- 1 Le ministère de l’Éducation nationale indique que deux tiers des surveillant.es sont inscrit.es à (...)
1Dans l’imaginaire collectif, les « surveillant.es » de lycée ou de collège évoquent des étudiant.es, jeunes, qui gardent les élèves durant les permanences, vérifient les carnets de correspondance à la sortie des cours et se font appeler par leur prénom. Situé.es au plus près des élèves, ils et elles représentent, aux yeux des adolescents, les adultes les plus visibles, ceux et celles qu’ils croisent et recroisent tout au long de la journée. Pourtant, les résultats de notre enquête ethnographique, menée dans deux collèges franciliens relevant de l’éducation prioritaire, montrent que le travail effectué par les surveillant.es au quotidien auprès des élèves reste dans l’ombre du travail pédagogique des enseignant.es. Cette invisibilisation s’observe aussi bien au niveau des textes institutionnels et des discours publics que des travaux scientifiques (voir encadré 1). De nombreuses enquêtes évoquent ces travailleur.euses situé.es « en bas » de la hiérarchie des métiers scolaires, suggérant leur importance dans le quotidien scolaire, mais elles n’étudient pas véritablement leurs caractéristiques, leurs pratiques, ni leur place au sein des établissements. En effet, les travaux de sociologie ont surtout porté leur regard sur la gestion des micro violences au collège (Charlot, Peretti & Emin, 2002 ; Thouroude, 2011), la division sociale du travail éducatif (Tardif & LeVasseur, 2010 ; Rochex & Francia, 2012 ; Chevit, 2012) ou encore les interactions entre les différent.es acteur.rices scolaires (Chevit, 2012 ; Condette, 2013). D’autres ouvrages analysent la proximité sociale que les surveillant.es entretiennent avec les élèves et leur rapport distancié à la culture scolaire (Beaud, 2003 ; Douat, 2011). À ces études s’ajoutent quelques données sociodémographiques dont la publication remonte à 20041. Pour qualifier ces travailleur.euses scolaires, nous avons également fait référence à des auteur.rices qui étudient les précaires du travail social et de l’intervention sociale (Charles, 2015 ; Ion & Ravon, 2005 ; Boucher, 2007) ainsi que les animateur.rices socioculturel.les (Lebon, 2009 ; Pinto, 2010). En effet, certaines de leurs caractéristiques sociales et de leurs pratiques s’apparentent à celles des surveillant.es.
Encadré 1. Un statut historiquement précaire
Les fonctions de surveillance et du maintien de la discipline sont historiquement réparties entre surveillant.es et conseiller.ères principaux.ales d’éducation (CPE) (Condette, 2013 ; Rémy, Sérazin & Vitali, 2010). Depuis son origine qui remonte au xviiie siècle, le métier de surveillant.e est assez flou et son statut précaire, parce que temporaire et peu rentable financièrement. La législation le considère comme une voie de passage pour les étudiant.es diplômé.es se destinant à une carrière d’enseignant. Jusqu’en 1997, ils et elles sont désigné.es comme des « surveillant.es d’externat ». Le gouvernement Jospin met en place les « aides-éducateur.rices » dans le cadre des « emplois jeunes » (1997-2002). Puis, en 2003, les surveillant.es d’externat et les aides-éducateur.rices sont regroupé.es dans une seule et même catégorie, les « assistant.es d’éducation » (AED). Trois ans plus tard, en 2006, sont créé.es – tout en conservant le statut d’assistant.e d’éducation – les « assistant.es pédagogiques » (AP). Contrairement aux assistant.es d’éducation (titulaires d’un baccalauréat), ils et elles doivent justifier d’un diplôme « bac +2 ». Le salaire net mensuel d’un.e AED comme celui d’un.e AP est pour un temps complet l’équivalent du SMIC. À ces deux statuts s’ajoute un troisième, tout aussi précaire, celui accordé par le contrat d’accompagnement dans l’emploi, désigné couramment « CAE ». Ce type de « contrat aidé »a s’adresse à des personnes dites très éloignées de l’emploi rencontrant des difficultés sociales et professionnelles, des personnes ne se destinant pas à l’éducation ni à l’enseignement. Au sein des deux équipes rencontrées, ces trois statuts (assistant.e pédagogique, assistant.e d’éducation et CAE) regroupent ceux et celles qu’on appelle communément « les surveillant.es » et sont hiérarchisés ; le statut le moins valorisé étant le CAE, l’assistant.e pédagogique bénéficiant du statut le plus gratifiantb.
Les différents éléments socioprofessionnels (âge, niveau de diplôme, statut juridique, situation familiale, origine culturelle, emplois exercés) qui caractérisent les surveillant.es ont été indexés dans un tableau (voir tableau 1 en annexe). La précision des données rassemblées varie d’un.e enquêté.e à l’autre. La présence d’une partie des surveillant.es au sein du collège a été de courte durée, soit parce qu’ils et elles n’ont pas réussi à intégrer l’équipe, soit parce que leur contrat de travail expirait. Le turn-over a fortement conditionné les relations d’enquête. J’ai côtoyé certain.es surveillant.es plusieurs mois et observé d’autres seulement quelques jours.
a. L’employeur bénéficiant d’une aide versée par l’État pour la mise en place de ce dispositif.
b. Dans d’autres établissements scolaires, les AP ne sont pas reconnu.es comme des « surveillant.es » et constituent un groupe professionnel distinct de celui des AED. Cet article est issue d’une enquête de terrain ayant lieu avant la baisse des contrats aidés annoncée par le gouvernement Philippe dès 2017 et la mise en place du parcours emploi compétences (PEC).
