provenant plutôt de milieux sociaux défavorisés et de filières technologiques et professionnelles. Pour Felouzis (2001), en cas d’échec, les étudiants de milieu cadre persistent dans leur choix d’études, alors que les étudiants d’autres milieux sociaux abandonnent. Les données de l’OVE (1999, 2008, 2011) montrent qu’exercer un travail rémunéré régulier (emploi non lié aux études) diminue la probabilité de valider complètement l’année (Gruel, Galland & Houzel, 2009). En France, le débat critique se focalise sur les liens entre les stratifications scolaires engendrées par le système éducatif et les stratifications produites par l’origine sociale (Cherkaoui, 1979). Pour Bodin et Orange (2013) et Bodin et Millet (2011), l’abandon et l’échec sont des phénomènes sociaux qui s’expliquent par le social. Bodin et Millet considèrent l’échec comme un phénomène constant et régulier qui ne saurait trouver son origine dans les seuls aléas de la vie universitaire, les seules expériences et/ou consciences individuelles des étudiants (2011, p. 226).

15Certaines recherches s’orientent vers un autre paradigme, en mettant davantage l’accent sur le rôle joué par le contexte universitaire, la mobilisation et l’engagement de l’étudiant (la manière d’être étudiant), l’intégration académique et sociale, et l’apprentissage du métier d’étudiant (Alava & Romainville, 2001 ; Becker, Geer, Hughes et al., 1977 ; Berthaud, 2017 ; Coulon, 1997 ; De Clercq, 2013 ; Dubet, 1994 ; Entwistle & Ramsden, 1983 ; Marton & Booth, 1997 ; Neuville, Frenay, Noël et al., 2013 ; Paivandi, 2015 ; Robbins, Lauver, Le et al., 2004 ; Roland, De Clerq, Dupont et al., 2015 ; Romainville, 1997, 2000, 2004 ; Sauvé, Debeurme, Fournier et al., 2006 ; Tinto, 1993). Dans une recherche pionnière, Becker et ses collègues montrent que les interactions entre étudiants à l’intérieur de la faculté de médecine, ou dans leurs lieux collectifs de vie, constituent une trame à la fois pratique et existentielle indispensable à l’apprentissage d’une culture commune. La culture étudiante, qui constitue la base d’un modus vivendi, apparaît comme une réponse et un mode d’adaptation aux pressions et aux tensions qu’occasionnent les études (1977, p. 283). Boyer et Coridian (2004, p. 155) montrent que les difficultés pour organiser leur temps d’études et de travail personnel paraissent être au cœur de l’expérience universitaire des étudiants de première année. Selon Michaut, les différences de résultats entre les universités semblent aussi dépendre des pratiques pédagogiques des enseignants et de leur niveau d’exigence lors des évaluations (2000, p. 244). Dans le contexte nord-américain, Tinto (1993) considère que la persévérance dans les études d’un étudiant tient à la perception qu’il a de son intégration académique, en ce qui concerne ses performances et son engagement intellectuel, et de ses interactions avec les autres étudiants et les enseignants.

16Depuis 25 ans, on remarque aussi l’essor des thématiques motivationnelles et comportementales en rapport avec la performance universitaire, notamment dans les travaux anglo-saxons portant sur les modèles motivationnels (Schmitz, Frenay, Neuville et al., 2010), l’engagement (Tinto, 1993 ; Astin, 1999), le modèle expectancy-value (Wigfield & Eccles, 2000), l’auto-régulation de l’apprentissage (Wolters & Taylor, 2012), l’anxiété, la dépression, la gestion du stress des examens (Fisher, 1994 ; Halamandaris & Power, 1999). On observe un glissement progressif du pouvoir prédictif des variables sociales et cognitives, vers le rôle des variables de la personnalité comme l’estime de soi, le sentiment d’auto-efficacité, l’affectivité positive ou négative (Chamorro-Premuzic & Furnham, 2003 ; Chemers, Hu & Garcia, 2001 ; Lane, Lane & Kyprianou, 2004 ; Wolfe & Johnson, 1995).

17La revue de la littérature sur la performance universitaire montre que les chercheurs tendent parfois à mobiliser une « constellation de facteurs intercorrélés » pour examiner des situations socio-éducatives complexes, irréductibles à telle ou telle dimension, objective ou subjective. En partant de ce constat, certains travaux tentent de s’orienter vers des modèles d’analyse qui privilégient la prise en compte de plusieurs types de facteurs « processuels » et « structurels » (Parmentier, 1994), et combinent les aspects personnels et sociaux pour mieux appréhender la performance. Il s’agit d’observer une « confluence simultanée et inséparable » (Altman, 1988) de processus psychologiques, de qualités temporelles, et de caractéristiques sociales, sans isoler ou séparer ces variables. Pour expliquer la persévérance et la réussite, Credé et Niehoster (2012) proposent le concept multifactoriel d’ajustement qui contient quatre dimensions : académique, sociale, psychologique-émotionnelle et institutionnelle.

La temporalité étudiante et la performance universitaire

18Dans le contexte français, les indicateurs qui visent la performance formelle (réussite aux examens) se réfèrent souvent au produit objectif (résultats obtenus) et au temps quantitatif (durée du parcours). Les taux de réussite sont construits à partir de l’analyse statistique des entrées et des sorties, qui permet d’identifier certains facteurs et d’évaluer leur poids dans le devenir étudiant. Ce mode de calcul tend à concevoir le parcours universitaire comme un temps collectif uniforme, défini par l’université, qui structure les programmes et l’organisation pédagogique (Paivandi, 2011).

