- 1 Phénomène de lecture sur plateforme qui est d’ailleurs passé sous silence dans cette même étude.
1L’étude du CNL « Les jeunes français et la lecture » (2022), montre que les « jeunes » sont de plus en plus nombreux à lire des « livres numériques » sur leur smartphone. Il semble néanmoins nécessaire de situer cette pratique en portant attention à la question de la plateformisation de la lecture1 qui invite à dépasser le clivage entre temps d’écran et temps de lecture souvent avancé dans les pratiques culturelles des adolescents.
- 2 Cette plateforme a été la plus souvent mentionnée par les jeunes rencontrés lors du projet LEN décr (...)
2Dans cet article, nous souhaitons questionner les stratégies de captation déployées par les plateformes de lecture en nous intéressant spécifiquement à la plateforme Webtoon2 qui se développe dans le contexte du succès fulgurant des mangas et animes auprès des jeunes, au sein d’une économie basée sur des modes de production industrialisés et des stratégies numériques – marchandes et symboliques – de valorisation des contenus (Bullich, 2019 : 33, 20). Cette plateforme a été créée en Corée en 2004 par le groupe Naver Corporation et lancée en France en 2019. Elle s’intègre à la stratégie qui « consiste à la fois à construire des marchés de niche relativement étanches, en ciblant des tranches d’âge de plus en plus précises, et à stimuler l’imitation des jeunes par les autres catégories de la population » (Jehel, 2022 : 21). Elle déploie ainsi un plan de séduction visant des pratiques sociales déjà installées chez des adolescents lecteurs de mangas et fans de culture coréenne et de K-pop, en offrant des fictions dessinées professionnelles et amateures, qui participent de l’exportation massive de la culture coréenne dans le monde. Sa version française propose, sur site ou application, une offre large de contenus relevant des genres littéraires prisés par les jeunes lecteurs (fantasy, romance, drama…) et comprenant pour bonne part des webtoons traduits ayant eu du succès à l’étranger. Elle permet aussi aux lecteurs et lectrices de commenter les épisodes, incitant ainsi à la participation et contribuant à une certaine représentation de la lecture numérique « impliquée ».
- 3 En écho aux travaux menés en économie, il s’agit ici pour nous de désigner une stratégie de platefo (...)
3Cet article souhaite contribuer à cerner ce public crucial pour saisir les « hybridations » des pratiques de lecture en cours. Il est en effet constitué d’une génération en « transition », c’est-à-dire qui hérite ou peut hériter par les proches d’un fort attachement au support papier mais qui développe parallèlement des pratiques en ligne (souvent liées à l’usage d’un smartphone). Par ailleurs, notre réflexion permet aussi d’interroger les sociabilités de « la lecture numérique, qui reste généralement celle d’un·e lecteur·rice solitaire et silencieux·se [mais] peut conduire […] au partage » (Chartier, 2020). Car si le rapprochement du « privé de l’acte de lire avec la mise en commun des réactions de lecture » (Rabot, 2020) induit une transformation de la dimension sociale de la lecture, la stratégie de plateforme consiste dès lors à penser une économie relationnelle du lire3 qui est à interroger pour deux raisons principales. La première raison vient de ce que la plateforme s’adresse en premier lieu à un public adolescent qui « se caractérise […] par le développement d’une sociabilité qui commence à être autonome, et qui trouve un adjuvant dans les dispositifs numériques » (boyd, 2016). Et la seconde vient de ce que cette dimension relationnelle est au cœur du dispositif des plateformes de façon plus explicite que dans la chaîne du livre papier. Si le numérique n’invente pas la socialisation de la lecture, la plateforme, par ses stratégies régulantes et contraignantes, nous semble la transformer et l’accentuer.
4Aussi, notre approche générale des stratégies de captation de Webtoon orientées en direction des adolescents se combinera à une étude d’ordre sémiotique permettant de saisir comment des pratiques d’usagers s’incarnent et circulent par la scénarisation du commentaire dans l’espace de la plateforme. Plus largement, il s’agit ici de montrer comment, dans le contexte des industries culturelles, des pratiques adolescentes rencontrent et contournent des logiques économiques d’acteurs du numérique et, comment leur co-construction se matérialise dans une plateforme singulière, définie comme un média au sens d’Eliseo Verón, c’est-à-dire un « ensemble constitué par une technologie plus les pratiques sociales de production et d’appropriation de cette technologie […] » (Verón, 1985, 125).
- 4 Ce projet a obtenu à partir de 2019 un financement Start-airr de la région des Hauts-de-France appu (...)
5Cet article se propose donc d’analyser les pratiques du public adolescent dans ses relations avec une plateforme, Webtoon, qui déploie à son égard une stratégie incitative forte. Il est nourri par deux terrains : une étude qualitative, issue du projet LEN (lecture, éducation et numérique)4, réalisée en 2020-2022, portant corrélativement sur les supports et pratiques de lectures adolescentes et une analyse sémiotique des contenus de la plateforme.
