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Notes critiques

FERHAT Ismail & POUCET Bruno (dir.). La laïcité, une passion française ? Perspectives croisées

Arras : Artois Presses Université, 2019, 228 p.
Jean Baubérot
p. 134-135
Référence(s) :

FERHAT Ismail & POUCET Bruno (dir.). La laïcité, une passion française ? Perspectives croisées. Arras : Artois Presses Université, 2019, 228 p.

Texte intégral

1Concluant ce bel ensemble, Ismail Ferhat écrit : « La laïcité fait partie de ces sujets qui enflamment les passions, et que les sciences sociales ont du mal à refroidir. C’est […] à cet exercice périlleux que s’est attelé cet ouvrage. » Le pari est réussi et les contributeurs s’insèrent, avec talent, dans les débats académiques sur la laïcité.

2À un niveau théorique, deux études apportent une perspective particulièrement neuve. La plus originale concerne précisément un événement qui a grand besoin d’être « refroidi » : la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux. Alain Panéro y voit « un télescopage […], à l’intérieur même du camp des défenseurs de la laïcité, […] entre deux théories de la représentation, entre deux conceptions différentes […] du Sujet et par là même du Sens ». L’analyse de cet angle mort lui permet de décrypter des « hésitations, tensions ou confusions » internes à la mouvance laïque, d’en donner une clef explicative, offerte à la discussion.

3La contribution d’Alain Maillard porte sur le « rapport entre sécularisation et laïcités ». Il insiste sur une « ambiguïté » présente dans la notion de sécularisation : d’un côté, « un processus de distanciation-séparation » et une « pluralisation des opinions », de l’autre « un processus de transfert […] de certains aspects du religieux dans l’État et dans la société civile ». Maillard cherche à comprendre « comment ces deux dimensions se conjuguent avec les laïcités ». Dans cette démarche, il porte un regard critique sur mes propres travaux (Baubérot & Milot, 2011 ; Baubérot, 2019) ; ce n’est pas ici le lieu de les défendre. J’indiquerai seulement que l’auteur ne prend pas en compte la notion de « laïcisation » (avec ses « seuils »), essentielle dans ma perspective. Peu importe, car sa conclusion me semble pertinente : « la laïcité n’est pas seulement un principe politique et un dispositif juridique […] réinterprété selon le cours tumultueux de la sécularisation de nos sociétés. C’est un champ de bataille ! »

  • 1 Citation de G. Bernheim.

4Ce constat rejoint la problématique de Panéro et la majorité des autres contributions l’illustrent d’exemples. Certains portent sur Église catholique, école et laïcité, soit dans les années 1930-1950, qui ont vu se succéder un « apaisement relatif », une « convergence limitée » sous Vichy, et un « difficile modus vivendi » (Xavier Boniface) ; soit dans les années 2000 (Guy Coq), où « l’éclatement […] de la société, l’obscurcissement du sens des valeurs communes » (et non la laïcité) ont conduit, pour l’auteur, au « recul de la République ». Le catholicisme n’a cependant pas le monopole des relations entre religion et État et Olivier Rota montre « l’attachement du judaïsme français au régime de laïcité », avec le souhait « d’une démocratie pluraliste, aussi peu jacobine que possible »1. Le protestantisme, qui a marqué de son empreinte l’histoire de la laïcité française, et l’islam, aujourd’hui sur la sellette, manquent à l’appel.

5Grâce à une synthèse dense mais claire, Bernard Toulemonde indique l’évolution de la pratique de la laïcité dans l’enseignement et ce qu’en « dit le droit » pour les « personnels » et les « usagers ». Il se demande si le nouveau cours d’éducation morale et civique sera « suffisant pour montrer que la laïcité est la garantie d’une vie collective apaisée ». De son côté, Charles Coutel examine les « conditions d’une ré-institution du principe de laïcité » où celui-ci « rend possible la confrontation au sein de l’École et de la République des diverses opinions en débats ».

6Les organisateurs ont eu la bonne idée de ne pas se focaliser sur les périodes fondatrices, mais d’explorer des moments moins connus, pourtant significatifs. Deux textes complètent les contributions déjà mentionnées. L’étude de Julien Cahon sur le syndicalisme enseignant dans les années 1950 rappelle que l’usage social du mot « laïcité » désignait alors l’absence de subventions publiques à l’école privée, voire la revendication du monopole de l’enseignement public (donc la création d’une « école gratuite, laïque et obligatoire » qui, malgré le stéréotype, n’a jamais existé en France). La loi Debré offrant une contractualisation favorable aux écoles privées qui l’acceptent met « le syndicalisme enseignant en état permanent de résistance, [… crée] une union sans unité ».

