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Dossier

Dénombrer les enfants et adolescents instruits hors établissement : pratiques, enjeux et problèmes

Counting children and adolescents educated outside schools: practices, issues and problems
Dominique Glasman et Philippe Bongrand
p. 35-49

Résumés

Envisagé à l’échelle nationale, en France, le nombre d’enfants et de jeunes qui, soumis à l’instruction obligatoire, sont instruits hors établissement fait l’objet d’évaluations variées. L’article examine comment l’administration du ministère de l’Éducation nationale, en particulier à l’échelon central, définit et quantifie cette population. La catégorie des individus « instruits dans la famille », évaluée à 0,36 % de la population d’« âge scolaire » en 2016-2017, présente différentes limites techniques et conceptuelles. L’article rappelle quelles autres catégories connexes peuvent également être prises en compte pour apprécier la portée sociologique du développement de l’instruction en famille ; il s’interroge sur ce que la fabrication et la (non-)communication de ces statistiques reflètent de l’appréhension étatique du phénomène.

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Texte intégral

Les auteurs remercient les différentes personnes qui, au sein du cabinet du ministère de l’Éducation nationale et de la Direction générale de l’Enseignement scolaire (DGESCO), ou dans les DSDEN, ont permis l’accès à des données relatives à l’instruction dans la famille, et, plus généralement, soutenu le développement des recherches sur ce sujet.

  • 1 Réponse du ministère de l’Éducation nationale à la question écrite de N. About, « Situation des en (...)
  • 2 Réponse du ministère de l’Éducation nationale à la question écrite de M. Moreigne, « Contrôle de l (...)
  • 3 Anne-Noémie Dorion, « Ces parents qui choisissent de faire l’école à la maison », Le Figaro, 8 sep (...)
  • 4 Question écrite de P. Schillinger, « ARS pour les enfants soumis à une instruction familiale », JO (...)
  • 5 « L’instruction en famille. La liberté d’apprendre autrement », Biocontact, no 216, septembre 2011
  • 6 Journal de 20 h de France 2, 8 mars 2012.
  • 7 Journal de 20 h de France 2, 30 avril 2014.

1« Mais combien y en a-t-il ? » Au sujet des enfants qui, à rebours de l’écrasante majorité de leur génération, ne sont pas scolarisés, plusieurs chiffres circulent. En 1997, « environ 20 000 enfants et adolescents seraient concernés »1 ; en 2000, « près de 980 enfants âgés de 6 à 16 ans avaient fait l’objet d’une déclaration d’instruction dans la famille sur le territoire français »2 ; en 2007, « entre 30 000 et 40 000 enfants seraient instruits à domicile »3 ou bien « environ 3 000 enfants de 6 à 16 ans sont actuellement concernés par l’instruction familiale »4 ; en 2011, « 17 000 scolarisés à domicile et 3 000 instruits par leurs parents »5 ; en 2012, « 2 800 familles font l’école à la maison »6 ; en 2014, « 18 800 enfants dont les parents ont choisi de faire la classe à la maison, une hausse de près de 40 % en trois ans »7 ; en 2016, il s’agirait de « 0,3 % des élèves d’âge scolaire » (MEN, 2016b)…

2La variété de ces chiffres vient d’abord du fait qu’ils retiennent des définitions et indicateurs différents. En comptant les enfants âgés de six à seize ans inscrits au Centre national d’enseignement à distance (CNED) de façon « réglementée », c’est-à-dire avec l’accord de l’administration et à titre gratuit, plusieurs dizaines de milliers d’enfants sont concernés. Si, en revanche, on réserve la qualité d’« instruits dans la famille » aux enfants officiellement déclarés tels par leurs responsables légaux, hors d’une inscription au CNED réglementé, il s’agit plutôt de quelques milliers. D’autre part, ces statistiques reflètent la diversité des acteurs qui les fabriquent ou les relaient. Les autorités académiques du ministère de l’Éducation nationale, le CNED, les mairies, les associations de parents qui instruisent en famille, les journalistes n’ont pas les mêmes informations, ni les mêmes intérêts à privilégier tel ou tel périmètre. Enfin, outre leurs contours et leurs producteurs, ces chiffres, et donc les évolutions qu’on leur attribue, sont sensibles aux approximations techniquement imposées par les opérations concrètes de collecte et de traitement des données – en particulier pour des effectifs aussi réduits.

  • 8 Sur cette problématisation de l’instruction hors établissement comme choix, ainsi que sur les diff (...)

3Le chiffre qui suscite des débats n’est pas celui des enfants et adolescents inscrits au CNED réglementé en raison d’une impossibilité de scolariser (santé défaillante, handicap, pratique sportive ou artistique intensive, parents itinérants...). L’institution scolaire s’honore de fournir à ces élèves hors les murs les moyens de suivre une scolarité la plus « normale » possible : le nombre d’enfants inscrits à titre réglementé au CNED n’est pas objet d’inquiétude. Le chiffre qui pose question – à la fois dans son élaboration et son interprétation –, et même problème, c’est celui des enfants dont l’instruction hors établissement est envisagée par l’administration comme procédant du choix de leurs parents8. C’est de ce dernier chiffre qu’il sera question centralement dans ce texte.

  • 9 À travers les décomptes et les contrôles qu’elle opère, l’Éducation nationale relaie aussi les inq (...)
  • 10 Caroline Beyer, « Le boom de l’école à la maison », Le Figaro, 25 janvier 2017 ; « L’école à la ma (...)

4Étudier comment différents acteurs posent ou résolvent la question du nombre d’enfants non scolarisés – et de son évolution – est nécessaire, car cette question est légitime et lourde d’enjeux. Pour l’Éducation nationale, cette mesure a des implications concrètes. L’État se met en effet en devoir et en mesure d’identifier les familles concernées afin de pouvoir les contrôler et, ainsi, garantir l’effectivité de l’obligation d’instruction9. L’ampleur de cette population affecte d’autant plus l’institution scolaire qu’une partie au moins de ses acteurs et militants la perçoit comme une mise en cause du service public d’éducation, voire comme une défiance, si ce n’est une forme de dissidence (Meirieu, 2017). Ce nombre importe également aux parents qui ne scolarisent pas (ou plus) leur(s) enfant(s). Il peut les rassurer ou les conforter dans leur choix, en suggérant que leurs expériences ou arguments ne sont pas isolés. Pour les associations regroupant et soutenant les familles instruisant en famille, le nombre peut servir d’argument pour défendre la légitimité de leur prérogative parentale, pour convaincre de la légitimité d’autres façons d’éduquer et d’instruire, pour manifester que le système éducatif ne répond pas à toutes les attentes. L’« opinion publique », enfin, est elle-même un terrain d’enjeux. Voici encore peu d’années, à l’évocation de ces familles, une réaction récurrente – y compris d’observateurs professionnels de l’éducation – était plutôt « Tiens, ça existe ? L’école n’est pas obligatoire ? ». Désormais, le réflexe prend également la forme d’un « Ah oui, il y en a de plus en plus ! ». Dans cette évolution se joue la légitimation du phénomène, à laquelle concourent donc la production et la citation du nombre d’enfants concernés. La visibilité croissante de l’« École à la maison » au cours des dernières années s’accompagne de chiffres variables, et souvent fragiles. Et il n’y a pas de raison d’écarter ex ante l’hypothèse que les discours sur « le boom de l’école à la maison », récurrents dans la presse qui aborde ce sujet10, seraient en partie erronés.

  • 11 Du moins jusqu’à la rentrée scolaire 2019-2020, à partir de laquelle l’âge de l’instruction obliga (...)

5Pour la recherche en sciences sociales aussi, ces chiffres sont indispensables. Mais leur manipulation doit être éclairée par la connaissance de leurs conditions de production et des enjeux de leur utilisation. Ces statistiques sur la non-scolarisation sont marquées, par définition, par la perspective étatique. Si les dénombrements portent sur les enfants âgés de six à seize ans non inscrits dans des établissements scolaires publics ou privés, c’est parce que c’est à cet âge, « scolaire », que s’applique une réglementation relative à l’instruction obligatoire11 : il faut compter les individus concernés pour pouvoir les contrôler. Or cette approche juridique ne coïncide pas avec le phénomène social, qui déborde ces frontières administratives et biologiques.

6Ce texte n’a pas pour ambition de produire « le vrai nombre » d’enfants instruits hors établissement en France. Il rassemble de manière inédite les principaux chiffres en circulation, ainsi que des chiffres détenus par l’administration, obtenus en vertu d’un travail de négociation évoqué infra. Discutant la portée de ces données au regard de leurs conditions de production et de l’identité de leurs producteurs, la présente étude des pratiques de quantification et de catégorisation contribue à l’étude de la construction sociale du problème public de l’instruction en famille.

  • 12 L’étude de ce département s’inscrit dans une recherche en cours, conduite avec Géraldine Farges et (...)