- 5 Un financement de l’INSPE Hauts de France (2022-2024) nous permet actuellement de poursuivre l’expl (...)
6Dans le cadre du projet LEN, nous avons rencontré, observé et interrogé en collège environ 200 jeunes de 11 à 15 ans (en zones REP, REP+ et hors classement) sur une période de 11 mois durant laquelle nous avons pu notamment constater une progression massive des pratiques de lecture sur plateforme : là où elles ne concernaient que quelques élèves par classe rencontrée en janvier 2021, elles ont été mentionnées par presque la moitié des collégiens en février 2022 (avec un degré d’utilisation des plateformes variable). Une dizaine d’entretiens complémentaires à l’étude initiale a été réalisée auprès de ces utilisateurs adolescents pour préciser leurs rapports à ces plateformes (en particulier à Webtoon).5
7L’ensemble de ce protocole a mis en lumière, s’il le fallait encore, la non-homogénéité de la catégorie des adolescents, faite de parcours et réalités individuelles très divers. Il a permis de saisir à la fois des caractéristiques transversales et un faisceau de singularités. Il s’agit donc de mettre en évidence le rapport des adolescents aux plateformes comme une co-construction, dans la mesure où les pratiques s’incarnent toujours dans des dispositifs techno-sémiotiques qui les alimentent et les contraignent. Et ainsi, nous cherchons à identifier certains contours de ce public au regard de la catégorie qu’en dessine en creux la plateforme par ses stratégies d’appel.
8Dans cette perspective, une analyse sémiotique des productions de Webtoon a paru nécessaire. Nous l’avons centrée sur une des singularités de cette plateforme : la pratique du commentaire. Ce qui nous intéresse particulièrement ici, c’est qu’en plus de reproduire des techniques avérées des plateformes des industries culturelles, Webtoon s’est emparé du commentaire pour construire une stratégie propre de captation de ce public adolescent, qui constitue aujourd’hui un marché stratégique. Il s’agit d’intensifier la dynamique relationnelle que nous cherchons à mettre au jour en faisant du commentaire un contenu de lecture en propre. Mais en plus de le placer au centre du processus narratif et des logiques de réception, la plateforme a mis en place une autre stratégie inédite, en dédiant l’une de ses séries spécifiquement à la question du commentaire. Durant l’été 2020, avec une fréquentation en pleine augmentation à la suite du confinement, la plateforme a en effet proposé, dans le cadre de son programme dédié à la création française, une mini-série de 22 épisodes intitulée « Vos commentaires ensoleillent ma journée ». Par-là, elle s’empare de cette pratique pour la réinsérer dans l’économie sérialisée de ses contenus, en tant que production littéraire.
9Pour cette série, 22 auteurs à succès de la plateforme ont été invités par la plateforme à proposer un contenu narratif en lien avec leur univers fictionnel. Il s’agit pour les auteurs, tout en respectant les normes du registre narratif, de montrer comment ils reçoivent et perçoivent les commentaires de leurs lecteurs. Ce n’est donc pas tant les commentaires de lecteurs eux-mêmes qui nous intéressent ici, mais bien le statut ainsi conféré à la pratique du commentaire par la plateforme et au renforcement de la stratégie relationnelle qui en découle.
10On constate d’abord dans la stratégie de Webtoon plusieurs modes de captation utilisés traditionnellement par les médias et plateformes numériques, que les adolescents que nous avons rencontrés reconnaissent, mais qui ne leur sont pas exclusivement adressés. Parmi les plus « classiques », nous notons l’usage d’algorithmes de recommandation (Domenget, 2017) favorisant la captation par l’adaptation de l’offre ou encore la logique évaluative (Bouchard, Candel, Cardy, Gomez-Mejia, 2015) qui permet de classer les contenus par ordre de popularité et a pour enjeu de stimuler la lecture. La plateforme se dote également d’une rhétorique incitative via des notifications régulières et ciblées ou des bandeaux invitant tantôt au gain de coins (« monnaie » virtuelle donnant l’accès à certains épisodes), tantôt à la lecture d’un chapitre ou d’une série. À l’instar des RSN qui valorisent une « identité agissante » (Georges, 2009), il s’agit de combattre l’inaction, ennemi du modèle économique de plateformes, en incitant à la lecture, en favorisant le déploiement d’actions à réaliser sur la plateforme, en faisant exister la plateforme et sa « communauté ». La fonctionnalité du commentaire, sur laquelle nous reviendrons plus longuement, remplit une fonction centrale dans cette stratégie.
11Dans ce cadre, les jeunes représentent une cible cruciale pour ces plateformes qui développent « une logique commencée par les industries culturelles précédentes » : leur « conquête comme clé de l’expansion de nouveaux marchés. Cette fois, les adolescents en sont les explorateurs et jouent le rôle d’accélérateur de la transformation des pratiques adultes » (Jehel, 2022 : 20). Il nous semble ainsi intéressant d’analyser ici la façon dont Webtoon distingue spécifiquement cette cible adolescente pour lui proposer un modèle de plateforme dans lequel elle pourrait se reconnaître. Et, par-là, d’interroger les représentations que Webtoon dessine de cette cible par ses stratégies de captation et les usages qu’elle lui propose.
