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Dossier
Transformation des modalités d'accès aux savoirs et à l'engagement des jeunes adultes par les plateformes numériques

YouTube et l’initiation politique des jeunes adultes. Quand les commentaires amorcent une pratique délibérative

YouTube and the young adult’s political initiation: When comments initiate deliberative practice
Laurent Chomel

Résumés

Si la démocratie a besoin que les citoyens délibèrent pour en maintenir sa vivacité, l’importance des lieux qui favorisent la délibération est primordiale. La plateforme YouTube, malgré le formatage des vidéos qu’elle abrite et la rigidité de son interface participative, semble être parfois le creuset d’une initiation politique chez les jeunes adultes. L’espace de commentaires est en effet un tiers espace où le discours politique s’exerce par une confrontation d’idées hétérogènes dont la vidéo est le point de départ. Cette implication se déploie dans une participation discursive, stimulée par une minorité de webspectateurs surinvestis. Cet article analyse la chaine YouTube #DataGueule et l’une de ses vidéos avec son corpus de commentaires, dont les résultats sont renforcés par une enquête auprès de son public.

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Texte intégral

1Pour qu’un régime démocratique comme le nôtre porte en lui la volonté de ses citoyen·ne·s, il est important qu’ils et elles puissent s’exercer à partager leur point de vue par des discours construits (Bacqué, Sintomer 2020 ; Amossy, 2011 ; Chaput, 2008 ; Barbet, 2006 ; Bonnafous, 2003). Mais une des conditions préalables est de disposer d’espaces adaptés, où des débats peuvent se produire, sans quoi toute délibération est impossible. Suite aux travaux d’Oldenburg sur les tiers lieux (Oldenburg, 1999), Wright précisa le contour de tiers espaces dans la sphère Internet (Wright 2015) révélant un potentiel politique qui n’avait pas été imaginé par leurs concepteurs : la mise en présence de publics variés, souvent non militants, favoriserait des discussions d’ordre éminemment politiques en élargissant le cercle des discutants (Babeau, 2014). Ces espaces sont souvent hébergés sur les plateformes telles que YouTube, où les vidéos et les réactions qu’elles provoquent abordent des questions politiques, objet de notre article (Bristielle, 2020 ; Balleys, 2017). S’y retrouvent de très nombreux jeunes, d’horizons variés, qui délaissent la télévision linéaire au profit du visionnage de vidéos en ligne (Lombardeau, 2020) leur donnant la possibilité d’exprimer leur point de vue. Si les vidéos de divertissement sont celles qui sont le plus vues sur YouTube (Bärtl, 2018) se pourrait-il qu’une dynamique citoyenne inverse puisse émerger auprès des jeunes adultes à travers leur participation active ou passive à l’espace des commentaires ?

2Pour explorer cette hypothèse, nous avons choisi d’étudier la chaine YouTube #DataGueule1 coproduite par France Télévisions. Elle bénéficie de son financement et du savoir-faire professionnel de ses producteurs et auteurs, spécialisés dans le data journalisme (Ouardi, 2014). En se servant des données récoltées en ligne, ces vidéos luttent contre les idées reçues dans une didactique graphique qui pousse à la réflexion. Initialement prévue pour être diffusées sur France 4, les vidéos sont diffusées exclusivement en ligne depuis 2014, sur la plateforme France Télévisions2, et sur YouTube3 où elles rencontrent un large public de près de 600K abonnés et plus de 47 millions de vues4.

3La chaine #DataGueule est au centre d’un écosystème informationnel qui comprend le Wiki DataGueule5, permettant aux webspectateurs de consulter le script des vidéos et toutes leurs sources mobilisées, et une agora6, espace de discussion dédié et thématisé. Cette transparence, et la relation qu’entretiennent les auteurs avec le public, nous semble construire une confiance qui pousse à la participation. Une forte présence sur les réseaux socionumériques de la chaine permet d’annoncer les nouvelles sorties, ce qui permet de mobiliser une communauté importante lorsqu’il faut financer de manière participative certaines vidéos plus ambitieuses, grâce à la plateforme de crowdfunding KissKissBangbang7.

4Cet article est fondé sur 2 terrains très denses :

    • 8 Cette enquête était proposée aux webspectateurs sur l’espace communauté de #Datagueule sous le titr (...)

    une enquête menée en 2019 auprès de 1 521 webspectateurs de 15/34 ans de cette chaine YouTube8 dont le but était de questionner l’engagement politique du public de #Datagueule ;

  • et un corpus de 3 313 commentaires, écrits à la suite d’une vidéo sur l’assistanat, mise en ligne le 5 décembre 20169.

5Le choix d’un sujet traitant des prestations sociales et d’une prétendue « culture des allocations » ayant été identifié par Todd Graham comme particulièrement enflammé sur les forums de discussion lors de l’austérité post 2008 au Royaume-Uni (Graham, 2015), il nous a semblé intéressant de voir si ce phénomène se confirmait en France dans le fil des commentaires d’une vidéo portant sur le même sujet, ou si les webspectateurs avaient la capacité de s’autoréguler et de débattre pacifiquement, comme le souhaitent les auteurs de #DataGueule.

6À travers les résultats de l’enquête et l’analyse argumentative des commentaires, nous rechercherons les indices d’engagements des webspectateurs. Nous questionnerons la pratique d’écriture de commentaires pour déterminer si celle-ci peut s’apparenter à une action politique et si elle peut déboucher sur des propositions concrètes. Ces éléments permettront de déterminer les dynamiques politiques à l’œuvre, en regardant attentivement à l’intérieur des foyers conversationnels si des formes de délibération peuvent être identifiées.