7De quel matériau disposons-nous ? L’article examine avant tout les données émanant de l’administration centrale du ministère de l’Éducation nationale. Il s’agit de comptes rendus d’enquêtes, de réponses aux questions posées par des parlementaires, ou de contributions au rapport annuel de l’organisme interministériel de prévention des dérives sectaires (Miviludes [Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires]). Ces données sont interprétées à l’aune d’entretiens conduits avec des agents de l’administration ou du contrôle des familles qui, à l’échelon déconcentré de l’administration de l’Éducation nationale, ont été en situation de produire les chiffres pour remplir les formulaires d’enquête de l’administration centrale. L’analyse s’appuie également sur des entretiens avec des acteurs en situation de quantifier le nombre d’enfants instruits dans la famille : un responsable du CNED, des responsables associatives et le directeur d’une Caisse d’allocations familiales (CAF). Cet article bénéficie plus généralement des connaissances issues d’autres enquêtes en cours, qui nous ont conduits à rencontrer des parents non scolarisants et des agents de services, municipaux ou académiques, chargés de les contrôler. Deux enquêtes seront plus particulièrement mobilisées ici. D’une part, l’enquête par entretiens auprès de 36 familles, que présente en détail dans ce dossier le texte « La “non-sco” comme carrière », permet d’illustrer ou d’exemplifier, à partir d’une échelle « micro », des observations ou des réflexions nées d’un examen des données globales. C’est de cette enquête qu’il sera question, sous l’appellation « enquête-familles », quand on s’appuiera sur des entretiens avec des parents instruisant en famille. D’autre part, sous le nom « enquête-DSDEN », nous ferons référence à notre analyse des dossiers de la Direction des services départementaux de l’Éducation nationale d’un département métropolitain, essentiellement urbain, dont le chef-lieu est une capitale régionale12. Dans cette DSDEN, où nous avons consulté le corpus exhaustif des dossiers nominatifs des enfants instruits dans la famille, nous avons construit des statistiques, répondant à nos propres questionnements, à partir des fichiers administratifs où sont consignées les déclarations de la période 2011-2019. Si ce texte prend parti, in fine, sur l’évolution du nombre d’enfants concernés, c’est au titre de la synthèse critique de données nationales et à la lumière de premières données statistiques inédites à l’échelle départementale.

Le nombre d’enfants instruits dans la famille en France : une donnée fabriquée tardivement

8« L’instruction dans les familles » est une catégorie créée par et pour l’action publique. Elle naît de la loi du 28 mars 1882 pour s’appliquer aux enfants âgés de six ans (trois ans à partir de 2019) à treize ans (quatorze ans à partir de 1936, seize ans à partir de 1959) auxquels leurs responsables légaux déclarent donner l’instruction ailleurs que dans un établissement public ou privé. Cette définition juridique constitue le point de départ incontournable de l’approche du phénomène. « Instruire dans la famille » implique en effet d’en informer les pouvoirs publics. Le maire de la commune de résidence, depuis 1882, et, depuis 1998, le directeur des services départementaux de l’Éducation nationale (DSDEN) sont destinataires d’une déclaration parentale obligatoire d’instruction dans la famille.

  • 13 Voir Chambre des Députés, séance du 6 décembre 1912, Archives nationales, Pierrefitte-sur-Seine, a (...)

9Les administrations municipales et académiques disposent donc, en principe, des données nécessaires pour compter les enfants « d’âge scolaire » instruits hors établissement. Historiquement, l’échelon central de l’administration du ministère de l’Éducation nationale ne s’est pourtant qu’exceptionnellement préoccupé de rassembler ces données. Au début du xxe siècle, les débats de politique scolaire conduisent certes à mobiliser des services sur le sujet, débouchant sur une estimation de 2 828 enfants en 1901, puis 2 559 en 190613. Mais aucune donnée équivalente ne semble plus produite avant la fin du siècle. Lorsque, en juin 1997, le sénateur Serge Mathieu dépose la proposition de loi qui débouchera sur la loi du 18 décembre 1998 (cette loi renforce l’encadrement de l’instruction dans la famille, voir l’introduction du dossier), il semble démuni, risquant alors l’extrapolation suivante :

  • 14 Serge Mathieu, « Proposition de loi relative à l’obligation de scolarité », Sénat, session ordinai (...)

Si l’on se fonde sur un chiffre de la direction de l’évaluation et de la prospective du ministère selon lequel l’effectif des jeunes scolarisés âgés de six à quinze ans correspond à 99,7 % de la tranche d’âge, on peut estimer avec prudence à environ 20 000 le nombre d’enfants et d’adolescents qui passent à côté de l’école de la République14.

  • 15 L’enquête est conduite par le bureau des établissements de la politique de la ville (composante de (...)
  • 16 Jean-Claude Carle, « Obligation de scolarité et contrôle de l’obligation scolaire », rapport no 50 (...)

10Par contraste avec les décennies précédentes, des chiffres nationaux sont produits. En septembre 1997, une enquête ad hoc demande aux administrations départementales le nombre d’enfants déclarés et conclut à 736 enfants15. En juin 1998, le rapporteur de la proposition de loi fait allusion à ces données, « complétées par les indications des services de gendarmerie et des renseignements généraux »16. Il indique alors que « 1 263 enfants seraient instruits au sein de familles dépourvues de tout lien avec les sectes [et] 1 034 élèves recevraient une instruction au sein d’une famille sectaire », suggérant ainsi (tout en laissant place à des lectures plurielles) un total de 2 297 enfants instruits dans la famille. Il évoque par ailleurs 12 000 élèves inscrits au CNED. Au cours des années suivantes, des données nationales sont fabriquées par l’administration à six reprises : en 1999 (Direction de la programmation et du développement), en 2006 (Miviludes, pour l’année 2005-2006), en 2009 (DGESCO [Direction générale de l’enseignement scolaire], pour l’année 2007-2008), en 2012 (DGESCO, pour l’année 2010-2011), en 2016 (DGESCO, pour l’année 2014-2015) et en 2018 (DGESCO, pour l’année 2016-2017).

11S’il reste à élucider le désintérêt antérieur de l’administration centrale pour l’agrégation de ces données, l’entreprise de quantification de la population instruite dans la famille engagée depuis la fin des années 1990 est manifestement solidaire de la mise à l’agenda des politiques publiques des problèmes des « sectes » et de la « radicalisation ». Ces productions statistiques s’inscrivent dans des moments réformateurs, anticipant ou accompagnant des changements de réglementation, en 1998-1999 (loi et circulaire), 2006 (rapport de la Miviludes et amendements Fenech à la loi du 5 mars 2007), 2011 (circulaire) et 2016-2017 (décret et circulaire). Le tableau 1 récapitule ces données. Son enseignement majeur est, comme on le voit dans les cases en bas et à droite, que le nombre d’enfants déclarés en « instruction dans la famille » connaît une augmentation très nette au cours des dix dernières années, accroissement dont nous nous employons plus bas à prendre la mesure.

Tableau 1. Évaluations du nombre d’enfants soumis à l’obligation d’instruction et non scolarisés en établissement*

Tableau 1. Évaluations du nombre d’enfants soumis à l’obligation d’instruction et non scolarisés en établissement*

Note : *À l’exception des données en colonnes 5 et 9, introduites ici, ce tableau reprend directement, sans les retraiter, les chiffres proposés dans les sources énumérées ci-après.
Catégories quantifiées (en colonne) :
(1) enfants scolarisés en classe à inscription réglementée au Centre national d’enseignement à distance (CNED), établissement public ; considérés depuis 2007 comme « instruits dans la famille », ils font l’objet d’une enquête par la mairie, mais le contrôle pédagogique est assuré, en principe, par le CNED.
(2) enfants en classe à inscription libre au CNED, ou en organisme d’enseignement à distance (OED) privé, objet d’enquête de la mairie et du contrôle pédagogique par l’IA-DSDEN.
(3) enfants non inscrits à un organisme d’enseignement à distance (OED), objet d’enquête de la mairie et du contrôle pédagogique par l’IA-DSDEN.
(4) catégorie générique nommée différemment suivant les locuteurs qui la quantifient : « le nombre d’enfants et d’adolescents qui passent à côté de l’école de la République » (ligne/source 1) ; « enfants instruits en dehors d’un établissement scolaire public ou privé » (6, 8) ; « enfants entre 6 et 16 ans scolarisés en dehors de l’école » (7) ; « enfants instruits à domicile » (9, 10) ; enfants « instruits à domicile » ou « instruits dans la famille » (12, 13) ; « enfants inscrits à domicile » (11) ; « enfants instruits à domicile » ou « enfants scolarisés à domicile » (14) ; « enfants instruits dans la famille » (15). On peut souligner que l’expression « instruction en famille » n’apparaît dans aucune de ces sources politico-administratives pour désigner cette catégorie générique. L’édition 2018 de l’enquête DGESCO se distingue comme la première à désigner systématiquement cette catégorie d’enfants par l’expression « instruits dans la famille » (au détriment de « l’instruction à domicile », jusqu’alors dominante). C’est à partir de l’enquête de la DGESCO, pour l’année 2007-2008 (ligne 10) que cette colonne (4) correspond explicitement, suivant la définition de « l’instruction dans la famille » modifiée par la loi du 5 mars 2007, à l’addition des catégories (1)+(2)+(3).
(7) = (2)+(3) : enfants qui, en tant qu’« instruits dans la famille », font l’objet d’une enquête de la mairie et d’un contrôle pédagogique par l’IA-DSDEN.

