• 1 Henry Jenkins, Convergence Culture. Where Old and New Media Colide, New York, NYU Press, 2006.

2La première partie se saisit justement des enjeux politiques sous-tendus par certaines activités et pratiques faniques : Bourdaa y montre que les fans de séries télévisées sont des individus insérés dans un collectif, qui interagissent à la fois entre eux, avec des textes médiatiques et avec leurs producteurs. Le chapitre I s’attache à situer l’ouvrage dans une tradition universitaire surtout anglosaxonne, en définissant son objet d’étude et en apportant des précisions quant aux différentes méthodologies employées pour étudier fans et fandoms (communautés de fans). Une rapide mise en perspective historique rappelle que, si les fans et leurs pratiques existent de longue date, les évolutions technologiques et mutations médiatiques entrainées par l’avènement du numérique ont donné naissance à une « culture de la convergence » et à une « culture participative », notions centrales des travaux d’Henry Jenkins1 dans le sillage desquels Bourdaa inscrit les siens. En contexte anglosaxon, les études de fans – caractérisées par leur interdisciplinarité – se développent depuis lors au sein des cultural studies. L’intérêt scientifique des études de fans est de comprendre comment le développement de communautés en et hors-ligne à l’ère du numérique permet aux récepteur·ice·s engagé·e·s de faire partie intégrante des écosystèmes (trans)médiatiques contemporains. Ce constat appelle une mise au point terminologique : comment définit-on les fans, et en quoi se distinguent-ils d’autres types de publics ? L’autrice propose, au terme d’une revue de la littérature sur ce point ainsi que d’une enquête de terrain, la notion d’« hyperfan » reposant sur des critères d’intensité, de créativité et de sociabilité. Les identités des fans, individuelles et collectives, sont ainsi façonnées et s’expriment dans l’espace public. D’un point de vue épistémologique, se pose la question de la position du chercheur ou de la chercheuse par rapport aux groupes étudiés, ainsi que celle de la méthodologie adoptée. Mélanie Bourdaa revendique à ce titre une approche d’« ethno-fan », en cela qu’elle s’immerge dans les communautés étudiées (principalement en ligne) pour en acquérir une connaissance approfondie.

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3Le second chapitre aborde les engagements culturels et politiques des fans, qui s’expriment à travers certaines de leurs pratiques. Le premier grand axe de ces mobilisations concerne la défense de programmes eux-mêmes, lorsqu’ils sont annulés pour des raisons financières. Si le phénomène est antérieur à l’avènement d’Internet, les NTIC jouent désormais un rôle de vecteur et d’amplificateur pour les campagnes « Save our show » (« Sauvez notre série »). Mélanie Bourdaa s’adosse à l’exemple d’une série de network, Timeless, et d’une autre diffusée en streaming sur Netflix, Sense8. Elle analyse ici les ressorts de revendications qui utilisent la caisse de résonnance des médias sociaux pour gagner en visibilité et interpeler directement les chaînes ou plateformes, obtenant parfois gain de cause. Les showrunners des séries menacées peuvent tirer profit de tels engagements, symptomatiques du brouillage des frontières entre créateurs et récepteurs des productions médiatiques à l’ère du numérique. La suite du chapitre met en exergue l’importance de personnages populaires dans certaines pratiques « fanactivistes ». Tel protagoniste emblématique devient alors « un levier d’engagement émotionnel et intellectuel »2, à l’instar de Superman, érigé en symbole de l’immigration et en défenseur des personnes sans-papiers par le mouvement DREAMer. L’autrice insiste sur l’importance du caractère collectif de tels engagements, dont les participant·e·s misent sur une « imagination civique » partagée pour défendre des causes sociales et politiques en touchant un large public.

• 3 Facilité narrative qui consiste à faire mourir brusquement une protagoniste lesbienne, en général à (...)

4Dans le chapitre suivant, Mélanie Bourdaa articule des questions de représentations d’identités culturelles dans plusieurs séries télévisées à leur réception engagée par leurs publics, et au premier chef par des personnes issues des groupes minorisés montrés à l’écran. Son choix se porte sur la mise en scène de personnages lesbiens ainsi que sur l’importance de leur récente visibilisation dans des programmes « grand public » pour des spectateur·ice·s qui sont eux et elles-mêmes homosexuel·le·s. La dénonciation du trope narratif « Bury your Gays »/« Dead Lesbian Syndrome »3 met en exergue la violence symbolique du procédé pour des femmes souvent jeunes et désireuses de voir des héroïnes auxquelles elles peuvent s’identifier de manière valorisante. Bourdaa se tourne vers des analyses de contenus de trois séries, Grey’s Anatomy, Pretty Little Liars et Supergirl, où elle examine plus précisément des scènes de coming out. Ce détour par l’étude filmique, s’il peut sembler s’éloigner du propos du reste de l’ouvrage, est en réalité indispensable pour comprendre la dimension politique des représentations fictionnelles, dès lors qu’il est articulé à une étude de la réception des scènes choisies. La suite du chapitre explique comment l’autrice a récolté en ligne des verbatims de fans des séries sur la plateforme Youtube, où certaines des scènes préalablement analysées sont mises en ligne et dotées de sections de commentaires. Ce cadrage du terrain ethnographique en ligne est justifié par des contraintes de temporalité : sur des médias sociaux plus instantanés, tel Twitter, il est malaisé de retrouver les réactions des publics lors de la diffusion des séries en prime time. La proposition méthodologique de Bourdaa est heuristique et transposable à d’autres terrains qui se heurtent aux mêmes écueils. À partir de la base de données ainsi constituée, elle met au jour la fonction de miroir tenu par les scènes de coming out vis-à-vis de l’expérience vécue des spectateur·ice·s gays et lesbiennes. La justesse du jeu des interprètes comme des partis-pris narratifs est louée, affirmant le rôle central de la notion d’identification au cœur du dispositif de réception. Les commentaires des personnes concernées ne se bornent pas à évaluer les passages visionnés, mais deviennent des espaces de témoignages, de confidences et de partage : Bourdaa propose la notion de « communauté expressive » pour appréhender ces sociabilités solidaires en ligne. Ici encore, la frontière entre créateur·ice·s et publics est ténue, comme en attestent les échanges avec certaines actrices qui soutiennent la cause de leurs fans LGBTQ+. Sur un versant moins positif, le phénomène de queerbaiting et les représentations stigmatisantes de personnages lesbiens (notamment via le trope Bury Your Gays déjà évoqué) suscitent des sentiments de trahison qui entrainent de nouvelles mobilisations, mais aussi des pratiques dites « toxiques » comme du cyberharcèlement.

