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Dossier

La « non-sco » comme carrière

“Non-sco” [Home educating] as a career
Dominique Glasman
p. 65-79

Résumés

Se lancer dans la non-scolarisation d’un ou plusieurs de ses enfants suppose de fait un travail sur soi, pour adapter son mode de vie aux exigences liées à ce choix, pour apprendre à se vivre comme parent « non-sco », et pour participer au monde « non-sco ». Ce processus, qui a pu être préparé par des options antérieures relatives entre autres à l’éducation, dessine une véritable « carrière » de non-sco, au fil de laquelle les parents – plus spécifiquement les mères – intériorisent des dispositions spécifiques permettant de vivre ce choix hors-norme. Cet article, basé sur plus de trente entretiens longs avec des mères non scolarisantes, examine les conditions d’entrée dans une « carrière » de non-sco, et ce que ces mères sont amenées à remettre en cause et à reconsidérer tant dans leur manière de penser l’éducation et l’instruction que dans leur façon de vivre au quotidien.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Pour la mise en évidence de cette diversité, voir dans ce dossier l’article « Nommer et classer le (...)
  • 2 Je remercie Odile Joly et Jean-Paul Payet pour leurs remarques et suggestions sur une première ver (...)

1À la fin d’un entretien, une mère, parlant des parents qui ne scolarisent pas leurs enfants, dit : « J’ai l’impression qu’on se ressemble tous ! ». Pourtant, dans les propos des responsables d’associations, dans les ouvrages ou les revues, la tendance est bien plutôt à insister sur l’extrême diversité de ces familles, en termes sociographiques (appartenance sociale, zone de résidence, origine géographique, etc.1). Cette diversité, peu contestable, s’étend aux manières de pratiquer l’instruction en famille et d’éduquer les enfants. Il reste que cette mère touche un point important : ces parents ont, au cours d’une carrière de « non-sco » qui leur a fait parcourir les mêmes étapes, s’affronter aux mêmes adversités, intériorisé des « dispositions » qui les conduisent, de fait, à réagir d’une manière assez semblable. Le modèle séquentiel que H. Becker construit pour analyser la déviance (Becker, 1985) est un outil pour comprendre en quoi et pourquoi, en effet, au-delà de leurs différences, ces familles se ressemblent et ce qu’elles ont en commun. On en développe l’argumentation après avoir présenté l’enquête de terrain2.

Une enquête de terrain sur les familles non scolarisantes

Un corpus diversifié

2Voici comment on a accédé aux familles. On ne pouvait imaginer aborder, via l’administration, des parents qui peuvent, pour des raisons diverses liées à leur choix, être en délicatesse avec elle. On a utilisé d’abord la « méthode de l’agenda » : amis, connaissances ou collègues nous ont indiqué, dans leur environnement, telle famille pratiquant l’instruction dans la famille. On n’avait donc aucune chance de parvenir à un échantillon représentatif de la population des familles instruisant dans la famille ; ce qui, du reste, était d’emblée rendu impossible par défaut de données disponibles permettant de connaître la population de référence.

3Une part des parents a été contactée par l’intermédiaire d’une association. Nous avions initialement demandé à participer à un regroupement annuel de ses familles adhérentes. L’autorisation nous a été refusée car tous les parents concernés n’étaient pas d’accord. Mais certains, se déclarant prêts à nous rencontrer, ont accepté qu’une responsable de l’association nous transmette leurs coordonnées. Contact a donc été pris par courriel avec quelques parents. Le seul critère de choix mobilisable, en l’absence de toute autre indication sur eux, était le lieu de résidence : région parisienne (large), région Rhône-Alpes, département de l’Aude, ont été choisis pour des raisons à la fois pratiques (réduire la dispersion géographique) et de probabilité (suggérée par l’association) de trouver des familles différentes. Critères assurément légers sur le plan scientifique, mais comment en trouver de plus robustes en l’état actuel de la connaissance du champ de l’instruction hors établissement ?

4Tous les courriels envoyés pour prendre contact n’ont pas reçu de réponse. Aucune réponse explicitement défavorable n’a été reçue. Les réponses favorables, quant à elles, ont été plus nombreuses que celles qu’il nous était possible d’honorer.

5Nous avons rencontré 36 familles individuellement, le plus souvent à leur domicile ; trois entretiens se sont déroulés dans un café, trois au cours d’une sortie en forêt, un à la bibliothèque universitaire (avec une mère en reprise d’études), quatre à l’occasion d’un rassemblement annuel et trois encore par téléphone ou par Skype. Une mère nous a fait parvenir un long courriel présentant ses choix et sa pratique. Par ailleurs ont été réalisés deux entretiens collectifs : dans un cas avec huit mères réunies, pour leur rencontre mensuelle, dans une bibliothèque municipale ; dans le second cas, une quinzaine de parents, qui se retrouvaient pour une sortie « non-sco » à proximité d’un lac, ont, en notre présence, discuté de la pratique de l’instruction en famille (IEF), de l’école, des effets de la non-sco sur leurs enfants, ainsi que des enjeux sociétaux qu’ils logeaient dans ces choix d’instruction et de vie, etc. Dans tous les cas (sauf au téléphone), les entretiens ont été enregistrés.

  • 3 C’est l’occasion de remercier très chaleureusement les parents qui ont accepté de se prêter à un e (...)

6Toutes les familles qui nous ont reçu l’ont fait de manière très ouverte et avec beaucoup d’amabilité3. Sans doute – et cela a pu être souligné dès le début de la rencontre – parce que les intéressait le fait qu’une recherche universitaire, menée par un chercheur non connu pour appartenir au monde de la « non-sco » – et pour cause, il n’en fait pas partie – se centre sur leur pratique de parents instruisant en famille, avec un souci de ne porter aucun jugement, mais de comprendre pourquoi ils faisaient ce choix et comment ils le mettaient en œuvre. Plusieurs se sont dits intéressés par un retour, que nous ne manquerons pas d’opérer.

Entretiens et positionnement du chercheur

7L’entretien s’est appuyé sur un guide où étaient notés les thèmes à aborder absolument : la composition de la famille, les origines et raisons du choix de l’instruction en famille, la manière de la pratiquer (et ses évolutions éventuelles), les loisirs et les passions des enfants, leur participation à des clubs sportifs ou culturels, les engagements associatifs éventuels locaux ou nationaux, la profession actuelle ou antérieure, le niveau d’études. En aucun cas nous n’avons administré un questionnaire, qui aurait pu être interprété comme un écho aux contrôles pédagogiques ou aux enquêtes de la mairie que certains parents ont pu vivre douloureusement. Une fois posée l’interrogation initiale « qu’est-ce qui a conduit à ce choix de l’instruction en famille ? », les personnes ont abondamment parlé, sans qu’il soit nécessaire d’intervenir, et ont abordé d’elles-mêmes, dans un ordre ou dans un autre, les questions auxquelles nous souhaitions avoir une réponse. Nous nous sommes glissé dans le fil de leur propos pour demander de temps en temps une précision (par exemple sur la profession, ou sur la manière de procéder pour l’instruction).

8Dans la suite de ce texte, les propos ou expressions directement tirés des entretiens sont entre guillemets et en italiques. Le texte, quand il fait état des pratiques ou des appréciations des parents interrogés, se place toujours de leur point de vue – même s’il ne reprend pas nécessairement leurs propres mots – et sans qu’il y ait, de la part de l’auteur de l’article, d’intention d’approuver ou de désapprouver ce qu’il a entendu, sur quelque thème que ce soit, l’école, l’éducation en général, ou le monde tel qu’il va. Le texte entend rendre compte de la logique des parents rencontrés, et s’efforce de comprendre « de l’intérieur » tant leurs raisons que leurs pratiques. Ce positionnement nous paraissait d’autant plus nécessaire que, non seulement il permet à nos yeux de mieux comprendre, mais qu’il concerne des familles sur lesquelles peut peser un regard soupçonneux ou stigmatisant.

Envisager la « non-sco » comme « carrière »

Distinguer les familles

  • 4 Statistiquement nombreuses, ces familles ne sont guère visibles, peu adhèrent aux associations, et (...)
  • 5 Il arrive cependant qu’une famille ayant déscolarisé par « survie » décide, devant ce qu’elle vit (...)

9Les familles, soumises à une même obligation de contrôle, se distinguent nettement pour ce qui est des raisons d’entrer dans la pratique de l’instruction à domicile et de l’horizon dans lequel elles s’inscrivent. Nous avons rencontré des familles qui déscolarisent provisoirement, d’autres qui ne scolarisent pas leurs enfants. Pour certaines familles, en effet, ne plus scolariser est une mise à l’écart qui n’a pas, à leurs yeux, vocation à durer : c’est soit un geste de survie quand l’enfant est malheureux à l’école4, soit une échappée belle dans un voyage au long cours. Cette déscolarisation ne fait pas entrer dans une carrière de « non-scolarisant »5.

  • 6 Sur la notion de « carrière », voir Becker, 1985, en particulier les quatre premiers chapitres.
  • 7 Le fait que ces familles soient les plus nombreuses n’a ici aucune signification statistique, et n (...)