19À côté de ce temps prescrit collectif, il existe le temps universitaire vécu par l’étudiant, qui constitue un moment singulier dans son parcours, imposant un « cadre temporel » et un rapport au temps spécifiques (Coulon, 1997). Le rapport au temps des étudiants est déterminé pour une grande part par leur « culture temporelle », qui concerne autant les représentations collectives que les pratiques individuelles (Masy, 2013). Il en résulte des décalages possibles entre le cadre temporel prescrit, qui fonde l’organisation pédagogique, et le rapport au temps de chaque étudiant, qui dépend de ses conditions singulières de vie et d’études (Lahire, 1997 ; Paivandi, 2011 ; Lima & Nakhili, 2016).

20Le rapport au temps se réfère aussi bien à la discipline temporelle (régularité, révisions ritualisées, utilisation efficiente du temps) qu’au sens accordé à un temps spécifique dans le parcours biographique (dimension qualitative). Selon Lefebvre, ce versant qualitatif du temps constitue un « moment » dans les temps d’une vie, un centre du vécu rassemblant des paroles et des actes, des situations et des attitudes, des sentiments et des représentations (1989, p. 713). Le « moment » suppose une durée et, dans sa coexistence avec les autres moments, génère une histoire (Lesourd, 2006, p. 21). Les moments de la vie coexistent, s’articulent et reflètent l’unité tonale de l’ensemble. Le « moment de l’université » implique l’acculturation universitaire, l’apprentissage dans une filière et le développement d’un capital destiné à construire un avenir dans le cadre d’un projet (intellectuel, professionnel) existant ou en préparation, et à fructifier sur le marché du travail. Le rapport au moment de l’université et la conscience de l’avenir dépendent aussi étroitement, dans leur forme et leur modalité, des potentialités objectives qui sont définies pour chaque individu par son statut social et par ses conditions matérielles d’existence (Bourdieu, 1977, p. 60). Le passage à l’université est un moment charnière de la vie de l’individu, déterminant et décisif pour tout l’avenir professionnel. Il doit faire face à des choix cruciaux, explorer une nouvelle vision de vie, et expérimenter de nouvelles formes d’autonomie sociale, intellectuelle et affective. Le moment de l’université implique une vraie quête de sens dans la perspective d’un projet à long terme. Tous les étudiants ne sont pas en mesure de développer de la même manière une culture temporelle, une vision d’ensemble de l’avenir, de concevoir un tracé déterminé, destiné à atteindre des objectifs, de faire des choix judicieux, de se mobiliser et d’anticiper les obstacles.

La qualité de l’apprentissage universitaire

22Parmi les premiers travaux directement centrés sur l’apprentissage universitaire, il faut souligner la recherche de Perry (1970), un pionnier en la matière. Perry a mené, dans les années 1960, une enquête auprès des étudiants de Harvard, centrée sur la variété des conceptions du savoir universitaire. L’enquête longitudinale qu’il a conduite a permis d’identifier l’existence d’un engagement différencié selon la conception du savoir développée par chacun, et son évolution à travers le parcours universitaire. Elle a permis de dégager une échelle allant de la position dualiste à l’élaboration du relativisme basé sur la réflexion personnelle et critique.

23Les travaux suédois (Université de Göteborg) sur la manière d’apprendre à l’université ont aussi ouvert une nouvelle perspective de recherche dans ce domaine (Marton & Säljö, 1976 ; Svensson, 1997). Ainsi, les travaux sur la conception que l’étudiant développe pour accomplir son apprentissage se sont progressivement développés à travers le monde et deviennent un axe de recherche important. L’idée est de faire une distinction entre les résultats et le processus d’apprentissage et d’examiner comment un apprenant vit et organise les tâches liées à l’apprentissage à partir d’une activité académique, ce qu’il apprend et le sens qu’il donne à cet apprentissage. En s’appuyant sur ces recherches, Säljö (1979) identifie cinq conceptions de l’apprentissage dans le contexte universitaire (voir tableau 1). Tout en développant le même type de recherche, Marton, Dall’Alba, et Beaty (1993) ont ajouté une sixième conception d’apprentissage (conception F).

Tableau 1. Conceptions de l’apprentissage

A : l’apprentissage est l’augmentation quantitative du savoir : apprendre, c’est savoir beaucoup de choses	D : l’apprentissage est destiné à la compréhension, à la construction du sens ou à l’abstraction de la signification des relations à l’intérieur de la matière
B : l’apprentissage est la mémorisation pour stocker durablement des connaissances et les restituer (examens, contrôles)	E : l’apprentissage signifie l’interprétation et la compréhension de quelque chose autrement
C : l’apprentissage est l’acquisition des théories et des méthodes destinées à être mises en pratique dans la réalité	F : l’apprentissage est le changement de la personne, qui n’implique pas uniquement de voir le monde autrement mais de voir différemment sa propre position dans le monde

Source : d’après Marton & Säljö, 1984.