Sources :
Note : ces sources sont numérotées par date d’énonciation.
1) Serge Mathieu, « Proposition de loi relative à l’obligation de scolarité », Sénat, session ordinaire de 1996-1997, no 391, document rattaché pour ordre au procès-verbal de la séance du 26 juin 1997. En ligne : <https://www.senat.fr/​leg/​ppl96-391.html>.
2) Jean-Claude Carle, « Obligation de scolarité et contrôle de l’obligation scolaire », rapport no 504 (1997-1998), Commission des affaires culturelles, déposé le 17 juin 1998. En ligne : <https://www.senat.fr/​rap/​l97-504/​l97-5040.html>.
3) Bureau des établissements de la politique de la ville et bureau de la vie scolaire et des initiatives pédagogiques, Archives nationales, Pierrefitte-sur-Seine, versement 20050379, art. 2.
4) Bureau DPD/C1, cité par Nicole Terrillon, L’instruction dans la famille comme alternative à l’école. Sa place entre norme juridique et norme sociale. Mémoire pour le DHEPS, Lyon 2, p. 46.
5) Miviludes, Rapport au Premier ministre, 2006, p. 258.
6) Réponse à la question parlementaire de Jean-Luc Warsmann, Journal officiel, 20 mars 2007, p. 2919. En ligne : <http://questions.assemblee-nationale.fr/​q12/​12-112827QE.htm>.
7) Question de Marc Le Fur, Journal officiel, 24 juin 2008, p. 5315. En ligne : <http://questions.assemblee-nationale.fr/​q13/​13-25760QE.htm>.
8) Réponse à la question de Marc Le Fur, Journal officiel, 13 janvier 2009, p. 288. En ligne : <http://questions.assemblee-nationale.fr/​q13/​13-25760QE.htm>.
Dans cette réponse, le ministère de l’Éducation nationale additionne le nombre d’instruits en famille hors établissement en 2001 [≃1 000], le nombre d’enfants inscrits au CNED réglementé en 2006 [10 466] et le nombre d’enfants « inscrits dans des établissements privés d’enseignement à distance » en 2006-2007 [≃3 000] pour parvenir au total, énoncé pour « aujourd’hui », soit l’année 2008-2009, à « un peu plus de 14 500 enfants […] instruits en dehors d’un établissement public ou privé ».
9) Réponse à la question de Didier Robert, Journal officiel, 15 septembre 2009, p. 288. En ligne : <http://questions.assemblee-nationale.fr/​q13/​13-44388QE.htm>.
10) « Synthèse nationale. Enquête sur l’instruction à domicile. Année scolaire 2007-2008 », reproduite in : Miviludes, Rapport au Premier ministre, 2009, La Documentation française, p. 254-255.
11) Réponse à la question de Hughes Portelli, Journal officiel Sénat, 6 décembre 2012, p. 2828. En ligne : <https://www.senat.fr/​questions/​base/​2012/​qSEQ120700714.html>.
12) Ministère de l’Éducation nationale [MEN] (n.d). Instruction dans la famille. Enquête pour l’année scolaire 2010-2011, DGESCO B3-3.
13) MEN (2016). Instruction dans la famille. Enquête pour l’année scolaire 2014-2015, DGESCO B3-3.
14) MEN (2016). « Garantir le droit à l’éducation pour tous les enfants dans le respect des valeurs de la République et de la liberté de l’enseignement », dossier de la conférence de presse du 9 juin 2016.
15) MEN (2018). Enquête relative à l’instruction dans la famille. Année scolaire 2016-2017, DGESCO B3-3.

Le nombre d’enfants instruits dans la famille en France : un produit statistique fragile et probablement sous-estimé

12La statistique nationale des enfants instruits dans la famille est, pour une part, fragile. D’un côté, elle semble apparemment pouvoir sans difficulté identifier les enfants et adolescents « empêchés » de suivre une scolarité normale en établissement et, à ce titre, reconnus éligibles au « CNED réglementé ». Pour eux, l’inscription est gratuite, l’organisme pourvoit en cours, en corrections de devoirs, et le rendu régulier des devoirs fait office de contrôle : pour bénéficier de ces avantages, leurs parents ont donc intérêt à déclarer l’instruction dans la famille. Et solliciter les autorités académiques pour bénéficier du service conduit à être identifié, donc dénombré. D’un autre côté, en revanche, pour celles et ceux qui ne peuvent ou ne souhaitent pas accéder au CNED réglementé, il en est différemment. Concernant cette part des jeunes instruits dans la famille, les données qui précèdent sont affectées de différentes limites.

Risques de sous-estimation ou de sur-estimation des enfants déclarés

13Une première série de limites renvoie aux opérations de fabrication locale des données, tant du côté de la déclaration par les responsables légaux de l’enfant, que du côté du recueil et du classement des informations par les mairies ou les services départementaux de l’Éducation nationale.

  • 17 L’enquête-DSDEN montre que, au cours des années 2011-2019, dans ce département, près d’un tiers de (...)

14L’instruction dans la famille est soumise à des fluctuations sensibles en cours d’année, qui ne sont pas aisément repérables par les services chargés d’établir les statistiques. Les déclarations parentales d’instruction dans la famille peuvent intervenir tout au long de l’année, même si elles sont majoritairement postées avant la rentrée scolaire ou dans ses toutes premières semaines17. Certes, l’échelon central de l’administration commande aux services départementaux les données relatives à une année achevée, ce qui permettrait théoriquement de restituer des fluctuations, puisque même les déclarations très tardives de l’année peuvent être prises en compte. Mais quel est le « bon chiffre » de l’année ? Celui du début de l’année, ou celui de la fin de l’année, c’est-à-dire quand se sont ajoutées toutes les déclarations « au fil de l’eau » ? Est-ce celui des enfants déscolarisés toute l’année, ou bien doit-on leur adjoindre ceux des enfants retirés de l’école dans les dernières semaines ? La question se pose d’autant plus que, si l’on constate des déclarations tardives, on constate aussi, en cours d’année, des retours en scolarité, que les parents signalent parfois mais que tous ne prennent pas le temps ou la peine de signifier aux autorités académiques, puisque leur enfant, en quelque sorte, « rentre dans le rang ». Les enquêtes que les mairies doivent mener auprès des enfants instruits dans la famille peuvent être réalisées quelques semaines ou même quelques mois après réception de la déclaration parentale, et la personne qui en est chargée apprend parfois, en frappant à la porte, que l’enfant a retrouvé les bancs de l’école. Il est donc difficile à l’administration locale de repérer précisément les fluctuations. Dans l’hypothèse où elle aurait pu le faire, le formulaire d’enquête nationale, par lequel la DGESCO opère la « remontée » des données des DSDEN, ne permet pas d’en rendre compte. De ce fait, si les déclarations de déscolarisation en cours d’année sont plus nombreuses que les déclarations de rescolarisation, on risque d’avoir des chiffres sur-évalués ; ils sont sous-évalués dans le cas inverse.

  • 18 Par exemple (enquête-DSDEN), une DSDEN a écrit entre le 6 et le 14 novembre 2018 à l’ensemble des (...)
  • 19 Ce problème de communication, relatif à la constitution et à la transmission des listes d’enfants (...)

15Une deuxième série de limites renvoie à la fragmentation du travail d’établissement de ces données entre des administrations centrales, déconcentrées et municipales. Diverses observations suggèrent que les données relatives à des familles effectivement enregistrées puissent ne pas circuler entre ces différentes administrations, pour lesquelles l’« instruction dans la famille » est dans la plupart des cas un dossier marginal. Si le régime de double déclaration (à la mairie et à l’inspection académique) est censé resserrer les mailles du filet statistique, il s’accompagne en effet de l’expérience fréquente, parmi nos enquêtés en charge du contrôle pédagogique, d’une communication parfois peu satisfaisante18. Parcourir la réglementation de l’instruction dans la famille accumulée depuis 1882, où l’appel à une meilleure coordination des relations entre administrations municipales et académiques est récurrent, suggère qu’il y a ici un problème administratif aussi ancien que l’instruction obligatoire19.

La non-estimation des enfants non déclarés

  • 20 Or l’administration presse régulièrement mairies et DSDEN de mieux communiquer, car ces recoupemen (...)

16Par définition, l’enquête de la mairie et le contrôle pédagogique par l’Éducation nationale ne peuvent que porter sur les familles ayant procédé à la déclaration. Or, alors que prévaut un régime de double déclaration – l’une à la mairie, l’autre à la DSDEN –, certaines familles n’y procèdent pas : leurs enfants, âgés de six à seize ans, non scolarisés en établissement public ou privé, ne sont déclarés nulle part comme instruits dans la famille et ne sont donc pas comptés. Il arrive aussi que la déclaration ne soit faite que d’un côté, et les enfants ne sont pas davantage comptés si, comme on vient de le voir, l’information n’est pas transmise à l’administration académique, qui ne peut alors ni prévoir le contrôle pédagogique ni même, parfois, inscrire le jeune dans la liste des « instruits dans la famille »20.