10Seuls les parents qui ne scolarisent pas vont retenir ici notre attention. Ces parents sont dans une démarche très « positive » : grâce à la « non-scolarisation », l’enfant pourra enfin « vivre et apprendre à son rythme ». La « non-scolarisation » est ou devient pour eux un mode de vie. Mobiliser la notion de « carrière », telle que Becker la conçoit, semble ici tout à fait approprié6. Trente familles de notre panel (sur 36) sont entrées et vivent dans la « non-sco » avec un certain enthousiasme. Elles l’ont choisie, convaincues que leur enfant y trouve son compte en termes d’apprentissages, de rythme de vie ; satisfaites aussi de le guider et de lui permettre de faire des découvertes à travers les moindres gestes de la vie quotidienne. De plus, ces familles, sauf demande expresse de l’un d’entre eux, ne scolarisent aucun de leurs enfants. Certaines avaient de longue date prévu et anticipé d’instruire en famille. D’autres familles ont mis à l’école leur premier enfant, mais cela n’a pas été jugé concluant, et son retrait n’a suscité ni long débat ni combat avec l’école : l’enfant a été retiré, au grand soulagement de la mère car cette décision était en cohérence avec un certain nombre de choix déjà opérés en matière de soin aux enfants7.

11Quelques-unes de ces familles (quatre) ont décidé de ne pas scolariser parce qu’elles étaient plutôt à la recherche d’une éducation correspondant davantage à leurs principes éducatifs. Ces parents se veulent et se disent exigeants sur la qualité des apprentissages, qu’à leurs yeux l’institution scolaire laisserait se déliter. Ils sont critiques aussi sur l’éducation transmise par l’école : les contenus des programmes, les retombées de la sociabilité enfantine ou adolescente vécue pendant les cours ou dans la cour (en termes de compétition, de consommations « obligées », de langage, de mœurs), les valeurs éducatives mises en œuvre, ou encore « la démission éducative de l’école », ne trouvent pas grâce à leurs yeux. Ils optent donc pour un autre chemin, qu’ils peuvent, pour certains, commencer à chercher dans un établissement privé, au besoin hors contrat… mais de tels établissements sont peu nombreux, donc parfois très éloignés du domicile, et souvent fort onéreux.

  • 8 La mise en cause de la forme scolaire, comme la contestation des pratiques et des contenus pédagog (...)

12Tous ces parents (trente familles) qui ont choisi « positivement » de ne pas scolariser leurs enfants ont des points communs importants. Les reproches qu’ils adressent à l’école, et qui sont repris ci-après selon leurs termes, visent autant la structure scolaire que telle école en particulier ; c’est davantage affaire d’instance de prise en charge collective des enfants que de statut de l’établissement ou de personnes. Pour eux, l’école n’est pas en mesure d’accorder d’attention au rythme propre de l’enfant, à ses capacités exceptionnelles ou à ses difficultés spécifiques, à ses besoins, à ses centres d’intérêt. Elle découpe artificiellement les dimensions intellectuelles, affectives, physiques, sociales, de la vie. Ces parents n’acceptent pas la « dépossession des compétences et des prérogatives éducatives qu’implique la domination de la forme scolaire »8. La sociabilité enfantine ou adolescente, hors du contrôle des parents mais aussi des enseignants qui regardent ailleurs, leur fait intégrer « plein de choses toxiques ». Enfin, ces parents veulent préserver leurs enfants de la violence qu’ils pourraient subir à l’école, venant des camarades ou de l’institution.

13Ces deux « profils » de parents qui ne scolarisent pas se distinguent toutefois dans plusieurs domaines. Les premiers (vingt-six familles), auxquels on s’intéressera dans cet article, déplorent le fait que le curriculum soit à la fois imposé et découpé selon une progression précise qui ne s’embarrasse pas des centres d’intérêt présents de l’enfant, quand, pour les seconds (quatre familles), les contenus des programmes ne correspondent pas à ce qu’ils souhaitent (philosophie, religion, biologie, activités sportives…) ; pour les premiers, la relation adulte-enfant à l’école est trop « autoritaire » quand les seconds auraient tendance à l’estimer « laxiste » ; ou encore, alors que les uns comme les autres ont pu s’enquérir de possibilités de recours à des écoles alternatives, ils ne les jugent pas à la même aune : les uns sont réservés sinon rebutés par la rigueur et le « cadre ferme » qui séduisent tant les autres dans les écoles Steiner.

Pourquoi parler de « carrière »

  • 9 Les familles qui ont déscolarisé par survie et celles qui sont parties en voyage lointain ne se so (...)
  • 10 Voir l’article « Nommer et classer les familles qui instruisent hors établissement » dans ce dossi (...)

14L’expression « non-sco », pour « familles non scolarisantes », est la formule, qui est aussi un emblème, sous laquelle se désignent volontiers elles-mêmes les familles soumises à l’analyse dans ce texte (elles se nomment aussi « parents IEF »9). Nous reprenons à notre compte l’expression « non-sco » car c’est une expression descriptive d’un état de fait, qui ne prend pas parti sur les pratiques mises en œuvre (« école à la maison », « unschooling », etc.)10.

15Pour travailler ce corpus d’entretiens et trouver dans son foisonnement des lignes d’intelligibilité, on a commencé par tenter de comprendre les choix et pratiques des parents en les rapportant à leur propre processus de socialisation, qui les aurait dotés d’habitus ou de dispositions les prédisposant, une fois devenus parents, à agir comme ils le font. La biographie parentale nous paraissait non seulement susceptible d’apporter des éléments précieux de compréhension d’un choix hors norme, mais devoir être mobilisée pour atteindre cet objectif. Cette tentative, poursuivie en raison de son intérêt heuristique, s’est finalement avérée peu concluante, pour une raison pratique et une raison théorique. D’une part, en dépit de leur durée (jusqu’à près de trois heures parfois), les entretiens fournissent trop peu de données précises sur l’histoire longue des parents pour étayer de manière convaincante une telle approche ; d’autre part, quand, pour telle ou telle enquêtée, on disposait de données un peu plus substantielles (sa scolarité, le contexte éducatif dans lequel elle avait grandi, ses expériences enfantines ou juvéniles…), il était difficile de ne pas se donner à soi-même le sentiment de céder à une forme de déterminisme. C’est cependant en cherchant, avec appui sur les mêmes étais théoriques, à pousser la réflexion sur les conditions de possibilité du choix de l’IEF, sur les moments qui ont précédé la décision, qu’a émergé l’idée de s’appuyer plutôt sur la notion de carrière. Celle-ci n’impose aucunement de caractériser des dispositions initiales qui conduiraient les êtres sociaux à agir comme ils le font ; en revanche, on peut essayer de montrer qu’au fil d’une carrière se construisent des dispositions.

  • 11 Becker précise que « le comportement pleinement déviant est celui qui enfreint la norme et qui est (...)
  • 12 L’usage du terme sociologique de « conversion » ne doit pas induire l’idée, à nos yeux erronée, qu (...)

16Les années qui précèdent l’engagement dans la « non-sco » contribuent à éclairer la manière dont les parents s’y engagent et vont la vivre. Puis, à un certain moment de leur vie de parents, ils s’écartent de la norme en matière d’éducation et font dès lors l’objet d’un étiquetage, tant de la part des institutions publiques chargées de les repérer et de les contrôler que de la part de leur environnement proche. Ce geste de « déviance », au sens sociologique du terme, inaugure une carrière de « non-sco »11. Engagés dans un processus de « conversion », ils vivent un certain nombre de transformations plus ou moins profondes12. C’est ce que cet article va tenter de montrer, en s’appuyant sur les entretiens réalisés.

17Le corpus compte donc au final un ensemble de 26 entretiens de familles dans lesquelles on peut vraiment constater un engagement dans une « carrière » de « non-sco » (première partie), carrière dont ils permettent de repérer les étapes, les moments, ainsi que les effets en termes de construction de dispositions (deuxième partie). Nul doute que certains aspects de cette carrière puissent également concerner, à un titre ou à un autre, d’autres familles pratiquant l’instruction en famille. Mais soit la notion de « carrière » ne nous semble pas vraiment appropriée (à propos des « déscolarisants ») ; soit, concernant certains parents « non-sco » plutôt à la recherche d’un cadre et préoccupés de réussite scolaire, nous disposons de trop peu de données (seulement quatre entretiens) pour les englober sans risque dans l’analyse.

S’engager dans la « non-sco » : des conditions de possibilité

En amont de la « non-sco »

18La quasi-totalité des parents « non-sco » que nous avons rencontrés ont découvert tardivement qu’il est légal, en France, de ne pas scolariser ses enfants et que seule l’instruction est obligatoire. Du reste, la plupart de ces parents ont inscrit leurs enfants, ou du moins leur aîné, au moins pour quelques jours, en maternelle, en amont de l’âge de l’instruction obligatoire.

