- 1 Ce constat est valable pour l’Afrique francophone car dans d’autres aires culturelles, la disciplin (...)
1La recherche africaine en Sciences de l’Information et de la Communication (SIC)1, si l’on se réfère à Kiyindou (2016 : 210-211), remonte à 1951 avec l’ouverture en Egypte du département des bibliothèques et archives. À partir des années 1960, l’offre de formation en information ou en communication s’élargit sur le continent avec la création de l’École supérieure de journalisme en Algérie (1964) ; du Centre de formation des journalistes au Maroc (1969) ; du Centre d’Enseignement et de recherche audiovisuel (CERAV) en Côte-d’Ivoire (1969) ; de l’École supérieure internationale de journalisme de Yaoundé (ESIJY, 1970). Au Zaïre en 1973, l’Institut des sciences et techniques de l’information (ISTI) voit le jour. Plus près de nous, en 2001, est créé le centre d’études et de recherche africain sur les médias et la communication (CERAM) au Burkina-Faso. Nous notons que ces formations pionnières étaient focalisées sur le journalisme et l’information documentaire ; et le Sénégal n’a pas échappé à la tendance. Ainsi, le Centre Régional de Formation des Bibliothécaires (CRFB) de langue française est fondé en 1962 ; et le Centre d’études des sciences et techniques de l’information (CESTI) est créé en 1965. Il faudra attendre 2011, avec le lancement du Département Communication de l’université Gaston Berger (UGB) de Saint-Louis pour assister à la consécration institutionnelle des SIC, dans leur acception française, au sein des universités sénégalaises.
2Pourtant, et paradoxalement, comme le remarquait l’un des coauteurs (Corréa, 2014) dans une étude sur la communication de l’État du Sénégal sur le conflit casamançais, les travaux dans ce domaine restent pauvres. Il regrettait notamment l’absence de la communication publique dans une littérature sénégalaise des SIC en constitution. Autrement dit, l’existence d’une véritable structuration des productions scientifiques locales en SIC, notamment celles dédiées aux institutions publiques. C’est de là qu’émerge l’idée d’interroger ces « SIC sénégalaises », à partir d’une double approche méthodologique. D’une part, il s’agit de débuter par un retraçage des facteurs et expériences pouvant donner sens à une institutionnalisation formelle et empirique de la discipline. D’autre part, il est question d’un inventaire des publications les plus marquantes sur un objet « pluriel » de recherche, en faisant ressortir autant ses dimensions thématiques que son rapport aux spécificités de l’environnement sénégalais. La tâche est d’autant plus ardue que la littérature sur les SIC est foisonnante, riche, diverse, fragmentée et déployée à l’intérieur du pays comme dans la diaspora. Elle a des fragments dans toutes les disciplines (histoire, géographie, sociologie, philosophie, sciences économiques, droit, sciences de l’environnement, physique, Lettres, Arts…). Elle n’est pas uniquement consignée dans les bibliothèques et centres de recherche reconnus, ce qui pose la question de sa visibilité au sein des travaux de recherche menés à l’échelle internationale. Certains acteurs ont, sur ce sujet, des expériences dont encore écrites et qui sont des éléments d’histoire. En outre, la littérature est aussi précieusement rangée dans la mémoire de témoins vivants ou disparus. Notre effort ne sera donc pas exhaustif, et notre approche aura certainement des limites car l’objet reste complexe. C’est la raison pour laquelle, ce travail s’inscrit dans la durée pour se perfectionner avec le temps long de la recherche.
3Concrètement, la question fondamentale traitée par cet article est relative à la pertinence de la thèse d’une spécificité des « SIC sénégalaises ». Elle conduit à examiner plusieurs aspects : l’objet d’étude, la notion de programme de recherche, la problématique du dialogue des chercheurs et de la communauté de pratiques, l’existence d’une littérature spécifique, l’apport des professionnels issus des formations en information-communication. Par ailleurs, la notion même de « SIC sénégalaises » doit être clarifiée et l’appellation justifiée. La formulation n’exprime nullement une quelconque valeur « ontologique » ou « essentialiste » puisque toute discipline dispose d’un « lieu de naissance » avant de prétendre à une « universalité ». L’appellation suggère donc une intention de régionaliser épistémologiquement l’objet d’étude, à partir du « terrain sénégalais » ou de désigner des « productions situées » sur le plan sociétal et spatio-temporel. Elle fait ainsi référence aux recherches appartenant au champ des SIC sur le Sénégal, quels qu’en soient les auteurs. Elle désigne aussi le travail de Sénégalais et Sénégalaises de la diaspora sur les SIC même si leurs terrains sont situés dans leur pays d’accueil. Ces auteurs ne peuvent être en marge du débat Fabien Bonnet2022-11-16T14:17:00FBcar de nos observations, la plupart sont rentrés au bercail après leurs études et exercent dans les universités sénégalaises la fonction d’enseignant-chercheur en SIC. De ce fait, ils participent inévitablement à la constitution de la discipline au niveau local.
4Ces précisions nous obligent à rappeler l’existence de plusieurs traditions de référence en information-communication. Les unes plus européennes ou américaines en matière de régionalité ; ou plus philosophiques, littéraires, socio-anthropologiques ou techniques, en matière disciplinaire. Dans la même veine, l’appellation, bien française (Dacheux, 2009) de « sciences de l’information et de la communication » a été préférée pour des raisons de « destins partagés » avec le monde francophone en général, et « l’école française », en particulier. Ce choix ne saurait absolument être interprété comme une ignorance des débats que connaît la discipline sur son « nom », lesquels reflètent les discussions épistémologiques soulevées depuis toujours sur la problématique de son identité.