17La non-estimation peut ici encore découler de déscolarisations provisoires, voire brèves (quelques semaines ou quelques mois) ; si les parents n’ont pas jugé utile de le déclarer, ou si l’établissement s’est contenté des mots d’excuse renouvelés fournis par les parents (un certificat médical n’est pas nécessaire), un élève déscolarisé peut alors échapper aux filets statistiques. Cela peut d’autre part être le fait de parents qui, comme en témoignent certains de nos enquêtés, évitent de déclarer afin d’éviter les contrôles que ces déclarations rendent possibles. Des associations de parents mettent d’ailleurs en avant ces stratégies pour faire prendre conscience à l’État des effets contre-productifs de ses contrôles. Enfin, d’autres parents encore revendiquent la non-déclaration par principe, l’État n’ayant pas, selon eux, à s’immiscer dans l’éducation qu’ils donnent à leurs enfants, relevant à leurs yeux du strict domaine privé. Parmi les 36 familles de notre enquête-familles, 4 nous ont dit ne pas avoir déclaré, ou ne plus déclarer.

18Alors que la non-déclaration est passible d’une contravention de cinquième classe, ces parents comptent sur l’inertie administrative. Interrogés en 2015, un inspecteur de l’Éducation nationale et ses deux conseillers pédagogiques, chargés des contrôles dans une circonscription primaire d’académie métropolitaine, l’expriment : « Si on ne déclare pas, que se passe-t-il ? – Rien ! ». Comme évoqué plus haut, l’instruction dans la famille constitue un dossier très marginal pour des services administratifs souvent débordés, ce qui n’incite pas les agents à s’investir dans l’administration des déclarations, ni dans l’organisation de poursuites pour défaut de déclaration.

19Tout ceci va dans le sens d’une sous-estimation des chiffres rassemblés par les services départementaux et centraux du ministère ; sous-estimation qui pourrait bien minimiser l’ampleur d’une pratique qui apparaît de fait comme une sorte de dissidence à l’égard de l’Éducation nationale.

L’agrégation hétérogène de situations elles-mêmes hétérogènes

  • 21 Ou bien, quand le service de médecine scolaire est localement peu développé, les médecins de famil (...)
  • 22 Certains parents sont plus armés que d’autres pour les démarches en vue de faire reconnaître un ha (...)

20En un seul nombre, la statistique des enfants instruits dans la famille agrège des situations en fait différentes. Pour produire un chiffre national, les services centraux sollicitent les services départementaux, qui leur communiquent le nombre d’enfants déclarés. Cette déclaration, qui vaut statut juridique uniforme, est censée correspondre à une ou plusieurs sortes de situations dont le répertoire est formellement identique pour tous les départements. Or les parents ne déclarent pas ou l’administration n’enregistre pas l’instruction dans la famille de la même manière, ou suivant les mêmes critères, selon les départements. Des parents de tel département peuvent déclarer l’instruction dans la famille faute d’obtenir une inscription de leur enfant au CNED réglementé, tandis que, dans tel autre département, leur demande aurait trouvé satisfaction, et aurait ainsi abondé un autre compte. Suivant les territoires et individus, les agents peuvent apprécier diversement des raisons avancées par des parents pour ne pas scolariser. Les médecins scolaires21 peuvent par exemple juger différemment de la réalité et des effets d’une « phobie scolaire » avancée par les parents comme raison du retrait de l’école22 : le diagnostic des uns les conduira à valider la demande parentale, ce qui permettra une inscription au CNED réglementé, tandis que celui des autres sera plus dubitatif et contraindra les parents à recourir à des cours payants auprès d’un organisme d’enseignement à distance. C’est ainsi que l’on peut rencontrer, dans le dossier d’un jeune instruit dans la famille (enquête-DSDEN), des indications comme celles-ci, dont on pourrait penser qu’elles seraient de nature à orienter l’enfant vers le CNED réglementé : « Enfant atteint d’une maladie “neuro-invalidante” (hydrocéphalie), suivi par le service Neurochirurgie pédiatrique à l’hôpital. Céphalées fréquentes, agitation, déficit attentionnel, énurésie due à des états catatoniques ou à des crises de violence ». Dans un autre cas, alors qu’aucune raison n’est donnée pour le choix de l’instruction dans la famille, un certificat médical, joint à la lettre des parents, indique : « Mademoiselle… nécessite d’être retirée de la vie scolaire pour suivre sa scolarité par correspondance à domicile ». Un troisième dossier, lu dans son ensemble, suggère que telle enfant a été déscolarisée en raison d’un soupçon de précocité et de syndrome d’Asperger. À l’inverse, selon les DSDEN, une « raison alléguée » telle que le « port du voile » pourra être acceptée pour l’octroi du CNED réglementé (MEN, 2018, p. 18), ou bien ne le sera pas, comme on le constate dans plusieurs dossiers (enquête-DSDEN). Autrement dit, les données ne sont pas totalement homogènes, puisque sera pris ici en compte comme « scolarisé » au CNED un élève qui, dans un autre département, ne sera pas admis au bénéfice du CNED réglementé et sera considéré comme relevant d’une autre catégorie des enfants « instruits dans la famille ».

21Explorer la fabrique de la statistique nationale du nombre d’enfants instruits dans la famille suggère ainsi que l’État se contente de (se) donner un ordre de grandeur, quitte à ce que le phénomène quantifié en question soit en fait particulièrement composite. Cela montre également que l’État se satisfait d’une estimation plutôt basse. Cette situation procède du fonctionnement ordinaire des administrations (marquées par des découpages territoriaux qui peuvent faire perdre en efficacité, par des ressources limitées, par des intérêts, compétences et pratiques de quantification diversement indexées à des territoires et spécificités locales) et de logiques politiques (hiérarchisation des dossiers traités par les administrations, angle spécifique pour envisager le dossier de l’instruction dans la famille). Ceci illustre l’intérêt, pour la recherche, de prendre ses distances avec cette construction statistique. Il reste que, quelles qu’en soient les limites et en particulier la vraisemblable sous-déclaration, les effectifs des jeunes instruits dans la famille sont indiscutablement à la hausse.

Enfants « instruits dans la famille » : une catégorie administrative restrictive

Un phénomène social qui déborde « l’âge scolaire »

22Pour évaluer le nombre de mineurs instruits hors établissement, les statistiques du ministère reprennent à leur compte les bornes inférieure et supérieure de l’obligation légale d’instruction, soit, pour les statistiques commentées dans cet article, l’âge compris entre 6 et 16 ans. Mais, au plan sociologique, s’aligner sur ce périmètre n’est pourtant pertinent que de manière partielle. Car on pourrait évoquer une obligation scolaire « sociale », qui s’étend de 3 à 18 ans, empan temporel au cours duquel la très grande majorité des enfants et des adolescents fréquentent un établissement scolaire. Cette norme sociale contribue à donner un statut aux enfants et aux adolescents : être scolarisé fait aujourd’hui partie de la définition sociale et du statut d’un enfant ou d’un jeune, et ce dès l’âge de 3 ans. En entretien, plusieurs parents se donnent la peine d’expliquer en détail pourquoi ils « n’envoient pas à l’école » (ou n’ont pas envoyé) leurs enfants âgés de 3 ans, alors qu’ils n’y sont pas tenus. Mais il est vrai que la maternelle est explicitement présentée, par ses professionnels, comme la préparation à l’école élémentaire.

  • 23 « Dans certaines tranches d’âge, l’effectif scolarisé constaté est supérieur à celui de la populat (...)
  • 24 Situations diverses des autres enfants (au nombre de 43) : sont trop jeunes pour la maternelle ; s (...)
  • 25 Paradoxalement, la décision ministérielle d’avancer à 3 ans l’âge de l’instruction obligatoire fai (...)

23Ne pas confier un enfant de moins de six ans à l’école maternelle, ce n’est certes pas le placer hors de l’obligation légale, puisque l’école maternelle n’est aucunement obligatoire, mais c’est assurément s’écarter de la norme sociale. On ne peut cependant dénombrer ces enfants à partir des statistiques globales de scolarisation par âge, que le ministère calcule (par exemple en 2015-2016) tout en arrondissant la fréquentation scolaire de leur génération à « 100 % »23. En revanche, on en a l’illustration très forte dans notre enquête auprès de 36 familles : sur 111 enfants, 58 ne fréquentent pas ou n’ont jamais fréquenté l’école maternelle, ou l’ont fréquentée pour des durées comprises entre deux matinées et deux années24. L’extension de la période d’instruction obligatoire à partir de l’âge de 3 ans, en vigueur à partir de septembre 2019, permettra de préciser cet aspect écarté par toutes les statistiques antérieures. Dans un département (enquête-DSDEN), le nombre d’enfants de 3-6 ans concernés fait doubler le volume de la population non scolarisée, lors de cette rentrée 2019-2020. Cela illustre que les statistiques antérieures pouvaient laisser de côté ce qui, pourtant, pouvait déjà être vu à certains égards comme relevant de l’instruction en famille25.