19Le récit est récurrent : à une occasion précise, des mères apprennent que l’on peut ne pas scolariser : « tout d’un coup, je me suis aperçue que… l’école n’était pas obligatoire, et qu’on pouvait faire apprendre sans aller à l’école ». Après une réponse étonnée, elles se sont dit « pourquoi pas moi ? ». Cette information, dont plusieurs personnes enquêtées parlent comme d’une « illumination », indique aux unes, qui étaient déjà réticentes à envisager d’inscrire leurs enfants à l’école, que c’est possible, et faisable. D’autres mères sont d’autant plus réceptives à ce qu’elles apprennent qu’elles sont à l’affût – car insatisfaites des premiers pas de leur enfant dans le monde scolaire – et que, très activement parfois, dans la mesure où « [leurs] enfants méritent mieux que ça », elles sont à la recherche de solutions, explorant les possibilités de choix d’une « bonne école », ou de changement d’école, de recours au privé, d’inscription dans une école Montessori ou Steiner, etc. Voilà qu’une solution existe donc, en dehors de l’école. Quelques-unes disent avoir toujours pensé qu’elles épargneraient à leurs enfants, parfois encore à naître, les épreuves que leur imposerait inévitablement l’école, et elles ne les y ont donc pas inscrits. Cependant, la plupart des mères rencontrées racontent les premiers jours ou les premiers mois d’école, en soulignant à quel point, à leurs yeux et parfois très précocement, l’école n’était manifestement pas adaptée à leur enfant et lui imposait de fait une vie très éloignée de ce qu’elles souhaitaient pour lui. Plusieurs nous ont parlé d’un enfant en larmes, triste, éteint, ou bien encore agressif à son retour de l’école maternelle, ou se mettant à user d’un vocabulaire « grossier » : à un moment, le retirer de l’école s’est imposé à leurs yeux de mère comme étant à la fois une évidence et de leur devoir. Le laisser à l’école, en telle contradiction avec l’idée que, de longue date, elles se font de la toute petite enfance, ou avec les choix qu’elles ont faits en matière d’éducation, est devenu « juste pas possible ». L’événement déclencheur immédiat de la décision de non-scolarisation, celui qui permet d’oser franchir le pas, de s’autoriser à transgresser la norme, a pu être une difficulté rencontrée à l’école (dès la maternelle, voire dès les premiers jours en petite section) ; mais le terrain était préparé par des options et des habitudes prises antérieurement en matière d’attention et de soin aux enfants.

20Les entretiens nous apprennent beaucoup sur les mois ou les quelques années qui ont précédé la décision de non-scolarisation et le passage à l’acte. Sur telle ou telle dimension de leur existence quotidienne, ces familles se démarquaient déjà des pratiques dominantes, elles avaient fait des choix qui, sans rien déterminer pour la suite, ont pu les préparer à faire plus tard un pas supplémentaire en optant pour la « non-sco ».

  • 13 La HNI consiste, en particulier, à ne pas faire usage de couches pour un tout-petit, en étant atte (...)
  • 14 Signe parmi d’autres de la proximité entre Leche League et « non-sco », le site de la LL comprend (...)

21Plusieurs mères étaient, depuis quelque temps, engagées dans une pratique que certains désignent sous le terme englobant de « parentalité positive ». On trouve donc, sans exclusive ni systématique, l’adhésion à la Leche League, qui prône l’allaitement durable et à la demande ; plusieurs évoquent l’éducation non violente, l’éco-parentalité, le maternage proximal, la HNI (hygiène naturelle infantile) ou le « co-dodo », ou encore leur attention aux « besoins intenses » de leur enfant13. D’où leur désir de « tout changer dans la façon de voir la vie, impossible de mettre [leur] enfant dans une case comme doit l’être un enfant dans notre société »… Quand, à l’occasion d’une rencontre de leur association ou sur son site internet, ces mères découvrent la possibilité de l’instruction à la maison, celle-ci leur apparaît comme un prolongement « naturel » des choix qu’elles ont déjà opérés14 ; elles sont prêtes à opter en ce sens, pour peu que soient remplies quelques conditions de possibilité. Parfois, les parents ont adopté telle ou telle manière de se soigner qui, pour n’être pas exceptionnelle aujourd’hui, se situe tout de même à l’écart du « mainstream », y compris celui de leur groupe social d’appartenance : ils refusent les vaccins, ou pratiquent la naturo-thérapie, évitent le recours aux médecins, ou ont pratiqué l’accouchement à domicile… En matière de mode d’alimentation, ils sont nombreux à manger « bio », et certains sont végétariens ou végétaliens : ces pratiques, certes de plus en plus répandues mais encore passablement transgressives, comme les pratiques de soin précédentes, leur donnent l’occasion de fréquenter (à travers réunions ou sites web) d’autres personnes qui ont fait le même choix et qui, parfois, leur apprennent l’existence de parents ne scolarisant pas leurs enfants.

Des conditions de disponibilité

22Savoir qu’elle est légale et possible sur le plan pratique, se sentir en devoir de trouver une solution, ne suffisent pas pour prendre la voie de la « non-sco ». Toutes les mères qui préféreraient pour leur enfant une vie quotidienne moins soumise aux contraintes objectives de l’école (du lever matinal à la vie de groupe et à l’éloignement de la maison), toutes les familles à la recherche de solutions alternatives pour voir leur enfant moins meurtri par la fréquentation de l’école, et qui découvrent un jour la possibilité, qu’elles ignoraient totalement, de l’instruction en famille, n’ont pas l’intention, ni même forcément le désir, ou encore la possibilité, de se lancer dans la « non-sco ».

23Il faut sans doute des conditions de disponibilité à sauter le pas. Cette disponibilité peut être soumise aux conditions suivantes ; celles-ci, s’appuyant sur les propos des mères interrogées, se combinent de diverses manières et ne sont pas exclusives les unes des autres :

  • quelques rares mères exercent leur activité professionnelle à domicile, à temps partiel. Plus nombreuses sont celles qui, même dotées de diplômes, d’une qualification voire d’une expérience professionnelle, ne se sentaient pas, à ce moment-là de leur vie, tenues par l’attachement à un emploi ou par la volonté d’avoir une profession à soi, comme dimension essentielle de son identité sociale ou comme condition de sa position dans le couple (contribution aux ressources familiales, indépendance financière…). On entend aussi évoquer une fragilité dans le domaine professionnel : précarité de l’emploi, travail fragmenté, de peu d’intérêt, envie d’arrêter ou sentiment d’en avoir fait le tour ; ce qui fait que la personne qui en parle ainsi ne tient pas à le conserver ;
  • certaines mères évoquent une insatisfaction, voire une culpabilité de laisser leur enfant et de le voir revenir triste ou agressif de l’école ; culpabilité accrue si le travail professionnel n’est ni satisfaisant ni épanouissant. Ou, dans le même registre, elles disent éprouver une frustration parce que l’école prive les parents de la présence de l’enfant et l’enfant de la présence des parents ou de la mère.

24La disponibilité rend possible l’engagement dans la « non-sco », c’est-à-dire de faire face, avec le temps et l’énergie nécessaires, à ce qu’exige ce « pas de côté ». Un tel choix engage dans un travail de conversion, véritable travail de transformation de soi, dont les différents aspects peuvent émerger au fil du temps, et qui permet de devenir parent « non-sco ».

25Après la découverte de la possibilité de la non-scolarisation, un temps s’écoule qui, pour certaines est très bref – quelques jours ou semaines – et qui pour d’autres dure quelques mois. C’est le temps d’une délibération avec soi-même, avec son conjoint, nourrie par le recours à des forums, à des échanges sur Facebook, sur le thème : « je pense sérieusement à ne pas inscrire mon enfant à l’école – qu’en pensez-vous ? ».

La base matérielle et culturelle d’un choix d’instruction

  • 15 C’est le cas de 56 % des ménages en France (Insee Focus, no 73, 21 décembre 2016).
  • 16 Sur la faiblesse des données sociographiques disponibles sur les familles IEF, voir l’introduction (...)

26Certaines conditions objectives rendent possible ou envisageable l’éventualité d’une non-scolarisation. Même si on ne sait rien de leur représentativité statistique dans l’ensemble des familles « non-sco », voici comment se caractérisent les familles que nous avons rencontrées. Elles résident pratiquement toutes en habitat individuel15. Les couples à un seul actif sont majoritaires. Il s’agit en fait du père, qui, dans le groupe interrogé, appartient aux catégories cadres supérieurs (le plus souvent), professions intermédiaires, exceptionnellement à la catégorie artisans-commerçants. La part des parents appartenant à la PCS ouvriers est nulle : ils ont pu ne pas répondre à la demande d’entretien, ou bien ils sont effectivement peu nombreux, hypothèse à rapporter à la fois à la modestie des conditions de logement et de ressources dans cette catégorie, et au fait que ne pas scolariser n’y fait sans doute aujourd’hui même pas partie de l’univers culturel des possibles. Trois familles rencontrées déclarent vivre dans l’aisance matérielle (chef d’entreprise), et leurs mères se félicitent de ce que « [leur] mari peut leur offrir cela ». Nous avons aussi rencontré chez les « non-sco » des mères « solo » vivant de minima sociaux ou de « petits boulots »… Le nombre moyen d’enfants est d’un peu plus de trois, et les allocations familiales permettent de compenser en partie l’absence de second revenu professionnel ; cette absence contribue d’ailleurs vraisemblablement à faire glisser quelques parents rencontrés dans les 54 % de ménages non imposables. Si, comme le soulignent les associations, « toutes les catégories sociales sont représentées » parmi les familles « non-sco », certaines sont ici sur-représentées au regard de leur distribution dans la population16. Enfin, à deux exceptions près, toutes les mères rencontrées ont un niveau de diplôme de bac+2 ou davantage – y compris les quelques-unes qui « n’aimai[ent] pas l’école » – et donc peuvent se sentir assez armées pour affronter l’instruction en famille.