- 2 Je tiens à remercier chaleureusement Jean-Yves Rochex ainsi que les collègues du Centre d’études d (...)
- 3 Ces auteurs définissent un groupe professionnel comme étant « un ensemble de travailleurs exerçant (...)
2À partir d’une sociologie des professions, et plus particulièrement une sociologie des professions appliquée au milieu scolaire (Barrère, 2013 ; Chevit, 2012 ; Kherroubi, 2008 ; Pélage, 2009), nous proposons d’appréhender les surveillant.es, le rôle qu’ils et elles jouent ainsi que leur position dans les établissements2. En reprenant la définition de Didier Demazière et Charles Gadéa (2009)3, nous analysons les surveillant.es en tant que groupe professionnel.
- 4 Nous reprenons la définition de Rue Bucher et Anselm Strauss qui écrivent : « Dans les conditions (...)
3Au quotidien, ils et elles endossent différents rôles pour effectuer toutes les activités qui contribuent à l’encadrement des élèves. Leur travail est coordonné et organisé par le ou la conseiller.e principal.e d’éducation (Condette, 2007). Au cours de l’enquête de terrain, les surveillant.es se sont souvent qualifié.es de « bons à tout faire » pour exprimer à la fois le sentiment d’être de simples exécutant.es, la polyvalence de leurs tâches pour assurer l’encadrement des élèves et la disponibilité qu’ils et elles accordent aux enseignant.es, aux CPE et à la direction. On leur confie une partie du « sale boulot » (Hughes, [1951] 1996) : appeler les parents en cas d’absence, surveiller les permanences (parfois très agitées) ou encore distribuer le papier toilette (pour l’un des deux terrains étudiés). Ils et elles sont plus particulièrement chargé.es d’effectuer un ensemble de tâches réparties en poste afin de maintenir la discipline et de contrôler les présences des élèves à chaque heure de cours pour repérer les élèves « absentéistes ». L’enquête de terrain a très vite mis en évidence un groupe professionnel qui se distingue par une forte hétérogénéité, rassemblant des hommes et des femmes, diplômé.es ou pas de l’enseignement supérieur, exécutant plus ou moins les mêmes tâches mais sous des statuts d’emploi distincts, avec des aspirations professionnelles divergentes. Nous avons analysé l’hétérogénéité de ce groupe professionnel en nous appuyant sur la notion de « segments professionnels »4 (Bucher & Strauss, 1992 ; Juston, 2017).
- 5 La « vie scolaire » est l’expression couramment employée pour désigner le bureau du CPE et celui d (...)
- 6 « Le terme “vanne” – d’usage populaire plus ou moins argotique – désigne communément toutes sortes (...)
4À partir d’une enquête ethnographique (voir encadré 2) menée au sein de la « vie scolaire »5 de deux établissements et selon une approche interactionniste, cet article expose une typologie empirique qui rend compte de deux processus de segmentation (Juston, 2017). Ces derniers ont été construits en combinant une analyse des parcours scolaires et professionnels, des origines sociales et du rapport aux élèves qu’entretiennent les surveillant.es. Le premier processus de segmentation renvoie aux surveillant.es, qui tel.les des « porte-parole » de l’institution scolaire, cherchent à éduquer et faire autorité auprès des élèves. Quant au second, il regroupe des surveillant.es qui interagissent avec les collégien.nes comme des « copains, copines ». Leurs actions éducatives consistent alors à ressentir les adolescent.es et à échanger des vannes6 avec les élèves afin de protéger ceux et celles qui sont en difficulté.
Encadré 2. Une enquête ethnographique
Le matériel empirique mobilisé pour l’écriture de cet article est extrait d’une enquête ethnographique « multisituée » (Beaud & Weber, 2003) effectuée dans le cadre d’une thèse de doctorat de sociologie (2015). Cette thèse porte sur les enjeux politiques et les recompositions des pratiques professionnelles liées au traitement des élèves « absentéistes » pris en charge par l’Éducation nationale et les services de protection de l’enfance. L’enquête a été menée sur cinq terrains regroupant à la fois des espaces scolaires et extrasolaires (une inspection académique, un foyer de protection de l’enfance et un club de prévention spécialisée). Plus spécifiquement, j’ai adopté une démarche ethnographique dans deux collèges franciliens relevant de l’éducation prioritaire.
Le premier, le collège Modigliani, compte 470 élèves. Il est initialement situé dans un quartier étiqueté « sensible », à la périphérie de la ville, constitué principalement de cités HLM, marqué par un taux de chômage important et par la présence d’une cinquantaine d’intervenants et de travailleurs sociaux. Un an après le début de l’enquête, il est déplacé en centre-ville afin de « sortir » l’établissement de l’isolement social et limiter les effets de détournement de carte scolaire. Les résultats d’obtention du brevet sont légèrement en dessous de la moyenne nationale. D’après les statistiques établies par l’établissement, 62 % des enfants sont considérés comme relevant de milieux « défavorisés ». Quant au second, le collège Balzac, il accueille 720 élèves (soit presque le double du collège Modigliani) et regroupe en son sein plusieurs dispositifs spécialisés (SEGPAa, une classe d’accueil d’élèves non francophones, une ULISb et un atelier relais). Il est situé dans une zone pavillonnaire relativement privilégiée, comptant 42,9 % d’élèves issus des classes « défavorisées », soit un taux beaucoup moins important qu’au collège Modigliani. Les résultats scolaires correspondent à la moyenne nationale.