7Pour révéler nos résultats dans cette masse de données, nous avons mobilisé plusieurs outils et méthodologies complémentaires : du filtrage d’Excel, au logiciel de traitement de données Modalisa, en passant par les outils lexicométriques, et plus particulièrement la Classification hiérarchique descendante (CHD) de type Reinert (Reinert, 1983) implémentée dans le logiciel Iramuteq (Ratinaud, 2014). Ces outils nous ont permis de mieux comprendre les dynamiques d’engagement des webspectateurs de #DataGueule.

Une délibération élargie et discursive

8La question de la délibération est complexe et fait débat dans la communauté scientifique. Le travail de synthèse de Delli Carprini, Cook et Jacobs, et leur notion de délibération publique, vient s’intégrer dans une catégorie spécifique et idéalisée plus large, qu’ils nomment « participation discursive « (Delli Carpini, Cook et Jacobs, 2004). Elle répond à cinq critères :

  • Une délibération nécessite une discussion avec d’autres citoyens dans laquelle les interlocuteurs tentent de se persuader mutuellement grâce à leurs arguments ; le but étant de rallier à leur cause le plus grand nombre ;

  • La parole publique est une forme d’engagement politique au même titre que des actions politiques plus conventionnelles ;

  • La délibération peut se développer dans tous lieux privés ou publics, institutionnels ou non ;

  • Elle peut se produire à travers une variété de médias, analogiques ou numériques ;

  • Elle se concentre sur les questions locales, nationales ou internationales d’intérêt public.

9À ce cadre large, nous ajouterons 3 conditions émises par Azi Lev-On et Bernard Manin (Lev-On et Manin, 2006 ; Manin, 2007) :

  1. Hétérogénéité des parcours politiques, sociaux, économiques et culturels des participants ;

  2. Une information conséquente, plurielle et collective, afin qu’ils aient des référents communs sur lesquels fonder leur discussion ;

  3. La définition d’un sujet de délibération clair sur lequel délibérer.

Assistanat : un mythe qui ronge la solidarité

10C’est donc sur cette base que nous analyserons la valeur délibérative des 3 313 commentaires publiés à la suite de la vidéo et ceux d’une discussion entre plusieurs internautes au sein de ce corpus, en recherchant quatre éléments qui nous permettront d’affirmer leur réalité délibérative :

  1. Y a-t-il des questions de départ qui orientent la discussion ?

  2. Est-ce qu’une variété des opinions s’exprime ? Comment s’articulent les oppositions ?

  3. Y a-t-il des évolutions dans les opinions exprimées induites par la discussion ?

  4. Y a-t-il des propositions de solutions soumises ?

11Nous rechercherons dans un premier temps les dynamiques qui initient les discussions en analysant le rôle de la vidéo et celui des commentateurs les plus investis. En nous servant des résultats de l’enquête, nous déterminerons ensuite les typologies d’engagement des webspectateurs de #DataGueule. Enfin, nous analyserons le corpus des 3 313 commentaires pour en faire ressortir les dynamiques sémantiques exprimées, et ensuite approfondir notre recherche sur une des conversations en cherchant les indices d’une délibération. Nous appelons conversation le fil de commentaires qui se crée en dessous d’un commentaire initial.

De l’importance de la vidéo sur les conversations

12Le synopsis de l’épisode10 annonce clairement un parti-pris fort qui remet en question la notion d’assistanat souvent véhiculée dans la sphère publique (Argenton, 2015). Le vocabulaire employé ici, le « mythe de l’assistanat », signifie clairement la remise en question d’une définition dominante pour en interroger sa réalité. L’épisode se compose de deux parties distinctes : la première met en perspective les petites fraudes des allocataires en regard de celles des employeurs, 70 fois plus importantes ; la seconde laisse la parole à une responsable de l’Observatoire des inégalités. Elle rappelle que les aides sociales ne sont pas seulement là pour subvenir aux moyens des plus pauvres, mais bénéficient à toute la population à travers l’assurance maladie, l’assurance chômage ou les pensions de retraite.

  • 11 Les formes sont le résultat de la lemmatisation des mots, à savoir leur réduction à leur racine com (...)

13Pour mesurer l’impact de la vidéo sur les commentaires, nous avons comparé leurs vocabulaires respectifs (voix off, transcription de l’interview et contenu des commentaires) en recherchant leur vocabulaire commun. Nous avons tout d’abord défini le champ sémantique de l’épisode en identifiant 58 formes significatives (payer, pauvre, travail, social…) et les avons comptabilisées dans le corpus des commentaires. Sur les 74 683 formes actives11 du corpus, 7 608 en faisaient partie, ce qui représente un pourcentage supérieur à 10 %. Ce résultat très significatif montre clairement l’influence de la vidéo sur le vocabulaire utilisé par les webspectateurs. On peut même affirmer que la sémantique de l’épisode infuse celle des webspectateurs qui la reprennent dans leurs écrits. Les mots des auteurs sont assimilés ; ils servent de base de réflexion commune.

Une impulsion dynamique des commentaires

14Les webspectateurs peuvent intervenir dans l’espace de commentaire de deux façons : soit en écrivant un commentaire initial, à même de provoquer une discussion, soit en répondant à un commentaire préexistant et ainsi s’intégrer à une conversation. En téléchargeant la totalité des commentaires grâce à notre script développé pour l’API de YouTube, nous avons accès à la date et à l’heure exacte de leur mise en ligne (Figure 1) :

Figure 1. Time Line du nombre de commentaires quotidiens. Nombre de commentaires postés par jour du 5 décembre 2016 au 20 février 2017.

Figure 1. Time Line du nombre de commentaires quotidiens. Nombre de commentaires postés par jour du 5 décembre 2016 au 20 février 2017.

15Sur les sept premiers jours, plus de 2 000 commentaires ont été écrits, dont plus de la moitié dès le premier jour. Dès la réception de la notification de mise en ligne, les plus motivés des 585 000 abonnés visionnent immédiatement la vidéo et écrivent un commentaire en lançant des sujets de discussion.

