« Les discussions sur la résolution de problème ou l’acquisition du savoir-faire reposent d’ordinaire sur l’hypothèse que celui qui apprend est seul et sans aide » (Bruner, 1983)
1Les organisations pédagogiques ordinaires de l’école maternelle sont-elles aptes à faire progresser les élèves les plus faibles scolairement ? Pour répondre à cette question, nous nous pencherons sur ce que nous nommerons les « dispositifs pédagogiques ordinaires » de l’école maternelle. Nous qualifions ainsi des organisations pédagogiques routinières stabilisées qui consistent en une certaine manière de mettre en activité et/ou en apprentissage l’ensemble des élèves d’une classe. La notion de « dispositif pédagogique ordinaire » permet de nommer les cadres pédagogiques et organisationnels qui structurent, mettent en forme, les activités quotidiennes des élèves et de l’enseignant. Ces dispositifs sont le fruit d’une histoire : ils ont été minoritaires avant d’être dominants et hautement légitimes. À l’instar des révolutions scientifiques de Kuhn ([1962] 2018), on peut également envisager qu’ils finissent inexorablement par connaître une crise, amorçant leur déclin et l’émergence d’un autre dispositif qui fera un temps consensus. Encore que cette manière de voir les choses ne doive pas faire ignorer que le dispositif peut connaître des évolutions, des changements, y compris durant sa période dominante. S’il est vrai que les dispositifs pédagogiques principaux peuvent parfois prendre des formes diverses selon les enseignants, nous partons de l’idée que, malgré tout, pour une très grande majorité d’entre eux, ils donnent forme à leur action, la déterminent, limitant par définition les possibilités d’écart, sauf peut-être chez quelques enseignants très innovants, qui mettent en œuvre ces dispositifs répandus de manière passablement originale, voire s’en détournent, au risque de nombreuses critiques (collègues, inspecteurs, etc.).
2Les « ateliers » à l’école maternelle nous paraissent un exemple par excellence de ce qu’est un « dispositif pédagogique ordinaire ». D’abord tout à fait originaux lors de leur émergence au début du xxe siècle, ils se sont imposés peu à peu, non sans connaître des évolutions, jusqu’à devenir dominants à la fin du xxe et au début du xxie siècle. Avec un autre dispositif pédagogique ordinaire, celui du « regroupement », ils constituent les cadres pédagogiques principaux dans lesquels trouvent leur place la quasi-totalité des activités mises en œuvre par les enseignants de maternelle et réalisées par les élèves. Pourtant, dans la décennie 2010, dans un contexte de retour en grâce de la référence à « Montessori » (Wagnon, 2018), le dispositif des « ateliers » se voit pour la première fois concurrencé et explicitement attaqué par celui des « plages d’activités montessoriennes ». Il s’agit d’un autre dispositif pédagogique qui, sans détrôner les ateliers à l’échelle nationale (Huard, 2018), se diffuse néanmoins de manière importante au point de constituer pour la première fois depuis les années 1970 une alternative aux « ateliers » (Dannepond, 1979).
3L’objectif du présent article consiste à analyser les « ateliers » et les « plages d’activité montessoriennes » en nous demandant s’ils sont des dispositifs pédagogiques ordinaires permettant de faire progresser les élèves les plus faibles de la classe. Nous partons de l’idée que ces élèves progressent si et seulement s’ils évoluent dans des dispositifs pédagogiques pourvoyeurs de nombreux « étayages » de leur activité, en nous référant à Bruner (1983). Les élèves faibles étant très souvent issus de milieux populaires en France (Duru-Bellat, Farges & van Zanten, 2018 ; OCDE, 2016, 2018), notre analyse est arrimée à la sociologie des inégalités socio-scolaires, s’inscrivant de ce fait dans la continuité d’un champ de recherche bien identifié sur l’école maternelle (Chamboredon & Prévot, 1973 ; Darmon, 2001 : Bautier, 2006 ; Joigneaux, 2009, 2011, 2014 ; Richard-Bossez, 2016 ; Millet & Croizet, 2016 ; Montmasson-Michel, 2018). Pour ce qui est de l’analyse des plages d’activités montessoriennes, nous reprenons aussi la question classique des liens entre pédagogies alternatives et réduction (ou non) des inégalités socio-scolaires (Dannepond, 1979 ; Perrenoud, 1995).
4Nous avons pris le parti de recourir à la méthodologie qualitative de l’observation directe, en étudiant des classes de maternelle mettant en œuvre les « ateliers » et des classes mettant en œuvre les « plages d’activités montessoriennes ». Une première enquête (nommée ici « enquête 1 ») a permis d’étudier le dispositif des « ateliers ». Il s’agit d’une série d’observations qui ont été réalisées entre 2011 et 2013 dans le cadre d’une thèse de doctorat. Cinquante-trois jours d’observation de 6 heures ont eu lieu (4 à Lille, 49 à Paris). Dix-sept enseignants (3 hommes, 14 femmes, de milieux sociaux divers) ont été observés sur des durées allant de 1 à 7 jours, dans 8 écoles différentes. Trente-quatre jours d’observation ont eu lieu dans des écoles d’éducation prioritaire, 13 dans des écoles « bourgeoises » du centre de Paris, les autres ayant eu lieu dans des écoles de milieu intermédiaire. Une deuxième enquête (« enquête 2 ») a permis d’analyser le dispositif des « plages d’activités montessoriennes ». Des observations ont eu lieu en 2017-2018 dans le cadre d’une recherche collective portée par le laboratoire CIRNEF (universités de Caen Normandie et de Rouen Normandie). Quinze jours d’observation directe ont été effectués dans des classes d’écoles maternelles publiques de Paris pratiquant, à des degrés divers, des pratiques d’inspiration montessorienne. Dans chaque classe, les observations ont duré d’une à sept journées, ces dernières faisant tantôt 4 h 30, tantôt 6 h. Ces classes se situaient dans des quartiers moyens ou « bourgeois » de Paris. Une première publication (Leroy & Lescouarch, 2019) a permis de montrer que ces pratiques d’inspiration montessorienne pouvaient être très variées, proches parfois de la pédagogie prônée par Maria Montessori et l’Association Montessori de France [AMF] (qui se veut garante de certains « canons » de la méthode, dispensant des formations longues), mais parfois aussi fort éloignées.