Je me suis rendue au sein des deux collèges une à trois fois par semaine pendant deux ans en faisant du bureau de vie scolaire mon « quartier général », car, comme le dit Fatou [12], « c’est le lieu… le centre culminant de toutes les informations des élèves au collège ». Au total, 91 journées d’observation ont été réalisées. Le travail de terrain a consisté à assurer auprès des deux équipes une présence régulière et à adopter une posture d’observation participante. J’ai côtoyé au total 17 surveillant.es et CPE. Mon rôle, au sein des deux collèges, s’est construit progressivement au rythme des initiatives que j’ai prises et des sollicitations des acteurs et actrices de terrain. J’ai enregistré informatiquement les absences des élèves, récupéré les bulletins d’absence à chaque heure de cours au collège Modigliani, et réceptionné les retardataires au collège Balzac, « autant de recettes efficaces pour [une] insertion dans un milieu d’interconnaissance » (Beaud & Weber, 2003, p. 129). Cette démarche m’a amenée à endosser un rôle hybride qui mélange les statuts et les étiquettes de l’universitaire et de la surveillante. J’ai eu un accès beaucoup plus libre à l’équipe du collège Modigliani car, dès mes premiers pas sur ce terrain, j’ai été intégrée par l’une des CPE (Marie [16]) au groupe des surveillant.es. J’ai très vite été associée à une surveillante-chercheuse pour effectuer un ensemble de tâches relatives au traitement des absences (saisie informatique des absences, faire l’« appel »…). En revanche, au sein du collège Balzac, le groupe était davantage replié sur lui-même et beaucoup plus difficile d’accès. J’ai essuyé quelques échecs pour entrer en contact avec les surveillant.es. Plusieurs entretiens ont été annulés. De plus, les locaux ne facilitaient pas les contacts puisque les surveillant.es étaient isolé.es dans un bureau à l’écart.
À ces observations s’ajoute la réalisation de 5 entretiens menés auprès des CPE et 7 entretiens auprès des surveillant.es. Ces derniers ont été complétés par de très nombreuses conversations informelles, retranscrites dans mon journal de terrain à la fin de la journée. 16 entretiens ont été également réalisés auprès des enseignant.es, des deux directions, des conseillères d’orientation-psychologue, des assistantes sociales scolaires ainsi que de l’infirmière scolaire du collège Modigliani.
a. Section d’enseignement général et professionnel adapté.
b. Unité localisée pour l’inclusion scolaire.
5Le premier segment s’incarne plus particulièrement chez Patrick [2], Nelly [8] et Ronald [7], qui se distinguent par le fait d’être en doctorat ou sur le point d’intégrer une formation doctorale. Ils et elle aspirent à des carrières dans le champ de l’éducation ou de la recherche. Tous les trois soucieux et soucieuse de tenir la « bonne » distance avec les élèves, ils et elle se positionnent au sein des établissements comme des représentant.es de l’institution et souhaitent avant tout être reconnu.es comme des figures d’autorité.
- 7 Voir la circulaire no 2005-1194 du 22 septembre 2005 relative aux assistants pédagogiques, Bulleti (...)
6Ce segment professionnel regroupe principalement les personnes ayant le statut d’« assistant.e pédagogique ». D’après la circulaire du 22 septembre 2005, l’assistant.e pédagogique est officiellement chargé.e d’intervenir spécialement au sein d’établissements situés dans des zones où se concentrent les difficultés scolaires7. Il ou elle est censé.e assurer des fonctions d’appui aux enseignant.es pour le soutien et l’accompagnement dits « pédagogiques » (accompagnement à la scolarité, soutien scolaire, aide méthodologique, aide au travail personnel). Contrairement aux assistant.es d’éducation (titulaires d’un baccalauréat), ils doivent justifier d’un diplôme « bac +2 ». Ce sont des agents non titulaires de l’Éducation nationale, ayant signé un contrat renouvelable dans la limite de 6 ans.
7Alors qu’on leur attribue en termes de mission l’aide à la scolarité et notamment à la préparation aux examens, il est très clairement précisé qu’ils et elles ne peuvent pas se substituer aux professeur.es. Or, une partie de leurs fonctions empiète sur celles confiées aux enseignant.es, qu’il s’agisse de l’accompagnement à la scolarité, du soutien scolaire, de l’aide méthodologique ou de l’aide au travail personnel. Chargé.es de participer à l’encadrement et au suivi éducatif des élèves, ils et elles doivent plus spécifiquement aider à l’accueil et à l’intégration scolaire des élèves dits « handicapés ».
8Ronald, âgé de 25 ans, est au moment de l’enquête en train de valider un master 2 en urbanisme et s’apprête à intégrer une formation doctorale. Recruté sous le statut d’assistant pédagogique, il exerce les fonctions de CPE à temps partiel comme recevoir des élèves en entretien suite à une exclusion de cours ou à des problèmes de discipline. Quant à Patrick et Nelly, âgé.es respectivement de 38 et 37 ans, il et elle sont inscrit.es tardivement en thèse de doctorat, ce qui traduit un parcours universitaire atypique. Patrick, père célibataire, d’origine congolaise, s’apprêtait – au moment de l’enquête – à soutenir sa thèse en lettres modernes et se projetait dans l’enseignement. Il a déjà eu l’occasion de donner des cours dans le secondaire. De plus, il bénéficie d’un appartement de fonction de l’Éducation nationale à deux pas du collège, situé en centre-ville, qu’il partage avec Ronald. Nelly est d’origine antillaise et vit avec son mari et ses enfants dans un quartier plutôt résidentiel situé dans une ville voisine. Son mari est enseignant du secondaire. Nelly, Patrick et Ronald envisagent de devenir enseignant.es et considèrent le métier de surveillant.e comme un « job alimentaire » qui leur permet de concilier temporairement leurs études en doctorat et une activité rémunérée. Ce résultat fait écho à la typologie de Vanessa Pinto sur l’emploi étudiant, et plus particulièrement à ce que l’autrice nomme « l’anticipation », c’est-à-dire « des étudiants qui perçoivent leur emploi comme à la fois cohérent avec la filière où ils sont inscrits et préparatoire au métier auquel ils aspirent » (Pinto, 2010, p. 63). D’une certaine manière, ce choix relève de la « logique CV » (Mignot-Gérard, Perrin-Joly, Sarfati et al., 2017). En effet, cet emploi – même précaire – est pensé comme une expérience valorisante pour envisager une carrière enseignante.