L’entrée dans la « non-sco »

  • 17 Ce geste inaugural, par son aspect « binaire » (ne pas scolariser vs scolariser) constitue une ent (...)

27Vient le moment où le geste inaugural est posé : la mère retire de l’école son enfant qui la fréquente depuis quelque temps, ou bien, alors que ce serait le moment, décide de ne pas le scolariser, de « [s]e lancer dans l’instruction en famille »17. Certaines mères en parlent en termes de choix radical, d’autres parlent plutôt d’expérimentation avec retour en arrière possible. Le sentiment d’urgence par rapport à son enfant réduit le temps de latence entre la découverte de la possibilité et le passage à l’acte. La durée de ce temps de latence dépend aussi des changements pratiques (travail, etc.) que la « non-sco » impose. Quelle qu’en soit l’étendue, ce temps n’est pas un temps mort, c’est un temps de maturation ; c’est celui où commence alors un travail de conversion, qui va se poursuivre pendant longtemps.

  • 18 Le fait que cela advienne en maternelle distingue encore ces familles de celles, évoquées plus hau (...)
  • 19 À la rentrée 2019, aux termes de la loi Blanquer, l’instruction devient obligatoire à 3 ans.

28C’est dès l’âge de la maternelle que la quasi-totalité des enfants de ce groupe n’ont pas été scolarisés, ou pas plus de quelques jours, quelques mois, ou deux années18. Ce choix est socialement hors-norme, mais n’entraîne aucune conséquence en termes de contrôle de l’administration, puisque les enfants sont en deçà de l’âge d’obligation d’instruction19. De la sorte, c’est une entrée « en douceur » dans la « non-sco » ; la mère n’a pas le sentiment de faire prendre le moindre risque à l’enfant en termes d’apprentissages, et des justifications sont disponibles et aisément mobilisables, autour du thème « il est trop petit ». C’est donc, de fait, un temps d’expérimentation et de vérification, où s’accomplissent les premiers pas d’une « carrière » : un signe en est que c’est souvent l’aîné des enfants qui, seul, a fait l’objet d’un retrait de l’école maternelle, alors que les puînés, eux, n’y ont jamais mis les pieds.

Conversion, travail sur soi et incorporation de dispositions qui caractérisent une carrière de « non-sco »

29« [...] Ce n’est pas tant l’auteur d’un acte déviant exceptionnel qui nous intéresse, que celui qui maintient sur une longue période une forme déterminée de déviance, qui fait de la déviance un genre de vie, et qui organise son identité sur la base d’un mode de comportement déviant », écrit Becker (1985, p. 53).

30La carrière de « non-sco » comprend plusieurs étapes, le travail de transformation qu’elle requiert comporte plusieurs facettes. Pour la clarté des choses, on les présente ici comme une succession, mais elles se renvoient les unes aux autres : s’inscrire dans le monde « non-sco » aide à devenir pleinement parent « non-sco » et à penser sa vie quotidienne conformément à ce que cette pratique exige. On verra que cette carrière est tissée d’actes posés par les familles et d’actes posés par l’entourage, qu’il s’agisse de la parentèle, des amis, des voisins ou des institutions. Pour parler comme Becker, on verra les familles « non-sco » « étiquetées » pour leur transgression de la norme et en butte aux « entrepreneurs de morale » qui se chargent de la leur rappeler.

  • 20 On revient plus bas sur l’inadéquation de l’expression « en marge » (proposée à titre provisoire) (...)

31Tout ce qu’exige la « non-sco », en termes d’organisation matérielle, de positionnement vis-à-vis des autres, de justification de ce choix, etc., conduit à mentalement pivoter, à changer d’axe, c’est-à-dire à reconsidérer ses habitudes de penser et d’agir pour en adopter d’autres. Au fil d’une carrière de « non-sco » se construisent petit à petit, comme résultat du travail opéré sur soi-même, du processus de conversion, des dispositions (Lahire, 1998), voire un habitus (au sens de Bourdieu), que l’on peut qualifier d’habitus d’« alternatif », « en marge »20. Cette construction et incorporation de dispositions est due à la fois aux contraintes objectives et à la nécessaire poursuite du travail sur soi.

Un choix qui bouscule la vie matérielle et conduit à la repenser

  • 21 On a rencontré quelques rares cas de mères ayant une activité rémunérée (partielle) à domicile. Et (...)

32Faire ce « pas de côté » impose inévitablement des changements matériels, puisqu’aujourd’hui la vie sociale quotidienne est, de fait, largement structurée autour de l’école (Perrenoud, 1987) : organisation familiale, division du travail entre parents. Il faut aussi apprendre à vivre sereinement (sur le plan pratique autant que mentalement) la désynchronisation des rythmes avec les familles qui scolarisent ; ces nouvelles scansions du temps (de la journée, de la semaine ou de l’année) s’inscrivent dans les corps. L’attention de la mère est, en continu, portée sur l’enfant (ou les enfants), sans les phases de déconnexion que permet ou qu’impose l’exercice d’une activité professionnelle. Les ressources de la famille se trouvent souvent réduites, du fait qu’un seul adulte exerce désormais une activité professionnelle21 ; ce qui a pour effet, sauf pour les familles très aisées, de conduire si ce n’est de contraindre à des choix de vie, de consommation, voire à l’inscription dans des circuits d’échanges, de récupération, de vente directe, etc.

33Les parents doivent rechercher des modalités d’instruction des enfants. Quelle organisation pratique adopter, où s’installer, faut-il et peut-on réserver un espace dédié au sein de l’habitat familial ? Sur quels outils s’appuyer ? Faut-il ou non s’imposer – ou imposer aux enfants – un emploi du temps, surtout quand on a « constaté qu’un enfant “motivé” a besoin pour apprendre une notion de beaucoup moins de temps qu’il n’y consacre à l’école » ? Est-il préférable de faire l’école à la maison, en suivant les manuels scolaires, d’inscrire à un cours par correspondance ? Quelle part accorder aux apprentissages informels dont la vie quotidienne fournit sans cesse des occasions à saisir ? Apprendre à accorder la priorité au respect du rythme de l’enfant : lui permettre d’accéder aux connaissances qui l’intéressent, au moment qui lui convient et non pas selon le déroulé inexorable d’un programme établi à l’avance. « Trouver l’équilibre entre sous-stimulation (ne rien proposer) et sur-stimulation (trop proposer) ». Répondre à la demande, donc se rendre disponible – au risque de ne plus avoir de temps pour soi –, et se mettre en mesure de trouver des ressources. Les apprentissages doivent-ils être impulsés, ou conduits, par les parents, ou bien être, comme disent certains parents, « autogérés » ? De proche en proche, les interrogations sur l’instruction entraînent des interrogations sur l’éducation, qui interrogent à leur tour le mode de vie ; et vice-versa ; les « allant-de-soi » sont ébranlés.

  • 22 Observation faite par P. Bongrand dans deux entretiens qu’il a réalisés.

34Tout cela, les parents doivent l’apprendre, et apprendre aussi pas à pas à s’y trouver à l’aise. « Le jour où je l’ai retirée de l’école… j’ai ressenti une chape de plomb sur les épaules… seule face aux problèmes éventuels : plus possible de rejeter les problèmes sur l’école… ». Le tâtonnement initial est la règle, entre l’incertitude et le constat de certains obstacles qui n’avaient pas été anticipés. La carrière « non-sco » n’est guère rectiligne, et singulièrement en matière d’instruction. Il n’est pas rare que les mères évoquent l’évolution qu’a connue leur pratique : « au début, je faisais beaucoup l’école à la maison (emploi du temps strict, manuels, exercices…)… ; puis je suis progressivement passée à quelque chose de beaucoup plus informel ». Il arrive que des mères portées sur l’informel « en reviennent », totalement ou partiellement22. Certaines préservent parfois une partie plus « formelle », que ce soit pour s’assurer vraiment de telle acquisition (par exemple la lecture), ou bien, stratégiquement, « en vue des contrôles ». On peut aussi se déclarer « très informelle sur la méthode mais très centrée sur de vrais apprentissages des bases et de la culture », à distance, donc, des apprentissages « autogérés » privilégiés par d’autres. L’éventail des ressources sur lesquelles s’appuyer est ouvert : manuels, cours par correspondance, encyclopédies, Internet, pour ne citer que des outils dont on use à la maison ; sans oublier les compétences – professionnelles, artistiques, culturelles… – auxquelles les parents peuvent avoir recours dans leur entourage, ou celles qu’ils ont eux-mêmes acquises.

35Un travail s’impose pour s’informer des moyens de vivre ce choix, dans les divers aspects qui viennent d’être évoqués. Pour cela, le recours de parents « non-sco » aux réseaux sociaux – listes de discussion, groupes Facebook ou Yahoo, forums… – est une constante. On trouve dans des revues publiées par les associations une variété d’articles ; ce sont très souvent des témoignages d’autres parents « non-sco », expliquant comment faire pour permettre à son enfant de faire ceci ou d’apprendre cela ; ou encore comment s’organiser pour tel aspect de sa vie quotidienne. Voici quelques exemples d’articles voire de dossiers proposés par les revues associatives : « Organisation ménagère » (Les Plumes de LAIA, no 20, décembre 2012) ; « Combiner finances, boulot et IEF avec des enfants au quotidien » (Bulletin de LED’A, no 94, mars 2014) ; « Première année en IEF » (Bulletin de LED’A, no 95, juin 2014) ; « Quand le couple se sépare » (Les Plumes de LAIA, no 22, septembre 2013).

