- 1 Intercommunalités et communes
- 2 Dans les Hauts-de-France, un Contrat local d’Éducation Artistique (CLÉA) peut se mettre en place su (...)
1En janvier 2016 le Ministère de la Culture et de la Communication a lancé un dispositif expérimental de « résidence d’éducation aux médias, à l’information et à la liberté d’expression », en Hauts-de-France. Ce dispositif a été développé dans le cadre des Contrats Locaux d’Éducation Artistique (CLÉA), en partenariat avec des collectivités territoriales1, sur le modèle des résidences d’artistes2. Il se fonde sur le recrutement d’un journaliste pendant plusieurs mois et sa mise à disposition des acteurs éducatifs d’un territoire afin de co-construire avec eux différentes sortes de projets à des fins d’éducation aux médias, à l’information et à la liberté d’expression.
2Après les séries d’attentats de 2015, cette politique éducative fait écho à un ensemble de discours en circulation dans la « sphère publique globale » (Fraser, 2001 [1990]), établissant un continuum entre « mauvais » usages des médias numériques chez « les jeunes », radicalisation et/ou complotisme. Ce contexte à travers lequel analyser le dispositif de résidence de journaliste influe sur les objectifs qui lui sont assignés : éduquer à la liberté d’expression, lutter contre les fausses informations, restaurer la confiance envers les journalistes, lutter contre les « risques » du numérique, former à l’esprit critique…
3Dans cet article nous souhaitons étudier à la fois la logique dispositive de cette expérimentation et les manières dont l’ensemble des acteurs se mobilise (commanditaires, journalistes, acteurs éducatifs) en s’emparant de ce dispositif pendant les deux premières années de son déploiement (2016-2018) sur le territoire des Hauts-de-France. Nous mobilisons ici le concept de dispositif de manière polysémique à travers la notion telle qu’énoncée par Foucault et la notion de dispositif d’action telle qu’Anne Barrère (2013) la mobilise à partie du travail de Guy Vincent sur l’école primaire (Vincent, 1980). Comme le souligne Anne Barrère dans son article, l’« espace scolaire local » est de plus en plus organisée et financée sur le mode managériale du projet, le dispositif est vu ici comme un espace d’enchevêtrement et de négociation entre différentes logiques d’actions. Les acteurs de l’école se doivent ainsi de construire des manières d’agir avec une multiplicité d’acteurs (acteurs associatifs, institutions culturelles, collectivités territoriales, travailleurs sociaux etc.) : « [le] terme de “dispositif ” est alors susceptible de qualifier cette évolution, et de désigner un niveau d’action intermédiaire entre des projets locaux, proposés et mis en œuvre par les enseignants et les équipes pédagogiques et de véritables prescriptions d’innovation et de projet » (Barrère, 2013, p. 9). Nous voulons ainsi analyser les résidences-missions de journalistes comme un réseau d’acteurs, de matérialités et de discours qui se constituent à l’échelle territoriale ; et ceci, dans une prétention à « faire faire » (Agemben, 2006). C’est en effet une logique prescriptive (Delcambre, 2017, Jeudy et Gallera, 2011) qui s’ancre et s’articule avec la politique éducative nationale d’éducation aux médias et à l’information. C’est à partir d’une étude de cas (Becker, 2016), et l’analyse de ses contextes, que nous cherchons à saisir la naissance d’un dispositif au sens foucaldien (Foucault, 1994). Il s’agit alors d’analyser ces résidences-missions de journaliste comme une strate d’un dispositif de pouvoir naissant, mouvant, instable, face à ce qui est pensé comme une urgence, celle d’une crise commune des régimes d’autorités médiatiques et républicaines. Nous pouvons interroger la portée des discours d’escorte des résidences-missions, les objectifs et supports institutionnels, les formes de travail, les pratiques des acteurs comme significatives d’une volonté de gouverner les pratiques médiatiques et formes de citoyenneté des « jeunes », et, en même temps, des résistances à cette gouvernementalité.