24De même pour les jeunes qui ont dépassé l’âge de 16 ans. Certains jeunes préfèrent étudier chez eux plutôt qu’au lycée ; d’autres arrêtent leur scolarité pour voyager, se consacrer à une passion ou s’impliquer dans le travail de leur choix, pouvant ainsi s’apparenter à (voire revendiquer) des pratiques d’apprentissage, informel ou « dans le monde », analogues à celles que théorisent certains auteurs ou acteurs de l’instruction en famille. Des élèves de plus de seize ans qui étudient des programmes de lycée pour préparer en « candidats libres » des diplômes du second degré ne sont pas nécessairement très différents, sociologiquement, de certains jeunes de quinze ans déclarés « instruits dans la famille ». Cette population comporte des jeunes de plus de seize ans qui, ni bacheliers, ni scolarisés, ne sont pas des décrocheurs scolaires (enquête-familles).

25Comme au point précédent, ces partis pris dans la quantification de l’instruction dans la famille concourent à diminuer le nombre d’enfants concernés. Prendre en compte les deux classes d’âge que l’on vient d’évoquer revient à l’augmenter sensiblement.

Des catégories de recensement et de classement qui ne recouvrent pas la diversité des pratiques éducatives

  • 26 Une mère, elle-même ancienne enseignante, et donc au fait de la notion de « contrat didactique imp (...)

26En 2010-2011, 35 % des enfants instruits dans la famille hors CNED réglementé sont inscrits auprès d’un organisme d’enseignement à distance (MEN, n.d., p. 6). En 2014-2015 et en 2016-2017, cette situation concerne environ 25 % d’entre eux (MEN, 2016a, p. 5 ; MEN, 2018, p. 6). Cette proportion semble marquer l’importance, pour des parents, de permettre à leurs enfants de garder le contact non seulement avec les disciplines, mais aussi avec les exigences et les contrats didactiques scolaires26.

27Quelle que soit la définition de la population instruisant hors établissement, ces chiffres regroupent des enfants dont les parents n’ont cependant pas des pratiques éducatives homogènes. On pourrait pourtant être tenté de tirer du tableau récapitulatif les présomptions suivantes : les parents ayant recours à l’enseignement à distance (colonnes (1) et (2)) feraient « l’école à la maison », tandis que ceux qui s’en passent (colonne (3)) pratiqueraient plutôt le « unschooling ». En réalité, les choses ne se présentent pas du tout ainsi, et les chiffres nationaux s’avèrent ici impropres à répondre à des interrogations sociologiques portant sur le style pédagogique ou la démarche des parents.

28D’une part, l’enquête-familles comme l’enquête-DSDEN permettent de constater que de nombreux parents combinent, juxtaposent, ou alternent cours par correspondance et pratiques informelles. Cet alliage varie : des familles portées à suivre un programme scolaire s’en écartent parfois ou peu à peu ; d’autres sont plutôt disposées à rester à distance de toute forme scolaire, sauf quand il s’agit de surmonter une difficulté récurrente ou de préparer un enfant à un examen. D’autre part, l’État dispose de définitions spécifiques de l’enseignement à distance : reconnaissant seulement les inscriptions auprès d’« organismes d’enseignement à distance (OED) », il ne quantifie pas les pratiques pédagogiques qui mobilisent des cours par correspondance, par exemple de manière plus ponctuelle ou bien auprès d’autres prestataires de services pédagogiques.

Une saisie officielle par année scolaire et non sur la durée

  • 27 Ce type de raisonnement distinguant recours ponctuel et usage de longue durée a été mis en œuvre p (...)

29Les enquêtes administratives ne se préoccupent pas non plus de caractériser la dimension temporelle de la non-scolarisation, qui est pourtant décisive pour comprendre le phénomène. Ce n’est plus un problème de construction statistique, mais d’empan temporel de l’enquête : pour l’essentiel, les chiffres disponibles sont valables pour une année scolaire. Il serait pourtant intéressant de savoir combien de temps les enfants demeurent instruits dans la famille. Pour certains, la déscolarisation dure quelques semaines ou quelques mois, ou encore une année scolaire complète. D’autres élèves sont déscolarisés continûment (« il n’est jamais allé à l’école »), soit tout au long de l’école élémentaire, soit seulement au collège ou jusqu’à la fin du collège, soit encore jusqu’au baccalauréat, avec, là aussi, des variations et des allers-retours. Les « instruits dans la famille » au long cours méritent pourtant d’être distingués de ceux qui ont seulement été, à un moment ou à un autre de leur scolarité en établissement, mis à l’écart de l’école, pour une durée variable mais peu étendue : les propriétés sociales de ces catégories sont probablement différentes27, et la non-scolarisation ne fait pas le même sens pour les parents et les enfants concernés, ni ne suscite les mêmes pratiques. Sur huit années scolaires s’étalant de 2011-2012 à 2018-2019 (enquête-DSDEN), 52 % des 1 442 jeunes déclarés instruits dans la famille l’ont été une année ou moins (quelques mois, voire quelques semaines). À l’opposé, 20 % de ces jeunes représentent 40 % du volume total, pendant ces huit ans, des déclarations d’instruction dans la famille, ce qui signifie qu’ils y sont demeurés longtemps. Et, pour illustrer le fait que certaines familles choisissent de ne scolariser aucun de leurs enfants, et pour des périodes longues, on mentionnera que, dans ce département, 50 familles (sur 937 concernées par l’instruction dans la famille, soit 5,3 % de ces familles) sont responsables de 810 déclarations (sur 2 596, soit 31,2 % des déclarations) ; autrement dit, une petite part des familles pèse d’un poids très lourd dans les statistiques de l’instruction dans la famille dans ce département.

30Au regard de la durée de non-scolarisation, les données d’ensemble sont cependant limitées. En 2010-2011, parmi les enfants instruits à domicile sans inscription au CNED réglementé, plus de la moitié (55 %) sont déclarés pour la première fois, un quart (24 %) pour la deuxième fois, un cinquième (20 %) pour la troisième fois ou plus (MEN, n.d, p. 7). En 2014-2015, les proportions des deux dernières catégories se sont inversées (respectivement 21,2 et 23,7 %) (MEN, 2016a, p. 12). L’enquête la plus récente confirme cette petite tendance à l’accroissement de la part des non-scolarisations durables : pendant l’année 2016-2017, 50,6 % sont déclarés pour la première fois, 23,1 % pour la deuxième fois, 26,3 % pour la troisième fois ou plus (MEN, 2018, p. 17). La prédominance des « néo-instruits dans la famille » peut s’interpréter comme l’entrelacement de deux faits indémêlables en l’état des données disponibles : une entrée massive de nouveaux arrivants, mais aussi un « turn-over » des élèves instruits en famille. Dans le département de l’enquête-DSDEN, au fil de la période examinée, entrées et sorties, qui augmentent les unes et les autres, ont tendance à s’équilibrer, le turn-over (entrées/sorties) s’approche de 1, et la part des jeunes nouveaux entrants restant une seule année instruits dans la famille est en moyenne de 55 %.

Des données rudimentaires pour une réalité qui « sent le soufre »

  • 28 Cette crainte n’est pas spécifique au ministère. Elle s’est révélée décisive dans un territoire ru (...)

31L’expression est d’un haut fonctionnaire de l’Éducation nationale, auprès duquel nous nous étonnions de la difficulté à accéder aux statistiques sur l’instruction dans la famille – obtenues après avoir renouvelé plusieurs fois notre demande, présenté notre identité et nos travaux au directeur du cabinet du ministère de l’Éducation nationale, et patienté plusieurs mois. Pourquoi cette réserve, pour ne pas dire cette réticence institutionnelle ? Est-ce parce que l’instruction dans la famille est une réalité « qui dérange » de la même façon que, pour reprendre le titre d’un ouvrage récent, c’est une « liberté qui inquiète » (Guigue & Sirmons, 2015) ? Est-ce parce que diffuser des données en augmentation, et, plus généralement, contribuer à l’existence publique du phénomène, « risquerait » d’encourager ou d’inciter à la déscolarisation ?28 Ou encore, est-ce parce que ces statistiques, en raison des contraintes qui pèsent sur leur élaboration et des aléas qui l’affectent, ne sont pas d’une qualité excellente ?

32Les différents angles morts de la catégorie « instruits dans la famille » viennent rappeler que les statistiques commentées dans les deux parties précédentes sont des produits à visée administrative pratique, et non à des fins d’étude. Rue de Grenelle, les données ministérielles sur l’instruction dans la famille sont produites par le service en charge « opérationnelle » du dossier (DGESCO B3-3 : Bureau des écoles et des établissements, de la vie scolaire, des relations avec les parents d’élèves et de la réglementation), et non par la direction chargée des études statistiques. La DEPP, d’ailleurs, ne se préoccupe pas de non-scolarisation. Si l’enquête de décembre 1999 lui est attribuée, la DEPP n’en a pas conservé trace. Lorsque nous l’avons sollicitée, en vain, l’un de ses agents a exprimé l’hypothèse d’après laquelle l’instruction dans la famille n’était pas « dans son périmètre [car n’ayant pas d’implication budgétaire] ». L’instruction dans la famille ne constitue pas, quoi qu’il en soit, une catégorie de travail pour la direction, qui, par exemple, n’inclut pas d’enfant instruit dans la famille dans les panels d’élèves, pourtant représentatifs d’une génération démographique, dont elle suit la scolarité.