16En effet, 75,4 % des 3 313 commentaires ont été écrits à l’intérieur d’une des 248 conversations. 116 d’entre elles ont été créées le premier jour, seulement 31 le 2e jour et 11 le 3e jour. Les 90 restantes de ne dépassent pas sept commentaires et s’étalent sur les cinq années qui suivent, jusqu’au 16 décembre 2021.

17L’explication est à chercher dans le dispositif technique de YouTube et dans le choix des auteurs de faire apparaitre en avant les commentaires les mieux notés par l’algorithme. Ce choix technique favorise la lisibilité des plus anciens au détriment des plus récents, car ils sont placés juste en dessous de la vidéo et sont immédiatement lisibles, contrairement aux autres, « enfouis » tout en bas du fil des commentaires.

Figure 2. Time-Line des discussions créées avec leur nombre de commentaires, du 5 décembre 2016 au 31 décembre 2021.

Figure 2. Time-Line des discussions créées avec leur nombre de commentaires, du 5 décembre 2016 au 31 décembre 2021.

18Cela montre aussi qu’une grande partie des commentateurs lisent les commentaires des autres avant d’en écrire eux-mêmes, car ils choisissent de répondre à un autre scripteur, souvent placé à l’intérieur d’une discussion, plutôt que de s’exprimer seuls, comme nous le verrons plus bas.

19Cela signifie enfin que les premiers commentateurs impulsent une dynamique conversationnelle qui marque tous les échanges futurs.

Des commentaires stimulés par une minorité proactive, et révélateurs d’un fort intérêt pour les sujets politiques

20Notre enquête auprès de 1 521 webspectateurs de #DataGueule ayant entre 18 et 34 ans, révèle que seulement 22 % d’entre eux écrivent un commentaire suite au visionnage d’une vidéo, ils sont 78 % à s’intéresser à ce qu’écrivent les autres. Et parmi ceux qui commentent spontanément l’épisode, presque les deux tiers déclarent participer activement aux discussions. Ce constat signifie que, même si peu de webspectateurs s’engagent dans l’écriture, ceux qui le font ont tendance à participer à la dynamique de réflexion qui s’exprime dans ces échanges.

  • 12 Verbatim de Pierre, enquête sur l’engagement des webspectateurs de #DataGueule.

21Plusieurs webspectateurs expriment même la nécessité des commentaires sous l’épisode, comme Pierre12 qui affirme que « c’est hyper important d’avoir l’avis des gens », et considère que l’expression des Internautes fait partie intégrante du programme en affirmant que « S’il n’y avait pas les commentaires, je ne sais pas si je regarderais la vidéo ». On voit dans cette remarque que la vidéo, et la possibilité de s’exprimer à sa suite, s’intègrent dans un dispositif interactif qui rompt radicalement avec les programmes diffusés à la télévision. L’usage d’internet étant beaucoup plus individualisé, ces espaces d’expression viennent compenser ce que la télévision offrait quand on la regardait en famille ou entre amis : un espace réflexif actif : 56 % des webspectateurs interrogés déclarent vérifier les références qui ont servi à écrire l’épisode, 65 % discutent ensuite de la vidéo avec leur entourage et 66 % approfondissent le sujet en visionnant une autre vidéo en ligne.

  • 13 Une AFC est une méthode d’analyse de données permettant de décrire et hiérarchiser dans un tableau (...)

22L’analyse factorielle des correspondances13 (AFC) de toutes les réponses de notre questionnaire d’enquête nous permet de distinguer trois types de comportements liés à l’engagement politique du public :

  • Les « engagés impulsifs » (18,7 %). Ce sont les plus jeunes d’entre eux. Ils sont donc moins diplômés et sont 28 % à avoir participé à une manifestation, pour laquelle une vidéo a nourri leur motivation. Ce sont les plus rapides à s’engager dans les commentaires. On peut ainsi dire que l’élan initial est porté par les 15/25 ans.

  • À l’opposé de ce groupe, « les réticents à l’engagement » représentent 15,8 % des interrogés. Ils ne participent pas à l’écriture de commentaires bien qu’ils soient intéressés à les lire et ne participent pas aux manifestations de rue.

  • Enfin, le groupe « des engagés réfléchis » est de loin le plus nombreux avec ses 65,4 %. Ces membres sont les plus âgés (18/35 ans) et les plus diplômés, certains ont entamé leur vie professionnelle. C’est le groupe qui a les plus forts taux d’affinité avec les syndicats, d’implication dans une association, de boycotte d’un produit et surtout qui met en avant la discussion avec son entourage.

23Mais ces trois groupes statistiques ne nous disent pas ce qu’ils écrivent. C’est pourquoi nous avons aspiré tous les commentaires de la vidéo citée plus haut, pour chercher à en comprendre les dynamiques argumentatives.

24Le corpus récolté se compose de 3 313 commentaires, écrits par 1 472 commentateurs. La participation est donc importante, même s’il faut la relativiser avec les 733 000 visionnages comptabilisés en novembre 2019.

25Pour mesurer la participation des commentateurs et leur engagement politique, il nous est apparu nécessaire de distinguer trois catégories de commentateurs en fonction de leur production scripturale (Tableau 1). S’exprimer une seule fois a un sens bien différent que de le faire à de très nombreuses reprises. Nous cherchons à voir si les scripteurs sont radicalement différents selon leur quantité de commentaires, et s’ils correspondent aux groupes définis par notre enquête. Nous étudierons ensuite leurs discours et les sujets abordés selon leur groupe d’appartenance.

  • Les commentateurs « Uniques », qui ont écrit un seul commentaire, soit en s’exprimant spontanément, soit en répondant à un autre commentateur.