9Leurs aspirations professionnelles ainsi que leur parcours scolaire les positionnent au sein du collège comme des « porte-parole », des représentant.es de l’institution scolaire à laquelle ils et elle s’identifient, et dans laquelle ils et elle se projettent.
10Qu’il s’agisse de Patrick, de Ronald ou de Nelly, ces surveillant.es sont très attaché.es d’une part à éduquer les élèves et, d’autre part, à faire autorité en appliquant le règlement intérieur établi par le collège. L’approche éducative mobilisée par ces trois enquêté.es s’illustre dans la note d’observation suivante.
Note d’observation, collège Modigliani, bureau des CPE :
Ronald reçoit dans son bureau un élève exclu de cours et qui a tendance à sécher l’école. Sur son bureau, on peut y voir tout un tas de papiers administratifs et des carnets de correspondance. Le jeune garçon est assis en face de Ronald et à sa gauche, sur le mur, est accrochée la Convention des droits de l’enfant. Ronald rappelle dans son discours de remontrance que l’éducation est un droit avant d’être une obligation et que l’école est gratuite.
11L’approche de Ronald consiste à tenter de « resituer » l’adolescent comme un citoyen ayant des droits et notamment celui de recevoir une instruction gratuite. Sa démarche est avant tout éducative, elle repose sur le rappel de l’histoire de l’école, le rapprochant ainsi du rôle et du positionnement d’un enseignant. La mise en scène orchestrée par Ronald se construit également sur l’affichage de la Convention des droits de l’enfant, il lui arrive d’y faire référence au cours des entretiens qu’il effectue auprès des élèves. Par ce procédé, Ronald a certainement pour objectif d’apporter une dimension pédagogique au rappel à l’ordre. Cette mise en scène le démarque ainsi très fortement des assistant.es d’éducation et s’explique par son niveau scolaire (master 2) et le rôle de CPE qu’il endosse bien que son statut d’emploi (et donc la rémunération) soit celui d’un assistant pédagogique.
12Quant à Patrick et Nelly, tous deux souhaitent avant tout que les élèves les reconnaissent en tant que personnes respectables, au même titre que les enseignant.es. Ces enquêté.es n’autorisent pas de la part des adolescent.es le même degré de familiarité que d’autres surveillant.es. Moins permissif.ives, Patrick et Nelly sont attaché.es aux règles de politesse et aux convenances. Comme certain.es enseignant.es, il et elle reprennent les élèves sur leurs manières et sur leurs fautes de langage.
Patrick [2] : Bon, plus précisément la plupart du temps, le statut des surveillant.es du point de vue des élèves n’est pas quelque chose de valorisant. C’est aussi lié au contact que l’on a avec eux. À l’intérieur est-ce que l’on doit être des amis ou alors des adultes, du coup on est cette espèce de monstre là entre les deux [il rit] Ami ou pas ami ? Une fois on m’a dit : « T’es gentil dehors, mais ici t’es méchant ». […] Je dis : « Oui, dehors je ne suis plus surveillant, tu peux me voir dehors, je vais te dire bonjour et te faire un sourire, on a une conversation courtoise ainsi de suite, ici elle sera courtoise mais je vais faire respecter les règles. À partir du moment où tu les transgresses, tu peux trouver peut-être que j’ai quelque chose contre toi, mais non. Je fais appliquer le règlement c’est tout ! ».
Nelly [8] : Ici… les enfants ont pris le pouvoir… c’est des enfants rois… Il faut que les adultes puissent reprendre leur place… et que les enfants leur obéissent.
13À de nombreuses reprises, ces surveillant.es ont dénoncé « le principe de l’enfant roi ». Au quotidien, nos observations ont montré que ces enquêté.es mobilisent ce registre pour dénoncer le positionnement jugé trop indulgent de la direction qui ne sanctionnerait pas les élèves à la hauteur de leur désobéissance. Patrick et Nelly aspirent, plus que les autres, à se faire obéir. Tous deux apprécient l’« accompagnement à la scolarité » qui consiste à aider les élèves à faire leurs devoirs en fin de journée. En effet, cette tâche les rapproche du métier d’enseignant, c’est-à-dire du métier auquel il et elle prétendent. Toutefois, Patrick et Nelly regrettent que la dimension pédagogique de leur travail soit très souvent sacrifiée pour la gestion des urgences et le maintien de la discipline.
14Tous deux souhaitent donc être reconnu.es en tant que représentant.es légitimes de l’institution et ont une vision plus traditionnelle du rôle du surveillant, garant de la discipline et de l’ordre, à l’image du « surveillant général » ou du « surgé ». Patrick et Nelly maintiennent volontairement une distance sociale dans la relation qu’il et elle entretiennent aux élèves, souhaitant que ces derniers les reconnaissent comme des figures d’autorité. Cette quête de reconnaissance se heurte parfois au rôle que leur assigne certain.es enseignant.es.