24Les chercheurs ont associé les trois premières conceptions à une vision « quantitative » ou « instrumentale » de l’apprentissage. Ils lient les trois dernières conceptions à une vision « qualitative » qui implique un processus actif de recherche de sens, conduisant à une sorte d’expérience transformatrice (Biggs, 1987). Le concept d’« approche » a été également utilisé pour rendre compte d’une forme de compréhension qui met en avant le processus d’apprentissage. Dans la typologie proposée, lorsque les étudiants développent les trois premières conceptions (A, B, C), ils tendent à apprendre d’une manière fragmentée et pas à pas privilégiant la reproduction des informations acquises, sans élaboration réfléchie ou restructuration. Ces conceptions, qui écartent la complexité et l’articulation des savoirs, constituent « l’approche de surface ». Face à cette première catégorisation, les auteurs proposent « l’approche en profondeur » regroupant les trois dernières conceptions, qui privilégie le sens et l’emploi de stratégies d’organisation et d’élaboration permettant de structurer le savoir. Un apprenant de cette approche s’engage dans un dialogue plus actif avec le contenu (Marton & Säljö, 1984). Entwistle et Ramsden (1983) et Biggs (1987) ont repris les éléments des recherches antérieures pour identifier une troisième approche, « stratégique », fondée sur les motivations « extrinsèques » à réussir les études et les examens. Elle désigne les étudiants qui ont tendance à organiser efficacement leurs études, à mesurer l’efficacité de leurs pratiques d’études, à se montrer attentifs aux critères d’évaluation et à se conformer, dans leur attitude, aux attentes de l’institution.

25L’une des questions posées dans les recherches sur la qualité de l’apprentissage concerne son rapport éventuel avec les résultats obtenus (notes, diplômes…). Dans leur enquête sur les étudiants inscrits dans les filières d’ingénieurs, Marshall, Summers et Woolnough (1999) remarquent l’absence de lien mécanique entre la réussite et la qualité de l’apprentissage. Svensson (1997) montre dans son enquête que malgré un taux de réussite plus élevé des étudiants qui privilégient la compréhension, ceux qui adoptent une approche de surface parviennent aussi à valider leurs cours. Autrement dit, l’approche d’apprentissage développée par l’étudiant n’a pas toujours une influence déterminante sur sa performance formelle (notes), même si, dans certaines enquêtes, le taux de réussite est plus élevé chez les étudiants qui ont une approche en profondeur (Ramsden, 2003).

Enquête auprès des étudiants

28La démarche mise en avant dans ce travail tente de saisir l’étudiant au travers de son expérience, de ses rapports avec les études et l’environnement universitaire, de son point de vue sur ses réalisations et ses projets. Sans ignorer l’importance des déterminants socio-historiques, la démarche octroie à l’étudiant une place dans la construction de son parcours. L’ensemble des données ne nous indique pas ce que les étudiants ont effectivement appris, mais ce qu’ils disent avoir appris. Il ne s’agit pas donc d’un bilan « objectif » à partir d’une grille d’évaluation rigoureuse (le chercheur n’avait pas accès à leurs résultats), mais d’une auto-évaluation des étudiants à un moment donné du parcours universitaire, un jugement personnel de leur bilan. Les étudiants évoquent ce qui a pour eux de l’importance et de la valeur dans leur apprentissage universitaire.

29Les entretiens, c’est-à-dire les discours des étudiants, ont été transcrits puis travaillés prioritairement en référence aux questions centrales de cette recherche. Après une première phase de lecture flottante, ils ont été dépouillés en identifiant les thèmes liés au sens de l’apprentissage et aux pratiques d’études concrètes, à l’interprétation de l’expérience universitaire et des résultats obtenus, aux interactions avec l’environnement pédagogique, et aux réponses qu’ils mettent en œuvre pour faire face aux exigences pédagogiques et aux difficultés vécues. L’analyse qualitative par thème a permis de repérer les types de relation à l’apprendre dominants, qui renvoient à des pratiques d’études, au sens octroyé au fait d’apprendre, etc., c’est-à-dire à ce que cette recherche a appelé la relation à l’apprendre. La construction des catégories (le classement thématique) s’est déroulée tout au long de l’enquête, d’abord lors d’une première phase d’analyse à la lecture de la première série d’entretiens, puis retravaillée, réajustée et validée jusqu’à la fin de la recherche. Cette approche a permis de développer l’analyse à partir d’un enchaînement d’étapes itératives.

La perspective d’apprentissage

30Dans le cadre de la recherche sur l’acte d’apprendre, le concept de « perspective » comme point de vue sur une réalisation dont l’étudiant est l’auteur a été choisi pour qualifier la relation à l’apprendre. Le terme « perspective » n’est pas tout à fait la même chose que d’autres expressions utilisées dans la recherche internationale (souvent en psychologie cognitive) comme « approche », « conception » ou « orientation ». Les recherches suédoises et anglaises déjà mentionnées ont souvent utilisé une démarche fondée sur la production d’un travail par les étudiants, suivie par un entretien. La perspective désigne l’ensemble articulé d’idées et de schèmes qu’un étudiant mobilise pour appréhender l’acte d’apprendre. Ce choix renvoie à la démarche ethnographique mobilisée par l’enquête, qui considère la perspective comme un concept ouvert, c’est-à-dire un ensemble de schèmes d’actions qui contient une « définition de la situation » ou les cadres dans lesquels les individus donnent sens au monde environnant. La relation à l’apprendre ne constitue pas un phénomène isolé se réalisant dans un vide social, elle se construit dans des rapports sociaux (amis, parents, enseignants, entourage) et a un sens dans un monde structuré. Dans la tradition de l’école de Chicago, Mead considère que les perspectives ne sont pas séparables des situations dans lesquelles elles apparaissent (2006). La perspective d’apprendre n’a pas une simple fonction reproductrice, elle n’est pas constituée une fois pour toutes à partir des dispositions « intériorisées ». Il s’agit d’une construction en lien avec l’histoire singulière de chacun et chacune, dans un contexte donné. L’étudiant est un sujet, singulier et social, auteur d’un parcours biographique, et représente une culture, un milieu, un type de famille. Le passage à l’université et l’entrée dans une nouvelle phase de son parcours biographique n’engagent pas seulement l’habitus et l’identité héritée, il s’agit d’un nouveau moment permettant l’apprentissage de nouveaux rôles, d’une nouvelle socialisation, susceptibles de réajuster son ethos temporel, son rapport au savoir et son projet. La perspective lycéenne ne disparaît pas à l’université, elle est mobilisée en tant que ressource dans les processus d’apprentissage pratique et d’interprétation du nouvel environnement. Il s’agit d’une activité d’empilement, d’un bricolage d’intégration de micro-expériences, un travail permanent de sédimentation, d’appropriation des nouvelles expériences, et d’intégration de nouveaux apprentissages (Coulon, 1993). La perspective d’apprentissage se réfère ainsi au parcours d’apprentissage et à l’histoire du sujet-apprenant actif, temporel, à ses attentes et projets. Dans le parcours d’apprentissage (Learning trajectory), il y a toujours un sujet, donc une forme de conscience qui participe à donner un sens au fait d’apprendre. Vivre le moment de l’université, étudier et apprendre, réussir ou échouer constituent une expérience vécue par un apprenant, doté d’une subjectivité. Apprendre autrement à l’université implique parfois de se défaire de sa perspective héritée et de mettre en place un type de mobilisation intellectuelle différent.