5Lors de ces deux enquêtes, nous avons cherché à cerner la nature de ces deux dispositifs pédagogiques ordinaires, ateliers et plages d’activité montessoriennes, et la manière dont ils contribuent à la mise en activité et/ou en apprentissages des élèves. Ces dispositifs induisent aussi une certaine activité de l’enseignant et déterminent en partie le champ des possibles sur la question de la mise en œuvre des étayages, en particulier des élèves les plus faibles. Ces derniers ont été repérés par des échanges avec les enseignants, par l’observation, mais aussi par notre connaissance des écoles fréquentées pour l’enquête 1. Dans la quasi-totalité des cas, il s’agissait d’élèves issus de milieux populaires, et souvent de leurs franges très précarisées. Nous avons accédé à leurs origines sociales en échangeant avec les enseignants dans l’enquête 1. Dans l’enquête 2, elles ont été identifiées grâce à la consultation des classeurs regroupant les fiches de renseignement demandées aux parents, qui mentionnent leur profession. Voici ce que nous avons observé chez les plus faibles : engagement dans l’activité ; capacité à la réaliser seul ou non ; capacités pour l’élève à s’organiser (réalisation des sous-tâches dans l’ordre), y compris matériellement ; capacité à réaliser l’activité cognitive attendue au-delà de la réalisation de la tâche (Bautier & Goigoux, 2004) ; capacité à se repérer dans la complexité sémiotique de l’activité (Joigneaux, 2019) ; hiatus éventuels entre l’activité attendue (réquisits de la situation) et leur activité réelle ; sollicitation ou non de l’adulte. Nous avons aussi observé les interventions ou non de ce dernier et leur nature, c’est-à-dire les fonctions de l’étayage (Bruner, 1983) qu’elle mettait en œuvre. Au-delà de l’observation des moments de « travail », nous avons aussi étudié les traces de l’activité de l’élève (fiches d’activité, réalisations, cahiers) et de l’enseignant (évaluations). Des notes ont été prises lors de l’observation, puis reprises, mises en forme, complétées, le soir même, après coup, constituant un cahier d’observation que nous citerons ici régulièrement afin d’administrer la preuve (ce sont l’ensemble des passages entre guillemets, en italique). Des photos ont également été réalisées. Des entretiens informels ont été mis en œuvre avec les enseignants (souvent après la situation), recueillis dans le cahier d’observation.
6Le dispositif des ateliers est le fruit d’une histoire complexe, qui reste en partie à faire, même si Joigneaux (2011, 2014) l’a commencée. Leur émergence dans les années 1920 semble à corréler à des évolutions de conceptions éducatives, non sans lien avec l’influence de l’éducation nouvelle (Naud-Ithurbide, 1963). Ils consistent initialement en un assouplissement de la méthode simultanée, allant de pair avec un intérêt croissant pour la diversité des élèves, qui se retrouve à la même époque par exemple dans l’évolution des conceptions et pratiques du dessin (Leroy, 2020). Initialement, il semble que l’idée même de créer des ateliers divers trouve son origine dans la reconnaissance que les activités d’apprentissage peuvent, doivent, être hétérogènes, car les intérêts des enfants le sont aussi.
7Dans les années 1970, les ateliers ne sont pas diffusés partout, ni sous les mêmes formes (Dannepond, 1979). Plaisance (1986) constate leur extension dans les années 1980. Ils deviennent ensuite incontournables et systématiques. Cette très large diffusion ne s’effectue pas sans quelques changements. En effet, des années 1980 à nos jours, l’école maternelle va connaître un phénomène de « scolarisation » (Garnier, 2016). Au niveau institutionnel et curriculaire, elle va être de plus en plus pensée comme « école ». Ces changements ont pour toile de fond le rattachement à l’ensemble du système éducatif (MEN, 1989) allant de pair avec une mise en cohérence de l’école maternelle avec la suite de la scolarité et avec le renforcement de son rôle préparatoire (Garnier, 2009). Mais ce processus de scolarisation nous semble tout autant être lié à l’évolution des politiques publiques durant les années 1990, 2000 et 2010 (new public management) (Bezes, 2009). Cette scolarisation doit être reliée à une recherche de productivité, d’apprentissages accrus et à une culture de l’évaluation des élèves et des enseignants (en France et ailleurs) (Veuthey, Marcoux & Grange, 2016), indissociables de l’importance de produire des traces du travail des élèves et des enseignants. Ces éléments se retrouvent dans d’autres univers professionnels à la même période (Dubar, 1996). Ils ont modifié le travail à l’école.