Note d’observation, collège Modigliani, bureau des surveillant.es :
À la rentrée scolaire, la direction met en place une nouvelle règle. Les enfants doivent se lever quand un adulte entre dans la classe. Mais très vite, cette consigne a été remise en cause par quelques enseignant.es.
Patrick [2] me raconte une anecdote qui l’a beaucoup contrarié. Ce matin Marc [10] est rentré dans la salle pour récupérer comme à son habitude le billet des absences. À sa venue, les élèves se sont levés spontanément. Devant ce mouvement général, le professeur aurait répondu d’un air dédaigneux : « Vous n’allez pas vous lever à chaque fois qu’un surveillant rentre, sinon vous allez faire que ça ! ».
En apprenant la réaction de l’enseignant, Patrick décide alors de se rendre dans le bureau de la principale pour obtenir des explications sur les conditions d’application de cette nouvelle règle.
Un peu plus tard dans la journée, je relate ce malentendu et l’énervement de Patrick à Samia [1]. Elle me répond en souriant, presque d’un air moqueur : « Ah, Patrick, il se la joue principal ! Il se prend pour le directeur ! [Elle rit] ».
15Cette note d’observation montre qu’au moment où les surveillant.es passent dans les salles de cours pour retirer le billet d’appel, les élèves – ayant bien intériorisé la nouvelle consigne – se lèvent spontanément, preuve qu’ils considèrent les surveillant.es comme des adultes au même titre que la principale ou un.e enseignant.e. Mais très vite, certain.es professeur.es n’ont pas souhaité appliquer cette directive aux surveillant.es en invoquant la perturbation (à chaque heure) que cet usage entraînerait sur la classe. En excluant les surveillant.es de la règle, ils et elles hiérarchisent les adultes du collège et placent les surveillant.es en bas de l’échelle, « ceux et celles pour lesquel.les on ne se lève pas ». Ces enseignant.es les privent donc de cette marque de respect que représente le fait de se lever pour les enfants quand un adulte entre dans la classe. À la suite de cet incident, Patrick contacte la direction, mais il n’obtient pas gain de cause. Les élèves devront se lever devant tous les adultes qui entrent dans la salle de cours, excepté les surveillant.es. À la lecture de cette note d’observation, il apparaît également que Patrick et Samia n’attachent pas la même importance au respect de cette règle. D’un côté, Patrick souhaite qu’elle soit appliquée pour que les surveillant.es soient légitimé.es dans leur travail. De l’autre côté, Samia ne voit pas dans le fait de demander aux élèves de se lever en sa présence une marque de reconnaissance. Ce qui distingue ces deux surveillant.es, c’est bien leur rapport aux adolescent.es et à la manière dont il et elle se positionnent au sein du collège. Patrick souhaite être associé à l’institution scolaire alors que Samia se construit en opposition à elle, ce qui renvoie au second segment professionnel qui caractérise les surveillant.es.
16Ce second segment s’illustre de manière emblématique chez Samia [1] et Maria [11], embauchées sous le statut d’assistantes d’éducation, mais également chez des hommes comme Abdoulaye [14]. Proches socialement des élèves, leurs parcours scolaires sont souvent marqués par un échec à l’université. Dans leurs pratiques, ils et elles se positionnent tel.les des « copains, copines » avec les élèves, privilégiant le ressenti et les échanges de vannes pour accompagner ainsi que protéger les adolescent.es les plus en difficulté.
- 8 Voir la circulaire no 2003-092 relative aux assistant.es d’éducation.
17Officiellement, les assistant.es d’éducation – embauché.es au niveau bac – sont chargé.es de participer à l’encadrement et au suivi éducatif des élèves, ils et elles doivent plus spécifiquement aider à l’accueil et à l’intégration scolaire des élèves dits « handicapés ». Les activités des AED se définissent à travers l’énumération de possibles tâches à effectuer selon les besoins de l’établissement et laissent ainsi une grande marge de manœuvre aux CPE et aux chef.fes d’établissement pour déterminer les attributions de ce personnel scolaire. Les textes officiels insistent sur ce que les AED ne sont pas (des enseignant.es) mais ne définissent pas pour autant ce qu’ils et elles sont8.
18Samia [1], Maria [11] ainsi que d’autres comme Fatia [3], Fatou [12] et Abdoulaye [14] ont en commun de se reconnaître dans les élèves issu.es des classes populaires (Schwartz, 2011) qu’ils et elles encadrent au collège et pour une partie issu.es de l’immigration. Pour décrire les adolescent.es que les enquêté.es accompagnent au quotidien, ces surveillant.es les comparent souvent à ce qu’ils et elles ont eux-mêmes vécu dans leur scolarité et à leurs conditions de vie pendant leur enfance. « Nous, à leur âge, on faisait pas autant de conneries… on osait pas envoyer chier les “grands” » déclare Abdoulaye [14]. Comme le constate Étienne Douat, « ils partagent (avec les élèves) de nombreuses habitudes culturelles, langagières, corporelles (pratique et intérêt pour le sport, valorisation de la force physique, pratique de la tchatche ou de la vanne, fréquentation régulière des espaces publics, etc.) » (Douat, 2011, p. 179). D’origines maghrébines ou de l’Afrique de l’Ouest, ils et elles ont vécu et vivent encore dans des cités HLM situées en banlieue parisienne, parfois dans le même grand ensemble que les élèves du collège. Ce constat renvoie à ceux et celles qu’on a appelé.es dans le langage courant les « grands frères » ou les « femmes relais » faisant référence « aux petits boulots du social » (Ion & Ravon, 2005). Dans ses travaux portant sur les médiateurs et médiatrices, Manuel Boucher explique qu’ils et elles sont souvent employé.es pour leurs « compétences ethniques » et leur socialisation à la « culture de quartier ». Ils et elles sont jugé.es mieux « adapté.es » pour surveiller les jeunes et pour maintenir l’ordre. L’« intervention sociale ethnique » (Boucher, 2007, p. 230) qui caractérise le recrutement des médiateur.rices s’observe de la même manière chez les surveillant.es et s’est constatée chez – anciennement – les aides-éducateur.rices (Charlot, Perretti & Emin, 2002). Toutefois, cette proximité sociale entre surveillant.es et enfants revendiquée par certain.es surveillant.es se heurte à l’éthique d’une partie des enseignant.es attaché.es à la notion de « bonne distance », qui leur reprochent de « copiner » avec les élèves. Nous y reviendrons.