Les quatre perspectives d’apprentissage

31L’analyse des données a conduit à élaborer une typologie des relations à l’apprendre chez les étudiants en rapport avec le contexte universitaire en France. La typologie construite prend appui sur les entretiens et une démarche de décomposition-reconstruction pour identifier, expliciter, conceptualiser les processus et les pratiques qui génèrent et structurent l’acte d’apprendre à l’université chez les étudiants interviewés. Chaque perspective est associée à un ensemble d’éléments et renvoie à une manière d’apprendre, une attente et un engagement. Ces constellations d’éléments ont été associées aux groupes d’étudiants, et les éléments repérés concernant les quatre perspectives apparaissent liés entre eux avec une régularité importante. Il s’agit du fruit d’une méthodologie idéal-typique, au sens de Max Weber. Les perspectives ont été mises en relation avec la réussite et l’échec universitaires. Le comptage a uniquement servi à fournir un ordre de grandeur et indiquer le poids relatif de chaque groupe sans donner lieu à une large analyse quantitative. La typologie élaborée comprend quatre profils.

La perspective « compréhensive »

32La perspective compréhensive, présente chez près d’un étudiant sur cinq dans l’échantillon, répond aux traits attendus des exigences académiques : il s’agit d’un étudiant qui privilégie la compréhension et le sens, en tentant de s’approprier un savoir d’une manière personnalisée. L’étudiant se montre curieux et intéressé par ses études universitaires. Plaisir et désir sont le ressort de cette perspective, comme le décrit Hélène, étudiante en licence de droit : « La fac m’a permis de faire d’autres choses qui finalement m’ont servi en complément de mes études. Je pense à la lecture, par exemple, je lisais peu avant, je lis énormément aujourd’hui, et des bouquins qui sont pas toujours juridiques. Voilà, ça m’aide à avoir une certaine approche, une certaine conception ou vision des choses. J’apprends aussi en fonction de mon goût aussi, plutôt que quand le travail universitaire est là, automatique, par défaut, si vous voulez ».

33Cette perspective implique une compréhension personnalisée : l’étudiant parvient à octroyer un sens au savoir comme une « valeur ajoutée », contribuant à son appropriation dans le cadre d’un projet. L’activité d’apprentissage chez ce groupe d’étudiants a une dynamique interne qui mobilise un type de relation ou d’échange avec le monde, et donc avec les autres et soi-même, comme le dit Sophie : « Je me trouve parmi les vrais littéraires, certains cours ont une ambiance incroyablement riche, tout le monde est intéressé. Certaines matières sont géniales, le fait que les profs soient des chercheurs nous donne l’envie d’aller le plus loin possible ». Les étudiants de ce groupe arrivent à décrire le sens épistémique de leur apprentissage et à interconnecter les savoirs dispensés à l’université entre eux. Dans la perspective compréhensive, l’engagement personnel est un élément déterminant.

La perspective de performance

34La perspective de performance concerne un peu plus d’un étudiant sur trois dans l’enquête. Elle vise à optimiser les résultats et la réussite. Il s’agit du modèle de l’homme « réussi » à l’université, qui vise un métier en obtenant un diplôme et une bonne mention. Ces éléments représentent bien une position stratégique de l’étudiant, fondée sur une bonne organisation des études et l’assimilation des savoirs exigés. L’étudiant, dans cette logique, essaie de mieux comprendre les exigences des professeurs pour les évaluations, et de réaliser un travail régulier. Ce profil est dans une logique du « savoir-objet » (de la réussite) et tient aux bonnes habitudes de travail : l’étudiant est souvent régulier, réceptif, très attentif à la nature des tâches et des exigences académiques. Gautier, étudiant en sciences économiques, privilégie le résultat : « Il est vrai que je préfère les devoirs du type questions/réponses, car je suis sûr de moi dans ce genre d’examen, car il est plus facile pour moi de réciter un cours, en m’appuyant sur des théories, que de développer ma réflexion personnelle ». Alexia (droit) a une discipline temporelle et s’organise pour réussir ses partiels : « Depuis le début de l’année, je mets à jour tout le temps mes cours, je fais des fiches et là je les révise chaque semaine. Pour mes prochains partiels, je vais commencer à m’y mettre dès cette semaine puisque nous avons moins de cours ». Marie-Aude, étudiante en allemand, ne rate aucun cours, essaie de suivre à la lettre les consignes des professeurs. L’idée est de mettre des « choses dans la tête », de retenir « correctement ce que les profs enseignent » pour réaliser une bonne performance.