4Notre recherche s’inscrit dans le champ des sciences de l’information et de la communication. Afin d’analyser les résidences-mission de journalistes en tant que dispositif, nous avons mené une étude ethnographique de leur mise en œuvre durant les deux premières années de leur déploiement (2016-2018). Nous avons tout d’abord réalisé des observations non participantes des interventions de l’un des journalistes sur la durée globale de sa résidence, et des observations plus ponctuelles pour trois autres. Les postures professionnelles, les interactions avec les publics et les discours tenus sur les médias ont été au cœur de nos critères d’observation.
- 3 La durée totale des observations est de plus de 150 heures.
- 4 Dans cet article les journalistes interrogés sont présentés de manière anonyme, en tant que journal (...)
5Nous avons mené des observations non participantes et participantes de temps de présentation du dispositif et des comités de pilotage de l’une des résidences3, afin de saisir le sens donné au dispositif par les acteurs impliqués dans celui-ci. Nous avons ensuite effectué des analyses de discours qualitatives sur deux corpus : les productions et projets valorisés par les journalistes dans le cadre de leur résidence et ce que nous qualifions de discours d’escorte du projet (appels à projet, textes de présentation sur les sites internet des partenaires institutionnels, bilans écrits des résidences). Enfin, nous avons complété cette enquête par des entretiens semi-directifs avec les six journalistes recrutés dans les deux premières années du dispositif sur le territoire, les cinq responsables du dispositif au sein de la DRAC ou des collectivités territoriales impliquées et enfin avec Jérôme Bouvier, journaliste à l’origine du projet. Les entretiens menés l’ont été dans une perspective compréhensive et ont principalement concerné les représentations de l’éducation aux médias et l’information, celle des pratiques médiatiques juvéniles, l’objectif donné au dispositif et l’explicitation de son organisation. Une partie importante des entretiens effectués avec les journalistes a également été consacrée à leurs trajectoires biographiques4.
- 5 Règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016, relatif à la protecti (...)
- 6 Loi n° 2018-1202 du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information
- 7 Loi n° 2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École (...)
6Malgré son originalité, le dispositif de résidence-mission est typique du développement d’une politique publique d’éducation aux médias : mobilisant et intégrant une multiplicité d’acteurs provenant de champs différents, le dispositif conçu participe à la construction et à la définition d’un champs commun déjà très globalisé et international, l’« information and media litteracy » (Landry et Basque, 2015), et ce à l’échelle d’un territoire. Autour des questions des risques numériques, de la déstabilisation du régime des autorités médiatiques, et de la peur de la radicalisation, un réseau de lois et règlements se constitue : RGPD5, loi de luttes contre la manipulation de l’information6, loi d’orientation de l’école pour « Une refondation de la République7 ». Des discours d’acteurs institutionnels, privés et associatifs circulent également autour de ces résidences-missions : journalistes, DRAC, CLEMI, l’Education Nationale et ses établissements, lieux d’action culturelle, lieux d’actions sociales, collectivités territoriales, ESJ (Ecole Supérieure de Journalisme de Lille), associations engagés dans l’éducation aux médias, médias locaux et/ou médias alternatifs, université et chercheuses (Ferroc, Loicq, Seurrat, 2019).
7La manière dont est pensé le dispositif de résidence-mission pose une question centrale et habituelle lorsqu’il s’agit d’EMI : qui éduque aux médias et à l’information ? La création même de ce dispositif fondé sur l’intervention de journalistes en temps éducatif, et avant tout à l’école, pose en creux la question de la place des enseignants et plus globalement des professionnels de l’éducation dans l’EMI.
- 8 Chargée de projet 1, entretien du 2/11/2016.
8L’analyse du processus de recrutement des journalistes permet de comprendre que ces derniers tirent leur légitimité à mener des actions d’EMI de leur expérience professionnelle de journaliste. Un critère central de sélection, mais discuté dans les comités, est ainsi la possession de la carte de presse. Il s’agit de recruter un « vrai » journaliste. Comme l’expliquait l’une des responsables du projet sur le plan administratif : « Le ministère part du principe qu’on met les professionnels qui savent8 ». L’expérience pratique de l’EMI, tout comme des compétences et des savoirs d’ordre éducatifs ne constituent qu’un critère secondaire dans le processus de recrutement (Montoya, 2017). Cette hiérarchisation constitue un paradoxe auquel seront confrontés les journalistes recrutés se sentant parfois en difficultés pour gérer un groupe de jeunes ou faire entrer les participants dans l’activité proposée. A la fin d’une séance dans un lycée, l’un des journalistes fera ainsi part de son découragement : « mais je ne suis pas prof moi ! ». Cette hiérarchisation témoigne aussi de la place secondaire accordée aux questions de pédagogie dans les politiques publiques qui encadrent l’EMI en France prises en tenaille entre une politique de l’équipement numérique (Pyboudrin, 2009) et une hétérogène et instable définition d’une « éducation à » (Havard-Duclos et al., 2018).