19De plus, Samia, Abdoulaye et Maria ont tous les trois obtenu le baccalauréat. Une fois diplômée d’un bac pro « médico-social », Maria fréquente l’université quelques mois. Bien qu’elle réussisse le concours d’entrée dans une école d’infirmière, elle ne continue pas dans cette direction. Samia, après avoir obtenu de justesse un « bac L », s’inscrit en première année de psychologie et se rend à l’université de manière ponctuelle au cours du premier semestre. Quant à Abdoulaye, il rentre en deuxième année de Staps après avoir validé ses examens à la session de rattrapage et se considère comme étant en difficultés à la fac. Son emploi de surveillant lui prend de plus en plus de temps et empiète sur son travail universitaire. Samia, Abdoulaye et Maria ont échoué (ou sont en échec) à l’université pour les raisons que Stéphane Beaud a déjà mises en lumière, c’est-à-dire des difficultés à gérer leur temps et à se mettre au travail (Beaud, 2003). Chacun.e à sa manière, ces « enfants de la démocratisation scolaire » racontent avoir été « perdus à la fac » (Beaud, 2003) : « J’arrivais pas à suivre les cours à la fac, j’avais pas assez de discipline » (Samia [1]), « J’avais pas assez d’autonomie pour le travail, j’avais pas appris… moi, j’avais besoin d’horaires, d’être en classe… » (Maria [11]). Depuis cet échec scolaire, Maria et Samia ont enchaîné des contrats de travail de courte durée dans l’aide à la personne ou le tourisme. Elles se distinguent de Patrick et Ronald de deux manières. D’une part, elles exercent le métier depuis neuf ans et elles ont cumulé un contrat « emploi jeune », puis un contrat « assistant d’éducation » (renouvelable tous les ans sur une période de six ans). D’autre part, elles affirment toutes les deux, en entretien, que si la législation l’avait autorisé, elles auraient continué à exercer en tant qu’assistantes d’éducation. Cette projection illustre bien la manière dont elles se représentent le métier, « c’est un vrai métier », « un métier à part entière » pour reprendre les propos de Samia. Cette considération renvoie à « l’éternisation » de Vanessa Pinto (2010, p. 63), « des étudiants pour lesquels l’emploi exercé provisoirement, en parallèle avec les études, devient durable, au point de prendre progressivement la place des études, aussi bien dans les occupations que dans les préoccupations quotidiennes ». De ce fait, elles sont plus enclines à assumer leur proximité sociale avec les élèves issus des classes populaires, qui se traduit par une posture professionnelle construite sur le feeling et l’échange de vannes avec les élèves.
20Charlène Charles constate que les éducateurs et éducatrices spécialisé.es embauché.es comme intérimaires par l’Aide sociale à l’enfance déstabilisent la norme de la « bonne distance », en assumant la proximité sociale avec les enfants et adolescent.es (Charles, 2015). De la même manière, les assistant.es d’éducation rencontré.es tirent leur légitimité non pas de leur diplôme – comme le font les enseignant.es par exemple – mais de leurs origines sociales et de leur capacité à « être proches » des élèves (Charles, 2015). En effet, Samia revendique une posture protectionniste qu’elle définit en faisant référence à son rôle de mère. Derrière cette attitude et malgré les mises en garde des CPE, s’exprime la volonté de maintenir une proximité avec les élèves ; une proximité qui, d’après elle, protège les enfants.
Samia [1] : On était vachement critiqué. Au début, il y avait deux clans. Ça s’améliore nos rapports avec les profs. On était vachement critiqué parce que l’on tutoyait les élèves. La direction m’a toujours reproché d’être trop proche des élèves. Mais c’est ma nature. Grâce à ça, j’ai réussi à savoir des choses comme des grossesses chez des jeunes, des tentatives de suicide des enfants, des bagarres, des conflits entre bandes. J’aurais été rigoureuse dans le règlement, j’aurais pas su tout ça. […] Je suis avec eux comme je suis avec mon enfant, comme une mère. C’est comme ça que l’on sait, c’est pas autrement. C’est nous leur source à la direction. Y’a des choses que l’on n’aurait pas su si on n’était pas aussi proche d’eux.
21Samia fait de la complicité qu’elle entretient avec les élèves une propriété personnelle (« C’est dans ma nature ! »). Elle revendique ce positionnement car il lui permet de réceptionner les confidences des adolescent.es ainsi que leurs difficultés (grossesse précoce et non désirée, tentative de suicide, problèmes familiaux, harcèlement au collège, etc.). Cette familiarité permet également de désamorcer des conflits et d’endosser le rôle de médiateur.rice entre les enseignant.es et les élèves. Sa complice Maria conçoit également le travail de surveillant.e dans un lien affectif et émotionnel aux enfants.