  • Les commentateurs « Multiples », ont participé à hauteur de 2 et 6 commentaires, en échangeant avec d’autres sans y consacrer trop de temps.

  • Enfin, les commentateurs « Massifs », qui ont écrit plus de 6 commentaires (pour une moyenne de 17 commentaires écrits) et qui interviennent dans plusieurs conversations.

26Pour approfondir ces différences d’implication, nous avons analysé la richesse des vocabulaires, la quantité de mots utilisés et la moyenne de commentaires écrits en fonction de son groupe d’usage.

Tableau 1. Comparaison comptable des commentaires par catégorie de commentateurs, pour la vidéo Datagueule, no 66.

Catégorie de commentateurs

UNIQUES

MULTIPLES

MASSIFS

Nb de commentaires

1 043

1 039

1 218

Nb de commentateurs

1 043

360

69

Nb d’occurrences (mots)

56 576

68 917

85 954

Nb de formes après lemmatisation

5 193

5 823

6 513

Nb Apax

2 670

2 874

3 023

Moyenne de mots écrits par commentateur

54

191

1 246

Moyenne de commentaires écrits par commentateur

1

3

18

Moyenne de mots par commentaires

54

66

71

Nb formes + Apax par commentateur

8

24

138

Nb formes + Apax rapportés à la longueur moyenne des commentaires

7

8

9

27En moyenne, les Massifs écrivent plus de 1 200 mots, soit l’équivalent de 3 pages A4 en police de caractères Calibri taille 12 ! Pour se donner une idée du temps consacré, Clare-Marie Karat a montré qu’une frappe moyenne est de 33 mots par minute pour la copie de texte, et de 19 mots/min pour la composition (Karat, 1999). L’estimation du temps passé des Massifs à écrire serait donc d’environ une heure. Mais cela est sans compter les « Super Massifs » dont le champion du corpus a écrit 104 commentaires pour un total d’environ 16 300 mots, soit plus de 20 pages pour une moyenne de 156 mots par commentaire, et un temps estimé à plus de 10 heures d’écriture ! Comparé au temps passé par les commentateurs Uniques (3 minutes) ou celui des Multiples (10 minutes), l’investissement en temps des Massifs peut être considérable.

28Si les commentateurs Massifs écrivent plus de commentaires, ceux-ci sont également plus longs que ceux des autres catégories (1 246 mots contre 54 pour les Uniques et 191 pour les Multiples). La supériorité numérique des formes et apax s’explique par le fait que les Massifs écrivent plus de texte. Cependant, rapportés à la moyenne de mots utilisés par commentaire, on constate qu’ils ne se répètent pas, car la variété de leur vocabulaire est légèrement supérieure. (9 vs 7). Les MASSIFS développent leur pensée sans se répéter.

29Pour mesurer l’importance de la nature politique des commentaires, nous nous sommes inspirés des travaux de Graham et Wright en comparant le lexique des commentaires avec une liste de 39 mots-clés, classés en quatre thématiques structurantes (Graham et Wright, 2015) :

  1. Les politiciens (Hollande, Sarkozy, Fillon, Mélenchon, Macron, Le Pen…) ;

  2. Les partis (gauche, droite, socialiste, extrême…) ;

  3. Les institutions (parlement, France, Europe…) ;

  4. Les conditions générales (politique, Démocratie, vote, citoyen…).

30Si cette méthodologie à l’inconvénient de délaisser certains jugements ou opinions politiques qui n’utiliseraient pas ce langage (ex : « Quand on veut, on peut »), elle renforce le potentiel de nos résultats.

31Pour comparer ces mots-clefs au corpus des commentaires et vérifier leur signification statistique, nous avons regroupé le corpus en groupes de 30 mots pour nous conformer au formatage d’IraMuteQ (Ratinaud, 2009), qui fractionne les textes en segments identiques pour les analyser comme des phrases. Ainsi un pourcentage de mots politiques dans ces phrases devient plus pertinent vis-à-vis de la teneur politique des discours.

Tableau 2. Utilisation de vocables politiques dans les commentaires suivant la catégorie.

Uniques

Multiples

Massifs

TOTAL MOTS POLITIQUE

361

549

885

% CORPUS

0,64 %

0,80 %

1,03 %

TOTAL FORMES

56 576

68 917

85 954

Moyenne de phrases (30 mots)

1 886

2297

2 865

% phrases avec mot politique

19,1 %

23,9 %

30,9 %

32Ces résultats nous montrent que la teneur politique des discours varie proportionnellement à la production des commentaires. Plus les scripteurs écrivent, plus ils ont tendance à aborder des sujets politiques, tels que définis par la méthode. Les MASSIFS intègrent un objet politique dans près d’une phrase sur trois, les Multiples, un sur quatre, ce qui est très élevé. Les discours sont donc fortement politisés.

Les thématiques des conversations à haute valeur politique

  • 14 La CAH sert à définir des classes d’objets (individus, mots…) à partir de plusieurs variables quant (...)
  • 15 Méthode qui permet de définir des règles permettant de classer des objets dans des classes à partir (...)
  • 16 La résonance sémantique d’un thème correspond à l’importance qu’il revêt dans le corpus, c’est-à-di (...)

33Pour approfondir notre recherche, nous avons réuni et analysé l’ensemble des commentaires afin de faire ressortir les thèmes dominants des discussions. Pour ce faire, nous les avons analysés selon la méthode de classification ascendante hiérarchique (CAH)14, en les segmentant en 6 familles sémantiques selon la méthode Reinert (1983). Nous avons ensuite effectué des analyses factorielles des correspondances (AFC) et avons positionné les familles dans un tableau de classifications supervisées15 afin de représenter leur production et leur résonnance sémantique16 dans le corpus. L’intérêt de la méthode réside dans le surgissement des schémas argumentatifs délimités, avec des règles combinatoires non moins finies (Angenot, Oger, 2018).