9Aux côtés du journaliste, les enseignants et les animateurs des structures éducatives occupent des positions diverses, de la co-animation jusqu’à une forme de non-implication. « C’est toi l’expert » a souvent été rétorqué au journaliste 2 lorsqu’il demandait certains conseils notamment dans la gestion du groupe classe. La place que les enseignants occupent dans ces projets et dans les séances varie suivant plusieurs critères au premier rang desquels leur maîtrise, réelle ou perçue, de savoirs et de compétences liés aux médias ou à l’EMI et leur habitude de mener des projets en EMI. Ce qui se joue dans ces incertitudes, dans un dialogue parfois conflictuel sur qui intervient et sur quoi, c’est donc bien, au-delà des prescriptions et de leurs discours d’escorte, la définition concrète d’un champ d’action (quels sont les rôles et places de chacun.e, quelles sont les valeurs que l’on incarne, défend et partage, qu’est-ce qu’éduquer et comment éduquer ?).
- 9 Voir par exemple l’appel à candidature en vue d’une résidence-mission à des fins d’éducation aux mé (...)
- 10 Idem
10Il est précisément demandé au journaliste « d’accompagner » des équipes d’acteurs éducatifs locaux afin de favoriser « la meilleure perception possible […] des enjeux liés à l’information et à la liberté d’expression, à une connaissance et à une pratique éclairée des différents médias.9 ». Les appels à candidature précisent que la résidence-mission aura pour objectif : « de faire découvrir le métier de journaliste et ses problématiques actuelles, de sensibiliser aux enjeux de la liberté d’expression, de donner à voir et à comprendre le processus de production de l’information et d’aider à son décryptage, d’encourager le développement d’une pratique consciente et responsable des différents médias, des réseaux sociaux et d’Internet de façon générale »10.
- 11 Entretien chargée de mission 4, 29/02/17.
- 12 Idem
- 13 Idem
11La perspective adoptée est celle de l’éducation critique aux médias, plus que d’un rapport critique aux médias et à leurs représentations. Sur le terrain, les questions de l’autonomie critique (Masterman, 1990) et de l’esprit critique apparaissent en effet centrales, contrairement à des éléments plus ciblés, relevant de la connaissance des médias de masse ou de la déconstruction des discours médiatiques. Les responsables du dispositif sur le plan administratif le présentent par exemple comme visant à « donner des clés pour prendre une décision »11, à aider les jeunes à « savoir s’engager »12, à les « faire grandir dans leur rapport aux médias »13. Il va donc s’agir, à travers le dispositif, d’accompagner les jeunes dans le développement d’une confiance en eux-mêmes et une maturité critique suffisante pour pouvoir appliquer un jugement sur les textes médiatiques, quel que soit leurs contextes (Masterman, 1990, Fastrez et Philippette, 2017). L’objectif est bien de favoriser une posture critique transférable d’un contexte médiatique à un autre (Masterman, 1990, Fastrez et Philippette, 2017). En cela, il s’inscrit dans une perspective sociale et politique, en lien avec la question de la démocratie et de la citoyenneté qui sont traditionnellement les objectifs que l’éducation nationale assigne à l’EMI et qui sont majoritaires dans les appels à projets structurés par les institutions publiques, en France (Loicq 2017, Frau-Meigs et al., 2014).
12Dans les interventions réalisées par les journalistes en résidence en Hauts-de-France le développement de « l’esprit critique » passe avant tout à travers une approche pragmatique, dans la lignée observée de la valorisation du « faire » (Corroy, Froissard, 2018). Se donne aussi à voir le poids des dispositifs « CLEA » dans lesquels viennent s’inscrire les résidences-mission et dans lesquelles le « faire », à travers la réalisation de « gestes artistiques », est placé au centre des projets. Dans les classes, les centres sociaux ou sur d’autres lieux d’interventions, les journalistes produiront ainsi différents formats journalistiques avec les jeunes. Ici, le portage institutionnel et les habitudes de travail créées avec d’autres dispositifs comme celui du CLEA façonnent l’orientation des résidences-missions.