8Dès lors, les ateliers changent en partie de nature. Ils étaient jadis le lieu de nombreuses activités de manipulation, n’appelant pas toujours un contrôle a posteriori de l’enseignant. Désormais, ils sont indissociables d’un contrôle enseignant accru, qui se manifeste à de multiples niveaux. En premier lieu, les activités lors des ateliers sont désormais imposées aux élèves. En effet, dans la période de scolarisation, une forte planification enseignante est désormais attendue, ne laissant plus guère de place au hasard ou à l’« improvisation » (MEN, 1995). Nombreux sont les rapports d’inspection qui demandent d’ailleurs que l’ensemble des ateliers soient réellement producteurs d’apprentissage et qui sont fort critiques à l’égard de l’« occupationnel », c’est-à-dire d’une occupation des élèves à des activités peu productrices d’apprentissages. En second lieu, les activités de manipulation laissent partiellement la place à des activités réalisées sur fiches, car ces fiches seront autant de traces, qui pourront être consultées par l’enseignant, dans une démarche de contrôle a posteriori (Joigneaux, 2009), mais aussi par les parents et inspecteurs, attestant ainsi le travail de l’enseignant de maternelle (IGEN & IGAENR, 2011). La diffusion des fiches s’explique enfin par le fait que les activités de lire-écrire-compter et les activités préparatoires à ces dernières (phonologie, graphisme) gagnent en légitimité par rapport aux activités de chants, d’arts plastiques ou de dessin, du fait des refontes curriculaires propres à la période de scolarisation.
9Dans leur version contemporaine, les ateliers sont donc censés donner à voir une répartition de l’ensemble des élèves en groupes (souvent quatre) réalisant chacun des activités d’apprentissage réel, non « occupationnelles », imposées par l’enseignant, en même temps. Dans chacun des groupes, les élèves ont le plus souvent une tâche à réaliser individuellement. Le plus souvent, il s’agit donc moins d’un travail en groupe que d’une répartition par groupe. Partant, l’enseignant a le choix entre deux attitudes. La première (formule 1) consiste à ne s’occuper que d’un atelier, alors nommé « dirigé ». Les élèves des autres ateliers doivent donc réaliser leur activité « en autonomie », selon le vocabulaire indigène. La deuxième option (formule 2) consiste, pour le maître, à papillonner d’atelier en atelier, en aiguillant les élèves, les corrigeant, validant, effectuant des remédiations. Quelle que soit la formule retenue, des capacités d’autonomie fortes (Lahire, 2001 ; Durler, 2015) de la part des élèves sont donc indissociables de ce dispositif pédagogique.
- 1 Le fait de mobiliser un cadre théorique marqué par la psychologie culturelle et la sociologie des (...)
10Sur la question de l’autonomie, l’enquête 1 a abouti à mettre en lumière de profonds hiatus entre l’élève supposé et l’élève réel, pour ce qui est des élèves les plus faibles de la classe. Ceux-ci n’endossent pas le rôle attendu. De nombreuses déviances1 (Becker, 1985) ont été constatées. Chez ces élèves, il existe toute une série d’attitudes visant à imiter l’activité scolaire demandée, mais sans la réaliser véritablement (c’est-à-dire cognitivement), ce qui relève d’une centration sur la tâche et non sur l’apprentissage. Il peut s’agir par exemple d’élèves qui collent les étiquettes au hasard sur une fiche. De nombreux cas de copie ont également été constatés, comme l’avait déjà vu Prado (2008). On peut aussi mettre au jour, dans une proportion variable selon les classes, des comportements de non-mise au travail. Certains la diffèrent, comme l’attestent plusieurs extraits du cahier d’observation : « au bout de 5, 10 minutes, je vais jeter un coup d’œil à ces ateliers et certains élèves n’ont quasiment rien fait ». D’autres ne s’y mettent pas durant tout le moment des ateliers (de 15 minutes à 1 h environ selon les classes) : « Fatou n’a rien fait ou presque. Idem de Mickael ». Dans certaines classes, certains mettent en œuvre des conduites transgressives : « Mohammed dit des bêtises à sa table, ne fait rien » ; « Certains comme Fatou ou Mick font les idiots » ; « Sira fait des bêtises avec ses ciseaux ». Souvent, il est manifeste que la tâche ne les intéresse pas.
11La sociologie de la socialisation propose une première série d’explications à ces déviances des plus faibles. Cette autonomie qu’ils ne possèdent pas est une auto-discipline (se contraindre à réaliser le travail imposé) indissociable d’un certain travail émotionnel au sens de Hochschild (2017) (ne pas faire attention aux sollicitations des copains par exemple), mais qui a aussi des dimensions cognitives telles que se souvenir de la consigne, se concentrer, régler les problèmes un par un pour trouver la solution, se repérer dans l’écrit et les signes qu’il met en œuvre (Joigneaux, 2019), etc. De nombreux travaux montrent que ces capacités d’auto-contrainte, ce type de travail émotionnel et ces dispositions cognitives ne sont pas travaillés de la même manière dans tous les milieux sociaux. Dans les catégories moyennes et supérieures, loisirs (Lareau, 2003), jeux éducatifs (Vincent, 2000), ou encore activités éducatives familiales ayant de profondes parentés cognitivo-langagières avec les activités éducatives scolaires telles que les lectures d’albums (Bonnéry & Joigneaux, 2015), contribuent à la construction de cette autonomie scolaire aux multiples facettes. Ces transmissions de dispositions préparent, pour ce qui est de la maternelle, à un bon usage des ateliers pour les élèves les plus dotés scolairement par leur milieu d’origine (Darmon, 2001).
- 2 Nous avons passé 7 jours dans la classe de Mathilde. À chaque fois, Cheikne était face à une activ (...)
12Pour donner un exemple du défaut d’autonomie des plus faibles, prenons l’exemple de Cheikne, qui nous paraît un « cas représentant une série homogène de cas observés » pour reprendre l’expression de Lahire (1993, p. 76), dans sa classe et au-delà2. Voyons ici cette fiche dans la classe de Mathilde (école d’éducation prioritaire dans un quartier très populaire du sud de Paris, classe de moyenne section/grande section) (voir figure 1).
Figure 1. La même activité, réalisée par Marjolaine (à gauche) et Cheikne (à droite)
- 3 Nous n’avons pas su la profession des parents de cet élève, mais son enseignante nous a donné de n (...)