Se situer comme parent « non-sco »

  • 23 Becker parle de « neutralisation » des stéréotypes qui sont opposés à la pratique déviante (1985, (...)

36Un travail sur soi est nécessaire pour acquérir une sérénité par rapport à ce choix. Un thème récurrent dans les entretiens est celui du doute qui, à certains moments, ressurgit. Pour apprendre à se sentir à l’aise avec ce choix, à ne pas avoir peur de continuer, à se dire qu’on a raison23, l’appui sur les autres « non-sco » est précieux (voir plus bas). Les conceptions éducatives que, plus ou moins consciemment, on porte en soi depuis ses propres années de socialisation se trouvent souvent bousculées tant par le quotidien de l’instruction en famille que par les interpellations venant d’autres parents « non-sco ».

  • 24 Parmi les familles interrogées, on rencontre sept enseignants en activité actuelle ou passée (sans (...)
  • 25 Par exemple : interview exclusive de Jean-Pierre Lepri (Les Plumes de LAIA, no 17, mai 2011).

37Le recours à des références sur lesquelles s’appuyer est récurrent. Le nom de quelques figures jouissant d’une certaine notoriété dans le milieu « non-sco » revient au cours des entretiens. Le musicien et luthier André Stern, conférencier à succès, auteur du livre Et je ne suis jamais allé à l’école (Stern, 2011) et auquel est consacré un long passage du film « Être et devenir », est aux premiers rangs de ces figures. Par ailleurs, surgit spontanément dans la discussion un thème, dont l’évocation sonne comme une forme de caution (et soutient la « neutralisation » de la culpabilité) : celui des enseignants, qui sont dits nombreux, du primaire ou du secondaire, à avoir choisi l’instruction en famille pour leurs propres enfants24. Enfin, les parents renforcent intellectuellement leur conversion et trouvent des appuis dans des textes qui circulent dans le milieu « non-sco », écrits par des universitaires (américains ou britanniques) ou par l’ancien inspecteur de l’Éducation nationale J.-P. Lepri, titulaire de plusieurs doctorats25, ou publiés par les éditions « L’instant présent » créées, animées et nourries par des auteurs « non-sco ».

38Se situer comme parent « non-sco » implique aussi un travail de repositionnement vis-à-vis des autres, et d’abord des parents, amis, proches, voisins, qui se font « entrepreneurs de morale ». Il ne s’agit pas de les convaincre d’adopter eux aussi l’instruction en famille, mais de supporter de passer auprès d’eux pour des irresponsables, en attendant qu’ils comprennent un jour. Auprès de certains membres de la famille, cela peut durer longtemps et aller jusqu’à distendre les liens ; par exemple, certains grands-parents ont beaucoup de mal à accepter que leurs petits-enfants n’aillent pas à l’école, et ne l’envoient pas dire, surtout si la mère elle-même a connu une scolarité problématique ou n’a pas fait de bonnes études. « Le plus difficile, c’est le regard de la société ! » Les parents des parents non scolarisants, leurs frères ou sœurs, leurs cousins, leurs amis proches parfois, leurs voisins, tiennent des propos qui se voudraient autant de forces de rappel vers des pratiques « normales » : « tu les mets en danger », « tu les isoles », « tu mets en péril leur avenir ». Et certains de plaindre parfois « ces pauvres enfants empêchés d’aller à l’école », ou encore de faire « comme si mon fils n’existait pas ». Certains posent des actes, comme la rupture des relations ou l’arrêt de la fréquentation des enfants non scolarisés par leurs propres enfants. D’après les entretiens recueillis, la situation se détend souvent quand il devient manifeste que l’enfant sait lire (certains dès 5 ans, d’autres à 8 ans ou 10 ans), et que, du coup, les autres acquis (en termes d’autonomie, de capacité à se passionner pour un sujet, de richesse du vocabulaire…) bénéficient d’un regard plus favorable. Un vrai travail d’auto-conviction, avec appui sur d’autres « non-sco », est nécessaire pour continuer à croire à la pertinence de ses choix quand les progressions de l’enfant sont totalement décalées de celles des autres enfants de son âge, et que, par exemple, à huit ans, l’enfant ne sait pas lire ni écrire. Ou pour résister au soupçon voire aux accusations : il n’est pas rare, à entendre les parents interrogés, que leur entourage proche, ou les médecins, s’empressent d’attribuer une difficulté d’un enfant – physique, psychologique, relationnelle, comportementale... – au fait qu’il ne fréquente pas l’école.

  • 26 Il est ici question de l’école comme lieu d’apprentissage, lieu de regroupement des enfants, insta (...)

39Tant ils sont mis en demeure de le faire, les parents doivent apprendre à justifier leurs choix et répondre aux interrogations multiples qui assaillent adultes ou enfants qui n’ont pas recours à l’école. Et puis encore, un peu plus tard, décider qu’ils n’ont pas à se justifier ; ou, à une question sur les raisons de la non-scolarisation, répondre, dans un retournement de l’étrangeté, par une question... sur la scolarisation : « et toi, pourquoi mets-tu tes enfants à l’école ? » Une étape est encore franchie quand, dans leur entourage, le doute semble changer de camp ou que d’autres leur avouent qu’elles aimeraient bien pouvoir faire de même. Certains parents « non-sco » en viennent à ne plus faire de l’école une référence, même négative ; tout se passe comme si elle s’estompait de leur paysage mental comme elle est sortie de leur existence quotidienne26. Pour le moins, l’école n’est pas – ou n’est plus – un élément central de leur existence de parents.

S’inscrire dans le monde « non-sco »

40L’inter-sociabilité des parents « non-sco » est assez intense, sans être pour autant exclusive d’autres liens. Vivant selon des rythmes spécifiques, les parents « non-sco » se retrouvent souvent entre eux, hors la présence des parents scolarisants, et peuvent ainsi sembler réunis dans une sorte de « communautarisme » de fait, pour reprendre le mot d’une enquêtée. Une socialisation s’opère dans un espace social en marge, remettant en cause le bien-fondé des comportements majoritaires ou des allant-de-soi de l’ordre social établi, ou du moins l’interrogeant, le soumettant à la critique et à l’examen. « On partage les mêmes codes, il y a de la tolérance entre nous, du respect mutuel, on n’a pas à se justifier... ». Une mère « solo » précise : « les rencontres, c’est là où je me sens le plus chez moi ! ». Tout se passe alors comme si se constituaient peu à peu, dans une dynamique soutenue par la sociabilité non-sco, avec les autres familles non-sco qui sont un pôle essentiel de « l’espace social de la transformation de soi » (Darmon, 2008, chap. 8), des « dispositions à l’alternatif ».

41Les parents peuvent adhérer à l’une des associations nationales (LED’A, LAIA, CISE, UNIE…), voire à plusieurs en même temps, en continu ou en discontinu. Ils sont souvent membres d’une association ou d’un réseau local – pas simplement sur Internet, au sein duquel, on l’a vu, s’échangent des informations, des ressources, des solutions aux problèmes de la vie quotidienne ou d’apprentissage, des questions sur les façons d’instruire, etc. Enfin, à travers les réseaux, plus ou moins formels, s’organisent des activités pour les « non-sco » : visites de musées, sorties en campagne, exploration d’un site historique, accueil dans un atelier artisanal ou une usine, etc. S’échangent aussi, entre les familles d’un réseau, des biens que l’on recycle (vêtements, meubles, jouets...) et des services (garde des enfants, accompagnements en voiture...).

42Ces temps où plusieurs parents se retrouvent pour accompagner les enfants sont aussi des occasions d’assurance et de réassurance mutuelles : l’échange permet de raffermir leur conviction de la pertinence et de la justesse de leurs choix. Ces sorties et ces visites sont, pour les parents autant que pour leurs enfants, des moments de socialisation, qui leur permettent de se percevoir, de se ressentir et de se vivre comme membres de ce monde. Il en est de même des rassemblements régionaux ou nationaux où les familles se retrouvent, pendant une semaine, pour partager détente, activités, discussions, débats. Ou partager sans culpabilisation des questions : car choisir la « non-sco » conduit inévitablement à une interrogation sur l’« après » : un « après » qui peut être proche ou lointain : « il sera en non-sco jusqu’à ce qu’il demande d’aller à l’école, s’il le demande un jour… ». Dans les familles rencontrées, des parents ont voulu faire droit à une demande de scolarisation d’un enfant parvenu en sixième, par exemple ; ils l’ont scolarisé, et lui-même a pu demander quelque temps après à revenir en « non-sco ». Ce qui réactive les questionnements parentaux sur la « non-sco », ou renforce leur conviction… : « même si je suis confiante en l’avenir de mes enfants, je ne sais pas ce que va être leur futur. Que va vraiment leur apporter l’instruction en famille ? ».

  • 27 Au cours des entretiens, même si les enquêtées ne développent guère un discours anti-école, on ent (...)

