1Si les pratiques que mettent en œuvre les enseignants dans le contexte scolaire sont un objet classique de la recherche en éducation, celles qu’ils déploient en privé pour accompagner les devoirs de leurs enfants sont très largement méconnues. Les données dont nous disposions jusqu’ici sont issues de travaux quantitatifs. Elles nous apprennent notamment que les parents enseignants portent aux devoirs un intérêt plus modeste que ceux appartenant aux catégories sociales les plus proches, et que les mères enseignantes consacrent moins de temps aux devoirs que celles qui exercent la profession de cadres, alors même que les premières figurent parmi celles qui passent le plus de temps avec leurs enfants (Da-Costa Lasne, 2012). S’ils affichent une certaine distance à l’égard des devoirs, et y passent un peu moins de temps que d’autres, la très grande majorité des parents enseignants n’échappe pas pour autant à la charge que constitue le suivi des devoirs et apporte de l’aide à leurs enfants, à l’instar de ce que font de très nombreux parents (Gouyon, 2004).

4Le corpus est constitué d’entretiens conduits auprès de parents et parfois assortis d’observations de séances de travail à domicile. De manière complémentaire, nous avons jugé pertinent d’exploiter deux observations auprès d’autres familles réalisées par des étudiants dans le cadre d’un cours d’initiation à la recherche de licence 1 (voir tableau 1).

Tableau 1. Caractéristiques des familles enquêtées et du matériau collecté

	Baldy	Leroy	Martin	Merle	Redon
Parent(s) du foyer	Marianne, 35 ans : certifiée, professeur d’allemand en collège	Sophie, 38 ans : agrégée, professeur d’histoire en collège. Mathieu, 39 ans : agrégé, professeur de philosophie en lycée	Katell, 42 ans : certifiée, professeur d’histoire en collège. Marc, 43 ans : professeur des écoles en maternelle, maître formateur	Éric, âge non renseigné : professeur de technologie en collège. Nathalie, âge non renseigné : artiste-peintre	Caroline, âge non renseigné : professeur des écoles. Antoine, âge non renseigné : professeur des écoles
Enfants	Léo, 12 ans, 5e. Max, 8 ans, CE2	Clara, 11 ans, CM2. Victor, 11 ans, CM2. Gabriel, 5 ans, moyenne section	Diego, 10 ans, CM2. Rosalie, 7 ans, CE1	Alexandre, 13 ans, 4e. Joachim, 10 ans, CM1. Noé, 4 ans, moyenne section	Tom, 10 ans, CM2
Matériau	1 entretien avec Marianne	1 entretien avec Sophie. 2 séances observées	2 entretiens avec Katell et Marc. 3 séances observées	1 séance observée	1 séance observée

5Les cas présentés ici ne permettent pas de comparer les modalités d’accompagnement des parents enseignants avec ceux d’autres catégories sociales. Nous les proposons car ils nous semblent significatifs de ce que des experts du curriculum scolaire peuvent mettre en œuvre à la maison pour accompagner la scolarité de leurs enfants.

6Notre propos s’articulera en trois temps. Nous nous attacherons tout d’abord à identifier les différents types de ressources dont disposent les parents de l’enquête. Nous analyserons ensuite le type de cadre qu’ils instituent ainsi que les principes éducatifs qui en sont au fondement. Enfin, nous entrerons dans le détail des pratiques d’aide parentale dans la perspective de mettre en évidence leur fort potentiel de rentabilité scolaire.

Des ressources multiples

7Pour encadrer le travail scolaire de leurs enfants, les parents de l’enquête disposent de multiples ressources : les connaissances académiques qu’ils ont acquises durant leur long parcours scolaire, leur étroite connaissance du curriculum scolaire et de ses attendus fondamentaux, et le temps dont ils disposent pour partager du temps avec leurs enfants, ressource indispensable à toute transmission (Lahire, 1993).

Un bagage scolaire

8Redoutant, comme l’ensemble des classes moyennes, une « chute » possible de leurs enfants (Vincent & Ball, 2007 ; van Zanten, 2009a), les parents de notre enquête peuvent d’autant plus exercer un suivi rapproché et pertinent du travail à la maison que leur propre bagage scolaire les en rend capables. Là où, dès le primaire, un parent sur cinq a l’impression, assez souvent ou très souvent, de ne pas avoir les connaissances nécessaires pour aider ses enfants (Gouyon, 2004), ils nourrissent un sentiment de large maîtrise des exigences scolaires. Pour Mathieu par exemple, le baccalauréat scientifique détenu par lui-même et son épouse leur a laissé « quelques restes y compris en maths au-delà de la classe de terminale » et ils n’ont donc « pas besoin d’un temps de remise à niveau » pour aider leur fils à faire ses exercices sur la proportionnalité.

Une connaissance du curriculum

9Les parents enseignants de l’enquête ont également une connaissance fine du curriculum qui, par-delà les programmes, met en jeu des valeurs, des modes d’apprentissage, des changements de contrats didactiques, des attentes évaluatives. Sophie, professeure agrégée d’histoire en collège, appréhendant l’enseignement reçu en primaire par ses enfants à la lumière des exigences du second degré, constate qu’ils ont « des pages polycopiées entières à apprendre » et regrette qu’ils ne travaillent pas à partir de documents. Là où des parents de milieux populaires seraient vraisemblablement satisfaits de ce que les élèves reviennent à la maison avec des textes de savoir bien repérables (Kakpo, 2012), elle regrette le règne du par cœur car elle sait qu’il faudra préparer par la suite les élèves au travail sur documents et à la construction de postures plus analytiques. Par-delà la lettre des programmes, c’est aussi à leur esprit que ces parents peuvent accéder. Ils sont capables de dire à leurs enfants ce qu’il faut qu’ils retiennent de leurs leçons, quelles que soient les disciplines en jeu, voire, au grand étonnement de ces derniers, de prédire ce qui fera l’objet de la prochaine interrogation en classe.