- 6 Dans notre enquête, plus de jeunes filles ont reconnu consulter le genre « romance » tandis que les (...)
12L’une des premières stratégies de Webtoon consiste, sur le plan de la reconnaissance de soi et d’un entre-soi, à renvoyer directement à sa cible une image d’elle-même et de ses pratiques. En mettant en scène l’adolescence par la mise en abyme, la plateforme s’inscrit dans la continuité de la tradition littéraire du Roman-miroir et en particulier de la littérature de jeunesse. Les héros et héroïnes de Webtoon sont ainsi le plus souvent des adolescents et adolescentes et l’intrigue se développe dans un cadre spatio-temporel familier (établissements scolaires, lieux de sorties et de loisirs, etc.). De même, la classification des genres proposés sur la plateforme constitue une typification, non seulement de leurs goûts en termes de pratiques culturelles mais aussi de leurs affects et activités quotidiennes : la catégorie « romance », par exemple, oriente cette mise en abyme vers la naissance des relations amoureuses, dans un rapport idéalisé au sentiment amoureux6. Les adolescents y sont représentés dans des activités censées les caractériser : une temporalité de vie rythmée par les examens mais aussi les sorties au café et centres commerciaux, soirées entre amis, jeux-vidéo, qui donnent à voir un type adolescent genré, reprenant les codes très stéréotypés et médiatiques de la K-pop avec des héros dotés d’un certain pouvoir d’achat, la plupart du temps débarrassés des contraintes matérielles, et globalement très éloigné du vécu des jeunes que nous avons rencontrés.
13Dans ce cadre narratif, les « nouvelles technologies », et en particulier le smartphone, sont omniprésents en tant que médiateurs des relations sociales. Les histoires développées sur Webtoon s’inscrivent ainsi largement dans une culture numérique, montrant des jeunes avec leur téléphone, et construisant leur intrigue autour de la référence aux pratiques sur les réseaux sociaux (Facebook, Instagram, TikTok) ou encore YouTube. À cet égard, True Beauty, l’une des séries vitrine de Webtoon, peut faire figure d’exemple : le smartphone et les industries du numérique y deviennent des actants à part entière, créant une « boucle » de pratiques.
14Mais la mise en abyme de ces pratiques culturelles et distractives n’est pas étrangère au développement de la fréquentation du site Webtoon puisque la majorité des jeunes que nous avons interrogés avait justement eu connaissance de la plateforme via les publicités ciblées proposées sur ces plateformes (Youtube, TikTok ou Instagram) depuis un téléphone. Le smartphone constitue alors un levier de captation des jeunes, en tant qu’objet porteur d’intrigues narratives qui les concernent et support de consultation de la plateforme.
15En 2014, Sylvie Octobre expliquait que les « jeunes ont toujours figuré parmi les moteurs de diffusion des nouvelles formes de culture, notamment technologiques, puisqu’ils sont les mieux équipés et les plus utilisateurs des nouveautés successives » (2014 : 71). L’intérêt que nous portons ici à la question de la lecture sur plateforme n’est pas directement lié à celle du « meilleur » équipement mais bien à celle du développement de pratiques de lecture liées à l’usage du smartphone.
16Il ressort de nos échanges avec ces adolescents que le mode d’accès à la plateforme est favorisé par leur équipement en smartphone permettant le développement de pratiques qui ne pouvaient pas trouver de déploiement pérenne sur un support familial partagé. Le smartphone, parce qu’il fait aujourd’hui partie intégrante de la vie des adolescents, s’impose comme une des pierres angulaires de la logique des plateformes de lecture. Dans les propos recueillis, les formules soulignant sa quotidienneté et son omniprésence sont récurrentes : « parce qu’on a l’habitude », « je l’ai toujours avec moi ». En tant qu’outil privilégié de sociabilisation et d’expression de l’intime, le smartphone est l’objet de la mise en scène de soi […] et de l’« apprendre à être soi » (Cordier, 2020 : 11). Il est souvent le seul « média informatisé » (Jeanneret, 2000) auquel personne d’autre n’a accès dans le cercle familial. Il se fait donc aussi espace du secret et support aux processus d’intériorisation.
- 7 Ce que l’on retrouve dans les premières études sur la lecture numérique en général et pour les publ (...)
17Ce statut symbolique de l’objet privé se répercute sur les pratiques de lecture. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’évoquer la lecture en version numérique avec nos enquêtés, le smartphone est associé à la facilité, l’accessibilité7 et l’immédiateté d’un « pouvoir-lire » se calquant sur leur omniprésence en ligne et sur les réseaux : il suffit de « sortir son téléphone », « c’est dès que j’ai un moment », alors que livre papier oblige à anticiper sa lecture.