- 14 Tous les journalistes impliqués sont en effet de « jeunes » journalistes, à une exception près.
- 15 Journaliste 4, entretien du 12/01/2017.
13Cette éducation aux média et à l’information semble en outre se concentrer non pas sur la défense de la liberté d’expression, mais finalement plus sur celle du journalisme, voire des journalistes. À partir de leurs trajectoires professionnelles de jeunes journalistes14, l’idée est bien pour ces professionnels de donner à voir les contraintes et les difficultés du métier pour l’humaniser, en lui donnant corps, par la rencontre. Une journaliste parle ainsi « d’envie d’incarner15 » la profession. Cette envie résonne avec les propos tenus par tous les journalistes rencontrés (à une exception près) qui expriment leur lassitude du discrédit et « des fantasmes » sur l’ensemble « des médias » et leur besoin de partager leur attachement à la liberté d’expression.
14Au cours de nos observations, nous avons en effet pu constater certains discours fortement critiques portés par l’ensemble des collégiens et lycéens sur « les médias », même si derrière cette unanimité se cachent des raisons différentes à ce rejet : discours « anti-système », critique des représentations médiatiques dominantes, imaginaire déçu du journaliste héros de la vérité… Face à ces publics, les journalistes en résidence oscillent entre une défense du journalisme et de la liberté d’expression (à travers les enjeux démocratiques dont ils sont porteurs) et le partage des constats sur certains dysfonctionnements « des médias », dysfonctionnements qu’ils peuvent d’ailleurs eux-mêmes subir (précarité du statut de pigiste, difficulté à traiter certains sujets, etc.). Empruntant une ligne de crête parfois difficile, les journalistes rencontrés souhaitent de fait de faire passer les publics qu’ils accompagnent au fil de leurs interventions d’une critique ordinaire « des médias » à une critique plus outillée de certains médias. Cette bascule tente de s’opèrer tout en préservant l’idéal démocratique associé à la figure du journaliste professionnel pris dans un système de contraintes et d’enjeux au sein duquel il essaye d’exercer son métier.
15Le travail de cadrage, d’adaptation aux demandes des équipes éducatives et l’orientation de la résidence-mission sont très liés à la personnalité et à l’engagement du professionnel recruté. Les représentations des pratiques médiatiques des publics rencontrés conditionnement aussi le travail.
16En effet, derrière cette défense du journalisme se cache aussi la question des pratiques médiatiques des publics auxquels le dispositif est adressé. En effet, les journalistes en résidence constatent qu’ils font le plus souvent face à des jeunes qui ne fréquentent pas, ou peu, les médias dits traditionnels. La question de la réhabilitation du journalisme passe dès lors aussi par celle de la découverte de différentes productions journalistiques. Or, si tous les acteurs impliqués dans le dispositif soulignent l’intérêt de ces temps de découverte, tous ne les articulent pas de la même manière aux pratiques médiatiques existantes des jeunes participants. Pour la majorité des journalistes, il s’agit d’ouvrir le spectre des pratiques médiatiques existantes, perçues comme centrées sur les réseaux sociaux, sans a priori négatif. Le fait que ces (jeunes) journalistes partagent certaines des pratiques des (jeunes) publics qu’ils accompagnent semblent en outre les éloigner d’une perception des pratiques d’informations numériques au prisme des dangers et d’un jugement normatif négatif.
- 16 Journaliste 2, entretien du 16/05/2017.
- 17 Journaliste 3, entretien du 7/03/2017.