13Le travail de gauche est réalisé par Marjolaine (mère gérant un salon de beauté ; père : inconnu) et celui de droite par Cheikne. Cet élève de milieu très populaire3 a été identifié parmi les élèves les plus faibles de la classe. Pour réussir ce travail, il faut parcourir quatre étapes, se conditionnant les unes les autres :
- Connaître au préalable que tel chiffre (signe) représente tel nombre (le signe « 6 » désigne une quantité de six éléments).
- Savoir associer ce chiffre à une collection définie d’objets, qu’il s’agisse du dé ou de la collection à constituer, par le dessin. Pour ce qui est du dé, c’est aussi une représentation sémiotique particulière.
- À ce titre, cela suppose de savoir dessiner ces objets parfois complexes (fleurs par exemple) dans un espace réduit.
- Un « travail » parfait consisterait aussi à écrire son prénom et la date en haut, ce qui est demandé.
14Passons sur les capacités d’organisation (ne pas perdre ses étiquettes découpées par exemple) pour nous centrer notamment sur la dimension cognitive de la tâche et de l’autonomie supposée. Premièrement, il faut repérer et identifier ce que la consigne nomme « le bon nombre d’objets » (ce qui renforce l’implicite dont elle est porteuse) et qui est donc à dessiner en autant d’exemplaires que le nombre figurant sur chaque dé ou en tête de chaque ligne. La compréhension de la consigne exige la mise en relation de différentes informations à saisir et comprendre pour pouvoir les articuler. Ensuite, la réalisation correcte de la tâche repose sur des connaissances préalables. Pour réussir ce travail, il faut en premier lieu connaître les chiffres (signes) et leur correspondance aux nombres. Ce n’est pas le cas de Cheikne, qui se trouve donc « bloqué » dès le début de l’activité. Ce point est capital : en effet, cette lacune interdit inexorablement l’ensemble de la réalisation de l’activité, le point 1 étant un préalable indispensable pour réaliser les points 2 et 3. Ensuite, l’observation particulière de cet élève a aussi permis de constater que sa connaissance de la notion même de quantité était encore largement en construction, rendant très délicate la réalisation, seul, du point 2, même dans l’hypothèse où il aurait reconnu les chiffres, ce qui n’est pas le cas. Enfin, il faut aussi savoir dessiner en petit des objets (étape 3). Ici aussi, Cheikne dessine mal (il ne pratique pas cette activité dans sa famille qui vit en grande précarité). J’ai pu constater à d’autres moments de la classe qu’il était très peu acculturé à cette pratique (figure 2), ce qui lui rend trop difficile la réalisation des très petits dessins ici demandés. Il en va de même pour l’écriture du prénom, dernière étape du travail (étape 4).
Figure 2. Un dessin de Cheikne (environ 20 cm de haut)
15Si cette fiche est idéale pour Marjolaine, qui peut la réaliser sans l’aide d’un adulte (comme ce fut le cas ici), c’est parce qu’elle est une élève déjà assez autonome sur maints aspects et en bonne voie dans la construction du nombre. L’activité lui permet de systématiser ses compétences. En revanche, cette activité est tout simplement infaisable seul pour Cheikne, car elle suppose une autonomie mais aussi des prérequis en termes d’apprentissage qu’il ne possède pas. Cet exemple pose la question de l’ajustement didactique (Cèbe & Goigoux, 1999) mais aussi des actions d’aide enseignante vis-à-vis des plus faibles lors de la situation. Car si cette activité est par définition (très) difficile pour Cheikne, elle l’est, si l’on peut dire, plus encore s’il ne bénéficie pas d’aide enseignante et de certains soutiens et remédiations lors de sa réalisation. Il nous revient donc de nous pencher sur la question de l’activité enseignante vis-à-vis des plus faibles lors des ateliers, dans la classe de Cheikne, mais aussi au-delà. Si la fiche ici présentée est elle-même d’ores et déjà, par le support même qu’elle constitue, le signe d’un étayage enseignant défaillant pour les plus faibles, elle n’épuise pas l’analyse de l’étayage adulte.
- 4 Étant donné que nous abordons ici la question du rôle de l’intérêt de l’enfant dans les processus (...)
16Nos observations nous ont montré que, lors des ateliers, l’enseignante ne met pas en place les étayages qui pourraient permettre d’aider significativement les élèves les plus faibles. C’est lié à la nature même du dispositif des ateliers dans sa dimension « productiviste » actuelle. En premier lieu, faire faire beaucoup à tous les élèves suppose un suivi démultiplié des tâches de chacun (rappels éventuels de la consigne ou de la bonne réalisation de la tâche, remobilisations), ce qui prend un temps certain. Par ailleurs, du côté des remédiations et aides, un « saupoudrage » (interventions multiples mais brèves) a très souvent été constaté, ainsi que des interventions plus nombreuses vis-à-vis des élèves ayant des difficultés passagères que vis-à-vis de ceux qui ont des difficultés plus marquées (l’aide serait plus longue). Au vu de la multiplicité des tâches à réaliser, passer plusieurs minutes à aider un seul élève est au demeurant quasiment impossible. C’est aussi que la dimension « productiviste » va de pair avec un travail de contrôle a posteriori redoublé, lui aussi chronophage, l’évaluation et la trace étant capitales dans le contexte actuel, marqué par une inflation de l’évaluation, nous l’avons dit. Enfin, sous ses formes actuelles, le dispositif des ateliers vise moins qu’avant à prendre en compte l’intérêt de l’élève, le primat étant désormais de le faire vite progresser dans une perspective préparatoire à la suite de la scolarité. C’est la raison pour laquelle la référence à l’éducation nouvelle a décliné en maternelle durant la période de « scolarisation » (Leroy, 2017b), tandis qu’a gagné en légitimité une vision ascétique du travail scolaire (Leroy, 2017a), en rupture avec la tradition de la « pédagogie de l’école maternelle », censée faire apprendre sans contraindre (Prost, 1981). Les fiches, étudiées par Joigneaux (2009), nous semblent aussi le signe d’une mise au second plan de la prise en compte de l’intérêt de l’enfant, au risque de se priver d’un levier d’enrôlement tel que décrit par Bruner (1983). Ceci nous semble une des pistes d’explication du manque d’intérêt pour elles de nombreux élèves. N’étant guère conçues pour s’appuyer sur les intérêts de l’enfant, les fiches imposent donc à l’enseignant un travail d’étayage – ici d’enrôlement – encore plus grand, et en particulier pour les plus faibles4.