Du temps disponible et rentable

10Les possibilités de l’expertise tiennent à une condition sine qua non, le fait de disposer de temps. Plus longtemps présents, dès la fin des cours, à leur domicile que les autres diplômés du supérieur, les enseignants consacrent globalement plus de temps à leurs enfants que ces derniers (Da-Costa Lasne, 2012 ; Letrait & Salane, 2015). Ceci laisse du temps pour diagnostiquer, accompagner, éventuellement remédier, particulièrement quand les deux parents sont enseignants, comme c’est le cas des Leroy. Tous deux présents dès 16 h 30, grâce à des aménagements d’emploi du temps négociés avec leur chef d’établissement, ces parents se répartissent la prise en charge des enfants dès la fin du goûter pris en commun. Chaque séance d’aide est pour eux non seulement une occasion de veiller à ce que les devoirs soient faits, mais aussi un observatoire de la position des enfants dans le cycle d’études et une manière d’imaginer des solutions en cas de difficulté. Chaque moment, jusqu’à la fin des devoirs, semble être l’occasion de faire des bilans de ce que savent et ne savent pas les enfants, voire de faire une évaluation globale de leurs conditions de vie à l’école : en voyant le nombre inhabituel d’exercices de grammaire que son fils rapporte à la maison, Caroline, par exemple, déduit rapidement que la maîtresse s’est « fâchée » et tente de reconstituer les conditions de l’incident : « vous aviez pas été en récré ? […] bah comment ça se fait que vous étiez excités ? ».

Un cadre qui protège et émancipe

11L’exigence d’autonomie qui sous-tend les curriculums contemporains repose sur une double composante d’indépendance et de dépendance à l’égard des règles de la vie collective et des savoirs enseignés (Durler, 2015). C’est dans leur capacité à faire tenir ensemble, dans les rapports à la règle scolaire et aux savoirs, des impératifs apparemment disjoints de contrôle et de stimulation du développement (Da-Costa Lasne, 2012) que les parents enquêtés excellent.

Faire intérioriser les règles

12Basil Bernstein ([1967] 1997) voyait à l’œuvre dans l’école des années 1960 une mutation des principes d’intégration sociale avec pour importante conséquence une nouvelle manière de s’accomplir comme élève. Là où les sociétés « fermées » attendaient des élèves qu’ils soient semblables aux autres, les sociétés « ouvertes » veulent les voir se réaliser dans l’affirmation de leur différence. Le changement de paradigme de l’éducation institue ainsi l’« élève au centre » (Rayou, 2000) et met en place pour lui des curriculums, des pédagogies qui font de l’autonomie une valeur cardinale du système. Toutes les dimensions de la vie scolaire supposent une co-construction et, pour cela, un élève autonome capable d’entrer dans des contrats avec les adultes (Lahire, 2001).

13Les dispositifs scolaires destinés à favoriser l’autonomie des élèves se présentent souvent comme une simple mise à disposition de ressources qui tend à naturaliser le long et nécessaire travail de socialisation nécessaire à leur mobilisation (Durler, 2015). Les comportements d’autocontrainte appelés par les normes scolaires contemporaines sont en particulier assez étrangers aux modalités éducatives des familles populaires les plus éloignées de l’univers scolaire (Thin, 1998). Les familles de catégories supérieures préparent activement l’autonomie de leurs enfants en pratiquant une « éducation concertée » qui vise à maximiser le développement de leurs compétences et à les armer pour être scolairement et socialement compétitifs, là où les familles des classes populaires sont davantage adeptes d’un « développement naturel » (Lareau, 2003) qui, s’il exige un respect assez strict des adultes, laisse enfants et jeunes dans une très grande liberté de leurs occupations. Le travail hors la classe, moment privilégié où l’élève doit faire preuve de son autonomie et continuer à la construire, suppose une mobilisation de soi et de ressources intellectuelles dont l’appropriation demeure très socialement différenciée (Rayou, 2009 ; Kakpo, 2012).

14Cette quête de l’autonomie se réalise à travers des « pédagogies invisibles » (Bernstein, [1975] 2007) inspirées par les manières d’agir sur autrui dans des sociétés où grandit le nombre des professions spécialisées dans le service aux personnes. Les parents des classes supérieures sont alors conduits à éduquer non plus par transmission impositive, mais par un appel à l’expression de soi qui soit toutefois conciliable avec les rapports de classe objectifs et la division du travail. À la différence de leurs homologues cadres du privé qui, peu spécialistes de la transmission, privilégient des stratégies d’encerclement grâce auxquelles leurs enfants ne dévieront pas trop des choix parentaux, les parents des professions intellectuelles usent davantage de l’argumentation pour développer chez leur progéniture des rapports rationalisés au monde et aux autres qui participent de leur développement personnel (van Zanten, 2009b). Mais s’ils considèrent que les enfants doivent être autonomes, ils n’ignorent pas que cette autonomie est une construction et qu’elle nécessite des formes d’étayages parentales. C’est le cas de Sophie, que le proche passage en 6^e de son fils, Victor, incite à ne pas relâcher un encadrement qu’elle sait indispensable :

Sophie : Alors moi, je pense que, souvent, on le conçoit un peu trop tôt quoi [le fait de laisser les enfants se débrouiller seuls]… Et qu’on le conçoit au mauvais moment. C’est-à-dire au moment où ils rentrent en sixième : « ça y est, ils se débrouillent ». C’est pas le bon moment, quoi. […] Victor reste quand même extrêmement sérieux. Mais bon, voilà. La veille de la rentrée là, il y avait des exercices à refaire et je lui ai demandé s’il avait fini ses devoirs, il m’avait dit « oui ». Alors on a regardé et il ne les avait pas refaits. Bon ce n’est pas grave, mais c’est la première fois que ça se produisait.