34Ce que disent les commentateurs s’inscrit presque toujours dans une continuité argumentative disponible dans la sphère publique (Fraser, 2001). Ce que nous souhaitons faire ressortir est l’importance d’un thème -représenté schématiquement par une famille de mots, d’idées et de commentateurs - en fonction de l’intérêt de l’ensemble des acteurs de ce regroupement. Voir son influence permet d’en mesurer la puissance et la viralité et de tracer les schémas idéologiques à l’œuvre.

Figure 3. AFC des mots saillants par classe sémantique chez tous les commentateurs.

Figure 3. AFC des mots saillants par classe sémantique chez tous les commentateurs.

35Nous avons comptabilisé le nombre de segments représentant la famille, le nombre de mots saillants ainsi que le nombre d’individus représentatifs, analysés par IraMuteQ. Comme le montre l’exemple de la figure 3 ci-dessus, ces informations fournissent des proportions par rapport à l’ensemble du groupe, que ce soit sur les segments représentatifs ou les mots employés, et donc produisent des moyennes, qui nous permettent de calculer au final la résonance sémantique de la famille, c’est-à-dire, le taux d’investissement personnel qu’elle génère chez les individus en faisant partie.

36La même analyse approfondie de chaque famille serait un peu fastidieuse ici, mais nous pouvons détailler les grandes lignes sémantiques qui traversent les discussions. Les trois groupes ne laissent pas ressortir les mêmes sujets de réflexion, mais ces groupes s’interpénètrent dans les conversations. On peut donc distinguer des sujets plus prégnants, portés plus spécifiquement par chacun d’eux, sans toutefois les circonscrire à leurs seuls participants.

37Nous avons fait ressortir une dizaine de thèmes ou de sujets traversant les conversations et les commentaires solitaires, que nous avons sommairement intitulés :

  • Qui fraude le plus entre les « assistés » ou les entreprises ?

  • Les assistés profitent-ils vraiment du système ?

  • Les classes moyennes sous pression des très riches.

  • Ce qui différencie les fainéants, les battants et les fatalistes.

  • Les programmes électoraux des différents candidats sur les questions des inégalités sociales.

  • Déterminisme social et volonté de s’en sortir.

  • Le système de protection sociale est-il un handicap pour les libertés individuelles ?

  • Le rôle social questionné selon ses revenus. Est-on plus utile à la société quand on est riche ?

  • Quelle production de richesse hors du travail salarié ?

  • La simplification langagière peut-elle favoriser le racisme ?

  • Quand le format de la vidéo influe sur le contenu.

38Dans un grand nombre de conversations, le rôle des MASSIFS est important et constructif. Ils stimulent la réflexion générale en prenant le temps de développer leur point de vue et en apportant quantité d’arguments. Ray Oldenburg avait déjà notifié le rôle positif des contributeurs fréquents dans le débat politique en ligne (Oldenburg, 1989), et Scott Wright écrit que les « super-participants » jouent souvent un impact positif sur le débat en facilitant les débats (Wright, 2018), donnant le ton et encourageant les nouveaux utilisateurs. C’est ce qui apparait aussi ici où beaucoup de commentateurs uniques ou multiples s’invitent dans les échanges.

Des espaces à caractère délibératif

39Enfin, pour tenter de répondre à la question de la délibération au sein des discussions, nous avons analysé une conversation en nous penchant sur les points définis au début de l’article : question de départ, variété d’opinions, évolution des points de vue et émission de propositions.

40Pour ce faire, nous avons choisi une conversation initiée par ledit « Johnny FRERE » de 74 commentaires dont le point de départ convoque des notions économiques pour aborder la question de la répartition fiscale, selon lui particulièrement inégalitaire.

Figure 4. Capture d’écran de la question initiale de la conversation étudiée.

Figure 4. Capture d’écran de la question initiale de la conversation étudiée.

41Quand une conversation est créée, le premier auteur reçoit des notifications à chaque nouveau commentaire pour lui permet de répondre à ses interlocuteurs. Il peut ainsi se créer une discussion ouverte entre eux et d’autres commentateurs extérieurs qui viendront les rejoindre.

42S’il a été montré que les discussions asynchrones peuvent favoriser des propos plus réflexifs, rationnels et argumentatifs, car elles donnent le temps aux scripteurs de temporiser les débats (Stromer-Galley, Wichowski ; 2010) , les conversations que nous avons étudiées donnent l’impression d’être suivies en temps réel.

Figure 5. Time Line des commentaires de la conversation de 74 commentaires initiée par « Johnny FRERE »

Figure 5. Time Line des commentaires de la conversation de 74 commentaires initiée par « Johnny FRERE »

43En effet, 78 % des échanges sont écrits les sept premiers jours, avec des interlocuteurs qui se répondent et discutent ensemble. Puis, après une interruption due aux fêtes de Noël (du 14 décembre au 7 janvier) une autre petite conversation de 7 échanges nourris naît du post d’un webspectateur. Enfin, 3 mois après, le reliquat d’un commentateur solitaire clôturera la discussion définitivement, faute d’interlocuteur.

44Le contenu des échanges pourrait illustrer l’ensemble des thèmes observés plus haut. Il y a des témoignages, des rappels historiques ainsi que des analyses politiques et psychologiques. La conversation s’engage sur l’inégalité effective de la TVA. Elle dévie ensuite sur l’efficacité de l’épargne pour stimuler l’économie réelle, sur le rôle du crédit et sur le fait que certains s’achètent des produits trop chers pour leurs faibles moyens. Ce constat provoque des réactions morales opposées, certains désavouant ces achats quand d’autres les expliquent par la pression marketing et surtout sociale pour avoir le sentiment de ne pas être exclus de la société. On le voit, ce sont des propos qui questionnent le fonctionnement de la société, son organisation et ses finalités. Les points de vue dessinent un spectre large sur l’échiquier politique, passant du soutien à la France insoumise à celui d’une vision très libérale des affaires économiques.