- 8 Cet usage serait à rapprocher des motivations de certains lecteurs de littérature de genre (Guittet (...)
18Mais le smartphone est aussi vu comme permettant de renforcer l’intimité de la lecture puisque les jeunes mentionnent volontiers le potentiel d’isolement qu’il leur est offert : « ça me permet d’être tranquille dans mon coin ». Il préserve une « lecture secrète » – qui favorise la consultation de certains genres sur Webtoon – loin des jugements ou des regards d’autrui, contrairement au livre papier, trop visible dans l’espace public et qui affiche le contenu qu’il accueille8.
19Aussi, en s’appuyant sur un design textuel défini spécialement pour le petit écran et une gestualité intégrée (Rio et Tadier, 2022), les plateformes, et spécifiquement Webtoon pour ses « séries » dessinées, construisent un climat favorable au déploiement de cette pratique de lecture quotidienne pour cette cible adolescente. Mais, en marge de cet appareillage de captation, se développent des stratégies de contournement qui disent aussi quelque chose de la plateformisation de la lecture, comme nous allons le voir.
20En ce qui concerne l’offre de contenus de la plateforme, nous avons évoqué ailleurs les trois piliers des stratégies de captation que sont la gratuité – devenue partielle sur Webtoon –, l’offre pléthorique catégorisée et la sérialité, qui trouvent chacun une résonance dans les pratiques adolescentes (Rio et Tadier, 2022). Mais elles trouvent également un écho dans les stratégies de contournements et de résistance qui sont ponctuellement ou régulièrement déployées par ces adolescents « braconniers » (De Certeau, 1990) vis-à-vis de ces modèles.
21Afin de contribuer à caractériser à la fois les pratiques adolescentes et les reconfigurations de leurs rapports à la lecture, il est intéressant de mettre en regard le modèle proposé par la plateforme avec les résistances personnelles, mais aussi matérielles, techniques, sociales ou encore familiales, qui nous ont été expliquées par nos jeunes enquêtés. En effet, parce que leurs moyens sont plus limités et qu’ils sont parfois surveillés par leurs parents, les adolescents peuvent volontiers faire preuve de formes d’opportunisme dans leurs pratiques.
22Sur le plan de la fidélisation, d’abord : leur smartphone n’ayant pas une capacité de stockage illimitée, beaucoup de jeunes installent et désinstallent l’application au rythme de leurs besoins, créant ainsi un rapport utilitariste déjouant le modèle de Webtoon. Autre exemple, l’un des leviers de Webtoon consiste à inciter le lecteur à créer un compte « pour accéder à plus de fonctionnalités », essentiellement communicationnelles ou commerciales (comme avoir accès à des épisodes inédits en avant-première). Or, les adolescents rencontrés se sont régulièrement montrés réfractaires à l’idée de communiquer leurs données ou bien soumis à l’injonction parentale qui le leur interdit. Ils se contentent alors de la lecture gratuite offerte par la plateforme en restant partiellement extérieurs au système. Sur le plan du sentiment d’identification et d’appartenance que cherche à développer Webtoon, ensuite : l’instance productive que représente la plateforme n’est pas toujours évoquée par les usagers qui parlent du « site » qu’ils consultent, ou de leurs lectures « sur internet » sans mentionner – ni parfois connaître – le nom de la plateforme. Par exemple, c’est seulement au bout d’une vingtaine de minutes d’entretien et après vérification sur son téléphone que l’une des enquêtées nous a finalement identifiés sous le nom de « Webten » la plateforme qu’elle consulte.
23L’offre pléthorique, quant à elle, demeure une source de motivation à la consultation de Webtoon parce qu’elle est perçue par les jeunes enquêtés comme individualisée – grâce à la catégorisation par genre et aux moteurs de recommandation – et originale – on y trouve ce qu’il n’y a pas ailleurs. Mais cette pratique peut s’accompagner ponctuellement du développement d’un sens critique, qui repose sur la production de critères parfois normatifs sur la littérature : on abandonne par exemple sa lecture en cas de fautes d’orthographe ou l’on veut des visuels de qualité (plus) professionnelle. Quant à la sérialité, outre le fait qu’elle s’adapte au modèle des plateformes audiovisuelles bien connu des adolescents et qu’elle se construit dans une logique de segmentation de la lecture des supports numériques (Chartier, 2009), elle est intéressante ici parce qu’en plus de rythmer la pratique de lecture, elle oblige à l’organisation et au déploiement d’un agenda médiatique (Combes, 2015) qui vise à fidéliser par la consultation régulière. Or, sur ce point encore, nous avons constaté, d’un adolescent à l’autre, des différences d’adhésion à ce modèle et des rythmes de consultation variables.