15Les contrats didactiques évoluent au cours de la scolarité vers des exigences croissantes d’autonomie et les élèves en difficulté sont souvent ceux qui ne réajustent pas au long du cursus des manières de travailler qui ont pu donner satisfaction mais deviennent insuffisantes (Bonnéry, 2007). Accompagner ces changements, voire les précéder, semble un rôle privilégié que repèrent et s’attribuent nos enquêtés. Ainsi Katell, la mère de Rosalie, fait-elle, comme d’autres, pression pour aller plus loin que le prescrit, ici sur sa fille qui apprend une leçon d’orthographe sur le son GE et pourrait très bien remplir sa part du contrat en recopiant correctement des mots dont elle ne connaît pas le sens.

Katell : bon tu les as lus déjà, tes mots ?
Rosalie : euh oui, non, attends : « ranger », « gentille », « magique », « un plongeon », « une nageoire ».
Katell : c’est quoi une nageoire ?
Rosalie : je sais pas, c’est ce que je te demande.
Katell : bah, c’est un morceau du corps du poisson qui lui sert à nager.
Rosalie : les ailes ?
Katell : bah les ailes, c’est les oiseaux, et les nageoires, oui, c’est un peu les ailes de poisson, sauf que c’est pour nager.

16De façon générale, l’aide parentale à l’autonomie consiste à laisser l’enfant faire l’épreuve des difficultés du travail scolaire, de la nécessité de les affronter, mais en fermant autant que possible la zone d’incertitude qui s’ouvre par des conseils judicieux en matière d’organisation de son travail ou par la fourniture au bon moment des outils nécessaires. Bien que très conscients de la nécessité d’aider leurs enfants à apprendre seuls, ces parents ne veulent cependant pas que leur cadrage de l’activité contrecarre le projet d’autonomie qu’ils nourrissent pour eux. Ils tentent donc de préparer aussi les dés-étayages qui le permettent :

Sophie : Je me dis qu’il faut qu’ils grandissent aussi, qu’ils apprennent à faire tout seuls, c’est l’objectif quand même […]. C’est vrai qu’on est aussi hyper présents, peut-être même trop... C’est une question que je me pose en tout cas et que si on était moins présents bon... Je ne sais pas s’il y a pas des choses qu’ils apprendraient aussi peut-être tout seuls quoi.

17Mais comment ces parents font-ils en sorte que leurs enfants intériorisent volontiers, jusqu’à oublier ce coûteux effort, les manières si spécifiques de travailler à l’école ? Une des pistes d’explication semble leur aptitude à prendre en charge de façon très professionnelle le double cadrage, affectif et cognitif, de ces exigences.

Instruire sans humilier

18De nombreux parents peinent à accompagner le travail scolaire des enfants à la maison pour des raisons qui tiennent souvent et indissolublement à un sentiment d’incompétence et au souhait de ne pas compliquer des relations parents-enfants qui mettent en jeu leur autorité (Glasman & Collonges, 1994 ; Périer, 2005 ; Kakpo, 2012 ; Garcia, 2018). Les parents de notre enquête concilient en revanche le « discours vertical » des savoirs historiquement constitués et fortement normés et normatifs et le « discours horizontal » (Bernstein, [1975] 2007) de la proximité qui prend en compte les contextes et les êtres dans leur singularité.

19Il leur est sans doute plus aisé qu’à d’autres d’endosser et de justifier le rôle de porte-parole de la forme scolaire et des disciplines dans la mesure où eux-mêmes ont été formés comme enseignants à l’idée que les savoirs scolaires sont gouvernés par des règles impersonnelles qui ne relèvent pas de l’abus de pouvoir. L’appel à la justification des réponses, l’indication de référents objectifs (les dictionnaires, les manuels...) grâce auxquels il est possible de départager le vrai du faux sont permanents dans leurs interactions du soir. L’adossement à des savoirs qui transcendent les interactions autour des devoirs autorise des parents comme Mathieu à indiquer un au-delà des réponses qui, sans invalider ces dernières, signifie leur caractère irréductiblement partiel. C’est ainsi que, prêt à s’enthousiasmer face à l’ingéniosité de Victor (« Ah ça, c’est malin comme méthode ! C’est parfait, en faisant comme ça, c’est parfait. »), il ne peut néanmoins s’empêcher de lui signifier que l’esprit mathématique privilégie la simplicité :

Mathieu : C’est malin, mais tu vois que la méthode qui consiste à repasser par le prix du chocolat c’est quand même plus simple.

20Nos enquêtés ont la claire conscience que ce qui est enseigné au jour le jour dans la classe s’adosse à des savoirs pérennes que peut cacher l’habillage circonstanciel des situations d’apprentissage. Leur guidage est alors animé par un souci d’institutionnalisation qui insiste sur le caractère « officiel » des savoirs et savoir-faire. Ils perçoivent en effet que, dans nombre de cours, la place faite par les enseignants à la mise en activité des élèves et à la dévolution de problèmes tend à leur faire minimiser l’importance de cette étape (Coulange, 2011). Craignant que sa fille ne sache pas toujours distinguer l’essentiel de l’accessoire et ne soit dans des stratégies d’acquittement de la tâche, Katell fait ainsi de nombreuses pressions pour installer des savoirs et des pratiques d’étude dans la durée. Malgré les protestations de Rosalie, elle lui impose de revoir la règle d’écriture du son « on » ainsi que les exceptions qui y dérogent. De même, elle ne contredit pas l’enseignante de sa fille qui a donné un « truc » pour reconnaître les infinitifs (faire précéder le verbe par « en train de ») :

Katell : Donc tu peux utiliser « je suis en train » de ou « il faut », voilà ce qu’elle a dit pour trouver l’infinitif quand il est pas conjugué, pour trouver quelle forme il a quand il est pas conjugué, d’accord ? Bon alors dis-moi ce que tu sais sur le verbe, répète-moi tout, pas forcément dans l’ordre.

21Mais il lui semble important de monter en généralité car force doit rester à la grammaire.

22Une autre caractéristique du rapport au savoir communiqué par ces parents est que n’importe qui peut, en droit, les contester à partir de la logique même qui sous-tend leur production. Lorsqu’il travaille avec son fils sa leçon de géographie, Éric conteste la localisation de Madagascar que ce dernier propose. Au lieu d’utiliser un argument d’autorité, il lui suggère une vérification conjointe : « on peut regarder l’Atlas si tu veux ». Il est assez fréquent de voir les parents faire preuve d’humilité et s’excuser devant leur enfant de la mauvaise interprétation d’une consigne.