45L’initiateur de la discussion (Johnny FRERE) ne propose pas un sujet de conversation précis sous forme d’une question à trancher, mais donne son avis sur une question économique. Pour autant, les questions fusent de la part de certains participants. Nous en avons relevé pas moins de dix, de plusieurs types :

  • Directes et dialogiques : « que penses-tu de ton action au sein du service civique ? » amenant une réponse, « je suis au service de la Prévention routière… ».

  • Autocentrées à destination des lecteurs pour stimuler la réflexion : « Une question m’interpelle : ce ratio de poste supprimer (sic)/postes créés ne révèle-t-il pas un manque de capacité à évoluer ? Est-ce vraiment une aide financière qui résout le problème ? ».

  • Défensives : « En quoi c’est mal de placer son argent sur les marchés financiers ? Est-ce interdit ? ».

  • Provocatrices : « Doit-on donner une bourse à une personne ayant à la main un téléphone coûtant la moitié de celle-ci. » Question à laquelle lui répond un détracteur qui ne souhaite pas rentrer dans son jeu : » Pensez-vous que cela justifierait de supprimer ces aides au détriment des 99 % qui n’en abusent pas ? »

46Les questions servent de moyen rhétorique pour argumenter ou proposer des idées, en sollicitant l’attention des lecteurs. Cette manière personnelle d’écrire suscite le débat, les participants étant conviés à donner leur point de vue. Ce qu’ils font, chacun avec son style et ses idées. C’est un élément de la délibération.

47Comme nous l’avons vu, celle-ci a pour but d’examiner les propositions faites par les citoyens. Et dans cette discussion, les propositions politiques sont réelles. Certaines sont originales et viennent directement des commentateurs, d’autres précisent celles qui ont déjà été proposées, d’autres enfin reprennent des propositions qui circulent dans les discours politiques des partis ou des candidats à la présidentielle. S’il est discuté en tant que tel, le programme de la France Insoumise et le commentateur qui en fait la promotion, n’est pourtant pas accusé de prosélytisme. Les contradicteurs auront seulement tendance à lui opposer des arguments de faisabilité économique, de financement et des contraintes législatives.

48La particularité de cette discussion est qu’elle fait émerger des propositions novatrices, réfléchies par les intervenants à la suite à leur expérience. La première concerne le paiement d’une partie des prestations sociales en bons d’achat, servant aux produits de première nécessité. Cette proposition est reprise par plusieurs participants qui l’approuvent ou l’amendent ; certains craignant la stigmatisation, d’autres trouvant pertinent que l’État assure les éléments essentiels et laisse à l’appréciation de chacun les dépenses plus accessoires telles que le dernier Smartphone fabriqué en Chine.

49La seconde proposition se focalise sur « la limitation du nombre d’étudiants d’un domaine au nombre de postes dispos sur le marché ». Sur ce thème, les commentateurs se retrouvent aussi, étant pour la plupart des étudiants qui seront confrontés à la difficulté de trouver un emploi à l’issue de leur cursus. « Redorer le blason de ces métiers (filières techniques), redonner de la valeur à leur savoir-faire auprès des jeunes », comme le propose un commentateur, va à l’encontre des politiques d’éducation actuelles. Le fait même d’énoncer ce type de proposition pourrait provoquer un vrai débat, qui n’est qu’amorcé ici.

50Pour un commentateur, l’utilité de ce type de débat est de faire apparaître les grands courants de pensée. Bien que se revendiquant plutôt de droite, il pense nécessaires les antagonismes pour faire évoluer la société : « Ça amène une réflexion et pousse à remettre en question certaines idées. J’ai par exemple pu changer d’avis sur certains points rien qu’à travers ce sujet via des messages bien écrits, plutôt argumentés, ou simplement des expériences que j’ai lues dans des commentaires. » Ceux-ci peuvent donc faire évoluer ceux qui y participent (peut être aussi ceux qui ne font que les lire ?), les faire changer d’avis, et influer sur la vie politique à cette toute petite échelle. Ce résultat n’est pas le fruit de l’engagement individuel d’un des commentateurs, mais d’un climat respectueux qui permet à des « opposants politiques » de se confronter à des voix inhabituelles pour eux et d’en adopter les principes, grâce à leur pertinence. C’est une découverte fortuite qu’il est très intéressant de souligner.

51Le dernier point de notre analyse se focalise sur la tenue de la discussion elle-même, la manière qu’ont les rédacteurs de se positionner vis-à-vis des propositions, la possibilité de développer ou pas leurs idées… Il est question ici de formalités implicites de la délibération qui s’opèrent sans structuration, sans animateur ni modérateur.

52Ce qui est remarquable est la civilité des échanges. Même si quelques-uns sont porteurs d’agressivité, ils sont désamorcés grâce à une touche d’humour : « Je suis amoureux de Johnny FRERE ». Mis à part cette typologie d’échanges originaux, la maîtrise de l’équilibre relationnel passe aussi par l’auto-modération. Un intervenant propose même de se retirer pour atténuer de potentielles tensions idéologiques : « si des personnes souhaitent que je sorte de cette discussion, cette confrontation d’idée, qu’il n’hésite pas à le dire. Mon but est d’échanger des idées et arguments sur ce sujet ». Les scripteurs n’hésitent pas à encourager les bons usages en encourageant les autres ; « c’est toujours agréable de voir des gens qui comprennent bien tous les enjeux… ; ton commentaire est intéressant ; tu as le droit de le penser bien sûr ». L’un d’entre eux pourrait même être considéré comme l’animateur de référence en modérant la portée de sa proposition : « je ne dis pas non plus que c’est viable, je soulève seulement l’idée » ; en sollicitant l’avis du groupe et demandant la contradiction pour enrichir et préciser son idée : « Y a-t-il d’autres avis ? Il est plus intéressant d’avoir des arguments contraires ce serait bien » ; enfin, en tentant de rappeler une règle essentielle à toutes relations humaines apaisées : « Faisons juste attention à rester corrects les uns envers les autres ».