24Le public adolescent nous apparaît ainsi constituer un fort révélateur des contradictions d’un système industrialisé qui, en induisant des comportements « consommateurs » jusque dans les pratiques de lecture, peut se voir lui-même en partie empêché par l’intégration de ces comportements chez son public cible. Si les stratégies de captation de Webtoon reposent sur une définition normative et stéréotypée de leur cible principale, les adolescents constituent un public moins uniforme. Leurs pratiques relèvent de l’intégration d’une pluralité de facteurs matériels et sociaux, et parfois de contraintes extérieures à la plateforme, qui révèlent l’adaptabilité de ce public, avec laquelle les plateformes sont bien obligées de composer. D’où l’intérêt pour elles de déployer un ensemble de stratégies visant à intensifier les dynamiques relationnelles qu’elles médiatisent afin de minimiser les comportements d’évitement.
25Une plateforme comme Webtoon, qui vise à fédérer des échanges autour du partage de goûts communs pour les récits dessinés, contribue au développement des pratiques de communication, comme auparavant les blogs littéraires. Le principe n’est donc pas nouveau, mais chaque plateforme se singularise dans son appropriation des pratiques intégrées dans le champ des industries culturelles. Cette plateformisation se fonde sur une économie du lien, constituant une dynamique et une stratégie majeures.
26Ce faisant, les plateformes participent à redéfinir les contours de la sociabilité littéraire qui traverse l’histoire de la lecture, comme l’a montré la sociologie du livre. Elles n’inventent rien en ritualisant la pratique du commentaire, qui matérialise l’expression d’une attente sociale dans un espace public dédié, comme le rappellent Étienne Candel et Gustavo Gomez-Mejia : « ce n’est pas seul l’auteur qui est à la source de son œuvre (conçue par lui ex nihilo), mais […] cette dernière se construit par subordination à un réseau d’attentes sociales » (2003). Elles réinvestissent des logiques existant depuis l’apparition du Web 2.0, reposant sur des mécanismes de socialisation, de reconnaissance et d’inter-légimitation – de l’auteur par les lecteurs qui commentent un auteur au statut déterminé. Mais ces mécanismes se doublent ici d’« une culture du web fondée sur l’idée que l’internaute doit être toujours présent » (Chateauvert, 2019 : par. 1). La pratique du commentaire se développe ainsi dans une « fenêtre de temps » (Chateauvert, 2020 : par. 11) grâce à laquelle les lecteurs inscrivent leur acte de lire dans une temporalité de l’immédiateté. Parmi les jeunes adolescents que nous avons rencontrés cependant, rares sont ceux qui avaient mis en place une pratique de commentaire sur Webtoon, qui suppose la possession d’un compte. Notre observation de la plateforme a pourtant montré la réactivité des lecteurs : des centaines de « j’aime » et de commentaires y sont « postés » quelques minutes après la parution d’un épisode d’une série à succès. Cela témoigne d’une conformation du lecteur au cadre de consommation imposé par la plateforme : car « cette participation est celle d’un internaute […] qui anticipe […] pour être prêt à inscrire son commentaire dans les premières secondes. Pour gagner la course non officielle […], il lui a fallu accepter le rendez-vous de la mise en ligne » (Chateauvert, 2019 : par. 18).
27Cette forme de présence hyper-réactive est d’autant plus valorisée que la plateforme propose une hiérarchie des commentaires à travers la pratique du « Top Com », c’est-à-dire la mise en avant pérenne des 3 commentaires ayant reçu le plus d’appréciations positives à chaque épisode. Non seulement ce système permet de générer du trafic et des données, mais le commentaire devient ainsi un moyen d’exister aux yeux de l’auteur, en attestant de sa fidélité, et de se construire une place dans la communauté des lecteurs. Cela induit que les usagers de la plateforme se lisent mutuellement, le commentaire faisant ainsi partie de la lecture au même titre que l’épisode, et recherchent des formules susceptibles d’être plébiscitées. On s’étonne ou se félicite de son rang, et l’on ne manque pas de remercier la communauté des pairs en cas de Top com
28Ainsi, la manière dont la lecture se partage ici, passant par un lire-écrire, engage les pratiques de lecture vers de modes de sociabilité portés et confortés par les usages adolescents. Ce processus se trouve exacerbé dans « Vos commentaires ensoleillent ma journée », série d’épisodes spécifiquement dédiés au récit des réactions d’auteurs de la plateforme découvrant les commentaires de leurs lecteurs. Webtoon y met en scène cette pratique ainsi que son rôle d’intermédiation dans la triade reconfigurée de la chaîne du texte : plateforme, auteurs/dessinateurs, lecteurs. La plateforme tire ainsi parti de la pratique du commentaire pour produire de la valeur en la muant en contenus culturels. Le commentaire devient un « consommable » qu’elle instrumentalise.
29Par cette mise en scène, la sémiotisation de « l’immédiateté du feedback dans les processus littéraires » (Candel et Gomez-Mejia, 2003 : 61) est rejouée, comme l’explique dans la série l’auteur de Au fil des Mondes : « Les commentaires arrivent presque instantanément et il est facile d’avoir un retour du public immédiat ». En dévoilant les « coulisses », la plateforme renforce une forme de perméabilité entre les sphères des auteurs et des lecteurs, en révélant les supposés effets des commentaires dans la vie quotidienne des auteurs. Webtoon resserre ainsi le lien de la plateforme avec les lecteurs-consommateurs en leur tendant un « miroir » sur-valorisé de leurs pratiques en ligne. La commande faite aux auteurs à travers le titre de la série, « Vos commentaires ensoleillent ma journée », est significative de cette injonction à enchanter ce processus.