23Demeurant profondément enseignants lorsqu’ils aident leurs enfants à travailler, nos enquêtés n’en sont pas moins parents. Ils favorisent alors des logiques horizontales qui rendent les savoirs plus proches. C’est, selon Bernstein, ce qui se produit dans les « relations de face à face chargées affectivement comme dans la famille, le groupe de pairs ou la communauté locale » ([1975] 2007, p. 233). Pour les parents étudiés, les ressorts de l’action de proximité, sans détourner des exigences de la forme scolaire, aident à prendre en compte les injonctions contemporaines à former non seulement des individus mais des personnes (Bernstein, [1975] 2007).

24Une des compétences majeures de ces familles semble être leur aptitude à concilier l’exigence cognitive et la bienveillance personnelle à l’égard de leurs enfants. Nous avons pu voir ces parents contrôler leurs émotions dans des situations potentiellement tendues. Ainsi Mathieu, père de Victor, qui, manifestement fatigué par sa journée de travail, garde néanmoins son calme et se montre proche et encourageant (il entoure les épaules de son fils, appuie sa tête sur la sienne, lui parle un peu la bouche dans les cheveux, garde son humour, fait quelques blagues pour détendre l’atmosphère). Victor donne alors facilement sa feuille pour vérification et pratique même l’autodérision lorsque son travail apparaît manifestement fautif (« oui, mais n’importe quoi ! »). S’ensuit une sorte de jeu dans lequel père et fils se réjouissent ensemble des coups gagnants :

Mathieu : Donc tu as de la chance, il n’y a encore pas proportionnalité !
Victor : Oh, j’ai trop de la chance !

25Les conditions du jeu didactique, organiquement coopératif, dans lequel l’adulte ne peut gagner si l’enfant ne gagne pas lui aussi (Sensevy, 2007) sont alors réunies. C’est la même joie partagée qui saisit Caroline et Tom lorsque ce dernier, libéré par les encouragements de sa mère, formule en même temps qu’elle la bonne réponse :

Tom : Oui, c’est « avoir ».
Caroline : Oui, mais c’est quoi d’« avoir » ? (Petit silence, Tom se retrouve un peu embarrassé) Mais ce n’est pas grave, même si la réponse est mauvaise on s’en fiche complètement Tom, donc vas-y, c’est quoi ? Euh ça vient de quoi ? C’est le ? On l’a déjà appris… Bon alors on va…
Tom (en même temps que sa mère) : Le… participe passé !

26Cette relation de proximité permet à ces parents de prendre régulièrement et en temps réel des indices sur ce que savent ou non faire leurs enfants. Car, comme le notait Bernstein, le propre des pédagogies invisibles est que leur mode de transmission requiert que « à partir du comportement qu’il observe, le maître infère le stade de développement qu’a atteint l’enfant, ce qui conduit à une définition en termes de capacité » ([1975] 2007, p. 86). Ces ajustements se retrouvent par exemple chez les Martin qui estiment que si leur fils Diego ne nécessite pas une surveillance rapprochée, Rosalie, sa sœur, ne peut être crue sur parole lorsqu’elle dit avoir fait son travail :

Katell : ah d’accord, bah, alors il faut que tu lises ta leçon déjà.
Rosalie : mais on l’a fait hier.
Katell : bah répète-moi alors... non mais qu’est que tu te souviens de ta leçon si tu l’as fait hier avec papa ?

27Faire confiance à ses enfants, tenter d’être à leur écoute, constituent vraisemblablement une façon de donner la confiance en soi qu’exige l’école d’aujourd’hui. Car, dans les curriculums contemporains, l’accès à des savoirs universels compose toujours avec une expression des personnes considérées comme insubstituables. Marianne répète ainsi à Léo que tout ce qu’il fait doit être une « marque de lui-même ». Cela implique du soin car « c’est un peu [sa] carte de visite qu’il donne » avec sa copie. Cette formation à l’expressivité est d’autant plus efficace qu’elle se réalise dans une grande osmose entre monde scolaire et monde familial. Généralement nos parents enquêtés se félicitent de ce que l’école prenne en charge cette dimension personnalisante :

Sophie : Là, Clara et Victor, ils sont partis en CE2, en CM1, en CM2, donc voilà... Avec plein de sorties, plein de projets… Ils sont allés souvent au cinéma. Clara, elle a fait un projet, là, avec un quatuor à cordes avec plusieurs écoles du quartier, ils ont fait une représentation... C’est une école super dynamique enfin voilà. Enfin tout le monde est très content […].

28Les univers de vie de ces familles montrent une imbrication profonde entre des modes d’affirmation de soi et leur valorisation scolaire dont des recensions plus systématiques restent à faire. Chez les Leroy, par exemple, la séance consacrée aux devoirs voit les enfants passer de la table du salon où ils travaillent au piano voisin où ils préparent la prochaine audition au conservatoire de musique. L’acquisition de règles et le développement de leur personne, composantes essentielles de l’autonomie, sont encouragés simultanément. Les parents enseignants de l’enquête déploient quotidiennement des compétences à saisir et incarner la philosophie des apprentissages scolaires contemporains et à faire qu’elle imprègne le milieu didactique dont ils ont la responsabilité après la classe. Cette connivence de fait entre les deux mondes doit, même si leur activité éducative ne se réduit pas au type d’intervention que nous avons observé, être un élément puissant de la singulière réussite de leurs enfants dans ces moments décisifs où l’autonomie dans le travail est particulièrement requise.

Des compétences en acte

29L’enquête a permis d’identifier cinq principaux registres d’action à travers lesquels s’actualisent au quotidien les compétences et ressources parentales. Si ces registres sont nettement différenciés ici pour des raisons de présentation, ils sont dans les faits étroitement articulés.