53Bien sûr, cet exemple n’est pas généralisable à tous les fils de commentaires. Mais le fait que cela se passe dans cette conversation, choisie pour la thématique initiale, indique que cela peut se produire si les conditions sont réunies. Or, la plateforme YouTube ne semble pas aider les scripteurs à expliciter clairement leurs idées : « C’est difficile d’expliquer ça dans les commentaires YouTube » écrit un commentateur. D’autres relatent les pratiques des webspectateurs, leur surinterprétation, les critiques d’un bout de phrase isolé sans prendre en compte l’ensemble, ou le risque d’un dérapage agressif obligeant à prendre des précautions : « Je sais que c’est YouTube, mais de là à s’excuser autant de fois pour si peu quand même… ».

54La plateforme ne se fait donc pas oublier des utilisateurs. Son design prégnant impose une manière de lire et d’écrire. En sélectionnant les commentaires les plus « populaires », en les minimisant sur l’application mobile, par la latence des fins de page, le dépliage des plus longs commentaires dont les seules premières lignent apparaissent. Ces contraintes techniques peuvent perdre ou égarer les lecteurs, leur rendre difficile la compréhension des discussions et les faire passer à côté d’une appréciation plus globale des échanges.

55De même pour ceux qui écrivent un commentaire, s’ils n’utilisent que leur Smartphone, rédiger est compliqué. En effet, l’espace des commentaires n’apparaît pas de prime abord. L’écriture du commentaire se fait ensuite avec le clavier du téléphone, ce qui la rend rébarbative et augmente le risque de perdre son texte avant qu’il n’ait été envoyé. Dans ses conditions, approfondir une réflexion devient une gageure. C’est la raison pour laquelle les scripteurs les plus prolixes se servent d’un ordinateur pour écrire et le font parfois sur un traitement de texte en copiant/collant leur commentaire dans l’espace dédié de la chaine. Ceci apparait lorsque le même commentaire est posté deux fois de suite, son rédacteur ayant répété l’opération deux fois, pensant que la première n’avait pas réussi.

56On comprend mieux pourquoi 78 % des webspectateurs révélés par notre enquête restent en retrait et deviennent des observateurs silencieux. Ils « écoutent » ce qu’en disent les autres et cherchent à harmoniser leur ressenti avec eux, comme s’ils avaient valeur de référence communautaire. Gilbert Simondon indique combien l’idée même d’individu est indissociable de la notion de milieu, qui l’informe, le renforce, le fait douter, le transforme, mais modifie en retour ce même milieu dans lequel il s’intègre (Simondon, 1994). Il s’agit d’un échange en vases communicants dans lequel les deux entités se modifient réciproquement et où l’individu affine son individualisation. Plus il interagit avec le milieu, plus il se déploie, se singularise et augmente son individualité. Dire par l’écrit, être lu et se relire soi-même, contribue à la construction de sa propre pensée, à son apprentissage. Il faut bien sûr passer par ce que l’on a appris pour mieux s’en dégager ensuite. Un va-et-vient indispensable entre l’écoute, la lecture, la parole et l’écrit aboutit progressivement à l’émancipation de la pensée. Ces petits ou plus longs échanges, peuvent avoir ce rôle involontaire. « Lire c’est écrire » dit Bernard Stiegler, « c’est écrire sa lecture, s’inscrire soi-même en un texte » (Stiegler, 1994) ; un phénomène doublement actif, qui permet de comprendre pourquoi les jeunes sont si nombreux sur cette plateforme, telle une estrade du haut de laquelle il est possible d’exister en se faisant « écouter » des autres.

Conclusion

57L’analyse des 3 313 commentaires de l’épisode 66 de #DataGueule a dévoilé le rôle directeur de la vidéo pour les rédacteurs de commentaires encapsulés dans le dispositif de la plateforme YouTube. C’est la vidéo qui focalise les critiques ou à l’inverse, motive ses soutiens ; c’est elle qui amorce le processus réflexif des webspectateurs ; c’est elle qui favorise un espace politique à la manière de l’éducation populaire (Mignon 2020) ; c’est enfin elle qui pousse les jeunes adultes à s’exercer à la dialectique argumentative dans un certain respect des autres.

58Les auteurs de la vidéo en sont les initiateurs. S’ils ne font valoir aucune idéologie partisane, les questionnements qu’ils posent interrogent les politiques publiques. Leur volonté de laisser les webspectateurs réfléchir à la complexité des situations fonctionne donc parfaitement. Malgré les difficultés produites par le dispositif de la plateforme, les commentateurs s’emparent de nombreux sujets soulevés par la vidéo. Ils forment ainsi une agora semi-ouverte ; un espace public où ceux qui écrivent, le font pour être lus (Boullier, 2011) autant que pour s’inscrire visuellement dans cet espace par leurs mots, en étant leurs premiers lecteurs, dont les écrits sont immédiatement formatés, publiés et accessibles à tous. Cet enjeu de publication accélère le processus d’engagement, qu’il soit théorique ou mis en actions. C’est un processus de maturation par l’écriture d’un discours politique argumenté, travaillé grâce aux risques de frictions ou aux désaccords effectifs. Une pratique de la pensée politique dégrossie ou ciselée en fonction des itinéraires et des étapes de chacun.