17L’une des journalistes explique ainsi : « J’ai des « pratiques proches des jeunes : je suis très réseaux sociaux » et « moi à cet âge-là je lisais pas le Monde, Libé, la presse locale, donc je leur reproche pas ça16. » Ces journalistes appréhendent en fait avant tout les pratiques médiatiques juvéniles sous l’angle de la ne nouveauté qu’ils sont heureux de pouvoir découvrir plus précisément à travers la résidence. Tous se positionnent en outre spontanément contre des discours qui ne prêtent « aux jeunes » aucune capacité critique : « Ils ne croisent pas des trucs forcément totalement idiots sur YouTube, c’est une autre façon de s’informer. Bon voilà, c’est pas de l’information classique, c’est pas le journal télévisé, mais les Youtubeurs parlent aussi de choses actuelles17. »
18Cette posture n’est cependant pas partagée par l’ensemble des acteurs impliqués dans le dispositif. Pour quelques-uns d’entre eux en effet, la découverte de productions médiatiques doit conduire les jeunes concernés à modifier leurs pratiques pour se tourner vers ce qui apparaît clairement dans leurs discours comme les meilleures sources d’information : des médias traditionnels, reconnus et légitimes, au premier rang desquels les titres de presse quotidienne nationale. Et il apparaît finalement que l’un des objectifs qu’une des journalistes fixe à sa résidence-mission est bien de réorienter les consommations médiatiques des jeunes rencontrés vers certains médias, en l’occurrence la presse quotidienne nationale, qu’elle même consomme. Son discours fait écho à des représentations sur ce que seraient de « bonnes pratiques » médiatiques. Il participe clairement à l’énonciation voire à l’imposition de normes à l’œuvre au sein de la promotion et de l’expansion d’une politique publique d’éducation aux médias fortement axée sur la restauration d’un régime d’autorités médiatiques, notamment bousculé par le numérique.
19Ces représentations hétérogènes et contradictoires de ce que seraient les pratiques médiatiques des jeunes et leurs hypothétiques déviances, semblent émerger au croisement de discours en circulation dans l’espace public, de la connaissance des médias de chacun des acteurs, de leurs propres pratiques médiatiques, des observations qu’ils font des pratiques médiatiques des publics impliqués dans le dispositif, et enfin du rôle qu’ils se donnent comme éducateurs.
20L’engagement commun de ces acteurs divers (journalistes, collectivités territoriales, enseignants) dans la co-construction d’un dispositif d’EMI était une première qui se matérialise dans ce dispositif. La traduction des enjeux de cette résidence-mission par chacun a pu apparaître parfois contradictoire, mais l’expérimentation et la liberté donnée aux journalistes pour construire son propre dispositif ont pu amener une « déviance » créative (Alter, 2000).
21En Hauts-de-France, le dispositif de résidences-missions de journalistes a d’abord été déployé sur le territoire de la communauté de communes de Dunkerque Grand-Littoral (2015-2016). Il a ensuite été mis en œuvre sur le territoire de la communauté de communes de Valenciennes métropole (2016-2017), sur celui la ville de Roubaix (2016-2017), et sur ceux d’autres communautés de communes : Osarthis-Marquion (2017) et Flandres-Lys (2017-2018). Le dispositif a également été reconduit sur les trois premiers territoires évoqués durant l’année scolaire 2017-2018.
- 18 Comme le rappelle Thomas Amossé, contrairement à celle d’ouvriers ou d’employés, la notion de « pop (...)
- 19 Cf. le dossier complet sur la région des Hauts-de-France sur le site de l’INSEE : https://www.insee (...)
22La liste de ces territoires place, de fait, les « quartiers populaires » au cœur du dispositif puisque les territoires concernés concentrent des populations qui appartiennent aux classes populaires contemporaines18 et qu’une majorité d’entre eux sont en outre caractérisés par la présence de quartiers prioritaires politique de la ville19. Cette localisation géographique spécifique découle de l’origine même du dispositif de résidence de journalistes.