Réflexions sur l’augmentation des effectifs et les pratiques parentales

Une thèse moins évidente qu’il n’y paraît : l’augmentation de la non-scolarisation

33Les médias sont prompts à évoquer un « boom » de l’école à la maison, et, de fait, les statistiques du ministère croissent depuis le milieu des années 2000. On ne peut exclure qu’une part de l’augmentation constatée tienne, très classiquement, à une plus grande rigueur dans le recueil et le contrôle des déclarations parentales. Du côté de l’État, cette plus grande rigueur est à rapporter à la montée périodique de préoccupations politiques : la vigilance concernait l’emprise sur les enfants à la fin des années 1990 (problème public des « sectes ») et, plus récemment, elle concerne les contournements des principes républicains (problème public de la « radicalisation » religieuse). L’administration de l’Éducation nationale, comme les mairies, sont appelées par les autorités de l’État à relayer cette vigilance. Du côté des mairies, faisant plus ou moins rigoureusement « remonter » les données, il y a des pertes tributaires elles aussi de l’attention plus ou moins soutenue portée sur le sujet dans tel espace géographique ou à telle période.

  • 29 Miviludes, Rapport 2004, p. 38, et Rapport 2005, p. 110.

34Au sujet de la thèse d’une tendance à l’accroissement de la non-scolarisation, une autre réserve émane de la tendance à se situer à court terme, alors qu’on peut resituer les évolutions dans une temporalité plus longue. Même si les données restent à préciser, la Miviludes identifiait une baisse avant l’accroissement actuel : « Il convient de noter la diminution sensible du nombre d’enfants instruits dans la famille en France (6 000 en 1998 – à peine plus de 1 000 en 2004) »29. À plus long terme encore, les taux d’instruction dans les familles du début des années 2010 ne sont pas éloignés de ceux du début du xxe siècle – où ils prenaient une portée différente. Par ailleurs, il faut prendre en considération l’évolution, substantielle, de la définition de la catégorie lorsque, en 2007, la loi de prévention de la délinquance considère que l’enseignement à distance, y compris réglementé, fait partie de l’instruction dans la famille. Ce changement de périmètre affecte moins la catégorie statistique des enfants inscrits de manière réglementée au CNED qu’il ne modifie le regard qui lui est porté, puisqu’il appelle à une vigilance nouvelle des services, désormais habilités, en cas de manque d’assiduité, à appliquer le même régime de contrôles qu’aux enfants qui ne sont pas inscrits au CNED réglementé.

Une évolution vraisemblable

35Revenons au décompte administratif de ces enfants qui sont instruits dans la famille hors inscription réglementée au CNED. Les effectifs globaux concernés sont en augmentation, en dépit des différents facteurs, évoqués plus haut, qui tendent à les sous-estimer. Le nombre brut d’enfants concernés est en augmentation très rapide, puisqu’il fait plus que quadrupler en moins de dix années, pendant que les effectifs « soumis à l’obligation scolaire » varient relativement peu, s’élevant selon les années à un peu plus de 8 millions d’enfants.

36L’augmentation ainsi constatée du nombre d’enfants instruits en famille est-elle vraisemblable ? Au moins deux remarques se rejoignent et conduisent à le penser, sans permettre pour autant de dire si elle est, ou non, évaluée à sa juste valeur. Une double évolution a conduit au cours des deux dernières décennies à un « empowerment » des parents au regard de l’instruction dans la famille. Les parents d’enfants aujourd’hui en « âge scolaire » font partie des populations qui ont connu la seconde « explosion scolaire » ; ils sont eux-mêmes allés plus longtemps à l’école jusqu’au niveau du lycée, et sont davantage diplômés. Par ailleurs, on a, plus récemment, assisté à la généralisation de l’accès à Internet, dont la conséquence peut se formuler de deux façons. D’une part, il est aujourd’hui relativement facile de trouver sur la toile des ressources éducatives, aisément mobilisables même par les parents qui n’ont ni bibliothèque ni librairie à proximité, ou ne sont pas familiers de l’usage de ces équipements publics ; assurer l’instruction à la maison semble donc moins hors de portée. D’autre part, certains parents qui auraient antérieurement eu recours à des prestataires d’enseignement à distance peuvent penser pouvoir s’en épargner la dépense en allant chercher sur Internet différentes ressources, dont celles du CNED sous le nom d’« Académie en ligne », qui existe depuis 2009, en accès libre et gratuit. On peut faire l’hypothèse que, sur une période de trois années, l’augmentation de 75 % des élèves « sans OED (organisme d’enseignement à distance) » (alors que les élèves avec OED augmentent de 27 % et ceux du CNED réglementé de 34 %) est due pour une part à cette solution alternative possible aux OED que constitue Internet. Elle peut être due également à une volonté plus marquée de certains parents de prendre de la distance avec des pratiques scolaires en se passant de toute ressource formelle (c’est-à-dire se présentant comme des enseignements scolaires). Autrement dit, des ressources sont aisément disponibles. Quant aux parents, plus scolarisés, ils se sentent moins inhibés qu’ils auraient pu l’être naguère à l’idée d’instruire eux-mêmes ; de surcroît, certains d’entre eux sont convaincus de pouvoir faire « aussi bien que les enseignants » envers lesquels la déférence est plus mesurée qu’elle ne l’a été par le passé ; ou bien ils pensent n’avoir pas de mal à faire aussi bien que l’école dont les performances peuvent se révéler décevantes (au vu de reportages journalistiques, ou bien des résultats médiatisés des évaluations PISA), performances que certains parents ne se privent pas de rappeler en entretien.

D’autres sources pour évaluer le nombre d’élèves instruits en famille ?

37Dans la mesure où les données ministérielles laissent subsister des incertitudes, on peut a priori songer à recourir à d’autres sources pour tenter de cerner un peu mieux l’ampleur de la pratique de l’instruction à domicile. Voyons ce que permet l’examen des données du CNED, de la CAF ou encore des associations de familles pratiquant « l’instruction en famille ». Disons-le d’emblée : leur contribution est, sur ce point précis, assez décevante. Voyons pourquoi.

  • 30 Pour une instructive histoire du CNED, voir Bourrel, Vidal & Mahieux (2008).

38Le nombre d’enfants instruits dans la famille est souvent accompagné, et parfois confondu, avec celui du nombre d’inscrits à des cours par correspondance. Il s’agit là, en effet, de deux phénomènes que l’on pourrait dire sécants ; mais ils sont distincts30. Seules nous intéresseront ici les informations que l’on pourrait tirer, concernant les enfants « instruits dans la famille », des données du CNED, puisque, parmi les familles qui déclarent donner l’instruction, certaines utilisent en effet les enseignements du CNED ou d’autres organismes d’enseignement à distance. En fait, le CNED établit ses statistiques de fréquentation sur la base d’une clientèle, dont il ne cherche pas à connaître les raisons de s’adresser à lui : instruction en famille, reprise personnelle d’études à l’âge adulte, accompagnement d’une scolarité ordinaire... De ce fait, il n’est pas possible de se fonder sur cet organisme pour approcher les effectifs des enfants « instruits en famille ».

  • 31 Mesure qui, d’ailleurs, est fortement critiquée par les associations : elles y voient à la fois un (...)

39À la différence des allocations familiales, l’octroi de l’allocation de rentrée scolaire (ARS) est soumis à la fourniture par la famille d’un certificat de scolarité, que délivre le CNED réglementé (CNED, 2013, p. 6). Dans les autres situations (inscription prise au CNED libre, ou dans un autre OED, ou dans aucun OED), elles n’y ont pas droit31. Mais l’ARS étant une allocation sous conditions de ressources, certains parents instruisant en famille seraient en situation de la recevoir, d’autres non, exactement au même titre que des familles scolarisant leurs enfants. Par ailleurs, si la non-scolarisation n’est pas déclarée, ou est déclarée trop tard, après le début de l’année scolaire, l’ARS a déjà été versée aux familles éligibles. Pour le thème qui nous intéresse ici, le canal des CAF n’est d’aucun recours.