59Ces plateformes sociales détiennent en elles cette contradiction de canaliser et d’orienter les subjectivités individuelles en les mettant « sous cloche informationnelle » (Wiard, Mercenier ; 2021), tout en laissant des espaces ouverts d’expressions autogérées. Le fil des commentaires est un espace d’expérimentations sociales qui permet aux jeunes de tester de nouvelles formes de discussions, de controverses et pourquoi pas, de délibérations. Pour Beck (1986), l’auto-organisation est un élément politique qui permet de construire la société par le bas. Les discussions informelles des webspectateurs agissent comme une reprise en mots du vivre ensemble. Ils expérimentent ainsi ce que John Dewey souhaitait voir advenir : la constitution d’une opinion publique par la conscience collective d’exister et produite grâce à la formation intersubjective et rationnelle de tous. C’est un sentiment diffus, non pas d’appartenance à une « communauté » particulière, mais à la même société, faite de contradicteurs, qu’il faut combattre mais qui sont la marque de la vivacité démocratique.

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Bibliographie

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Notes

1 Les vidéos de la Chaine YouTube #DataGueule sont conçues, écrites et réalisées par Henri Poulain, Sylvain Lapoix et Julien Goetz, réalisateur, data journaliste et auteur travaillant pour Story Circus production.

2 https://www.france.tv/slash/datagueule/.

3 https://www.youtube.com/user/datagueule.

4 Statistiques datant de juin 2022.

5 Wiki Datagueule en ligne, https://wiki.datagueule.tv/Accueil.

6 Agora Datagueule. En ligne : https://agora.datagueule.tv.

7 Plateforme de financement collaboratif : https://www.kisskissbankbank.com/fr/projects/dtg-utopies.

8 Cette enquête était proposée aux webspectateurs sur l’espace communauté de #Datagueule sous le titre « Une vidéo en ligne peut-elle susciter un engagement citoyen ? ». Elle a recueilli 1 828 réponses dont nous avons conservé les 1 521 adressées par des jeunes de 15 à 34 ans.

9  « Assistanat : un mythe qui ronge la solidarité » en ligne https://www.youtube.com/watch?v=rnu9e1ft5qw&t=7s consulté le 23 mai 2022.

10 Synopsis de la vidéo en ligne : « Ah ! La France et son bon vieux mythe de l’assistanat. Comme s’il s’agissait d’une tare sociale transmise de générations en générations. Mais que trouve-t-on derrière cette stigmatisation des “assistés”, de nouveau à la mode en période électorale ? Sans doute des questions bien plus profondes sur notre rapport à la pauvreté, à la solidarité et la valeur que l’on attribue au travail ; notre société dite “moderne” ou 8,8 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté ».

11 Les formes sont le résultat de la lemmatisation des mots, à savoir leur réduction à leur racine commune en réduisant les verbes conjugués à l’infinitif, les mots au pluriel au singulier, du féminin au masculin afin de minimiser leur nombre, tout en conservant leur sens sémantique. Les formes actives sont les mots utilisés qui donne du sens aux phrases, tandis que les formes significatives sont celles qui définissent la thématique de l’assistanat.

12 Verbatim de Pierre, enquête sur l’engagement des webspectateurs de #DataGueule.

13 Une AFC est une méthode d’analyse de données permettant de décrire et hiérarchiser dans un tableau les relations statistiques qui peuvent exister entre des individus placés en ligne, et des variables en colonnes.

14 La CAH sert à définir des classes d’objets (individus, mots…) à partir de plusieurs variables quantitatives se construisant sous forme d’un arbre de classification distinguant des classes ou familles sémantiques.

15 Méthode qui permet de définir des règles permettant de classer des objets dans des classes à partir de variables qualitatives ou quantitatives caractérisant ces objets.

16 La résonance sémantique d’un thème correspond à l’importance qu’il revêt dans le corpus, c’est-à-dire la place qu’il prend dans les conversations, en pourcentage de mots.

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Table des illustrations

URL http://journals.openedition.org/rfsic/docannexe/image/14039/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 54k
Titre Figure 1. Time Line du nombre de commentaires quotidiens. Nombre de commentaires postés par jour du 5 décembre 2016 au 20 février 2017.
URL http://journals.openedition.org/rfsic/docannexe/image/14039/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 156k
Titre Figure 2. Time-Line des discussions créées avec leur nombre de commentaires, du 5 décembre 2016 au 31 décembre 2021.
URL http://journals.openedition.org/rfsic/docannexe/image/14039/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 73k
Titre Figure 3. AFC des mots saillants par classe sémantique chez tous les commentateurs.
URL http://journals.openedition.org/rfsic/docannexe/image/14039/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 493k
Titre Figure 4. Capture d’écran de la question initiale de la conversation étudiée.
URL http://journals.openedition.org/rfsic/docannexe/image/14039/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 103k
Titre Figure 5. Time Line des commentaires de la conversation de 74 commentaires initiée par « Johnny FRERE »
URL http://journals.openedition.org/rfsic/docannexe/image/14039/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 59k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Laurent Chomel, « YouTube et l’initiation politique des jeunes adultes. Quand les commentaires amorcent une pratique délibérative »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 26 | 2023, mis en ligne le 01 mai 2023, consulté le 01 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/rfsic/14039 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rfsic.14039

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Auteur

Laurent Chomel

Laurent Chomel, ancien producteur de programmes pour la télévision, est doctorant et chargé de cours en science de l’information et de la communication, rattaché aux universités de Paris 8 et Paris 13, dans les laboratoires du CEMTI et du LabSic. laurent.chomel02@univ-paris8.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Creative Commons - Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International - CC BY-NC-SA 4.0

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