43S’inscrire dans le monde « non-sco », c’est aussi en acquérir et en adopter le vocabulaire ; c’est en partager les références. Ce vocabulaire et ces références constituent la matière de l’intercompréhension dans le monde « non-sco ». Dans le même temps s’installent et se partagent de nouvelles évidences, relatives, elles, à la « non-sco » : il va ici de soi que ses effets sont positifs, que ce soit en termes d’apprentissages cognitifs, d’autonomie, etc.27 ; ces convictions, qui n’excluent pas le ressac régulier du doute, s’enracinent dans l’expérience quotidienne avec ses propres enfants ou celle d’autres familles « non-sco », et s’appuient sur des références prestigieuses, on l’a vu plus haut.

44Pour se situer dans ce monde « non-sco », c’est-à-dire par rapport aux autres parents « non-sco », les mères interrogées évoquent volontiers telle ou telle association dont les adhérents seraient dotés de caractéristiques qui distinguent entre eux les parents « non-sco ». C’est ainsi que CISE (Choisir d’instruire son enfant) est créditée : de son ouverture aux parents d’enfants précoces, de façons de faire très scolaires avec beaucoup de cours et d’enseignement « formel » (« on instruit son enfant, plutôt que l’enfant aille lui-même vers l’instruction ») ; enfin, d’un recrutement « bourgeois » (« CISE, c’est Versailles ! »). De son côté, LED’A (Les enfants d’abord) est évoquée, dans les entretiens, comme un recours précieux en cas de problème avec l’institution scolaire (en raison de la compétence de son service juridique), et comme globalement portée sur le « unschooling » et l’informel, orientation qui aurait d’ailleurs poussé certains parents à migrer vers CISE, tandis que d’autres parents ont fait le chemin inverse… Commode pour éclairer le paysage, cette opposition ne doit pas être rigidifiée, la réalité étant plus complexe. Les quelques indications que l’on peut tirer de l’enquête invitent à se défaire des stéréotypes et font douter que le public de CISE soit composé de « bourgeois » et celui de LED’A de « baba cool » ; les propos de certaines mères inscrites à CISE évoquent fortement les manières de penser et de pratiquer la « non-sco » que l’on trouve chez de nombreux adhérents de LED’A, et inversement.

  • 28 Il est cependant, y compris parmi celles que nous avons rencontrées, des familles qui, justement p (...)
  • 29 Sur la question des contrôles, voir dans ce dossier l’article de G. Farges & É. Tenret, « Les insp (...)

45Enfin, s’installer dans la « non-sco », c’est devoir se confronter à l’administration, puisqu’une déclaration à la mairie et à l’Inspection d’académie est obligatoire28. Partageant les mêmes incertitudes voire les mêmes craintes quant au contrôle à venir, les parents, sur les sites internet, comme au cours de leurs sorties ou de leurs regroupements, échangent intensément, font part de leur expérience et de celles d’autres « non-sco ». Ils trouvent dans les associations des informations, des argumentaires voire un appui juridique, en cas de difficultés lors des contrôles29. Les échanges sont nourris sur cette question très sensible des contrôles, dont certaines familles refusent le principe tandis que d’autres en contestent seulement les modalités. Une même famille peut avoir expérimenté ce qui lui paraît le meilleur comme le pire : le meilleur, c’est-à-dire un contrôle ouvert à ce que les parents proposent, attentif aux compétences diverses de l’enfant, à sa capacité à entrer en contact avec un adulte, à développer une passion artistique ou à se documenter pour approfondir une question qui l’intéresse ; le pire, c’est-à-dire un contrôle où les parents disent avoir ressenti une méfiance et un mépris tant pour leurs personnes (« je me suis sentie blessée et niée ») que pour les productions des enfants et les apprentissages qu’elles ont permis.

Les mères en première ligne

  • 30 En amont de la « non-sco », ce sont les mères qui, sans surprise, sont le plus impliquées dans la (...)

46Ce travail de conversion est un travail inégalement réparti dans le couple. Dans les entretiens, les femmes disent que ce sont elles qui ont évoqué l’éventualité, puis ont pris la décision de ne plus ou de ne pas scolariser. Ce sont elles qui décident concernant la conduite de la « non-sco », le choix et l’organisation des activités, le déroulement des journées, et, en conséquence, le lien aux enfants. L’inscription dans le milieu « non-sco », par les sorties avec d’autres familles, les réseaux sociaux, l’éventuelle participation à des mobilisations, c’est d’abord elles30. Le conjoint a suivi, bienveillant, sceptique ou attentiste, parfois critique (« Tu es complètement malade ! »), en laissant à la conjointe la responsabilité d’en assumer les conséquences : « tu as fait ce choix-là, je ne veux pas en entendre parler ». En assumer les conséquences est a priori possible puisqu’elle est disponible ou s’est rendue disponible. Ce n’est que petit à petit, après avoir commencé par dire « c’est ton affaire », qu’il se sent plus concerné. Quand il participe au travail d’instruction, c’est pour des interventions assez circonscrites (« il l’aide en maths ») et selon des modalités scolaires, même si la mère, quant à elle, tend à s’en écarter. Quelques pères, dont le travail professionnel s’exerce à domicile, ou dans un lieu attenant, sont un peu plus présents dans la prise en charge quotidienne ; mais cette exception ne dément pas le constat général d’une responsabilité qui repose d’abord sur la mère. Toutefois, le père, même moins impliqué au quotidien, l’est davantage dans les contacts avec l’administration ou lors des contrôles. Il reste que le travail de transformation de soi auquel doit se livrer le père est moins intense, il semble s’opérer par procuration, et plus tardivement.

  • 31 Il suffit, pour s’en convaincre, de lire les signatures des interventions sur les forums, très mas (...)
  • 32 Ce qui ne signifie pas nécessairement qu’elle était antérieurement disqualifiée ; mais que, en tou (...)
  • 33 C’est, du reste, le sens d’implication de tous dans l’accès à la connaissance que revêt pour ces p (...)

47Le constat est paradoxal. D’un côté, ce partage au sein des familles « non-sco » reproduit, voire intensifie, la classique division sexuelle du travail au sein du couple, jusqu’au renoncement à une vie et une sociabilité professionnelles, et assigne puissamment et en continu la mère au soin des enfants, et, de fait, à la tenue de la maison. Mais, dans le même mouvement, la mère prend une autre place dans le couple, les relations se recomposent, y compris les liens aux enfants. Dans la façon dont les personnes rencontrées parlent au cours des entretiens, et pas seulement dans ce qu’elles disent mais aussi dans leur posture corporelle en ces moments, ou encore dans leur manière d’occuper le centre de l’interaction quand le conjoint est présent à l’entretien, émerge le sentiment des femmes « non-sco » d’avoir du pouvoir dans le couple ; la mère de famille est maîtresse en son espace « non-sco », non seulement parce que, comme bien d’autres « femmes à la maison », l’organisation de la vie repose sur elle, mais aussi et surtout parce que c’est essentiellement elle qui orchestre l’instruction en famille et théorise la « non-sco », participe aux échanges sur Internet, etc.31 Comme on l’a vu plus haut, l’instruction en famille suppose, sur tout un ensemble de points, tant matériels que pédagogiques et éducatifs, de sortir des lignes déjà tracées et, en quelque sorte, disponibles sur le marché des rôles sociaux. Il est possible que cette implication féminine dans la « non-sco », les compétences qu’elle permet de construire, la force morale que manifeste cet engagement hors des sentiers battus, contribuent (si elles n’en sont pas le fondement) à une remise à plat, si ce n’est un rééquilibrage des rapports au sein du couple. Et cet engagement de la mère est pour elle le lieu d’une « requalification symbolique »32 (D. Thin). Requalification soutenue par le fait que, face aux questions de son ou de ses enfants, elle dit ne cesser d’apprendre, pour être en mesure d’y répondre ou de chercher ensemble33.

Un basculement progressif dans un mode de vie

48Au fil de cette « carrière », le parent « non-sco » apprend progressivement à penser, à agir, à réagir aux événements, à se projeter dans l’avenir ou à y projeter ses enfants, autrement que les parents scolarisants. Ce qui était de l’ordre des évidences ne l’est plus ; certains actes naguère posés sans avoir besoin d’y réfléchir le sont moins ; les catégories de perception et de jugement (sur les autres, sur « ce qu’il convient de faire »…) changent.

49Dans la mesure où des dispositions à l’alternatif sont incorporées, il est alors plus « naturel », quand on est en présence d’autres façons de gérer les différents domaines de sa vie comme la façon de se soigner ou de se nourrir, de réagir sans refus de principe, sans réaction vive, et de trouver entre ce que l’on vit déjà dans la « non-sco » et ce que l’on découvre une certaine cohérence. Ces parents « non-sco » entrent ainsi de plus en plus dans un mode de vie alternatif. Ce mode de vie est intellectuellement alimenté par le recours à des auteurs dont le nom émerge au cours des entretiens (Pierre Rabhi, Henri Thoreau, Ivan Illich...), dont les ouvrages trônent sur les bibliothèques, et dont quelques citations, affichées ici et là dans la maison, rappellent les principes de vie auxquels la maisonnée entend se tenir ou une vision du monde dans laquelle elle se reconnaît.