40Les associations de parents instruisant en famille représentent un appui précieux pour accéder aux familles et à leurs pratiques, et sont, sans doute bien plus que les services officiels du ministère, au fait des interrogations et des tactiques de certaines d’entre elles pour faire respecter, sans être soumises à la contrainte des contrôles, ce que la loi leur autorise. Ce sont les associations qui, de fait, invitent à la vigilance sur la réalité de la sous-déclaration. Pour autant, elles ne sont pas en mesure de fournir un chiffre plus solide que les données ministérielles. Les effectifs d’adhérents, au moins pour ce qui concerne les quelques associations nationales, sont à cet égard sans pertinence. Car tous les parents n’y adhèrent pas, d’autres adhèrent par intermittence, d’autres encore à plusieurs à la fois en raison des services qu’ils en attendent (telle association pour son savoir-faire juridique ou ses regroupements annuels, telle autre pour ses publications). L’autre voie par laquelle les associations pourraient constituer un recours pour le dénombrement, ce sont leurs connaissances et opinions sur le sujet, quant à la non-déclaration, voire – mais on n’est plus ici dans le décompte – l’installation à l’étranger sous des cieux plus favorables à l’instruction dans la famille. Il y a lieu d’être vigilant sur la propension que celles-ci, qui discutent et débattent avec les pouvoirs publics, ont à appuyer leur représentativité sur l’importance numérique des pratiquants de l’instruction en famille.

Conclusion

41Le fait social qui nous occupe dans ce dossier, et dont il reste délicat de donner une définition et une formulation relativement autonomes, ne coïncide pas avec la catégorie administrative des « instruits dans la famille ». L’action publique a créé cette catégorie et elle l’objective, entre autres, par ses activités statistiques. La recherche en sciences sociales peut gagner à exploiter les fruits de ces activités, à condition de pouvoir les mettre à distance, au service de l’autonomie de ses programmes de recherche. L’objectif de cet article était d’amorcer ce travail de mise à distance, qui appelle des développements par des enquêtes sur des terrains divers.

42En dépit de leurs limites, les données les moins incertaines restent celles produites par le ministère de l’Éducation nationale. Il convient cependant d’en user avec précaution. Les remarques qui ont pu être faites quant aux conditions de leur élaboration conduisent à penser que les chiffres de l’administration ont plus de chances d’être sous-évalués que sur-évalués. En 2016-2017, dernière date d’agrégation des données départementales, ce sont officiellement près de 14 000 enfants et adolescents de 6 à 16 ans qui sont déclarés « instruits dans la famille » en dehors du CNED réglementé. Rappelons-le : entre 2007-2008 et 2010-2011, la progression a été de 55 % ; entre 2010-2011 et 2014-2015, elle s’est élevée à 94 % ; entre 2014-2015 et 2016-2017, donc une période plus brève puisque seulement de deux années, encore 41 % de plus. Ces chiffres globaux pourraient pourtant traduire d’autres évolutions qu’un développement de la pratique : l’intensification des incitations à la déclaration, l’implication plus grande des administrations à les saisir, la modification de la sociologie des parents qui pourraient être moins réticents à déclarer. Tant les échanges avec des inspecteurs chargés des contrôles qu’avec des membres des associations tendent toutefois à accréditer l’idée d’une augmentation de la pratique de l’instruction en famille, déclarée ou non déclarée. Et, pour prendre la mesure de ce phénomène, il faudrait y ajouter les jeunes qui, pas encore ou plus soumis à l’obligation légale, restent concernés par la norme sociale ; à la fois, donc, des adolescents qui ne sont pas au lycée, et des bambins à l’écart de l’école maternelle très majoritairement fréquentée par ceux de leur classe d’âge.

43Comme l’étymologie du mot nous le rappelle, la statistique, dans ce domaine comme dans d’autres, a à voir avec les préoccupations de l’État (Desrosières, 1993). On l’a évoqué plus haut : la vigilance plus ou moins grande de l’appareil d’État, à travers ses institutions, à enregistrer le nombre de jeunes non scolarisés évolue en fonction de ses préoccupations ; l’attention aux « sectes » dans les années 1990, à la « radicalisation » dans les années 2010, l’illustre assez bien. Comme pourrait l’illustrer aussi la distinction entre filles et garçons, qui n’a pas toujours existé avec la même précision suivant les éditions de l’enquête statistique nationale. Mais, dans le même temps, on ne peut sous-estimer la marge de manœuvre dont bénéficient, de fait, les échelons déconcentrés de l’administration : les inspecteurs d’académie, d’un département à l’autre, peuvent apprécier de manière très différente les « raisons alléguées » par les parents, certains ouvrant l’accès au CNED réglementé à des jeunes déscolarisés pour « port du voile » ou pour « phobie scolaire », tandis que leurs homologues d’autres départements ne jugent pas ces raisons recevables pour l’octroi de ce droit.

44L’administration n’a affaire qu’à des citoyens mis en demeure de respecter l’obligation d’instruction de leurs enfants. Quelle que soit la raison de la non-scolarisation ou de la déscolarisation, les parents auront à subir un contrôle attestant l’instruction de leur enfant. En fait, l’administration scolaire, puisqu’elle est en principe informée, suite aux enquêtes des mairies, des « raisons alléguées » par les parents, n’ignore absolument pas que les situations ne se ressemblent pas du tout, et que tous ces dossiers qui voisinent, rangés par ordre alphabétique, sur les étagères des services académiques, n’ont en réalité pas grand-chose en commun. Elle ne peut toutefois pas faire autrement que traiter de la même façon, par souci d’impartialité, des situations d’une large diversité. Là encore, la marge de manœuvre laissée aux contrôleurs, au prix du reste d’un certain flou dans les directives qui leur sont données (voir l’article de G. Farges et É. Tenret dans ce dossier), permet de fait à l’administration de tenir compte, sans le dire, du fait qu’en pratique, d’un contrôle à l’autre, on n’évalue pas exactement la même chose en termes pédagogiques.

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MEIRIEU P. (2017). « Les leçons de l’instruction en famille ». L’école des parents, no 623, p. 16-17.

MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION NATIONALE [MEN] (n.d.). Instruction dans la famille. Enquête pour l’année 2010-2011. DGESCO B3-3.

MEN (2016a). Instruction dans la famille. Enquête pour l’année 2014-2015. DGESCO B3-3.

MEN (2016b). « Garantir le droit à l’éducation pour tous les enfants dans le respect des valeurs de la République et de la liberté de l’enseignement », dossier de la conférence de presse du 9 juin 2016.

MEN (2017). Repères et références statistiques. Paris : DEPP.

MEN (2018). Enquête relative à l’instruction dans la famille. Année scolaire 2016-2017. DGESCO B3-3.

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Notes

1 Réponse du ministère de l’Éducation nationale à la question écrite de N. About, « Situation des enfants vivant dans des sectes », JO Sénat, 2 octobre 1997, p. 2630.

2 Réponse du ministère de l’Éducation nationale à la question écrite de M. Moreigne, « Contrôle de l’obligation scolaire », JO Sénat, 11 janvier 2001, p. 90.

3 Anne-Noémie Dorion, « Ces parents qui choisissent de faire l’école à la maison », Le Figaro, 8 septembre 2007.

4 Question écrite de P. Schillinger, « ARS pour les enfants soumis à une instruction familiale », JO Sénat, 6 décembre 2007, p. 221.

5 « L’instruction en famille. La liberté d’apprendre autrement », Biocontact, no 216, septembre 2011.

6 Journal de 20 h de France 2, 8 mars 2012.

7 Journal de 20 h de France 2, 30 avril 2014.

8 Sur cette problématisation de l’instruction hors établissement comme choix, ainsi que sur les difficultés à reprendre les découpages administratifs pour circonscrire la population concernée, voir l’article « Nommer et classer les familles qui instruisent hors établissement » dans le présent dossier.

9 À travers les décomptes et les contrôles qu’elle opère, l’Éducation nationale relaie aussi les inquiétudes exprimées au niveau politique (voir l’introduction de ce dossier : « Instruction(s) en famille. Explorations sociologiques d’un phénomène émergent »). Comme l’explicite un sénateur : « Beaucoup d’enfants vivant actuellement dans des sectes, totalement coupés du monde, échappent au contrôle des services sociaux et des inspections académiques, faute de figurer au sein des statistiques de l’Éducation nationale », question écrite de N. About, « Situation des enfants vivant dans des sectes », JO Sénat, 26 juin 1997, p. 1698.

10 Caroline Beyer, « Le boom de l’école à la maison », Le Figaro, 25 janvier 2017 ; « L’école à la maison progresse », Presse Océan, 10 juin 2016 ; « L’école à la maison, une formule qui plaît de plus en plus », AFP Infos françaises, 29 août 2012 ; Nicolas Faucon, « L’instruction en famille s’est développée ces dernières années », La Voix du Nord, 11 septembre 2008.

11 Du moins jusqu’à la rentrée scolaire 2019-2020, à partir de laquelle l’âge de l’instruction obligatoire est abaissé à 3 ans.

12 L’étude de ce département s’inscrit dans une recherche en cours, conduite avec Géraldine Farges et Élise Tenret, dans le cadre du projet ANR « SociogrIEF – Une sociographie inédite de l’instruction en famille » (ANR-18-CE24-0014). Une convention entre l’Université et la DSDEN garantit la consultation et l’usage anonyme de ces dossiers. Nous remercions vivement nos interlocutrices de la DSDEN pour leur intérêt et leur soutien.