Gérer le temps

30Un premier registre d’action est celui de la gestion du temps, un temps toujours compté au sein de ces familles, en raison notamment de la multiplicité des activités extrascolaires que pratiquent les enfants :

Sophie : vous voyez que les soirées sont quand même assez [courtes]… Moi, souvent, je leur dis : « voilà, il y en a un qui fait ses devoirs pendant que l’autre fait du piano. Et puis après, on échange ».

31Les parents veillent donc non seulement à planifier mais aussi à circonscrire le temps des devoirs, incitant leurs enfants à se mobiliser sur un mode intensif. Cette pression à la maîtrise du cadre temporel se donne particulièrement bien à voir quand les séances s’étirent au-delà de ce qu’ils jugent raisonnable. Alors que sa fille est en train d’achever ses devoirs, Sophie lui demande par exemple « d’accélérer le mouvement » et lui donne par avance des consignes pour son entraînement de piano.

32Indispensable au maintien de l’organisation familiale, la maîtrise du temps est aussi conçue par les parents de l’enquête comme une clé de la réussite scolaire. Afin de permettre une meilleure appropriation des savoirs, les parents aident leurs enfants à percevoir « qu’il y a des choses qui prennent du temps » et les incitent sans cesse à « prendre de l’avance ». Ils cherchent plus largement à doter leurs enfants d’une autonomie temporelle, qui leur permettra notamment de faire face à l’accroissement de la quantité de travail qu’impliquera la poursuite de leur scolarité. Marianne orchestre dans cette visée une véritable initiation au « bien-être » que procure la maîtrise du temps :

Marianne : Ils ont vite compris quand même, l’un comme l’autre, l’intérêt de faire ça […]. On révise et on est hyper content de l’avoir fini déjà pour la [semaine suivante]. […] Parfois, je lui dis genre : « tu sais quoi, tu devrais vraiment travailler maintenant parce que […] quand tu vas rentrer à sept heures, ça va être horrible de devoir t’asseoir et faire tes devoirs ». Et ça, il l’entrevoit […]. Et ça, ça marche assez bien.

33On peut supposer que ces pratiques parentales d’encadrement temporel participent activement de l’inculcation de dispositions scolairement rentables, de la fabrication de ce que Muriel Darmon nomme des « dominants temporels » (2013).

Repérer et faire identifier les enjeux d’apprentissage

Marianne : Lui, il pourrait dire : « bah, le mec trouve une carte, il monte sur le bateau, il trouve le… il va sur l’île, il trouve le trésor ».

35L’aide apportée consiste donc ici à faire migrer Léo du registre « premier » vers le registre « second » (Bautier & Goigoux, 2004), en lui faisant percevoir que l’enjeu n’est pas de produire pour produire, mais de (re)mobiliser les codes du récit d’aventures :

Marianne : Je lui dis : « mais réfléchis ! Qu’est-ce qui peut se passer ? […] Décris. Essaye de décrire ça. Essaye de voir ça. Qu’est-ce que tu peux mettre d’autre comme élément ? […] Il faut… C’est une rédaction ! Il faut rentrer dans la narration, la description ». […] Il me dit : « on s’en fout de… que le pantalon soit bleu ou vert ! ». Je lui dis : « non, on s’en fout pas ! Faut que tu crées […], qu’on voie le tableau ! Faut que la personne puisse s’imaginer, faut que ce soit foisonnant… ».

36Ce travail de visibilisation des enjeux d’apprentissage prend plus couramment la forme d’une aide au repérage des connaissances que les enfants doivent acquérir en cas de leçon à apprendre :

Éric : Donc qu’est ce que tu dois retenir de ta leçon là ?
Joachim : Bah c’est juste que je dois apprendre la leçon…
Éric : C’est-à-dire ? Apprendre… Qu’est ce que tu dois apprendre là-dedans ?
Joachim : Ben les choses les plus importantes
Éric : mais, c’est quoi les choses les plus importantes ?

37Cette aide s’avère précieuse toutes les fois que les enfants se trouvent confrontés à des activités aux objectifs fortement « intégrés » (Bernstein, [1975] 2007) ou à des contrats didactiques trop flous :

Marianne : Des termes un peu partout et j’étais moi-même désolée de lui dire : « bah écoute, je sais pas, vous faites en même temps la subordonnée introduite par “wenn” et par “als” et par “ob”, alors que vous faites en même temps les Alpes en Allemagne, les machins, les trucs… » […] Là, je dis : « bon écoute on va faire ça comme ça, on va…, tu vas…, on va revoir les pays autour, on va revoir les directions nord…, on va revoir les Bundesländer. Et puis, surtout, revoir plutôt la logique ».

38Les données recueillies donnent à penser que les interventions parentales relevant de ce second registre sont fortement différenciatrices, en ce qu’elles permettent aux enfants de s’inscrire de plain-pied dans les activités sollicitées, en même temps qu’elles contribuent à les doter de dispositions générales à l’interprétation du curriculum.

Diagnostiquer, mettre à l’épreuve

39Un troisième registre d’intervention des parents est celui du diagnostic et du repérage des erreurs, selon une démarche qui envisage principalement l’erreur comme l’indicateur d’un processus d’apprentissage en cours. Ne se contentant pas du déclaratif des enfants, ni même de celui des enseignants, les parents enquêtés cherchent en permanence à se faire une idée précise du niveau de leurs enfants et du degré réel d’appropriation des savoirs auxquels ceux-ci sont exposés.

40Pour établir ce diagnostic, les parents procèdent tout d’abord à une observation scrupuleuse des traces de l’activité de leurs enfants, notamment de celles produites au moment de la réalisation des devoirs. Pendant que son fils résout ses problèmes de mathématiques, Mathieu l’observe par exemple silencieusement durant au moins trois ou quatre minutes, cherchant manifestement à comprendre son cheminement intellectuel.