30Pour autant, cette série peut également être vécue par certains auteurs comme une contrainte de production – venant s’ajouter au rythme intensif de la parution sérielle de leurs épisodes – et relationnelle – la stratégie d’intensification du lien aux usagers les obligeant à se positionner vis-à-vis de leurs lecteurs. Ainsi, dans l’épisode de la série Nouveaux départs, la plateforme, personnifiée par un visage vert représentant le logo de Webtoon, s’impose comme un commanditaire particulièrement intrusif : il contraint l’auteure à s’exprimer et ordonne sa prise de parole (figure 1), révélant le rôle régulant de la plateforme sur les contenus et les formats.
Figure 1. Nouveaux départs.
© Webtoon, 2021.
31C’est aussi la valorisation de la position clé du lecteur commentateur qui prend la forme d’un révélateur des conditions de production de cette industrie créative. « Vos commentaires ensoleillent… » est ainsi l’occasion pour certains auteurs de revenir sur leurs doutes créatifs mais aussi sur les conditions de production des séries, notamment en évoquant l’injonction à la régularité et à la productivité (la sérialité imposée par la plateforme pour maintenir une « fidélité » constituant une forte contrainte). Cela engendre parfois une forme de stakhanovisme : l’écriture d’un épisode par semaine apparaît comme un engagement requérant de gros sacrifices. En creux, ces témoignages font apparaître la dimension industrialisée de la production créative, qui se veut pourtant artisanale voire amateure. Il n’est dès lors pas surprenant qu’être auteur de série Webtoon soit présenté par certains comme un « mode de vie » (Figure 8) singulier ou épuisant. Dans ce cadre contraignant, où les auteurs ne sont pas nécessairement rétribués, les commentaires de lecteurs apparaissent alors comme une « motivation » – le terme revient dans différents épisodes – et opèrent comme une « puissante gratification symbolique » par l’affect, confirmant ici, dans l’économie de la production littéraire, « l’importance des pratiques de reconnaissance, c’est-à-dire la confirmation de la valeur sociale d’un sujet par autrui » (Proulx, 2020). Le commentaire est ainsi présenté comme une légitimation des qualités d’auteur et de ce choix de vie (Figure 8). Il confère à celui qui le porte le pouvoir de faire et défaire la vie littéraire sur Webtoon.
32Cette série constitue bien, en soi et par la référence aux commentaires, un « appel à répondre » qui « mobilise un collectif, présent ou à venir » (Servais, 2017 : par. 15). En l’occurrence, si ses auteurs ne se font pas très précis sur leurs lecteurs supposés – en tranche d’âge ou en genre – c’est néanmoins aux jeunes que s’adresse spécifiquement la plateforme. L’adolescent y est clairement repérable dans l’épisode de Sex, drugs et RER qui met en scène deux générations : celle du lecteur « type », caractérisé par ses expressions générationnelles – « il l’a pécho après avoir trop teasé » –, constituant une sorte de marqueur identitaire héritier du « bilinguisme social » adolescent (Fize, 1990), opposé à un lecteur non initié, représenté par le personnage du grand-père à qui l’auteure, elle-même adolescente, fait découvrir Webtoon. Et c’est aussi dans les supports que cette opposition vient s’incarner : si le grand-père lit habituellement sur papier (dans une posture traditionnelle et romantique : fauteuil, bibliothèque et lunettes), c’est bien un smartphone que lui tend sa petite-fille pour Webtoon (Figure 2) en faisant référence à ses propres pratiques. Le smartphone se fait encore une fois le signe d’une adresse spécifique au public adolescent.
Figure 2. Sex, drugs & RER.
© Webtoon, 2021.
33Mais le plus souvent, c’est bien l’imaginaire de la « communauté » qui prime et empêche l’identification trop détaillée d’une catégorie de lecteurs.
34Dans une approche complémentaire, il s’agirait d’interroger les lecteurs sur la pertinence d’un sentiment de communauté, car une lecture non exhaustive des commentaires sur la plateforme ne permet pas de relever spécifiquement d’occurrence du terme ou de représentations associées. On se trouve donc plutôt du côté d’une « communauté imaginée », selon les mots de danah boyd en référence à Benedict Anderson : « les membres ne se connaissent pas mais figurent comme un ensemble repérable, souverain, “camarade et horizontal” » (Anderson cité par Sophie Pène, 2016) qui se veut mobilisateur. Ainsi la représentation du collectif dans la série se donne souvent à voir d’abord dans sa dimension quantitative. La communauté se saisit alors par le nombre : la métaphore de la foule aux visages anonymes lissant les individualités, qui porte l’auteur aux nues, est par exemple un motif récurrent pour la représenter (voir Figure 3.).