13 Voir Chambre des Députés, séance du 6 décembre 1912, Archives nationales, Pierrefitte-sur-Seine, art. F17 12214.

14 Serge Mathieu, « Proposition de loi relative à l’obligation de scolarité », Sénat, session ordinaire de 1996-1997, no 391, document rattaché pour ordre au procès-verbal de la séance du 26 juin 1997.

15 L’enquête est conduite par le bureau des établissements de la politique de la ville (composante de la sous-direction de la vie scolaire et des établissements, au sein de la direction des Lycées et Collèges) en coopération avec le bureau de la vie scolaire et des initiatives pédagogiques (bureau DE-C2, sous-direction des enseignements de la direction des Écoles). Archives nationales, Pierrefitte-sur-Seine, versement 20050379, art. 2.

16 Jean-Claude Carle, « Obligation de scolarité et contrôle de l’obligation scolaire », rapport no 504 (1997-1998), commission des affaires culturelles, déposé le 17 juin 1998.

17 L’enquête-DSDEN montre que, au cours des années 2011-2019, dans ce département, près d’un tiers des jeunes ont été déclarés instruits dans la famille après le 1er novembre de l’année scolaire en cours, et près de 20 % après le 1er janvier. Il ne nous est cependant pas possible de savoir si c’est la pratique ou bien seulement la déclaration qui intervient tardivement.

18 Par exemple (enquête-DSDEN), une DSDEN a écrit entre le 6 et le 14 novembre 2018 à l’ensemble des 89 communes du département pour lesquelles un enfant lui avait été déclaré instruit dans la famille. Ce courrier visait à vérifier la liste des enfants et à obtenir les rapports issus des enquêtes municipales. Du 8 au 11 mars 2019, la DSDEN a relancé 63 de ces communes, qui n’avaient toujours pas répondu.

19 Ce problème de communication, relatif à la constitution et à la transmission des listes d’enfants déclarés instruits dans la famille, trouve son pendant dans la mise en œuvre des enquêtes (contrôles pédagogiques, enquêtes mairies). La dernière enquête ministérielle, conduite en 2018, montre que ce problème perdure : « Un certain nombre de communes éprouvent des difficultés pour mener les enquêtes. Le préfet du département, qui peut se substituer au maire lorsque celui-ci est défaillant, n’est pas toujours saisi. Dès lors, certaines familles échappent à ces enquêtes. Par ailleurs, quand elles sont effectuées, leurs résultats ne sont pas toujours communiqués à l’IA-DASEN. Celui-ci ne peut donc pas en tenir compte pour le déroulement du contrôle pédagogique » (MEN, 2018, p. 17).

20 Or l’administration presse régulièrement mairies et DSDEN de mieux communiquer, car ces recoupements ne se font pas assez (voir le guide des enquêtes mairie ou bien les circulaires de 1999, 2011 et 2017).

21 Ou bien, quand le service de médecine scolaire est localement peu développé, les médecins de famille.

22 Certains parents sont plus armés que d’autres pour les démarches en vue de faire reconnaître un handicap de leur enfant (exemple : soupçon d’autisme) qui conduirait à faire admettre cet enfant dans une catégorie (CNED réglementé) ou dans une autre (CNED libre).

23 « Dans certaines tranches d’âge, l’effectif scolarisé constaté est supérieur à celui de la population totale du même âge estimée à partir des bilans démographiques. Dans ce cas, le taux de scolarisation est forcé à 100 % (sans décimale) » (MEN, 2017, p. 17).

24 Situations diverses des autres enfants (au nombre de 43) : sont trop jeunes pour la maternelle ; sont partis en voyage familial de longue durée ; ont été déscolarisés provisoirement ; ou encore leurs parents sont venus tardivement à la pratique de l’IEF ; enfin on ne dispose pas d’informations sur leur petite enfance.

25 Paradoxalement, la décision ministérielle d’avancer à 3 ans l’âge de l’instruction obligatoire fait, d’ores et déjà (enquête-DSDEN), monter significativement le nombre d’enfants « instruits dans la famille », puisque doivent à présent être déclarés des enfants qui, jusqu’ici, n’avaient pas à l’être.

26 Une mère, elle-même ancienne enseignante, et donc au fait de la notion de « contrat didactique implicite », explique que, depuis « la 6e » – façon de parler – sa fille, qui envisage d’entrer ultérieurement au lycée, suit les cours du CNED en ligne « pour avoir le vocabulaire scolaire, la façon de penser scolaire... ».

27 Ce type de raisonnement distinguant recours ponctuel et usage de longue durée a été mis en œuvre par G. Langouët et A. Léger (1991) au sujet du recours au secteur privé, par D. Glasman et G. Collonges (1994) à propos des cours particuliers, ou encore par D. Glasman (2012) à propos de l’usage de l’internat.

28 Cette crainte n’est pas spécifique au ministère. Elle s’est révélée décisive dans un territoire rural isolé où nous avons enquêté : une controverse y est née de l’inscription de l’instruction dans la famille à l’agenda des activités publiques d’une influente association d’éducation populaire. Voir Le Journal du Centre, 3 et 10 avril 2019, Thierry Leutreau, « Instruction des enfants en Morvan aujourd’hui et demain : à l’École publique mais pas seulement… », Vents du Morvan, no 70, printemps 2019, et la recherche consacrée à ce terrain par Philippe Bongrand et Françoise Carraud.

29 Miviludes, Rapport 2004, p. 38, et Rapport 2005, p. 110.

30 Pour une instructive histoire du CNED, voir Bourrel, Vidal & Mahieux (2008).

31 Mesure qui, d’ailleurs, est fortement critiquée par les associations : elles y voient à la fois une forme de discrimination envers leurs enfants puisque les instruire à la maison est aussi source de coûts, et une mesure économiquement illogique puisque les enfants non scolarisés ne pèsent pas sur le budget d’une école qu’ils ne fréquentent pas.

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Table des illustrations

Titre Tableau 1. Évaluations du nombre d’enfants soumis à l’obligation d’instruction et non scolarisés en établissement*
Légende Note : *À l’exception des données en colonnes 5 et 9, introduites ici, ce tableau reprend directement, sans les retraiter, les chiffres proposés dans les sources énumérées ci-après.Catégories quantifiées (en colonne) : (1) enfants scolarisés en classe à inscription réglementée au Centre national d’enseignement à distance (CNED), établissement public ; considérés depuis 2007 comme « instruits dans la famille », ils font l’objet d’une enquête par la mairie, mais le contrôle pédagogique est assuré, en principe, par le CNED.(2) enfants en classe à inscription libre au CNED, ou en organisme d’enseignement à distance (OED) privé, objet d’enquête de la mairie et du contrôle pédagogique par l’IA-DSDEN.(3) enfants non inscrits à un organisme d’enseignement à distance (OED), objet d’enquête de la mairie et du contrôle pédagogique par l’IA-DSDEN.(4) catégorie générique nommée différemment suivant les locuteurs qui la quantifient : « le nombre d’enfants et d’adolescents qui passent à côté de l’école de la République » (ligne/source 1) ; « enfants instruits en dehors d’un établissement scolaire public ou privé » (6, 8) ; « enfants entre 6 et 16 ans scolarisés en dehors de l’école » (7) ; « enfants instruits à domicile » (9, 10) ; enfants « instruits à domicile » ou « instruits dans la famille » (12, 13) ; « enfants inscrits à domicile » (11) ; « enfants instruits à domicile » ou « enfants scolarisés à domicile » (14) ; « enfants instruits dans la famille » (15). On peut souligner que l’expression « instruction en famille » n’apparaît dans aucune de ces sources politico-administratives pour désigner cette catégorie générique. L’édition 2018 de l’enquête DGESCO se distingue comme la première à désigner systématiquement cette catégorie d’enfants par l’expression « instruits dans la famille » (au détriment de « l’instruction à domicile », jusqu’alors dominante). C’est à partir de l’enquête de la DGESCO, pour l’année 2007-2008 (ligne 10) que cette colonne (4) correspond explicitement, suivant la définition de « l’instruction dans la famille » modifiée par la loi du 5 mars 2007, à l’addition des catégories (1)+(2)+(3).(7) = (2)+(3) : enfants qui, en tant qu’« instruits dans la famille », font l’objet d’une enquête de la mairie et d’un contrôle pédagogique par l’IA-DSDEN.
URL http://journals.openedition.org/rfp/docannexe/image/8591/img-1.jpg
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Pour citer cet article

Référence papier

Dominique Glasman et Philippe Bongrand, « Dénombrer les enfants et adolescents instruits hors établissement : pratiques, enjeux et problèmes »Revue française de pédagogie, 205 | 2018, 35-49.

Référence électronique

Dominique Glasman et Philippe Bongrand, « Dénombrer les enfants et adolescents instruits hors établissement : pratiques, enjeux et problèmes »Revue française de pédagogie [En ligne], 205 | 2018, mis en ligne le 02 janvier 2024, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rfp/8591 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rfp.8591

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Dominique Glasman

Université de Savoie Mont-Blanc

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