  • 34 Ce qui n’exclut pas que ce puisse être le mode de vie d’autres familles, que nous n’avons pas renc (...)

50Il serait possible de qualifier ce mode de vie minoritaire de « mode de vie en marge », si la connotation de cette expression n’était pas l’idée d’être des « marginaux » vivant à l’écart de la société globale ; ce qui n’est pas le cas des « non-sco », y compris très impliqués dans le « unschooling », que nous avons rencontrés34. Ils peuvent participer à des associations diverses hors du monde « non-sco », avoir des implications locales, user des équipements sportifs ou culturels, favoriser les relations amicales de leurs enfants avec des enfants scolarisés, être en lien régulier avec des familles qui n’ont pas fait les mêmes choix qu’eux, etc. Mais ils acceptent et revendiquent, pour les autres comme pour eux, l’écart à la norme.

51Être confronté, via les rassemblements « non-sco » ou via les forums internet, à d’autres pratiques touchant à la santé, à l’alimentation, à l’usage des médias, au rapport au politique, ne produit vraisemblablement pas les réactions étonnées, amusées, ironiques ou hostiles que l’on pourrait enregistrer dans d’autres milieux. Ces pratiques entrent pour eux dans l’ordre des choses acceptables et même envisageables, même si elles n’entrent pas forcément pour toutes les familles dans l’ordre des possibles ou des souhaitables. Chaque choix implique des contraintes spécifiques que l’on n’est pas prêt, ou pas prête, à affronter ou face auxquelles on n’a pas de disponibilité. Pour autant, ne pas les adopter ou ne pas se sentir prête à les vivre ne conduit pas à les critiquer chez les autres et, surtout, à leur contester le droit à faire les choix qu’ils font.

  • 35 C’est la thèse défendue dans son ouvrage par M. Plavis (2017). Nos entretiens donnent à penser que (...)

52Dans leur vie quotidienne, bien au-delà de l’éducation des enfants, les familles « non-sco » adoptent des pratiques « alternatives », qui ne sont ni toutes exceptionnelles ni cantonnées à ce monde, activités au cours desquelles, du reste, elles disent apprécier de croiser des adultes qui ne sont pas du monde de la « non-sco » ; mais ce sont des activités qui contribuent à colorer d’une certaine manière leur existence : participation à des Associations de maintien de l’agriculture paysanne, à des circuits courts, à des Réseaux d’échanges réciproques de savoirs ou à des Systèmes d’échanges locaux ; plusieurs des mères rencontrées militent pour des choix de vie protecteurs de l’environnement ou pour la décroissance. On l’a entendu plusieurs fois en entretien : c’est d’un mode de vie qu’il s’agit, et plus seulement d’un choix éducatif35. Elles n’en sont pas venues là du jour au lendemain, mais progressivement, pendant une carrière de « non-sco » qui les a dotées, chemin faisant, des dispositions à les souhaiter et à les vivre. Ont été régulièrement entendues, au cours des entretiens, des évocations d’une manière familiale de vivre « simplement » ; aucune ne prétend pratiquer l’ascétisme, ni même la frugalité – et du reste il faudrait avoir les moyens, que nous n’avons pas, d’en apprécier l’ampleur. Mais très souvent s’articulent, dans les propos entendus, le principe de réalité (des revenus limités car un seul parent est en emploi) et des conceptions de l’existence qui se veulent moins gourmandes en biens matériels qu’en relations.

53Par ailleurs, non seulement certaines de ces mères s’arrangent – et cela fait partie du « travail » évoqué plus haut – pour retrouver une activité professionnelle compatible avec la pratique de la « non-sco » (travail à domicile comme traductrice ou documentaliste, ou accueil en gîte rural, par exemple), mais plusieurs trouvent ou, plutôt, créent une activité, rémunératrice ou bénévole, dans un champ qui, lui aussi, est « alternatif » : l’une est formatrice en « maternage proximal », une autre anime des circuits « bio », une troisième crée et commercialise des vêtements liés à des pratiques alternatives (portage des enfants, HNI)… Certaines suivent, ou ont suivi, des formations en médecine parallèle (naturo-thérapie par exemple).

Conclusion : ce qui est commun aux parents « non-sco »

54Ce qui est commun aux parents « non-sco » n’est pas d’abord le contenu de leurs choix en termes d’instruction, d’éducation, de santé, d’alimentation, etc. ; certes, ces choix peuvent les rapprocher entre eux et caractériser fortement ces parents en regard des parents scolarisants. La disponibilité aux enfants, à leurs désirs, à leur rythme, semble une conception de la vie sur laquelle tous les parents « non-sco » se retrouvent, qui paraît leur être devenue « naturelle ». Mais on ne peut qu’être également frappé, au cours des entretiens, par les différences dans les manières de vivre des familles qui nous intéressent ici. Il peut aussi s’agir de désaccords entre des familles qui pourraient paraître très proches puisqu’elles ont choisi les unes comme les autres de pratiquer le « unschooling » ; telle mère interrogée s’emporte même contre celles des « familles unschooling » qui décident, à l’approche de l’âge du baccalauréat, de re-scolariser leur enfant, décision qu’elle considère comme une sorte de trahison de l’esprit qui, selon elle, anime le « unschooling ». En témoignent aussi les tensions qui peuvent apparaître lors des semaines de rassemblement : par exemple, certains parents estiment que d’autres parents laissent leurs enfants empiéter indûment sur le temps, l’espace et la liberté des autres. Ou encore, certaines mères racontent qu’elles ont cessé d’aller sur les forums de discussion où il y a « trop de prises de tête » : elles se disent rebutées par le ton ou le contenu de certaines interventions, qui leur donnent l’impression qu’il faudrait forcément adopter telle ou telle position en termes éducatifs, en termes de rapport à la nature ou de rapport au corps, voire en termes politiques. Il est des choses dont, selon elles, on ne pourrait pas parler sur tel ou tel forum. Quand les responsables associatives soulignent que les familles « non-sco » sont d’une très grande diversité, elles font écho, de fait, à ce que l’on a pu entendre et constater en rencontrant les familles dont parle ce texte. Certes, cette insistance sur la diversité a une logique : c’est une manière de souligner, d’une part que la « non-sco » n’est ni limitée ni réservée à quelques familles privilégiées par l’argent ou la culture, et d’autre part que n’y règne pas l’uniformité qui aurait vite fait d’accréditer, en dehors de ce monde, les soupçons de sectarisme. Mais l’enquête va en effet dans ce sens : on constate la grande diversité de ce monde.

55En dépit de cette diversité, en dépit de toutes les différences sociales ou culturelles, voire des divergences de pratiques ou de façons de voir et de penser qui s’expriment dans les entretiens ou que l’on repère à l’observation, ces familles, ces mères, ont quelque chose en commun, qui n’est pas seulement leur affrontement partagé aux exigences de l’administration. Ce qui leur est commun est, beaucoup plus, la carrière de « non-sco » qu’elles ont parcourue et continuent de vivre, ce qu’elle construit comme rapport au monde social, et le fait de vivre, de se vivre et de se penser en alternatifs ; c’est un habitus ou des dispositions communes. C’est en ce sens que le propos de la mère évoquée en début de texte touche juste : « on se ressemble tous ».

56On pourrait objecter au schéma développé dans ce texte que les « dispositions à l’alternatif » intégrées au fil de la carrière de « non-sco » étaient déjà bien présentes avant même que celle-ci ne s’amorce. Si l’engagement dans des choix de « parentalité positive » ou de gestion de sa santé peut, en effet, préparer voire prédisposer à prêter une oreille favorable aux informations relatives à une autre manière d’élever et d’instruire ses enfants, il ne suffit pas pour conduire vers la « non-sco ». C’est surtout la pratique de la « non-sco », au fil d’une carrière telle qu’on a tenté de l’expliciter, qui construit progressivement des dispositions à l’alternatif. Parce que, dans l’éventail des pratiques alternatives, c’est sans doute la « non-sco » qui exige la plus grande disponibilité (à la fois dans le sens vernaculaire et dans le sens évoqué plus haut), s’accompagne des plus grandes contraintes dans sa vie quotidienne et suppose le plus fort engagement. Pour le dire autrement : face à une institution aussi présente dans le quotidien comme dans l’imaginaire de la société française, l’attitude de non-recours voire de refus, qui coagule progressivement depuis le retrait de l’école jusqu’à l’expérience toujours éprouvante des contrôles, en passant par l’option pour des choix pédagogiques éloignés de ceux de l’école, ancre les parents « non-sco » dans un positionnement « en marge », « alternatif ». Plus que les autres pratiques alternatives, c’est, par tout ce qu’elle engage, une manière de choix « total ».

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Bibliographie

BECKER H. (1985). Outsiders. Études de sociologie de la déviance. Paris : Métailié.

BOURDIEU P. (1979). La Distinction. Critique sociale du jugement. Paris : Éd. de Minuit.

DARMON M. (2008). Devenir anorexique. Une approche sociologique. Paris : La Découverte.

LAHIRE B. (1998). L’homme pluriel. Les ressorts de l’action. Paris : Nathan.

LIGNIER W. (2012). La petite noblesse de l’intelligence. Une sociologie des enfants surdoués. Paris : La Découverte.

MENSION-RIGAUD E. (1990). L’enfance au château. Paris : Rivages.