17Nous avons pu mettre en lumière trois types d’attitudes enseignantes vis-à-vis des plus faibles lors du moment des ateliers, qui peuvent d’ailleurs cohabiter chez le même enseignant (ce fut le cas lors de l’activité de Cheikne évoquée ci-avant, figure 1). La première consiste à prodiguer des conseils très rapides.
Cheikne à son atelier découpe des étiquettes. Et les met au mauvais endroit. IL SINGE [sa voisine]. Comme du reste d’autres élèves du groupe. […] Mathilde [la maîtresse] intervient auprès de Cheikne […]. En deux secondes, elle dit à Cheikne [quelles étiquettes] étaient bonnes (il les a mises au hasard mais elle ne le voit pas). Elle [a un commentaire expéditif concernant celles qui sont positionnées au mauvais endroit, en lui disant simplement] de se référer aux lettres au-dessus du tableau [un tableau de correspondance des lettres]. […] Il est perdu. Elle ne le voit pas. Il n’a pas les compétences d’autonomie pour faire cela, ni de connaissance des lettres. Il n’a pas compris l’exercice. Il va regarder les livres.
- 5 Sur la figure 1, si les étiquettes-dés sont bien positionnées par Cheikne, c’est du fait de la cop (...)
18Cet extrait, lui aussi relatif à Cheikne mais lors d’une autre journée d’observation, rend bien compte de l’affairement de l’enseignante lors des ateliers. Dans ce contexte, après une analyse erronée de la situation liée à un défaut d’observation de cet élève (elle n’a pas vu que les étiquettes bien positionnées sont le fruit du hasard et non le signe d’une bonne réalisation partielle de l’activité5), elle propose à Cheikne d’utiliser le tableau de correspondance des lettres au-dessous du tableau (M, m et m [cursive] par exemple). Cheikne est en effet confronté à une fiche où il doit retrouver le même mot, mais dans des écritures différentes (scripte, capitale, cursive ; par exemple CHIEN, chien et chien [cursive]). Mais cette « remédiation » n’est en rien suffisante. Premièrement, si l’utilisation du tableau de correspondance des lettres peut ici être effectivement pertinente, elle suppose elle aussi un certain savoir-faire : il faut retrouver dans le tableau telle lettre présente sur la fiche, voir la forme qu’elle prend dans d’autres écritures, la mémoriser ou se souvenir de sa place dans le tableau puis la comparer aux propositions de la fiche, aux divers mots. En somme, l’usage même du tableau s’apprend. Deuxièmement, il manque bien d’autres compétences à Cheikne pour réaliser ce travail. Par exemple, pour déterminer si deux mots sont les mêmes (écrits selon deux écritures différentes, par exemple scripte et capitale), il faut les comparer lettre par lettre, l’une après l’autre. En somme, il ne suffit aucunement de dire « en deux secondes » à Cheikne de « s’appuyer sur le tableau de correspondance » pour que la remédiation porte ses fruits.
19La deuxième attitude consiste à s’occuper de l’élève faible après l’atelier ou à un autre moment. Cette attitude est loin d’être répandue chez tous les enseignants. Dans ces cas-là, les possibilités d’étayage, et d’ajustement didactique (Cèbe & Goigoux, 1999), peuvent porter leurs fruits, comme nous l’avons parfois constaté. Le problème réside plutôt dans le fait que ces moments de reprise de l’atelier dans l’après-coup ne sont pas toujours mis en œuvre, ou alors de façon assez brève (car d’autres activités sont ensuite prévues dans un emploi du temps, collectif, nécessairement dense au vu du contexte « productiviste » contemporain). Par ailleurs, il s’agit généralement d’interactions inter-individuelles qui ne sont pas réalisées avec tous les élèves qui en auraient eu besoin (un ou deux élèves bénéficient de cette aide, pas tous les élèves les plus faibles). Dans aucune classe ce type d’action n’est systématique. Enfin, il demeure problématique que l’élève faible ne soit pas mis en situation de progresser dans le dispositif pédagogique quotidien censé œuvrer à cela, en particulier car il occupe un temps de classe important dans la journée, en rien comparable à ce qui est possible dans l’après-coup ou dans les interstices d’un emploi du temps dense.
20La troisième attitude enseignante que nous avons constatée est le renoncement. Il peut être lié à une centration sur un des quatre ateliers : « Mathilde concentre vraiment son attention sur l’atelier dirigé. Pour les autres ateliers, elle n’est pas très exigeante ». Mais surtout il peut consister à laisser tomber l’aide envers les plus faibles. Voyons ce passage, encore relatif à Cheikne :
Elle lui montre la première lettre, lui demande quelle elle est... il ne sait pas... elle dit que de toute façon, il lui manque des mots. « Ils sont où les mots ? » Quelqu’un d’autre arrive, elle commente un peu son travail. Elle ne reviendra pas à Cheikne. Un peu plus tard, je lui entends dire d’aller jouer. J’ai cru ressentir une sorte de conscience [de la part de la maîtresse] qu’il n’y arriverait pas. Le prétexte de se centrer sur le fait qu’il manque des mots donne une contenance, mais c’est comme une fuite de [la situation] à laquelle elle est confrontée.