Figure 3. Métaphore de la foule – Binary Star (gauche) et Sex, drugs & RER (droite).
© Webtoon, 2021.
35Chez d’autres (Figure 4), le commentaire est pensé comme l’opérateur d’une relation individuelle entre l’auteur et chaque lecteur au sein du groupe plus large. Cela concourt à valoriser le numérique comme ce qui tisse – métaphore de la toile – un lien entre un texte et un lecteur, mais aussi une intimité entre deux personnes qui ont un univers en partage : la communauté n’est alors plus une masse mais une somme d’individus. Ce que les auteurs mettent parfois en scène dans une boucle dialogique avec un lecteur individualisé, comme dans Chocolat & Piment, où l’auteure évoque la joie de sa lectrice lorsqu’elle répond à l’un de ses commentaires : « Wah […] tu m’as répondu ! ! je t’aime trooop ».
36Sans exhaustivité, pour incarner la communauté, on retrouve aussi la métaphore de la troupe animale. Son association aux idées de famille, de tribu, renvoie alors à la notion de collectif – telle une petite société qui se régule par des pratiques et un langage partagés.
Figure 4. Eiko in Paris.
© Webtoon, 2021.
37Enfin, qu’il soit individualisé ou collectivisé, le lecteur adolescent est toujours représenté comme « impliqué » : ce terme apparaît souvent et renvoie à l’idée que la lecture numérique supposerait une forme d’engagement cognitif et affectif fort, conduisant à une production d’activité intense. En creux, dans toutes ces représentations et ces prétentions à « faire communauté » assénées par la plateforme, on reconnaît une technique de sollicitation somatique que désignent Fabienne Martin-Juchat et Adrian Staii comme mode de captation de l’attention, où l’émotion se fait « marchandise » (2016 : 10-11).
38Le premier élément significatif de ce point de vue est l’omniprésence d’une rhétorique de l’émotion partagée, qui constitue sans doute le socle essentiel d’une prétention à l’unification du collectif de lecteurs. Si cette émotion est celle des lecteurs qui découvrent les épisodes et dont sont mentionnés la « joie », les « pleurs » ou les « larmes », c’est aussi celle des auteurs qui lui répond, dans une circularité émotionnelle permise par le processus de lecture resserré que favorise la plateforme.
39Dans chaque épisode, les auteurs de la série mettent ainsi en scène leur propre émotion au moment de découvrir les commentaires de leurs lecteurs, elle-même dépendante de la temporalité de parution des épisodes.
Figure 5. Nouveaux départs.
© Webtoon, 2021.
40Sur la Figure 5, la métaphore de la canicule permet ainsi à l’auteure de Nouveaux départs de mettre en scène l’effet de « pic » émotionnel qui la saisit à l’approche de la publication hebdomadaire. Dans tous les épisodes, sans exception, l’auteur se trouve ainsi récompensé par le sourire de ses lecteurs, souvent représenté sous la forme stéréotypique des émoticônes (voir Figure 6), de fait omniprésents dans les pratiques des adolescents sur smartphone.
Figure 6. Monsieur le prof.
© Webtoon, 2021.
41La mise en scène du commentaire peut aussi passer par une citation explicite, comme c’est le cas par exemple dans les exemples suivants (Figure 7), où les auteures s’auto-représentent soutenues, en arrière-plan, par les commentaires qu’elles sont en train de consulter. Ces derniers agissent comme une source d’énergie, qui rechargerait la batterie de l’une des auteures – à l’image du smartphone servant à la lecture – et par là même sa capacité à écrire.
Figure 7. Mise en abyme des commentaires – Entre deux lignes (gauche) et Mon vœu le plus sincère (droite).
© Webtoon, 2021.
42Jouant ainsi sur la « dépendance affective aux outils numériques » (Martin-Juchat, Staï, 2016 : 167) des adolescents, Webtoon engrange de l’activité en valorisant le commentaire comme un moteur pour la productivité des auteurs présentés comme étant en attente perpétuelle de l’avis de leurs lecteurs.
43Auteurs et lecteurs seraient ainsi fédérés par l’émotion du fait de la médiation du récit favorisant le partage d’expériences. Autrement dit, dans cette économie du lien, la narration et le commentaire deviennent complémentaires : la première révèle un socle d’expériences supposées communes faisant écho aux vies et questionnements de chacun ; le second favorise la constitution – plus ou moins effective – de cette « communauté » recherchée, liée à l’expression partagée d’émotions ou de ressentis à partir des mêmes lectures. Niant la médiation des dispositifs numériques, il peut même arriver que le commentaire soit présenté comme l’acteur d’une véritable rencontre entre l’auteur et son public : « ça m’a beaucoup réconfortée de voir que je n’étais pas seule et de voir qu’à travers ce monde imaginaire j’ai pu tous vous rencontrer […] merci d’avoir pleuré avec moi » (Day Dreamer). Une « rencontre » qui peut se poursuivre au-delà de la plateforme, dans une logique de circulation des pratiques encouragée par Webtoon. En effet, les autres espaces du web sont régulièrement cités (Facebook, Instagram ou TikTok) en fin d’épisode comme un appel à la poursuite de la relation au-delà du site. Dès lors, l’externalisation de la communauté vers d’autres réseaux sociaux pallie « les délais de production, diffusion et réception, diminue l’attente et permet de vivre avec les autres, à distance » (Jehel : 34), encourageant une forme de continuité des échanges malgré la fragmentation imposée par la publication sérielle des plateformes.