23Sa création a été débattue dès 2011, à l’initiative de l’association « Journalisme et citoyenneté », lors des Assises internationales du journalisme20. Il s’agissait d’imaginer une manière de « remédier à la méconnaissance qui caractérise la relation entre journalistes et habitants des quartiers populaires » et « tisser des liens entre médias associatifs de quartiers et journalistes professionnels », en s’inspirant du dispositif de résidence d’artistes porté par le ministère de la Culture et de la Communication. Le dispositif ne verra cependant le jour qu’en 2016, suite à l’entrée de Jérôme Bouvier, président de l’association « Journalisme & Citoyenneté », au cabinet de la ministre de la Culture et de la Communication de l’époque, Fleur Pelerin, en qualité de « conseiller chargé des métiers de la presse et de l’information, de l’éducation aux médias, de la diversité et de la citoyenneté », en février 201521. Reprenant les principes posés lors de la discussion initiale du dispositif en 2011, la résidence de journaliste est formalisée comme étant à destination des quartiers populaires. Elle est envisagée comme un moyen de développer les médias de quartiers pouvant permettre d’ouvrir l’espace d’expression publique à d’autres acteurs que des journalistes professionnels et à des représentations contre-hégémoniques du monde social (Dalibert et Quemener, 2017) dans la lignée des ambitions affichées par les « médias alternatifs » (Cardon et Granjon, 2013). Le dispositif est aussi pensé comme une manière d’influer, sur le temps long, sur le traitement médiatique des « banlieues »22. Par l’immersion longue d’un journaliste dans un territoire, il s’agit de lui permettre de mieux le connaître et ainsi de ne reproduire ni les représentations stéréotypées et stigmatisantes observées dans beaucoup de sujet sur les « banlieues » (Sedel 2009 ; Berthaut, Darras et Laurens, 2009 ; Garcin-Marrou 2007), ni les routines professionnelles qui conduisent à leurs productions (Berthaut, 2013).
- 23 titre d’exemple, le bilan de la résidence-mission de journaliste déployée à Roubaix quantifie les a (...)
- 24 À titre d’exemple ce document de présentation du dispositif à partir de la résidence de journaliste (...)
24Dans les Hauts-de-France, sur la période étudiée, le dispositif ne s’est cependant pas déployé dans le sens d’un soutien aux médias de quartiers. En prenant appuis sur le cadre des CLEA, sur des réseaux de collaboration professionnelle existants, ces premières résidences de journalistes se sont orientées vers le champ éducatif notamment dans les écoles et collèges, en lien avec les résidences d’artistes déjà existantes23. Différents discours accompagnant le déploiement du dispositif dans les Hauts-de-France ont d’ailleurs pu présenter le public jeune comme étant celui à qui le dispositif s’adressait en priorité, sans exclure d’autres publics potentiel néanmoins24. Ainsi, bien que les résidences de journaliste n’aient pas été pensées comme un projet uniquement dédié à la jeunesse, la jeunesse, celle des quartiers populaires, se retrouve, de fait au cœur du dispositif tel qu’il se déploie en Hauts-de-France, durant les deux années observées.
25Or, cette focalisation sur la jeunesse des quartiers populaires invite à une autre lecture des objectifs du dispositif, en lien avec le contexte dans lequel il émerge : le lendemain de la série d’attentats que la France connaît en 2015. Nombreux sont les acteurs rencontrés, spécialement les porteurs des projets sur le plan administratif, à mettre en avant des « besoins » spécifiques de la jeunesse et des acteurs éducatifs du territoire dans le domaine de l’EMI pour expliquer l’existence du dispositif, spécialement dans ce contexte. L’une des responsables administratives du projet précisera ainsi à propos de la localisation des résidences : « Château-Thierry, c’est trop huppé, c’est pas le sujet » (chargée de projet 1, entretien du 2/11/2016). Ces « besoins » ne sont cependant jamais précisément définis mais apparaissent liés à leurs perceptions des évolutions des pratiques médiatiques juvéniles et au contexte socio-historique. Une chargée de mission territoriale expliquait ainsi :
Je pense qu’il y a, avait des besoins qui étaient vraiment criants, même si moi je me basais plutôt sur un ressenti que sur des données [...] que sur les murs de la ville, il y avait des tags qui venaient soutenir les évènements, dans les cours de récré, ou même avec des enfants en centres de loisir on entendait des liens, des questions sur le terrorisme, sur le « ils l’ont bien mérité ». Du coup j’avais quand même l’impression que les acteurs éducatifs étaient démunis mais j’aurais pas pu dire réellement en quoi. (chargée de mission 2, 06/12/2016).
- 25 Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’éducation nationale, discours du 30/06/2015.