41De manière complémentaire, les parents étudiés observent avec attention les évaluations et les cahiers. C’est ainsi que Katell a par exemple repéré une erreur qui lui laisse penser que sa fille n’a pas compris le principe de la soustraction. Anticipant sur le fait que le cahier ne reviendrait peut-être pas tout de suite à la maison (il transite de manière irrégulière entre école et foyer), Katell a photocopié la page où se trouve l’erreur pour pouvoir faire retravailler sur ce point sa fille. Grâce à ces pratiques d’observation, les parents décèlent parfois des erreurs que l’enseignant.e n’a pas corrigées, une expérience qui expose par exemple les Martin à des « conflits d’autorité » récurrents et les conforte dans l’idée qu’ils sont les seuls véritables garants de la bonne acquisition des savoirs scolaires.

42Pour déceler les besoins, les parents soumettent également leurs enfants à diverses épreuves répétées. En cas de leçon à apprendre, par exemple, ils sollicitent des reformulations susceptibles de mettre en évidence des approximations ou incompréhensions :

Éric : Qu’est-ce que t’as retenu de ta leçon de géographie ? […]
Joachim : […] Je t’explique : en fait, ça parle de plusieurs territoires français qui ne sont pas dans la… dans la France. C’est des territoires d’outre-mer.
Éric : « Des territoires français qui ne sont pas dans la France », c’est-à-dire ?

43Les parents posent aussi bien évidemment des questions destinées à vérifier la compréhension. Ils prescrivent ou improvisent encore des exercices destinés à contextualiser ou re-contextualiser des notions. Cherchant à s’assurer que les réponses justes sont fondées sur une réelle maîtrise des connaissances en jeu, les parents exigent enfin des enfants qu’ils justifient leurs réponses et leurs démarches :

Mathieu : T’as fait quoi ? Explique-moi ce que tu as fait ? […] Quelle est cette méthode ?
Victor : Non, je te dis…
Mathieu : Comment t’as fait ? Comment tu as fait pour remplir ?
Victor : Attends… Comment j’ai fait ?
Mathieu : Oui, explique-moi déjà avant ce que tu avais fait pour remplir ton tableau ?

44La première visée de ces parents se double logiquement d’une visée de formation à « l’autonomie cognitive » des enfants (Lahire, 2001). En même temps qu’il cherche à aider son fils, Mathieu s’efforce, par exemple, de solliciter ses compétences métacognitives. Il l’incite à l’auto-régulation de sa propre activité :

Mathieu : Tu vois, le problème de pas écrire ce qu’on fait, c’est que je sais pas par quelle méthode autre que le hasard favorable pour les trois premiers c’était bon et, si tu sais pas ce que tu fais, ensuite, quand tu feras des problèmes plus compliqués, tu sauras jamais pourquoi tu t’es trompé et tu pourras même pas t’en rendre compte…

45Au final, les interventions relevant de ce troisième registre permettent donc aux parents de l’enquête de contrôler de très près l’activité cognitive de leurs enfants, en même temps qu’elles les initient progressivement à devenir les principaux acteurs de ce contrôle.

Enseigner

46Un quatrième registre d’intervention est celui de l’enseignement. Durant les séances, les parents sont en effet souvent conduits à transmettre des savoirs, à la manière de ce que pourraient faire des enseignants en classe.

47S’ils identifient des besoins, nos parents s’efforcent tout d’abord de transmettre à nouveaux frais les savoirs abordés en classe. Ces pratiques requièrent la mobilisation d’habiletés expertes. Les parents ne se bornent pas à redire les leçons, ils en redéploient littéralement le contenu. Pour faire comprendre la fonction du verbe dans la phrase par exemple, Katell n’hésite pas à manipuler les exemples de la leçon :

Katell : Donc, c’est un mot qui indique une action. Par exemple, « le garçon joue au ballon », si j’enlève « joue », j’ai « le garçon au ballon ». Bah, je sais pas, moi… Tu vois bien que la phrase elle veut rien dire. Donc, il faut bien qu’on me dise ce qu’il fait avec le ballon, est-ce qu’il…
Rosalie : il « joue ».
Katell : il « joue ». Bon, il pourrait… on pourrait avoir dit : « le garçon lance le ballon ». Ça aurait été encore plus précis parce qu’on saurait vraiment ce qu’il fait comme jeu […]. (À propos du second exemple) Tu pourrais avoir : « il se roule dans les flaques d’eau » (rires de Rosalie) Bon, ce serait pas très propre… Donc, c’est un mot qui indique une action, d’accord ?

48Ces séquences de ré-explication sont étroitement articulées à des séquences visant à s’assurer de la bonne appropriation des notions, lesquelles déboucheront elles-mêmes, si nécessaire, sur de nouvelles séquences de ré-explication, etc. Les parents s’efforcent aussi de mettre en lien les leçons avec les notions précédemment étudiées. Ainsi Katell insère-t-elle au cours de sa séance de travail sur le verbe des rappels sur le nom et le déterminant :

Katell : Le verbe, c’est un mot qui indique une action. Tu te rappelles un nom, c’est un mot qui... un nom, c’était quoi déjà ?
Rosalie : Un nom… c’était un mot, une place devant un nom…
Katell : Non, ça c’est le déterminant
Rosalie : Ah ?
Katell : Un mot… non... un nom, c’est un mot qui désigne
Rosalie : Une personne
Katell : Oui
Rosalie : Un animal
Katell : Oui
Rosalie : Une chose
Katell : Oui une chose, ou une idée par exemple table, c’est un nom, c’est une chose. Et le déterminant, c’est le petit mot qui se met devant : « la » table. C’est un mot qui se met devant un nom. Et donc le verbe c’est un mot qui, qui fait quoi le verbe ? Tu me l’as dit c’est un mot qui…

49En procédant à ces rappels, les parents créent des associations, réorganisent le savoir à acquérir, en l’inscrivant dans un réseau plus large de connaissances (Bucheton & Soulé, 2009). Ils incitent leurs enfants à ne pas appréhender les situations d’apprentissage comme des expériences complètement discontinues et fragmentées (Bautier & Goigoux, 2004).