  • 2 Qui unifiait enseignement public et enseignement privé, en substituant un certain pluralisme au dua (...)
  • 3 Rappelons qu’il s’agit de la première « affaire de foulards », réglée alors par un avis du Conseil (...)

7De son côté, Ismail Ferhat fait revivre les années 1984-1989, « partage des eaux » nouveau et pérenne pour la laïcité scolaire. Après le « constat d’échec » qui suit le retrait de la loi Savary2, des organisations laïques posent « la question de la marchandisation de l’éducation et la défense de la qualité du service public éducatif », voire orientent « la priorité du combat laïque contre les forces financières ». Cet élargissement provoque des tensions entre laïques militants et « l’affaire de Creil3 éclate à un moment où le contenu de la laïcité […] est en train de connaître des mutations substantielles. » Ces « tensions, nées durant l’affaire Savary, […] sont partiellement réinvesties sur la question islamique ». De fait, on ne peut comprendre l’histoire de la laïcité en France, depuis 1989, si on méconnaît les conflits internes des années 1980. Il faut ajouter, cependant, l’arrivée de nouveaux acteurs, peu concernés par la laïcité jusqu’alors, qui ont investi, avec succès, la scène médiatique.

8Sous le titre ambigu « La laïcité vue d’ailleurs », la dernière partie explore deux autres « laïcités ». Le remarquable article de Sarah Croché sur le Sénégal prolonge le questionnement de Maillard sur « sécularisation et laïcités » et lui donne un élément de réponse en analysant, par une approche anthropologique, un pays constitutionnellement laïque dont les habitants vivent dans un monde non sécularisé : ils « tiennent pour acquis que le monde matériel et visible subit des interférences régulières qui émanent d’un autre monde, davantage spirituel et invisible ». La contribution d’Adelina Arredondo présente l’intérêt d’effectuer une synthèse sur la longue durée (1792-1992) de la laïcité mexicaine, mais sans prendre en compte les travaux de Roberto Blancarte, tel l’ouvrage collectif qu’il a dirigé : La Leyes de Reforma y el Estado Laico : Importancia historica y valides contemporana (2012), et en ignorant à quel point le « modèle mexicain » a joué un rôle lors de l’élaboration de la loi de 1905. Cela est d’autant plus dommage que Bruno Poucet (auteur d’une suggestive introduction) montre bien comment, lors des « années 1950-1960, a été théorisée et mise en pratique une appropriation de la laïcité dans certains secteurs de l’Église catholique en France et à l’étranger, notamment en Amérique latine, et plus particulièrement au Mexique ». Fondées par Michel Duclercq, les équipes enseignantes s’implantèrent dans ce pays « et ont été à leur tour transformées par cette expérience ».

9La publication de « témoignages » et la conclusion d’Ismail Ferhat (déjà citée) complètent, de façon heureuse, cet opus où des auteurs, dont les conceptions citoyennes de la laïcité sont diverses, ont privilégié une approche documentée et objectivante. À l’heure où le « traitement politico-médiatique » (Maillard) privilégie des ouvrages de qualité parfois douteuse, ces « perspectives croisées » s’avèrent aptes à nourrir la réflexion et à faire progresser une approche universitaire, scientifique de la laïcité.

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Bibliographie

BAUBÉROT J. (2019). La loi de 1905 n’aura pas lieu. Histoire politique des séparations des Églises et de l’État (1902-1908). Paris : Éd. de la MSH.

BAUBÉROT J. & MILOT M. (2011). Laïcités sans frontières. Paris : Éd. du Seuil.

BLANCARTE R. (dir.) (2012). La Leyes de Reforma y el Estado Laico : Importancia historica y valides contemporana. Mexico : El Colegio de México-UNAM.

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Notes

1 Citation de G. Bernheim.

2 Qui unifiait enseignement public et enseignement privé, en substituant un certain pluralisme au dualisme scolaire.

3 Rappelons qu’il s’agit de la première « affaire de foulards », réglée alors par un avis du Conseil d’État (voir, sur ce point, B. Toulemonde, p. 96 et suiv.).

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean Baubérot, « FERHAT Ismail & POUCET Bruno (dir.). La laïcité, une passion française ? Perspectives croisées »Revue française de pédagogie, 203 | 2018, 134-135.

Référence électronique

Jean Baubérot, « FERHAT Ismail & POUCET Bruno (dir.). La laïcité, une passion française ? Perspectives croisées »Revue française de pédagogie [En ligne], 203 | 2018, mis en ligne le 30 juin 2018, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rfp/8232 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rfp.8232

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Auteur

Jean Baubérot

Professeur honoraire de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité », Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (CNRS-EPHE-PSL)

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