26Se répondent ainsi une vision classique des « dangers » que les médias feraient courir à des populations spontanément pensées comme vulnérables face à leurs effets supposés puissants et une perception des pratiques médiatiques de ces mêmes populations, a priori imaginées comme déviantes et risquées. Cette disqualification des rapports de la jeunesse populaire aux médias est ainsi exacerbée par le contexte socio-historique dans lequel se déploie le dispositif de résidence de journaliste. Suite aux attentats commis contre la rédaction du journal Charlie Hebdo, de nombreux discours vont en effet établir un lien entre terrorisme, danger d’embrigadement de la jeunesse sur les réseaux sociaux, émergence de récits complotistes sur le net et EMI (Corroy, Foissard, 2018, Alava and al, 2018). Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre de l’Education nationale affirmait par exemple ainsi : « Les jeunes doivent aussi être équipés pour ne pas être emportés dans le flux de l’information et surtout de la désinformation en libre-service sur le net. [...] Si seule une infime minorité tombe dans la radicalisation ou la violence, il faut penser au beaucoup plus grand nombre de jeunes qui adhèrent à des thèses complotistes, qui rejettent en bloc ce qui vient de ce qu’ils appellent le système, et qui, surtout, s’en sentent rejetés. C’est aussi à eux qu’il faut s’adresser lorsque nous développons l’éducation aux médias25. »
27Les textes des appels à candidature pour les résidences de journaliste, en soulignant les enjeux liés à la liberté d’expression et à un usage éclairé des médias, entrent en écho avec ce contexte qui n’est pas directement abordé mais auquel tous les acteurs impliqués font référence. En cela, le dispositif étudié peut-être lu comme participant d’un ensemble cohérent de politiques publiques d’EMI déployées après 2015.
28L’EMI telle qu’elle se donne à voir à travers le dispositif de résidence mission emprunte également une autre voix : celle du journalisme citoyen.
- 26 Journaliste 1, entretien du 28/10/2016.
29A Roubaix, durant l’année scolaire 2016-2017, 18 établissements scolaires et 12 structures éducatives hors temps scolaire, ont mené des projets avec le journaliste recruté dans le cadre de la première résidence de journaliste organisée sur ce territoire. La question des stéréotypes médiatiques liés aux « quartiers populaires » a constitué un élément central du travail qu’a mené le journaliste. C’est ainsi bien souvent à partir des représentations et souvenirs des participants quant à ce qui apparaît comme les « mauvais traitements médiatiques » de leurs territoires, que le journaliste a construit ses interventions. Il s’est agi de permettre aux participants de produire et mettre en circulation d’autres récits (Fraser, 2001, [1990]) : création de reportages sur la maison de retraite du quartier à travers la parole des anciens et la mémoire du quartier, production radiophonique sur l’immigration à Roubaix, réalisation d’un reportage sur une « fake news » inventée par les élèves dans le contexte de l’école, etc. L’enjeu pour le journaliste était de permettre aux participants de se « réapproprier les médias26 », en écho à certains des objectifs initiaux du dispositif, mais principalement dans le cadre de l’école et non dans celui des médias citoyens comme initialement envisagé. Or, ce travail collectif et partagé sur le territoire amène aussi les élèves à vivre autrement les pratiques et les imaginaires du territoire scolaire. Non seulement l’école s’ouvre sur le quartier, non seulement les journalistes deviennent, par leur présence au sein des classes, les médiateurs du monde médiatique, de ses pratiques et de sa critique, mais ces résidences sont aussi l’endroit et le moment où les jeunes se déplacent de leur rôle d’élèves, pour devenir ceux qui produisent des récits.
30Les journalistes ont conscience que leur engagement dans une résidence contribue à modeler l’image habituellement stigmatisée de certains territoires et potentiellement à la revaloriser, à travers l’existence même du dispositif. Se pose dès lors la question des finalités du dispositif au prisme d’enjeux politiques et communicationnels locaux. S’agit-il pour les journalistes d’accompagner les participants dans la réalisation de contre-discours visant à réhabiliter des territoires à l’image médiatique dégradés ? Faut-il dans cette perspective s’engager dans une démarche de « journalisme positif ou de solution » (Amiel, 2017) ? Le cas échéant, quel rapport ces productions peuvent-elles entretenir avec les stratégies de communication développées par les collectivités territoriales et les municipalités qui portent ces projets et les financent en partie ?