21Consciente qu’au vu de la situation, elle n’aura pas le temps d’en faire plus et que l’écart de l’élève est grand par rapport à ce que l’activité requiert en termes d’autonomie, la maîtresse semble renoncer. Parfois, dans des situations du même type, cet élève va jouer sans même avoir demandé à la maîtresse. Le manque d’étayage enseignant nous paraît aussi se nourrir d’une formation ici déficiente. Des maîtresses demeurent interdites face à certains écarts entre l’élève imaginé et l’élève réel, bien loin des compétences qui leur semblent normalement répandues. Lors d’un entretien après coup mené avec Mathilde concernant Cheikne, elle dit : « qu’est-ce qui faut faire : trois fois, il me dit : “je sais pas”... on fait quoi dans ces cas-là ? ». Elle se dit totalement impuissante face à ça : « la maîtresse, elle fait quoi là ? Elle rentre chez elle ! » Si une formation sociologique pourrait ici permettre de mieux comprendre les écarts de socialisation primaire et d’éviter les perceptions relevant d’un ethnocentrisme de classe chez des professeurs des écoles, de moins en moins issus de milieu populaire (Farges, 2017), ce passage montre aussi que c’est un défaut d’outillage socio-didactique qui se manifeste ici.
22Durant la décennie 2010, un nombre non négligeable de professeurs des écoles de maternelle se sont tournés vers une pédagogie d’inspiration montessorienne (Huard, 2018). Parmi les nombreuses raisons qui motivent ces enseignants, on trouve la remise en cause du système des ateliers, que nous venons d’étudier. Outre leur lourdeur, ils sont très souvent critiqués car ils ne permettraient pas de mettre en œuvre un suivi des élèves dans leur diversité, à l’inverse des « plages d’activité montessoriennes ». Ici, nous chercherons à déterminer si ce nouveau dispositif pédagogique permet ou non de prodiguer de plus nombreux et plus efficaces étayages pour les plus faibles.
23Le dispositif des plages d’activité montessorienne va de pair avec une forte remise en cause du principe de mise en activité collective qui caractérisait le système des ateliers (souvent quatre activités imposées par l’enseignant liées aux quatre groupes). Les plages d’activités montessoriennes se basent au contraire sur des logiques très individuelles : tous les enfants ou presque font des activités différentes. Ce dispositif est indissociable de profonds bougés sur la question de l’organisation spatiale de la classe. Tandis que les quatre tables, liées aux quatre ateliers, occupaient la majeure partie de l’espace central de la classe dans le système précédent, ici, l’espace au centre de la classe s’avère « libéré ». Il sera utilisé par les enfants, qui peuvent se saisir d’activités nombreuses mises à leur disposition sur les bords de la classe, classées par thématiques dans différentes armoires.
Figure 3. Classe maternelle réorganisée dans une inspiration montessorienne (enquête parisienne 2017-2018)
24Comment les activités de l’adulte et des élèves se redéfinissent-elles au sein de cette nouvelle organisation pédagogique ? La classe s’avère dorénavant divisée en deux types d’élèves. Un premier groupe d’élèves s’adonnent aux activités de leurs choix, les unes après les autres, parfois parmi un certain panel pré-déterminé par l’enseignant (voir ci-après). Un deuxième type d’élèves est pris en charge par l’enseignant. Mais il s’agit souvent d’un seul élève ou d’un très petit groupe. Deux types d’activité sont alors possibles. Soit l’enseignant « présente » l’activité à un élève, c’est-à-dire lui montre comment faire pour bien la réaliser. L’enseignant réalise alors l’activité devant l’enfant, étape par étape, non sans commenter dûment à chaque fois ce qu’il faut faire pour la mener à bien. Soit il s’agit de proposer une aide particulière ou une explication à un élève face à son activité. Dans tous les cas, d’autres élèves observent parfois la présentation ou l’intervention de l’enseignant, mais en petit groupe. Dans certaines classes, l’ATSEM est parfois elle aussi sollicitée pour jouer les mêmes rôles.
25Des enseignants de l’école maternelle publique mettent en œuvre des pratiques d’inspiration montessorienne relativement conformes à la pédagogie défendue par l’AMF (Association Montessori de France) (Leroy & Lescouarch, 2019). Dans ces classes, les élèves sont acculturés à des règles de comportement face aux objets mis à leur disposition. Ils doivent apprendre à s’en servir et réaliser la tâche comme attendu, ne pas abandonner trop rapidement, ainsi que bien ranger le matériel. Ces règles nous semblant favorables à l’étude elle-même, de tels étayages (inculcation de ces règles) nous paraissent œuvrer à la construction de dispositions à l’étude chez les élèves qui n’y ont pas été acculturés dans leur milieu d’origine. Par ailleurs, dans ces classes, les élèves ne peuvent se saisir que des activités qui leur ont été présentées par l’enseignant, de manière inter-individuelle. Elles ont été choisies par lui, pour chaque élève, ce qui est favorable à un bon ajustement didactique au sens de Cèbe et Goigoux (1999). La pratique de la « présentation » de l’activité relève de ce que Bruner appelle la « démonstration » (stylisation de la réalisation de l’activité) et range dans ses fonctions de l’étayage (Bruner, 1983).