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5La seconde partie de l’ouvrage aborde pour sa part les pratiques de fans. Son premier chapitre revient sur la question de l’identité du fan, pour rappeler qu’elle est double : il se forge une individualité distinctive à travers sa passion, mais s’inscrit dans le même temps au sein d’un groupe de pairs, qui peut être doté d’un nom de communauté. Le fandom constitue ainsi « un point d’ancrage fort qui crée une identité collective sociale affirmable et reconnaissable »4, et peu palier certains manques relationnels par ailleurs. Souvent tissés en ligne, les liens trouvent aussi une actualisation dans des rencontres « IRL », notamment à l’occasion de conventions thématiques qui jouent un rôle de « ciment concret »5. Bourdaa, qui restitue dans ce chapitre les résultats d’une enquête de terrain qu’elle a menée, insiste sur les gratifications symboliques acquises au sein de ces groupes : respect entre membres, compréhension, émulation intellectuelle dans les débats autour des œuvres. Ce chapitre donne ainsi l’occasion à la chercheuse de contester implicitement plusieurs préjugés attachés au statut de fans. Ceux-ci ne sont pas des asociaux, puisqu’ils nouent sans cesse des relations avec leurs pairs en et hors-ligne. Ils ne sont pas non plus des personnes monomaniaques et obsessionnelles : s’ils se caractérisent par l’intensité de leur investissement, ils appartiennent souvent à plusieurs fandoms de manière conjointe. L’autrice, qui souligne l’importance du numérique dans la constitution et le déploiement de ces communautés, approfondit le cas de la plateforme Tumblr, particulièrement représentative. Utilisée à l’origine par des internautes dans une démarche militante, elle a été un temps approprié par des fans, notamment LBTQ+. Ses affordances leur permettaient de se constituer en groupes de soutien intimes et sécurisants. Ici encore, la passion pour un objet culturel (souvent une série télévisée) revêt des enjeux politiques. D’autres espaces numériques offrent des fonctionnalités complémentaires utiles aux fans, qu’il s’agisse de réseaux sociaux (tel TikTok) ou de plateformes de mise en ligne de créations dérivées comme les fanfictions. Au gré de leurs activités, les fans acquièrent des compétences numériques qu’ils pourront réexploiter par ailleurs. Dans la dernière section, l’autrice s’attarde sur les dynamiques verticales qui structurent les communautés de fans. Des formes de mentorat peuvent se mettre en place, où les membres de longue date d’un fandom guident les nouveaux arrivants en les faisant bénéficier de leur expérience. Mais cela peut également induire, de manière moins positive, l’instauration de hiérarchies et, partant, entraîner des conflits.

• 6 Pierre Lévy, L’Intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace, Paris, La Découverte (...)
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6L’autrice approfondit dans le chapitre suivant la question de l’acquisition de compétences à travers les pratiques de fans, dans la lignée de recherches antérieures sur les « transformative works » (activités transformatrices [des œuvres de départ]). À l’instar des chapitres précédents, celui-ci montre que des pratiques qui existaient de longue date se développent désormais majoritairement en ligne et sont façonnées par le numérique. Bourdaa se centre sur les activités menées sur Internet par les « hyperfans » contemporains, ces franges du public actives et expertes dans leur domaine. L’un des aspects majeurs abordés est la démarche informationnelle et encyclopédique, voire muséale, menée par certaines communautés : l’on touche ici à des exemples d’ « intelligence collective » au sens de Pierre Lévy6. Les plateformes de « wiki » permettent aux fans d’accumuler, d’archiver et de valoriser auprès d’un public plus large tout ce qui se rapporte aux œuvres qui sont leurs objets d’attachement. L’autrice propose par la suite des études de cas originales, celle du musée virtuel consacré à la série Battlestar Galactica puis du wiki de Westworld. Se pose ici la question du digital labor, ce travail (parfois titanesque) fourni gratuitement en ligne par des internautes. La notion ne semble pas s’appliquer aux publics fans pour l’autrice, en ce qu’ils trouvent des gratifications en termes de capital social et symbolique lorsqu’ils offrent leur temps et leurs compétences à leur communauté. Bourdaa choisit ensuite d’analyser une pratique proprement transformative, celle du cosplay, soit la création de costumes de personnages qui donnent ensuite lieu à des performances en ligne ou en convention. L’enjeu identitaire des investissements faniques revêt ici une dimension incarnée, matérielle. La chercheuse, qui ancre tout son ouvrage dans une approche transmédia, y inclut les corps comme « média[s] de soi »7 inscrits dans un réseau plus large.