50Si besoin, les parents transmettent également à leurs enfants les prérequis des activités scolaires : des savoirs lexicaux, des connaissances de base des disciplines scolaires, des gestes et postures intellectuels requis mais peu ou pas enseignés à l’école (Bautier & Rayou, 2013 ; Rochex & Crinon, 2011). L’aide à la rédaction apportée par Marianne en fournit une bonne illustration. Celle-ci apprend à son fils à imaginer – compétence fortement naturalisée s’il en est – c’est-à-dire à mobiliser et à tisser des références et expériences personnelles pour contextualiser et nourrir son récit :

Marianne : Du coup, il est parti du personnage, il s’est inspiré du personnage d’un des jeux vidéo là […] Assassin’s Creed, de la révolution américaine en 1776. Donc, on a daté ça de là et puis il fallait qu’il fasse une chasse au trésor. Il fallait qu’il trouve un trésor. Je lui ai dit : « bah, écoute, il faudrait qu’il aille… Il faut faire un [voyage]… un bateau, un machin… » Bah je dis : « fais-le aller à la Martinique, c’est très bien ». Et donc, ça lui a beaucoup plu. Du coup, on l’a fait arriver à la Martinique. […] Mon père est de la Martinique […] Et ils ont déjà été. […] La première partie, ça a été un peu plus difficile parce que, du coup, il fallait lancer la chose. Ensuite les quatre, les trois autres parties, il les a faites lui-même avec plus d’élan aussi, plus de plaisir.

51Dans un autre registre, Marianne initie son fils à la relecture de son texte. Elle l’invite à remettre en cause sa production, à expérimenter de nouvelles formulations et l’aide, plus largement, à construire un rapport réflexif au langage (Lahire, 1993) :

Marianne : Alors après, on relit et puis on corrige. Moi, je propose des corrections, je… Parfois, j’aide aussi à réécrire. En plus, je lui dis : « Regarde là, ça serait mieux de… comme ça, on ne comprend pas ce que tu veux dire ».

52Les parents initient donc ainsi leurs enfants à la maîtrise des « arrière-plans didactiques » des activités scolaires (Rayou & Sensevy, 2014), autant de savoirs, compétences et postures davantage supposés qu’enseignés, mais qui doivent être partagés par les enseignants et les élèves.

Mathieu : Pourquoi là il n’y a pas proportionnalité ? Comment tu sais que là il n’y a pas proportionnalité ?
Victor : Parce que regarde la différence, c’est 4 et là il faut doubler la différence !
Mathieu : Oui mais c’est quoi la différence ?
Victor : Bah là, c’est 4 donc la différence c’est 8 !

Père : Ben non mais ce n’est pas comme ça que ça marche. Regarde pour qu’il y ait proportionnalité, il faut que le rapport soit le même donc quand tu passes de là à là […].

54Comme il l’explicitera au terme de la séance, le père regarde d’un œil circonspect la démarche inductive, non conceptuelle, et strictement linéaire qui a été enseignée en classe. Il pense que son fils aurait tout intérêt – parce qu’il en a les moyens intellectuels – à aborder la proportionnalité à partir d’un raisonnement abstrait :

Mathieu : Pour moi, c’est plus cohérent d’aborder les mathématiques par un raisonnement mathématique abstrait […] parce que c’est Victor, et que je le connais, j’ai tendance à penser que ça pourrait lui faire du bien de le faire, mais je ne généraliserais certainement pas.

55Il est intéressant de noter que le père ne dénie pas tout intérêt à une approche constructiviste de la notion de proportionnalité. Il suggère prudemment que cette méthode pourrait valoir pour certains, sans doute des élèves qui n’ont pas le profil de brillant élève que présente Victor. Mais, pour aider son fils, le père privilégie une voie transmissive et choisit d’introduire a priori une définition théorique de la proportionnalité. Il initie de ce fait son fils à une procédure de résolution de niveau collège (procédure verticale, recours au coefficient de proportionnalité). Il institutionnalise en outre ce savoir en rédigeant une formule dans son cahier :

Mathieu : Alors la proportionnalité, c’est une égalité de rapport. (Notant la formule) La proportionnalité, ça veut dire qu’entre le nombre 1 par rapport au nombre 2, c’est le même rapport qu’entre le nombre 3 et le nombre 4. Donc, si tu divises le nombre 1 par le nombre 2, tu obtiens un cinquième nombre et c’est encore égal à ce nombre et c’est encore égal à encore un autre nombre et c’est, en définitif, égal à un septième nombre.

56Au premier curriculum, qui correspond au travail conduit en classe, se superpose donc parfois, comme le montre l’exemple ci-dessus, un second, familialement construit, qui anticipe largement sur la suite de la scolarité.

57Qu’il s’agisse de revenir sur les notions abordées, d’enseigner des prérequis ou d’aller plus loin, une part des interventions parentales relève donc bien de la transmission de savoirs.

Faire incorporer des savoirs

58Un dernier registre d’intervention des parents est celui de l’aide à l’incorporation des savoirs. S’ils accordent beaucoup d’importance aux dimensions abstraites et réflexives des apprentissages, ils n’en négligent pas pour autant les aspects les plus techniques et donc les moins nobles. Pour aider leurs enfants à apprendre, ils mettent en œuvre des techniques d’incorporation, qu’ils s’efforcent d’objectiver et de transmettre à l’occasion des situations de travail. Ces techniques ne sont donc jamais délivrées « hors sol » aux enfants, comme peuvent le faire d’autres types d’acteurs, notamment ceux intervenant dans les dispositifs d’aide aux devoirs (Rayou, 2009 ; Bautier & Rayou, 2013).

59La première de ces techniques est la répétition. Les parents de l’enquête disent et font redire les leçons. Ils s’efforcent en outre d’apprendre à leurs enfants à répéter avec méthode :

Marc : Bon, là, c’est un peu en train de rentrer pour l’apprentissage des poésies. Il faut répéter, il faut avoir des méthodes qui font qu’on restitue un vers, deux vers, trois vers.