26Un autre type d’enseignants se dégage. Il se caractérise par des appropriations très diverses de la pédagogie Montessori, parfois en fort décalage avec les prescriptions de l’AMF voire la pédagogie prônée par Maria Montessori. Ils ont été décrits ailleurs (Leroy & Lescouarch, 2019). Nous prendrons ici l’exemple de Julie (classe petite-moyenne-grande section, école relativement mixte socialement), tout en notifiant que ces formes hybrides sont multiples et qu’elles ne se réduisent pas toutes à la forme pédagogique ici décrite. Julie a réorganisé sa classe en mettant sur ses bords de nombreuses activités à la libre disposition des élèves. Mais sa pratique pédagogique s’écarte en de nombreux points des caractéristiques évoquées ci-dessus, peut-être du fait que sa « formation » à la pédagogie Montessori a été très rapide de son propre aveu (fréquentation de forums sur Internet notamment). Premièrement, elle ne fait pas de « présentation » individuelle des activités. Tous les élèves peuvent donc, tout le temps de ces plages d’activité, accéder à l’ensemble des activités à disposition. Par conséquent, l’ajustement didactique est inexorablement bien moindre (même si l’on peut imaginer que des enrôlements plus grands en résultent peut-être, du fait d’un fort intérêt de l’enfant ; mais cela ne fait pas tout, cf. note 4). En outre, elle ne forme pas les élèves à la mise en œuvre des nombreuses hexis d’apprenants, notamment celles qui consistent à éviter les détournements de l’activité (ne pas faire le puzzle mais jouer avec les pièces par exemple), à persévérer (de nombreux abandons ont été constatés), à ranger le matériel correctement, uniquement quand la tâche a été réalisée (un certain désordre règne, avec des jouets non rangés sur le sol par exemple). On trouve dans sa classe des élèves faisant des bêtises telles que renverser le canapé, se cacher en dessous ou jouer avec un gobelet de café récupéré dans la poubelle. La maîtresse étant occupée pour des interactions individuelles, elle ne voit souvent pas grand-chose de tout cela. Les entretiens informels avec elle ont d’ailleurs montré qu’elle avait une vision tout à fait idéalisée de ces moments d’« autonomie », imaginant que les élèves se saisissent docilement des activités les unes après les autres, et que les apprentissages en découlent « naturellement ». Nous retrouvons une sorte de « postulat d’autonomie » qui rappelle nos analyses ci-avant des « ateliers ». Nous sommes face à une représentation enseignante de l’autonomie où cette dernière est postulée chez l’élève, comme un allant de soi censé être déjà présent (ou se construisant spontanément), et non considérée comme le fruit de l’étayage de l’enseignant en particulier chez les plus faibles. Dans ces conditions, pour toutes ces raisons, chez cette maîtresse, les plages d’activité montessoriennes s’apparentent plutôt à des moments de jeux libres. Les théoriciens de l’apprentissage informel (Brougère, 2002 ; Brougère & Bézille, 2007) ont certes montré que le jeu libre est souvent pourvoyeur de nombreux apprentissages. Mais ceci ne signifie en rien qu’il permette de développer les apprentissages scolaires attendus.
27Nos observations montrent que les enseignants les plus proches des prescriptions de l’AMF sont ceux qui prodiguent davantage d’étayages, y compris pour les plus faibles, et nous paraissent donc, selon le présent échantillon, les plus à même de développer chez eux des dispositions d’apprenant. Pour autant, nous tenons pour terminer à signaler que, chez ces enseignants également, l’adoption d’une philosophie de l’éducation montessorienne pourrait parfois favoriser les phénomènes de différenciation.
28À un premier niveau, lorsque des pédagogies montessoriennes sont mises en œuvre, un ratio très fort oppose le nombre d’élèves pris en charge par le professeur des écoles et ceux qui s’adonnent seuls à des activités plus ou moins librement choisies (voir ci-avant). Le maître étant souvent pris par des interactions individuelles, un risque existe qu’il fasse passer au second plan l’observation des autres élèves. Il y a ici un réel danger de déprise enseignante, qui, s’il relève ici aussi d’un « postulat d’autonomie », pourrait aller de pair avec un transfert de responsabilité des apprentissages, de l’enseignant aux élèves. Ceci peut d’autant plus se produire que, dans le cadre de ces pédagogies, l’enseignant ne contrôle plus les activités des élèves quand elles sont finies, car elles sont souvent auto-correctives (mais peuvent aussi être abandonnées). Un critère d’efficacité de ces pédagogies vis-à-vis des plus faibles pourrait donc se situer du côté de l’observation des élèves qui ne sont pas en situation d’interaction avec l’enseignant mais « seuls » face à la tâche (la majorité). Il paraît en effet nécessaire que l’enseignant observe si les élèves mettent bel et bien en œuvre le comportement attendu (respect des règles de comportement, saisie du matériel adéquat, persévérance dans la tâche, etc.) afin de déterminer où en est l’élève dans la conquête de l’« autonomie » souhaitée et d’ajuster les interventions et les étayages à venir. Ceci suppose que l’enseignant ne soit pas en permanence ou presque à réaliser des présentations d’activité, ce qui est souvent une des conséquences de la méthode (l’une des maîtresses nous confia : « je ne fais que cela ! »).
29Ensuite, le montessorisme de certaines maîtresses aboutit parfois à des approches de l’éducation qui peuvent potentiellement être favorables au fait de différer l’apprentissage. Nous avons tout particulièrement suivi Fatoumata (dans la classe de Rosalie, petite-moyenne-grande section, très majoritairement fréquentée par des élèves de catégories supérieures), une des élèves les plus faibles de la classe, ainsi qu’une élève issue d’un milieu bien plus privilégié, Jeanne, qui était parmi les meilleurs. Leurs usages des temps d’ateliers Montessori s’avèrent très hétérogènes. Jeanne s’adonne à davantage d’activités, les enchaînant les unes après les autres. Fatoumata « perd » plus de temps, « végétant » bien plus dans la classe. Elle regarde souvent longtemps par la fenêtre, semblant très vraisemblablement s’ennuyer (ce qui peut s’interpréter notamment comme l’absence chez elle d’une disposition à expérimenter, apprendre, étudier). Dans le même registre, un de ses camarades passe plus d’1 h 30 devant l’aquarium de la classe un matin, comme souvent. À l’inverse, Jeanne sollicite souvent la maîtresse – montrer ce qu’elle a fait, demander de l’aide, lui demander une nouvelle « présentation » –, ce qui n’est presque jamais le cas de Fatoumata, bien plus en retrait (fait significatif : les rares fois où elle s’adresse à la maîtresse, c’est avec une très grande timidité et une voix très basse). De plus, Jeanne se dirige vers des activités différentes : plus d’activités liées à la lecture par exemple. Enfin, la maîtresse s’occupe bien plus de Jeanne. Or, une des raisons est le fait que cette enseignante mobilise un argumentaire d’inspiration montessorienne, selon lequel il faut particulièrement aider les enfants qui sont dans une « période sensible ». L’attrait de Jeanne pour les activités de lecture est interprété comme le fait qu’elle éprouverait actuellement un fort attrait, une forte envie, d’apprendre à lire, lié à un certain moment de son propre développement psychologique. L’enseignante intervient alors pour nourrir ce « besoin » supposé.