44De fait, les mécanismes de valorisation des commentaires concourent tous à signifier aux lecteurs de façon enchantée la place centrale qu’ils occupent et qui donne sens à l’activité créative. Webtoon joue ainsi sur un ressort connu qui consiste, pour le lecteur, à « éprouver du plaisir à être associés à la création collective d’un bien commun » (Proulx, 2020, 31). D’où, le flot de remerciements adressés par les auteurs à leurs lecteurs, qui constitue ici une sorte de contre-don (Figure 9).
Figure 8. Des commentaires légitimants – Day dreamer (gauche) et Vampires anonymes (droite).
© Webtoon, 2021.
45Finalement, avec cette série, Webtoon met en place une stratégie, ponctuelle mais subtile, en voilant ce qui relève d’un discours d’escorte contournable par l’usager, pour capter son lecteur adolescent et l’inciter à souscrire à son modèle. En se narrativisant, ce méta-discours devient un contenu littéraire à proprement parler, qui opère auprès d’un public déjà lecteur, donc captif : Webtoon ne cherche pas tant ici à diversifier le public qu’à approfondir un lien existant. En s’appuyant sur les auteurs et héros préférés des lecteurs adolescents, et sur une sur-valorisation des émotions liées à la lecture, Webtoon donne donc une direction inédite aux stratégies de lien qu’on observe habituellement sur les plateformes, et qu’elle intègre alors dans une véritable économie relationnelle du lire.
Figure 9. Les remerciements. En haut : Chocolat et Piment (gauche) et Colossale (droite), en bas : Porte-bonheur (gauche) et Sex, drugs & RER (droite).
© Webtoon, 2021.
46L’ensemble des pratiques décrites dans cet article sont ici considérées comme étant à la fois initiatrices du dispositif Webtoon, qui en scrute les évolutions, et produites par lui. On voit bien ainsi comment, en médiatisant les interactions, en industrialisant les contenus et les modes de consultation, Webtoon n’est ni uniquement une plateforme « neutre » ni uniquement prescriptrice de pratiques et de lectures pour les jeunes. La plateforme est le produit d’une co-construction qu’elle vise à réguler en cherchant à se donner comme le « miroir » de « (bonnes) pratiques ».
47Dans l’ensemble de ces stratégies, Webtoon nous semble alors proposer en creux une représentation relativement déterministe de la catégorie adolescente qu’elle cible, tant sur le plan des modes que des usages et des goûts culturels. Or la rencontre avec des usagers de la plateforme révèle que cela est plus complexe qu’il n’y paraît : Webtoon se trouve ainsi aux prises avec un imaginaire unifié de « l’adolescent » lorsqu’elle se heurte à des parcours effectifs, qui rendent compte à la fois d’engagements forts et de modes de contournements, plus ou moins conscients selon les jeunes, échappant en partie à la définition qu’en ont les industries.
48Afin de pallier ces effets, on mesure alors le tour de force de Webtoon avec « Vos commentaires ensoleillent ma journée » qui s’adresse aux lecteurs adolescents pour leur attribuer une place centrale, non en tant que consommateurs dont la production de commentaires est utile à la vie économique de la plateforme, mais en tant qu’acteurs qui prennent part au processus créatif et interviennent comme une sorte de mécène symbolique. Les plateformes sont ainsi progressivement en train d’amorcer une transformation du statut social de la lecture, et avec elle de l’« ordre des discours ». Si elle reste une activité solitaire, la lecture devient partageable à grande échelle et de façon systématique, de manière fragmentée et en parallèle de la production du récit. À ce titre, l’injonction à la participation se voile sur Webtoon, par un processus de déguisement du discours d’escorte, en incitation par l’affectif, mode d’adresse particulièrement efficient pour les pratiques adolescentes. Mais c’est aussi parce qu’elles s’effectuent sur le smartphone, qui s’impose actuellement comme l’un des médiateurs majeurs des émotions adolescentes. Cette incitation repose ainsi tout entière sur une tension fondatrice et qui, rappelons-le, survient en temps de confinements : avec le renforcement d’un rapport historiquement institué à l’intimité de la pratique de lecture, individuelle et sur le smartphone, et d’autre part, l’intensification d’une stratégie relationnelle qui médiatise une certaine sociabilisation à travers les liens avec la plateforme, entre l’auteur et les lecteurs, et entre les lecteurs entre eux.