- 27 chargée de mission 2, entretien du 06/12/2016.
- 28 chargée de mission 3, entretien du 09/11/2016.
31Pour ces institutions accueillir une résidence-mission est en effet perçu comme un élément de valorisation de leur territoire. Le caractère expérimental du dispositif motive les élus à participer, à être précurseur dans l’engagement conclu et à le faire savoir. L’objet même de la résidence pourrait d’ailleurs parfois apparaître secondaire, ce qui compte c’est que « l’on parle de la ville pour sa capacité à innover »27. Pour autant, le risque de diffuser des contenus qui seraient contraires à l’image souhaitée par le service de communication et le cabinet constitue pour les collectivités territoriales parties prenantes du dispositif un risque qu’il convient de réguler : « Cela fait toujours peur d’avoir des journalistes dans certains territoires28 ». Les qualités professionnelles prêtées aux journalistes recrutés et mises en avant dans le processus de sélection – curiosité, intérêt pour le territoire, etc. – apparaissent ainsi autant louées que redoutées. Le fait que le territoire puisse aussi être abordé par le journaliste comme une source de « sujets » peut être l’objet de tensions. Ainsi, l’immersion de l’un des journalistes dans la résidence lui a permis de développer un documentaire personnel sur les difficultés et le mécontentement des habitants quant à la rénovation de leur quartier. Dans ce cas, comme dans d’autres, apparaissent alors des conflits avec le pouvoir politique, ou des mises en garde. Parallèlement, lors du processus de sélection des journalistes, certains profils de candidats ont pu être écartés en raison d’un ancrage jugé trop militant. Si le dispositif peut être présenté comme visant à favoriser l’expression citoyenne, dans les faits cette expression demeure sous contrôle de la part des collectivités territoriales impliquées. Si certains des journalistes confrontés à ces formes de pression ont souligné leur refus de se soumettre à ce qu’ils considéraient comme de la censure, l’intériorisation d’une logique de commande publique avec ses financements amène le journaliste à être attentif à ce qu’il dit tout en refusant d’être censuré.
32L’appropriation du dispositif par cet ensemble d’acteurs est à analyser à travers un contexte particulièrement sensible. Les politiques publiques menées le sont en réponse à ce contexte de crise. Leurs traductions dans les faits conduisent à une réinterprétation des demandes par les acteurs, les journalistes, qui pour certains découvrent d’autres réalités que celles envisagées. Le dispositif fluctue nécessairement en fonction des personnalités des journalistes et de cadres institutionnels plus ou moins contraignants. Néanmoins, la dynamique imposée par le Ministère de la Culture et de la Communication laisse des traces aujourd’hui.
33Ce dispositif fut sans aucun doute un des moteurs de la territorialisation d’une politique éducative d’éducation aux médias et à l’information dans les Hauts-de-France. Par la multiplicité de leurs lieux d’actions et la diversité des partenariats, les résidences ont été le lieu de rencontres d’acteurs aux missions et identités professionnelles hétérogènes, parfois conflictuelles. Si par et avec les résidences s’est fabriqué et défini un champ d’action commun entre lieux d’actions culturelles, lieux d’action sociale, écoles, collectivités territoriales, associations et médias, le dispositif fut aussi révélateur de contradictions voire d’oppositions sur les objectifs et manières de faire de l’EMI : entre émancipation et rééducation, entre éducation populaire et citoyenneté scolarisée/normalisée... Alors que désormais se développe un marché de l’EMI en réponse aux demandes de cette politique publique, c’est dans les failles que créent ces oppositions que s’engouffrent des poids lourds de l’industrie médiatique offrant alors des dispositifs clés-en mains et plus consensuels. Tandis que des acteurs plus fragiles, comme des journalistes indépendants, des médias locaux participatifs, des associations créent des formes originales d’alliance que l’on pourrait qualifier d’« intermittence ». À l’image des artistes reconfigurant leurs pratiques au travers de différents usages sociaux de l’art (Jeudy, 1999), les résidences dans les Hauts-De-France ont participé à l’émergence d’un engagement original de quelques journalistes organisant leur action entre journalisme militant, éducation populaire et scolaire aux médias, et action culturelle.