La perspective « minimaliste »

35Plus d’un étudiant sur trois dans l’enquête adopte une perspective minimaliste. Cette perspective représente un apprenant qui se contente consciemment du minimum indispensable pour valider son cours en s’acquittant des tâches et en se conformant aux prescriptions pédagogiques. Pour ce groupe, les attentes vis-à-vis de l’université sont souvent faibles car les étudiants qui le composent visent avant tout des notes moyennes leur donnant accès à un diplôme plus élevé, au marché du travail, à une fonction ou aux concours administratifs. Ils ne manifestent donc pas un intérêt intrinsèque particulier pour leurs études, et se préoccupent moins de ce qu’ils apprennent que de son utilité. La passivité, la focalisation sur les notes caractérisent souvent les propos de ce groupe : « Il y a des choses qui me fatiguent, je ne sais pas pourquoi il faut apprendre des théories qui n’ont rien à voir avec le futur métier, tout ça est un truc intellectuel » ou « Je tente d’éviter les profs trop exigeants… », « Les cours pratiques m’intéressent plus, au moins c’est concret. Certains cours sont carrément incompréhensibles, je ne sais pas à quoi servent ces théories compliquées… » (Mélissa, sciences du langage).

36La façon dont les travaux universitaires sont réalisés est également un indicateur de cet état d’esprit. Ces étudiants cherchent à optimiser le rapport coût/bénéfice dans le travail universitaire. Les étudiants « minimalistes » disent souvent favoriser les méthodes basiques et scolaires comme la mémorisation, le travail superficiel, ou les « choses utiles » pour la validation de leurs cours. Dans leur perception, les cours sont une juxtaposition d’activités fragmentées, et ils tentent de « se débrouiller pour ne pas rater » : ils investissent peu en termes d’efforts et de mobilisation intellectuelle pour donner un sens à leurs apprentissages, pour approfondir, comprendre et se développer. Dans cette catégorie, on trouve parfois les étudiants qui visent un concours du secteur public.

La perspective de désimplication

37La dernière perspective dans la typologie établie renvoie aux étudiants en situation de désaffiliation (11 %). Cette attitude traduit l’état d’étudiants en voie de marginalisation, qui se sentent exclus ou se démobilisent. Dans les propos des étudiants de ce groupe, le manque de goût pour le savoir dispensé par la formation choisie, le sentiment d’avoir fait une mauvaise orientation, avoir des problèmes personnels constituent des données constantes. Après deux ou trois années à l’université, certains n’ont pas un véritable projet et disent souvent avoir fait une orientation par défaut ou une erreur d’appréciation. Dans ce groupe, les étudiants vivent souvent une expérience de non-sens et des incertitudes par rapport à leurs études, à l’origine d’une démobilisation. Leur passivité résulte parfois de l’écart entre l’idée qu’ils se faisaient de la filière choisie, et la réalité vécue : « Je ne comprends pas les profs ici, au lycée on voyait un peu plus clairement, ici, on nous fait n’importe quoi, c’est inutile tout ça, l’épistémologie, la méthodologie… Tout ça c’est tellement compliqué » (Michel, sociologie).

38L’impossibilité de donner un sens à la présence à l’université, un rapport au temps chaotique, ou l’incapacité à répondre aux exigences académiques participent à leur marginalisation dans le contexte d’une université peu intégratrice. Ces étudiants peinent à apprendre, n’arrivent pas à se motiver, comme on peut voir dans le cas de Khalil, inscrit en droit : « Je n’arrive pas à suivre, trop difficile pour moi… Je sais que je suis faible, je dois m’accrocher ou alors je laisse tomber ». Dans certains cas, la désimplication est loin d’être toujours une sorte de fatalité, ou un destin prévisible. Elle se construit progressivement, à travers un processus qui désocialise des étudiants déjà fragilisés. C’est notamment le cas de ceux qui se sentent « perdus », « coincés », « exclus », « isolés ». La perception de cette exclusion participerait au processus d’auto-exclusion. Élise, étudiante en psychologie, pense abandonner ses études pour suivre une formation courte et professionnalisante. Pour elle, la motivation initiale ne manquait pas, mais les échecs l’ont poussée vers la sortie : « Je pense que les enseignants ont des choses plus importantes à faire ; ils écrivent des bouquins. Ils ne peuvent pas, peut-être, tout faire. Ils nous versent une quantité importante d’informations en vrac et nous demandent sans cesse d’être autonomes » (Élise, psychologie). Certains sont également démobilisés à cause des problèmes personnels ou des aléas de la vie (santé, situation financière, activités professionnelles…).