Maria [11] : Nous, les gamins on a un regard différent par rapport aux professeurs si tu vois ce que je veux dire. Le gamin va pas avoir le même comportement avec un prof qu’avec nous ou le contraire. Nous, on est plus copain-copain même si c’est pas le cas. Avec un prof, il y aura toujours cette graduation entre le prof et l’élève. Voilà toi, t’es l’élève, lui c’est le prof ! Il y a le respect, il y a la hiérarchie […] Mais bon, il y a un truc qui fait que le feeling il passera mieux entre l’élève et nous qu’avec un prof […] Les gamins, on s’y attache forcément, chose qu’on doit pas faire quelque part. Il y a quand même un attachement, c’est ce lien que j’aime bien […]. Les gamins, ils posent un regard différent sur nous que sur les profs. Le prof, c’est l’adulte, c’est lui qui va mettre la note, mauvaise ou pas. Le surveillant, pour les élèves, c’est lui qui nous fait sortir, qui nous fait entrer. On a des moments de déconnades avec lui, on le voit en perm’, on rigole, on bosse avec lui.
22Maria emploie le terme « feeling » (qui signifie « sentiment ») pour faire référence aux relations très particulières, presque affectives, qui l’unissent aux élèves. Le « feeling » est une notion familière que les surveillant.es emploient très souvent, qui renvoie à leur faculté d’aborder les élèves et de les « ressentir ». Avec Samia, elles considèrent avoir pour mission de détecter les problèmes et les difficultés des adolescent.es. Pour cela, elles font preuve de compétences psychologiques comme l’écoute afin de désamorcer des situations de crise. Elles sont vigilantes à repérer ce qu’elles considèrent comme des signaux d’alerte : absentéisme, baisse des résultats, « mauvaises » fréquentations, repli sur soi… Ces deux enquêtées sont attachées à garder ce lien affectif avec les enfants parce qu’il les singularise par rapport aux enseignant.es. Cette distinction est également reprise par une enseignante, au cours d’un entretien, qui identifie « une hiérarchie sociale » entre ces deux groupes professionnels.
Question : Et comment ça se passe avec les surveillant.es, enfin toi, ta relation aux surveillant.es ?
Professeure de SVT au collège Modigliani : Ici, j’ai l’impression qu’il y a une espèce de clivage quoi. Il y a la vie scolaire, les profs. [D’un ton insistant] J’ai l’impression que dans la tête des gens, c’est comme s’il y avait une hiérarchie sociale, et moi c’est un truc qui me dérange beaucoup.
Question : Et dans cette hiérarchie les profs sont en haut ?
Réponse : C’est ça, c’est ça...
Question : Ça se traduit comment ce clivage ? Tu peux me donner des exemples ?
Réponse : [Elle réfléchit] C’est chacun de son côté... Et puis j’ai l’impression qu’il y a un côté ici le prof, il sanctionne, et à la limite, quelque part, le surveillant il n’a pas son mot à dire. D’un autre côté, le surveillant, il est le confident un peu de l’élève, il connaît des choses sur lui. Il va pas le transmettre au prof, parce qu’il va pas le trahir, et je trouve ça un peu gênant.
- 9 À ce propos, le film La vie scolaire réalisé par Grand Corps Malade et Mehdi Idir (2019) met en sc (...)
23La « trahison » évoquée dans cet extrait d’entretien, qui consisterait à ce que les surveillant.es révèlent aux enseignant.es des informations confidentielles sur les élèves, confirme des divergences de positionnement à leur égard. En effet, la posture professionnelle de Samia et Maria s’élabore, contrairement aux enseignant.es, sur « la défense du rôle de l’empathie » qui reprend « l’émotion et le “feeling” ressentis lors de l’interaction comme un matériau indispensable à la connaissance de l’autre et à la bonne compréhension de sa situation » (Bureau, Corteel & Rist, 2013, p. 110). Le « travail émotionnel » (Bureau, Corteel & Rist, 2013, p. 115) caractérise les pratiques professionnelles de Maria et Samia qui établissent des relations plus familières avec les élèves afin de gagner leur confiance : échange de textos sur les téléphones portables, discussion sur MSN ou sur Facebook. Socialisées à la « culture des rues », elles se livrent quotidiennement avec les élèves à de véritables « joutes oratoires » (Lepoutre, 2001, p. 173), s’échangeant des « vannes » à longueur de journée. Comme le décrit David Lepoutre dans ses travaux, c’est à celui ou celle qui aura la vanne la plus percutante et qui aura le dernier mot : « Ce combat rituel possède une dimension essentiellement ludique, comme en témoignent le plaisir, la joie et le rire des participants et des spectateurs » (Lepoutre, 2001, p. 189). L’usage de l’humour et de la « tchatche » est au fondement des liens qu’elles tissent avec les jeunes9. Toutefois, ces formes de complicité qu’elles instaurent volontairement avec les adolescent.es – et qui exigent des compétences relationnelles très poussées – sont aussi bien critiquées qu’appréciées.
24D’un côté, les enseignant.es, les CPE et la direction les accusent de « copiner » avec les élèves et de ne pas imposer de cadre ni de limites nécessaires au respect des règles scolaires, de ne pas tenir la « bonne distance ». De l’autre côté, ils exigent d’elles de mobiliser leur expérience sociale et le « travail émotionnel » pour entrer dans la confidence des enfants et gérer les conflits, ce qui leur donne le sentiment d’être parfois instrumentalisées (Charles, 2015).