60Une autre de ces techniques consiste à réorganiser le savoir à acquérir, via la mise en évidence graphique des éléments clés par exemple. Marianne va jusqu’à initier ses enfants à la réalisation de « fiches de révision ». Cette méthode, qu’elle a acquise au cours de ses études supérieures, suppose la mobilisation de compétences très spécifiques que son fils a progressivement acquises à ses côtés (savoir sélectionner les informations, les résumer, les présenter, etc.). Une autre technique d’incorporation couramment employée par les parents consiste à organiser une fréquentation régulière des savoirs, en s’affranchissant du strict cadre temporel des devoirs. Alors que Rosalie s’inscrit spontanément dans une temporalité courte, celle de l’acquittement de la tâche, sa mère veille par exemple à inscrire son effort dans un temps plus long, voire dans le temps très long des fondamentaux scolaires que l’on n’a jamais fini d’apprendre :

Katell : On la reverra cette leçon hein ?
Rosalie : quand ?
Katell : et ben ce week-end, je pense. Tu as pas de contrôle demain dessus ?
Rosalie : non […]
Katell : oui mais des exercices ? Tu vas en avoir des exercices ?
Rosalie : non, on l’a déjà fait aujourd’hui !
Mère : bah, t’en auras d’autres parce que c’est à vie le verbe…

61Cette fréquentation régulière des savoirs est également assurée au moyen de révisions que certains parents intègrent, parfois selon une règle explicite, à chaque séance de travail. Par ailleurs, les liens que les adultes tissent avec des leçons précédentes sont également autant d’occasions de faire des rappels.

62Les parents s’efforcent enfin de fixer les apprentissages via la pédagogisation des loisirs des enfants. Anticipant sur le programme de l’année suivante, les Martin ont par exemple déjà le projet au moment de l’enquête d’aller visiter en famille le musée de la première guerre mondiale de Meaux. Les parents de notre enquête s’attachent aussi à convertir des situations ordinaires de la vie quotidienne en occasion de remobiliser les savoirs étudiés. Un soir, nous observons Katell en train d’entraîner sa fille à faire des soustractions au moment de la préparation du repas, en lui demandant d’aller voir l’heure et d’y soustraire le temps de cuisson, cherchant à lui faire dire à quelle heure la quiche avait été enfournée.

63Par ces diverses techniques, les parents aident donc leurs enfants à s’approprier les savoirs scolaires, en même temps qu’ils les aident à s’approprier les techniques de l’appropriation. Les parents de l’enquête mettent donc leurs compétences expertes au service d’un étroit « monitoring » (Lareau, 1989) du travail scolaire de leurs enfants, qui ne néglige aucune des dimensions du travail scolaire.

64Bien que cette recherche ne puisse vraiment le démontrer, la façon dont ces parents enseignants encadrent le travail de leurs enfants semble être un des éléments contributifs aux réussites scolaires hors normes de ces derniers attestées par les enquêtes mobilisées dans ce dossier. Car, malgré les variations entre styles éducatifs familiaux, apparaissent de grandes récurrences concernant ce qui est tenu pour des fondamentaux des apprentissages. Les dispositions patiemment construites au long des séances du soir et des week-ends sont vraisemblablement mises en œuvre efficacement tout au long de la scolarité, y compris lorsque, au moment de leur adolescence, les jeunes peuvent souhaiter prendre de la distance avec un encadrement vécu comme trop contraignant. Car, plus que jamais, les scolarités sont des voyages au long cours dont les parents enseignants sont des experts. Aux moments cruciaux des grands choix évidemment, dont ils maîtrisent mieux que d’autres les tenants et aboutissants, mais aussi et peut-être surtout dans ces petits moments du quotidien où sont mobilisées autant que construites les dispositions à l’autonomie.

65Ces connivences, parfois dénoncées, entre les parents enseignants et l’école tiennent vraisemblablement plus aux conditions contemporaines de scolarisation et d’enseignement qu’à un intérêt exclusif porté à leurs propres enfants au détriment des autres. Au demeurant, les connivences peuvent se construire par d’autres voies que celles, très directes, qu’empruntent les parents « interventionnistes » de notre corpus, y compris chez ces derniers. Les enfants de milieux populaires ne sont pas, pour leur part, le plus souvent de plain-pied avec les exigences aujourd’hui induites par le passage aux compétences et aux pédagogies invisibles. De surcroît, l’externalisation progressive des apprentissages empêche leurs enseignants de voir leur travail en train de se faire en même temps qu’elle éloigne les élèves des aides expertes que, comme professionnels, ils pourraient leur apporter. Passant régulièrement des deux côtés de la frontière, les parents enseignants sont sans doute parmi les plus capables non seulement de vérifier le travail, mais aussi de comprendre en direct les réussites comme les échecs, de faire entrer dans les démarches de rectification des erreurs qui constituent aujourd’hui la manière la plus féconde d’apprendre. Par-delà la question de la réussite de leurs enfants, les parents de notre enquête donnent à voir le type d’accompagnement qu’il serait sans doute nécessaire de mettre en œuvre pour tous les élèves au moment où leur autonomie est simultanément mise à l’épreuve et construite.

66Lorsque, dans le souci affirmé de la réussite de tous, on demande aux enseignants et à ceux qui les suppléent à l’extérieur de la classe d’installer les dispositions cognitives et de soutenir l’effort scolaire, aux structures associatives d’enrichir la palette culturelle de ceux qui ne sont pas des héritiers, on veut résoudre de réelles difficultés. Mais en imaginant que ces différents apports ne concernent chacun que le registre désigné, qu’ils seront en phase avec les attentes scolaires et cohérents entre eux, on fait sans doute preuve d’un optimisme démesuré. Il est en revanche permis de penser que les parents enseignants font tenir sur leur seule personne des apports cognitifs exigeants, une bienveillance qui prend simultanément en considération l’enfant et l’élève et une initiation à la culture qui, par-delà les nécessaires apports patrimoniaux, vise l’émancipation. Ces étayages quotidiens se distinguent nettement du mille-feuille des aides mises en place dans une division du travail éducatif surtout pensée en fonction du statut des adultes (Tardif & LeVasseur, 2010).