La discipline d’études et l’apprentissage

39La signification donnée au travail universitaire et la mobilisation intellectuelle autour des activités d’études distinguent ces quatre perspectives. L’éventail des conduites oscille entre un travail conscient et désintéressé, qui implique la création et l’accomplissement, et l’absence de travail ou un travail bâclé, sans soin, destiné à se débarrasser des obligations. Pour certains, les cours deviennent un ensemble de cheminements intellectuels et de parcours exploratoires à partir des activités proposées. Le sens du travail académique est au cœur de la distinction : une activité autonome et appréciée, ou un travail « servile ». Pour préparer des examens ou un exposé, élaborer des projets de recherche ou des dossiers, réaliser des devoirs, faire des exercices, les étudiants lisent, réfléchissent, apprennent, appliquent et écrivent. Ces tâches conduisent à la mise en place de stratégies et à la mobilisation de perspectives d’apprentissage qui ne se réalisent pas de la même manière car organiser et élaborer se manifestent différemment selon les disciplines (Entwistle, 1997). Chaque filière renvoie à un univers de références, de discours, de concepts, de raisonnements et de débats (Millet, 2003). Dans la plupart des filières de sciences humaines et sociales, la théorie est très importante pour l’utilisation de données et de faits. La mobilisation de démarches sophistiquées et moins scolaires implique la capacité à raisonner, ou à pratiquer avec pertinence des théories et principes méthodologiques. En sociologie ou en psychologie, les étudiants doivent acquérir un savoir abstrait, un ensemble de notions et de concepts fondamentaux, et des compétences méthodologiques. En droit, les étudiants doivent apprendre un matériau conséquent, un nombre important de savoirs procéduraux et vivent une pression importante. Dans les matières appliquées, les détails sont souvent déterminants, le cours étant centré sur les compétences techniques et opérationnelles. Cette distinction est aussi pertinente à l’intérieur d’une filière : par exemple, les étudiants de sociologie n’abordent pas de la même manière un cours de « sociologie des inégalités » et un cours de « méthodes statistiques », ceux de psychologie, un cours de « psychologie sociale » et un cours d’« anglais pour psychologues ». La difficulté éprouvée par les étudiants vient parfois du fait que le contenu d’un cours ne suffit pas à répondre aux exigences pédagogiques, comme l’explique Nathalie (lettres modernes) : « J’apprenais par cœur ! La première année je lisais plusieurs fois mes cours. Du coup je me suis quand même rendu compte que je recrachais mon cours mais je n’essayais pas de réfléchir à ce qui était donné. Et tout le monde sait que les profs attendent ça, d’aller au-delà de ce qui est attendu. C’est pour ça que je n’ai pas tout validé. Je n’étais pas capable de ça. Mais, aujourd’hui, j’apprends mieux ».

La réussite et la qualité de l’apprentissage

• la réussite concerne ceux qui ont validé tous les enseignements de l’année universitaire et accèdent au niveau supérieur ;
• la réussite partielle concerne ceux qui ont validé au moins 50 % de leurs cours, avec ou sans passage au niveau supérieur ;
• l’échec partiel correspond à ceux qui ont validé moins de 50 % de leurs cours, qui redoublent l’année en question ou effectuent une réorientation ;
• l’échec concerne ceux qui ont abandonné en cours d’année (pour se réinscrire plus tard ailleurs) ou n’ont pas réussi à valider au moins un cours.

41Le tableau 2 présente le parcours reconstitué des étudiants selon les résultats obtenus aux examens pour chaque année universitaire : la première année apparaît la plus difficile et se caractérise par une proportion élevée d’échec partiel ou total (49 %). Pour ceux qui restent, 38 % ont réussi à valider tous les enseignements (contre 13 % partiellement).

42Avec 38 % d’échec, la deuxième année demeure aussi une période critique. Près des deux tiers des étudiants qui ont suivi une année de licence (ou L3) ont réussi à valider entièrement ou partiellement leurs examens. C’est au niveau M1 que la réussite devient largement majoritaire. Au total, 38 % valident leur licence en trois ans, 18 % en quatre ans et 14 % en cinq ans. 29 % des étudiants qui terminent le niveau M1 ont fait un parcours universitaire sans faute de quatre ans. Une partie des mauvais résultats est liée aux aléas de la vie (grossesses, problèmes personnels, maladie, voyages, activités professionnelles…).

Tableau 2. Résultats obtenus par les étudiants ayant commencé leurs études supérieures à l’université (96 individus)

	Réussite	Réussite partielle	Échec partiel	Échec	Total	Durée moyenne effective 1 an = réussite totale
1re année (L1, deug1)	38 %	13 %	26 %	23 %	100 %	1,7 an
2e année (L2, deug2)	44 %	18 %	21 %	17 %	100 %	1,45 an
3e année (L3, licence)	47 %	15 %	21 %	17 %	100 %	1,35 an
4e année (M1, maîtrise)	61 %	15 %	8 %	16 %	100 %	1,3 an

Note : le tableau a été construit à partir des bilans individuels détaillés depuis la première inscription à l’université.

43Pour mieux appréhender la façon dont ces faits se sont déroulés, il faut s’intéresser, au-delà des résultats produits, à l’expérience universitaire, à la temporalité, au sens des pratiques d’études engagées, et au projet professionnel et intellectuel. L’enquête révèle que, pour près d’un étudiant sur deux, le début du moment universitaire est une période marquée par les incertitudes et la quête de sens. Le tableau 3 montre que la correspondance entre la qualité et la performance n’est pas linéaire et systématique. Il existe un groupe, minoritaire, qui réussit un parcours sans faute et réalise un apprentissage de qualité. À l’opposé, une autre minorité échoue sans pouvoir valider ses cours. Entre ces deux positions opposées, on trouve plusieurs profils intermédiaires. Certains étudiants ont relativement peu approfondi l’apprentissage universitaire tout en validant leurs cours. Pour ces minimalistes, un apprentissage limité et ciblé peut être suffisant pour basculer vers la réussite : « J’ai pu valider mon cursus, mais c’était déjà dur pour moi d’être dans la moyenne. J’ai un peu de mal, je n’ai pas les facilités que certains ont à comprendre directement. Il me faut déjà plus de travail à moi qu’à certains pour arriver à la moyenne, après je pense que certains ont des meilleures notes seulement parce qu’ils travaillent plus. Si je travaillais plus, ça changerait mais je n’ai pas envie de faire que ça, j’ai envie de profiter aussi à côté de ma jeunesse » (Émilie, sociologie).