25Ces deux surveillantes endossent, à bien des égards, un rôle d’éducateur.rice spécialisé.e. Elles participent très largement à l’accompagnement et au soutien des enfants relevant de l’Aide sociale à l’enfance, qui doivent affronter un ensemble de difficultés, qu’elles soient scolaires, familiales, amicales ou de santé. Au collège Modigliani, Samia est chargée d’être vigilante à la fréquentation scolaire des enfants « placés » en foyer. Elle a été désignée comme étant la référente pour les éducateurs et éducatrices spécialisé.es qui ont en charge les adolescent.es. Concrètement, quand l’un de ces enfants manque à l’appel, elle prend contact avec les professionnel.les de la structure pour les informer de la situation. Les observations montrent la manière dont Samia organise au quotidien une vigilance et une surveillance renforcées pour ces adolescent.es, nécessitant une prise en charge qui va bien au-delà du scolaire. Samia est régulièrement en contact avec les éducateurs et éducatrices du foyer ainsi qu’avec les enfants, dont elle pointe les présences et les absences dès la première heure de cours. Samia tisse des liens privilégiés avec ces élèves. Elle est d’ailleurs suspectée par la CPE d’avoir hébergé pendant plusieurs nuits et à son domicile une jeune fille du collège dont elle était (trop) proche, cette dernière ayant fugué de son foyer d’accueil (structure départementale de protection de l’enfance) après une violente altercation avec l’un des éducateurs. Par la suite, à la fin de son contrat d’assistante d’éducation, Samia – sous les recommandations très chaleureuses de la CPE et de la principale – exercera en tant qu’éducatrice spécialisée dans un foyer d’urgence de protection de l’enfance pendant la période estivale. Le contrat de travail ne sera pas reconduit. Finalement, pour Samia et Maria, la dimension affective et émotionnelle du travail se diffuse dans leur activité ordinaire centrée sur la gestion de l’urgence et de la discipline, de l’absentéisme scolaire ainsi que du maintien de l’ordre scolaire.
26« Être surveillant.e » au sein d’un collège, et plus particulièrement d’un collège relevant de l’éducation prioritaire, ne correspond donc pas complètement à la représentation commune du « job étudiant » temporaire, facilement accessible, mobilisant comme principale qualité de poursuivre des études supérieures. « Être surveillant.e » représente un travail de l’ombre dont les pratiques restent à décrire parce qu’elles disent quelque chose de la complexité du monde scolaire et des rapports sociaux existants entre différents groupes professionnels plus ou moins établis dans les établissements. La démarche de cet article a consisté à rendre visible le rapport au travail et les pratiques professionnelles de ceux et celles que l’on regroupe sous l’étiquette de « surveillant.es », des acteurs et des actrices situé.es « en bas » de l’échelle des métiers scolaires (alors que certain.es sont très diplômé.es) et dont on sait encore peu de choses.
27L’un des faits marquants de cette enquête ethnographique est l’hétérogénéité des statuts d’emploi par lesquels s’exerce le métier, et à laquelle s’ajoute une hétérogénéité sociale faisant ainsi se côtoyer des hommes et des femmes avec des niveaux de diplôme, des origines sociales et des aspirations professionnelles contrastées. Si la législation a imaginé ce métier comme un moyen d’anticiper une carrière dans l’enseignement, notre enquête ethnographique montre que tous.tes les surveillant.es ne se destinent pas à exercer dans le domaine de l’éducation. Une partie des assistant.es d’éducation, et notamment ceux et celles qui ont échoué à l’université, « s’éternisent » (Pinto, 2010) dans la voie du métier de surveillant.e exercé dans des conditions de travail difficiles (manque de reconnaissance, travail invisible, polyvalence, gestion de l’urgence) et des conditions d’emploi précaires (contrats courts, renouvelables tous les ans, faiblement rémunérés). L’hétérogénéité de ce groupe professionnel implique des variations de pratiques et de postures qui donnent à voir une logique interne de différenciation entre surveillant.es. C’est à partir de plusieurs éléments distinctifs tels que le parcours scolaire, l’origine sociale, le statut d’emploi et les relations entretenues avec les adolescent.es que nous avons identifié et décrit deux processus de segmentation observés au sein d’établissements relevant de l’éducation prioritaire : les « porte-parole » et les « copains, copines ». D’autres segments professionnels mériteraient d’être analysés, ceux que feraient très certainement apparaître des enquêtes de terrain menées au sein des lycées d’enseignement général par exemple ou d’établissements scolaires accueillant des élèves majoritairement issus de milieux moins modestes.
28De manière générale, notre propos interroge sur la manière dont l’accompagnement des élèves, et notamment des élèves en difficulté, est en partie relégué par les pouvoirs publics à des personnels précaires, peu formés et peu reconnus. Un article publié en 2011 portant sur les auxiliaires de vie scolaire, chargé.es de l’accompagnement des élèves handicapés, fait apparaître les enjeux de professionnalisation liés à cette fonction, les décalages entre la faiblesse de leur statut et la difficulté de leurs tâches, ainsi que les limites de la coopération avec les enseignant.es et autre personnel éducatif (Belmont, Plaisance & Vérillon, 2011). Ces résultats corroborent ceux présentés tout au long de cet article et font émerger la démultiplication de personnels scolaires considérés comme « secondaires » ou « de passage » qui assurent pourtant la prise en charge de situations sociales et scolaires complexes, ancrées dans la durée ; des situations exigeant des compétences et des savoir-faire poussés, qui mériteraient d’être davantage valorisés au sein de l’institution scolaire.