PERRENOUD P. (1987). « Ce que l’école fait aux familles : inventaire ». In C. Montandon & P. Perrenoud, Entre école et familles, un dialogue impossible ? Berne : Peter Lang, p. 89-168.

PLAVIS M. (2017). Apprendre par soi-même, avec les autres, dans le monde. L’expérience du unschooling. Breuillet : Myriadis.

QUATREVAUX A. (2011). « Le système scolaire face à l’instruction en famille ». Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, no 10, p. 29-43.

STERN A. (2011). …et je ne suis jamais allé à l’école. Arles : Actes Sud.

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Notes

1 Pour la mise en évidence de cette diversité, voir dans ce dossier l’article « Nommer et classer les familles qui instruisent hors établissement ».

2 Je remercie Odile Joly et Jean-Paul Payet pour leurs remarques et suggestions sur une première version de ce texte.

3 C’est l’occasion de remercier très chaleureusement les parents qui ont accepté de se prêter à un entretien, parfois très long. Certains, comme si rien n’était plus normal, nous ont même invité à leur table, ou facilité nos transports jusqu’à eux.

4 Statistiquement nombreuses, ces familles ne sont guère visibles, peu adhèrent aux associations, et l’on imagine mal de les solliciter par le canal de l’administration.

5 Il arrive cependant qu’une famille ayant déscolarisé par « survie » décide, devant ce qu’elle vit comme une incompréhension de l’administration, de prendre la voie de l’instruction en famille ; « Notre non-choix se transforme. Il devient un choix, conscient, assumé : nous sommes des parents responsables et engagés dans la voie de l’instruction en famille ». Ou encore, une famille étant partie en voyage lointain a, quelques années après, déscolarisé ses deux derniers enfants alors que les deux aînés étaient retournés en établissement.

6 Sur la notion de « carrière », voir Becker, 1985, en particulier les quatre premiers chapitres.

7 Le fait que ces familles soient les plus nombreuses n’a ici aucune signification statistique, et ne prétend pas à une quelconque représentativité ; il tient seulement au fait qu’une liste d’adresses nous a été transmise, avec leur accord, par une association qui rassemble plutôt (sans aucune exclusivité) des parents de ce profil.

8 La mise en cause de la forme scolaire, comme la contestation des pratiques et des contenus pédagogiques, se retrouve chez les parents non-sco comme chez les parents d’« enfants précoces ». Voir Lignier, 2012, p. 238-245. Du reste, une association comme CISE est considérée dans le monde non-sco comme très attentive aux « enfants précoces ».

9 Les familles qui ont déscolarisé par survie et celles qui sont parties en voyage lointain ne se sont jamais, au cours des entretiens, qualifiées de « non-sco ».

10 Voir l’article « Nommer et classer les familles qui instruisent hors établissement » dans ce dossier.

11 Becker précise que « le comportement pleinement déviant est celui qui enfreint la norme et qui est perçu comme tel » (1985, p. 43).

12 L’usage du terme sociologique de « conversion » ne doit pas induire l’idée, à nos yeux erronée, qu’entrer en « non-sco » serait comme embrasser une confession.

13 La HNI consiste, en particulier, à ne pas faire usage de couches pour un tout-petit, en étant attentif à ce qu’il communique de ses besoins d’élimination. Le « co-dodo » ou « co-sleeping » consiste pour les parents à dormir avec leurs enfants, ceci ne prenant fin pour un enfant qu’à sa demande. La catégorie des « BABI » (bébés aux besoins intenses) est apparue voici quelques années : bébés (ou enfants) qui dorment peu, pleurent souvent, ont une grande difficulté à ne pas être dans les bras, etc.

14 Signe parmi d’autres de la proximité entre Leche League et « non-sco », le site de la LL comprend un forum École à la maison (<http://forum.lllfrance.org/threads/école-à-la-maison.6094/>). De la même façon, on peut voir associés sur un site (parents.fr) « maternage intensif » et « instruction en famille ».

15 C’est le cas de 56 % des ménages en France (Insee Focus, no 73, 21 décembre 2016).

16 Sur la faiblesse des données sociographiques disponibles sur les familles IEF, voir l’introduction de ce dossier. Nous n’avons pas, dans l’enquête, rencontré de parents qui pourraient être rangés dans la « grande bourgeoisie » étudiée par M. et M. Pinçon-Charlot ou par E. Mension-Rigaud (1990) ; ce qui ne signifie pas qu’il n’y en ait aucun.

17 Ce geste inaugural, par son aspect « binaire » (ne pas scolariser vs scolariser) constitue une entrée dans la « non-sco » beaucoup plus nette que l’entrée dans la carrière d’anorexique (qui peut être très progressive et passer initialement inaperçue puisque tissée d’actes « normaux » comme le fait de faire un régime, par exemple ; voir Darmon, 2008, p. 98-103).

18 Le fait que cela advienne en maternelle distingue encore ces familles de celles, évoquées plus haut, qui ont « déscolarisé ».

19 À la rentrée 2019, aux termes de la loi Blanquer, l’instruction devient obligatoire à 3 ans.

20 On revient plus bas sur l’inadéquation de l’expression « en marge » (proposée à titre provisoire) en raison de son ambiguïté. Quant au qualificatif « alternatif », il est pris au sens premier et sans lien a priori avec ce qui, dans le champ politique et médiatique, est aujourd’hui appelé « les alternatifs » (actifs par exemple lors des G20 ou dans les « ZAD »).

21 On a rencontré quelques rares cas de mères ayant une activité rémunérée (partielle) à domicile. Et un cas d’activité en alternance des deux parents, la mère travaillant en extérieur quand le père est à la maison, et vice-versa.

22 Observation faite par P. Bongrand dans deux entretiens qu’il a réalisés.

23 Becker parle de « neutralisation » des stéréotypes qui sont opposés à la pratique déviante (1985, p. 97-102).

24 Parmi les familles interrogées, on rencontre sept enseignants en activité actuelle ou passée (sans compter les enfants d’enseignants). Vu le mode d’accès aux familles (voir supra), on ne peut exclure que, sollicités sans être spécifiquement visés, les parents appartenant au milieu enseignant, se sentant qualifiés pour l’instruction en famille, aient été particulièrement disposés à répondre à notre enquête, avec l’idée de s’en expliquer ou de témoigner.

25 Par exemple : interview exclusive de Jean-Pierre Lepri (Les Plumes de LAIA, no 17, mai 2011).

26 Il est ici question de l’école comme lieu d’apprentissage, lieu de regroupement des enfants, instance de socialisation, et non comme institution. Celle-ci reste présente, du fait des contrôles.

27 Au cours des entretiens, même si les enquêtées ne développent guère un discours anti-école, on entend des considérations qui semblent, au moins en creux, présenter les enfants scolarisés comme des enfants qui ne peuvent pas s’épanouir et que l’école ne cesse de brider. Ce n’est pas toujours exprimé de cette façon ; mais la manière de souligner les capacités, les compétences sociales, l’autonomie, des enfants « non-sco », semble opposer implicitement la lumière « non-sco » à la noirceur scolaire. « Ils ne nous aiment pas parce qu’on forme des gens libres ». Parmi ces « évidences » non discutées peuvent figurer des idées sur l’école qu’il n’y a pas lieu de mettre ici en débat.

28 Il est cependant, y compris parmi celles que nous avons rencontrées, des familles qui, justement pour échapper aux contrôles, ne se déclarent pas. Voir l’article « Dénombrer les enfants et adolescents instruits hors établissement » dans ce dossier.

29 Sur la question des contrôles, voir dans ce dossier l’article de G. Farges & É. Tenret, « Les inspecteurs et les “fondamentaux” de l’éducation à l’épreuve des contrôles de l’instruction dans la famille ». Voir aussi Quatrevaux, 2011.

30 En amont de la « non-sco », ce sont les mères qui, sans surprise, sont le plus impliquées dans la « parentalité positive » et interviennent sur les forums de la Leche League, ou sur les questions de maternage proximal... et qui ont donc le plus d’occasions d’y croiser le thème de l’instruction en famille.

31 Il suffit, pour s’en convaincre, de lire les signatures des interventions sur les forums, très massivement féminines quand elles sont identifiables.

32 Ce qui ne signifie pas nécessairement qu’elle était antérieurement disqualifiée ; mais que, en tout état de cause, elle « monte » en qualification symbolique.

33 C’est, du reste, le sens d’implication de tous dans l’accès à la connaissance que revêt pour ces parents l’expression instruction en famille.

34 Ce qui n’exclut pas que ce puisse être le mode de vie d’autres familles, que nous n’avons pas rencontrées.

35 C’est la thèse défendue dans son ouvrage par M. Plavis (2017). Nos entretiens donnent à penser que, si les « unschoolers » sont particulièrement concernés, ils ne sont pas seuls à adopter un mode de vie hors norme.

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Pour citer cet article

Référence papier

Dominique Glasman, « La « non-sco » comme carrière »Revue française de pédagogie, 205 | 2018, 65-79.

Référence électronique

Dominique Glasman, « La « non-sco » comme carrière »Revue française de pédagogie [En ligne], 205 | 2018, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rfp/8626 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rfp.8626

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Auteur

Dominique Glasman

Université de Savoie Mont-Blanc

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