La maîtresse me dit : « quand ils sont prêts, ça va très vite ». Ce type de rhétorique est très importante : il y a une sorte de croyance au fait qu’à un moment, le fruit est mûr et c’est là que l’intervention de la maîtresse arrive.
Elle m’évoque la notion d’envie : il faut qu’ils aient envie. Et il ne faut pas forcer s’ils n’ont pas envie.
30Ce raisonnement fait que la maîtresse pousse particulièrement les élèves qui montrent de l’intérêt pour la lecture, aidant ainsi « uniquement si ils le demandent » selon ses propres propos (c’est le cas de Jeanne), sans hésiter dans ce cas d’ailleurs à aller bien au-delà des programmes de l’école maternelle (dès la petite section, elle dépasse les programmes de fin de grande section en lecture avec les meilleurs élèves). À l’inverse, elle laisse souvent de côté Fatoumata : comme cette élève ne s’intéresse pas encore à la lecture (il en va de même pour d’autres activités comme les mathématiques), interagit très peu avec la maîtresse, cette dernière juge que ce n’est pas le moment de proposer un étayage fort auprès d’elle.
31Nombreux sont pourtant ici les apports en sociologie qui amènent à proposer une autre interprétation. L’intérêt de Jeanne pour la lecture pourrait s’expliquer par le fait qu’elle ait développé des liens avec cette pratique au cœur de sa socialisation familiale. Des entretiens informels menés avec les élèves de la classe ont permis d’attester la présence de telles activités dans leur sphère familiale. Plusieurs parents de cette classe (enseignants et catégories supérieures) ont acheté le même matériel que la maîtresse. Sont ici mises en lumière des logiques de concerted cultivation au sens de Lareau (2003), indissociables de l’usage d’une culture matérielle précise (Vincent, 2000), notamment des livres. L’aisance de Jeanne, voire parfois sa quasi-directivité dans la relation à l’adulte, est aussi à corréler à une relation enfant/adulte de nature démocratique (de Singly, 2016) et à un modèle expressif (Plaisance, 1986), bien plus diffusés dans les catégories moyennes et supérieures. Dès lors, l’argumentaire des « périodes sensibles » pourrait aboutir à un renforcement des inégalités initiales, en poussant ceux qui ont déjà développé des hexis d’apprenant dans leurs temps non scolaires (notamment de loisirs), et en ne s’occupant que très peu des autres, en attendant qu’une hypothétique « période sensible » se manifeste chez eux dans une logique de génération spontanée. Pourtant, l’attrait actuel de Jeanne pour la lecture n’est pas né ainsi : il a sûrement été engendré par l’ensemble des actions socialisatrices qu’elle a reçues au cours de sa socialisation familiale, sans que l’on attende que « cela vienne d’elle ». On peut donc s’interroger sur le sens de cette posture d’« attente » vis-à-vis des plus faibles, telle Fatoumata, et sur son caractère potentiellement très inégalitaire. On retrouve ici des critiques déjà formulées par Wallon il y a plus de cinquante ans, à l’encontre des principes montessoriens (mais aussi de Dewey ou Claparède) et en particulier d’une conception « isolationniste » de l’enfant par rapport à son milieu, comme une entité se suffisant à lui-même, allant de pair avec une conception oppositionnelle des rapports entre individuel et social (Tran-Thong, 1969).
32Nous ne pouvons et ne souhaitons pas au terme de notre analyse nous permettre de dire qui, des ateliers ou des plages d’activité montessoriennes, nous paraît être le plus à même d’améliorer les résultats scolaires des plus faibles. Par contre, qu’il s’agisse de l’un de ces dispositifs ou de l’autre, s’ils postulent l’autonomie plutôt qu’ils ne la construisent – c’est malheureusement souvent le cas –, alors ils ne peuvent que s’avérer différenciateurs, au service des meilleurs mais moins, voire peu utiles, pour les plus faibles. Quel que soit le dispositif, le rendre efficient pour les plus faibles suppose de réfléchir à l’ensemble des leviers permettant de maximiser les étayages à leur endroit, en réorganisant les priorités de l’action enseignante autour de cette finalité. La première piste consiste à ce que le maître puisse passer plus de temps à aider les plus faibles et suivre la réalisation de leur activité (observation). La part d’explication, d’aide ou de remédiation serait alors accrue et plus dirigée vers eux, peut-être en laissant davantage autonomes ceux qui le sont déjà (plutôt que ceux qui ne le sont pas). Une pratique moins différenciatrice pourrait aussi passer par une vigilance renforcée envers les implicites de la situation et du support d’apprentissage, surtout quand l’élève est seul face à eux. Enfin, il y a lieu de questionner les logiques « productivistes » actuelles, en recherche de performance, qui semblent s’appuyer sur des autonomies enfantines fantasmées plus que réelles, car non construites avec l’adulte.