44Parmi ceux qui ont validé partiellement l’année, certains ont beaucoup travaillé, mais manquaient de temps, de pré-acquis ou de méthodes de travail pertinentes. De même, être en « retard » dans un parcours ne signifie systématiquement ni un non-apprentissage ni une absence de qualité. L’enquête fait entrevoir trois types d’expli­cations en ce qui concerne les étudiants qui accusent un retard.

45La réorientation après une mauvaise décision en début de parcours supérieur est susceptible de devenir « bénéfique », malgré la « perte » totale ou partielle d’une année. Certains étudiants ont besoin de temps pour faire mûrir un projet en formation. Nadia, inscrite d’abord en droit puis réorientée en sciences du langage, pense que son expérience négative était inévitable, compte tenu de son errance initiale : « Alors, la première année à la fac de droit, j’étais perdue, dans le sens où on était complètement laissé de côté, on ne nous a jamais vraiment pris en charge pour nous expliquer comment ça fonctionnait. Mais après, une fois inscrite en sciences du langage, les choses ont changé. Dans ma promo on n’était pas beaucoup et j’ai réussi à me faire un petit groupe d’amis et on a su se motiver ».

46Adopter un rythme lent, ou valider partiellement ses cours, est une stratégie choisie par Leila, étudiante salariée en anglais : « J’étais vraiment indépendante sur le plan financier, et donc pour pouvoir me payer un loyer en continuant mes études, il fallait que je trouve quelque chose qui me rapporte un peu d’argent. J’ai fait des interventions dans des écoles, c’était une très bonne expérience. En réalité je me considérais une étudiante à temps partiel... ».

47Une prise de conscience, même tardive, concernant le sens des études aide à se remobiliser et à intensifier ses efforts, comme le dit Gauthier, étudiant en AES : « Euh alors la deuxième et troisième année à la fac en fait j’ai bien travaillé, la première année je n’ai pas travaillé du tout à la fac, ce n’était pas du tout ce que je pensais donc j’y ai été quand même. Bon, c’était bien après, sur le long terme mais au départ j’ai été perdu et super déçu en première année et, après le choc de mon échec, je me suis mis un petit peu à travailler ».

Tableau 3. Performance universitaire et qualité de l’apprentissage

	Perspective compréhensive	Perspective de performance	Perspective minimaliste	Perspective de désimplication
Parcours supérieur sans retard	+ Projet professionnel, intérêt intellectuel, forte motivation, travail régulier	+++ Projet professionnel, forte motivation, travail régulier	+ Projet concours ou sans projet
Parcours supérieur avec un an de retard	+ Réorientation, temps partiel	Réorientation	+ Réorientation, redoublement	++ Redoublement, absentéisme, étudiants salariés
Parcours supérieur avec deux ans de retard	Réorientation, temps partiel, difficultés personnelles, redoublement		Réorientation, étudiants salariés redoublement	++ Redoublement, absentéisme, étudiants salariés
Parcours supérieur avec plus de deux ans de retard			Étudiants salariés	+++ Réorientation et redoublement, absentéisme, étudiants salariés

Les figures de la réussite

48Les données de l’enquête montrent que réussir ou échouer à l’université ne constituent pas toujours deux réalités universitaires dichotomiques : le sens de la réussite et celui de l’échec varient et se conjuguent au pluriel. On peut parler de l’existence de différentes figures de la réussite :

• une réussite épistémique se réfère aux étudiants qui adoptent une perspective compréhensive tout en réalisant un parcours sans redoublement ou avec un redoublement correcteur (souvent une réorientation). Pour ces étudiants, la réussite universitaire ne constitue pas une fin en soi, et l’acte d’apprendre procure un bien-être. On constate une tension ouverte entre la perception instrumentale de la réussite universitaire et les valeurs des jeunes ayant une vision dilettante, tentant d’associer la réussite au plaisir d’apprendre ;
• une réussite stratégique rend compte des situations des étudiants qui ont développé une perspective de performance tout en atteignant leur objectif (réussite totale avec de bonnes mentions). Mobilisés et motivés, ils abordent l’université avec un projet plus ou moins défini ;
• une réussite minimaliste correspond aux parcours qui privilégient une perspective minimaliste en obtenant des notes qui permettent de valider l’année universitaire. Pour ces étudiants, la réussite est une fin en soi et la qualité de l’apprentissage universitaire et/ou l’obtention de bonnes notes ne sont pas inscrites dans leur manière d’être étudiant ;
• un échec concerne l’obtention de très mauvaises notes, ou l’impossibilité ou le refus de participer aux examens. Les problèmes spécifiques à ce groupe vont parfois au-delà des difficultés liées à un choix d’études hasardeux, au temps, etc. Il s’agit d’un sentiment d’impuissance et d’incapacité vis-à-vis des exigences académiques sans oublier ceux qui ont été démobilisés à cause des aléas de la vie.

49On repère donc une diversité de « styles de réussite » (Lahire, 1997) qui offre objectivement, par ses multiples aspects, une relative hétérogénéité des modèles de « réussite » dans la mesure où les projets, la relation à l’apprendre, la temporalité et la condition étudiante varient considérablement selon les parcours singuliers. Ainsi, la réussite aux examens ne reflète pas les impondérables nuances des manières d’apprendre et de la relation que les étudiants entretiennent avec les savoirs et savoir-faire universitaires. De la même manière, échouer à valider l’année universitaire ne signifie pas toujours la même chose pour les étudiants. Le manque d’investissement concerne ceux qui veulent bénéficier pleinement de l’« émancipation » que représente le début d’une nouvelle phase, l’université, qui se démarque nettement de l’ordre scolaire. Certains étudiants interrogés aiment l’université pour la liberté qu’elle procure et la façon différente d’apprendre qu’elle permet. Face aux difficultés subies, certains tentent de mettre en œuvre des stratégies d’adaptation (accentuer leurs efforts, privilégier le travail en groupe pour se discipliner), comme l’explique Omar, étudiant en sciences économiques : « J’étais bien entendu tout à fait conscient d’importantes lacunes dans certaines matières. Je ne cherche pas à justifier les mauvais résultats. Venant d’une filière technologique, j’ai moins d’acquis que mes camarades arrivant d’une filière générale. En math, par exemple, je découvrais certains calculs alors qu’il s’agissait de les revoir pour d’autres, ce qui explique en partie mon retard. J’ai tenté de rattraper après la première année ratée ».

50L’échec ne constitue pas systématiquement le symptôme d’une désaffection pour les études et il existe de multiples cas où l’étudiant ne réussit pas à valider l’année sans se sentir pour autant en situation d’échec. Le cas des étudiants qui étaient dans l’impossibilité de suivre des enseignements (problèmes personnels) est un exemple. La combinaison études-travail rémunéré a contribué à faire éclater le modèle de l’étudiant à plein-temps. Par exemple, un étudiant salarié adoptant un rythme « lent » est en échec selon les statistiques de l’université, sans se voir lui-même en échec par rapport à son projet. Toutes ces nuances semblent faire de l’acte d’apprendre un phénomène irréductible parfois à la description objective et rigoureuse. Ce même constat a déjà été évoqué dans certains travaux de recherche sur l’échec universitaire (Romainville & Michaut, 2012 ; Bodin & Millet, 2011 ; Bodin & Orange, 2013).

Conclusion

51Les données de l’enquête montrent que la réussite mesurée par l’institution à partir des résultats obtenus par les étudiants et en fonction de la durée des études ne couvre pas toutes les dimensions de ce phénomène et risque de favoriser une lecture en creux de leur parcours. Un autre décalage repéré renvoie au caractère dépersonnalisé de la réussite formelle lorsque l’expérience et le point de vue de l’étudiant ne sont pas pris en considération. Il s’agit de proposer une lecture critique des indicateurs officiels et des recherches sur les étudiants qui tendent à se référer aux seuls résultats des examens pour mesurer la réussite universitaire et à chercher les corrélations entre les indicateurs de performance et leurs « prédicteurs ». Les modélisations statistiques construites à partir de la démarche input-output pour examiner une réalité sociale complexe, jamais totalement explicite et toujours susceptible de variations biographiques, négligent de considérer les activités d’apprentissage comme un processus social et une construction singulière.

52Les modèles statistiques reposent sur le temps prescrit, un temps linéaire et un cheminement générique, impersonnel et sans détour, qui ne s’accordent pas toujours au temps d’une vie humaine. Retenir uniquement les résultats (produits objectifs) conduit à une vision de la performance sans sujet et à laisser de côté les processus socio-éducatifs vécus par les étudiants et leur temporalité. Le produit « objectif » du parcours universitaire devient ainsi un objet en soi et la chose la plus importante qui compte et qui est retenue. La conception du temps linéaire et universel risque de favoriser une sorte de « macdonalisation » du rythme universitaire, la vitesse se transforme en une valeur absolue, le symbole de l’efficacité et de la réussite. À l’opposé, on confère une vision négative aux parcours accusant un certain retard, qui deviennent synonymes d’inefficacité et d’échec. Les résultats de l’enquête ont permis de constater l’importance de la prise en compte des situations singulières, de l’expérience universitaire, de la qualité de l’apprentissage, et de la temporalité, dans l’analyse qualitative de la performance universitaire. Accorder une place aux étudiants pour interpréter et juger leur bilan formel signifie reconnaître l’importance de leur expérience dans l’analyse de la performance universitaire. Le moment de l’université n’est pas préparé, compris et vécu de la même manière par les différents groupes d’étudiants. Pour les uns, il devient « synchroniseur » (Pineau, 2000), un rythme donneur de temps et de sens ; pour les autres, le chemin de l’entrée effective dans l’état d’esprit de la vie universitaire semble être semé d’embûches cognitives, sociales et personnelles. Dans un tel contexte, disposer un peu plus de temps pour trouver sa voie, avoir la possibilité de tester son choix, s’offrir une pause temporaire ou le droit de se tromper (erreur féconde), sont des événements probables dans le parcours d’un jeune adulte.

53Dans le contexte français, la réflexion critique sur la temporalité étudiante et ses variations singulières conduit à s’interroger sur la définition même de l’étudiant. À l’université de masse, la condition étudiante et la manière d’être étudiant ne constituent pas une réalité unique. Tandis que la pluralité des figures d’étudiants est un phénomène en développement, l’université en France continue à valoriser une seule figure : celle de l’étudiant à temps plein, motivé, ayant un projet affirmé. Or, l’enquête montre que cette figure ne concerne qu’une partie des inscrits.

54Sur le plan politique, l’accent mis sur les résultats chiffrés est susceptible de reléguer au second plan la réalisation d’objectifs qualitatifs dans l’apprentissage et de contribuer au développement de stratégies destinées à répondre à cette pression extérieure (Blais, 2008). Le risque est de tomber dans l’obsession du résultat et dans l’idéologie de l’efficacité au détriment des objectifs éducatifs et sociaux de l’université. En effet, les objectifs de performance peuvent devenir une fin en eux-mêmes, plutôt qu’un moyen de parvenir à des finalités éducatives davantage focalisées sur les apprentissages de qualité et la formation des citoyens.