5En conséquence, en partant de l’histoire des institutions et de la circulation des modèles, l’on peut admettre une influence française et francophone plus forte au Sénégal en matière de SIC ; sans remettre en cause la provenance diverse des outils conceptuels, des paradigmes, des auteurs et des méthodes de recherche utilisés ou revendiqués dans les productions locales. La proximité relative des contenus de formation dans certaines disciplines entre le Sénégal et la France mais aussi l’importance des diplômés sénégalais ayant été formés entièrement ou en partie dans les universités françaises sont, entre autres, des éléments d’explication probants. Dès lors, l’histoire des académiques et l’analyse de la littérature existante nous suggèrent de postuler l’hypothèse forte selon laquelle, il existerait des « SIC sénégalaises » avec une littérature fragmentée susceptible d’être reconstituée dans un processus de mise en lien des idées. Cette hypothèse s’appuie sur une dynamique qui se décline autour de trois constats majeurs que nous allons développer dans les paragraphes qui suivent : (1) le rôle prépondérant des institutions de formation en sciences de l’information ; (2) l’évolution et les dynamiques dans la recherche ; (3) la création d’un département de sciences de l’information et de la communication dans une université publique sénégalaise comme point d’orgue d’une institutionnalisation des SIC au niveau local.
6Cette hypothèse doit pourtant évoluer vers une thèse, grâce à un travail de mise en évidence de ce que nous pouvons considérer comme une « institutionnalisation formelle » celle qui est l’œuvre des structures d’État et des acteurs officiels ; et une « institutionnalisation empirique », celle qui se fait dans le feu de l’action par des chercheurs, des professionnels de l’information et de la communication ou de leurs partenaires. Les conditions de possibilité étant réunies, il faut donc procéder à la production d’un narratif sur ces facteurs et ainsi esquisser une première tentative d’histoire des SIC au Sénégal.
- 2 Les travaux d’André-Jean Tudesq « La radio en Afrique Noire » (1983), « L’Afrique Noire et ses télé (...)
7Si l’on en juge par l’histoire, les productions sur l’objet, pluriel et complexe ; si l’on tient compte des travaux d’historiens, d’anthropologues, de sociologues, de missionnaires ou d’agents de l’administration coloniale (Tudesq, 1995), il est tout à fait acceptable de défendre l’idée que le Sénégal a déjà été travaillé par les sciences de l’information et de la communication2. Au-delà, cette discipline a été éparpillée entre les institutions, les pratiques des professionnelles et les expertises.
- 3 L’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture.
8Le premier constat souligne l’importance des institutions de formation, notamment la formation donnée par deux écoles de référence : le Centre Régional de Formation des Bibliothécaires (CRFB) de langue française crée en 1962 et le Centre d’études des sciences et techniques de l’information (CESTI) en 1965. La première est dédiée à la formation des documentalistes, bibliothécaires et archivistes. La deuxième a pour vocation de former des journalistes. Pionnières et leaders dans leur domaine, ces deux institutions affiliées à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar ont été fondées grâce au soutien de l’UNESCO3 dans un contexte post-colonial (Dione, 2015 ; Fall et Tiéblement-Dollet, 2009). Elles ont une vocation régionale et, à ce titre, ont formé plusieurs générations d’Africains. En plus de leur cœur de métier, leur mérite est de disposer d’enseignants-chercheurs qui enrichissent au moins une partie des SIC, la dimension informationnelle. L’exemple du CESTI est particulièrement éloquent sur ce point. En effet, depuis les années 1990, beaucoup d’anciens élèves de l’école, après une longue carrière en journalisme, ont suivi un cursus doctoral pour embrasser le métier d’enseignant-chercheur. De nos jours, les efforts consentis dans l’évolution des programmes de formation, en lien avec les standards internationaux, constituent une avancée fondamentale dans la constitution des SIC.
9Il s’agit ici de souligner l’absence d’une approche structurante de la recherche sur le plan politique ou académique. On sait qu’en France, la revue Communication du Centre d’étude des communications de masse (CECMAS) a été considérée comme « la bible d’une génération d’enseignants-chercheurs » (Winkin, 2003 : 43) et une « réunion fondatrice » (Miège, 2000 : 550), décisive dans la constitution des SIC. Aussi, l’histoire enseigne qu’aux Etats-Unis le Payne Fund Studies et le programme lancé par la fondation Rockfeller (Proulx, 2001) furent des initiatives de recherche fondatrices dans le domaine de la Communication. Mais, l’on ne saurait parler d’initiatives similaires pour ce qui concerne le Sénégal. Or, l’absence d’initiative publique, institutionnelle ou collective engendre une absence d’approche globale pouvant servir de creuset pour une littérature dont les éléments suivent un fil conducteur. Cependant cette carence ne doit pas nous conduire à nier l’existence des éléments de la discipline, certes non assemblés. Bien au contraire, ce déficit est plus ou moins compensé par des recherches éparses portant sur divers « sous-objets » de la discipline, notamment la radio, les télécommunications, la presse, l’information, la communication pour le développement, la presse en ligne, la communication des organisations, les technologies éducatives ou encore la citoyenneté numérique. Cette littérature fragmentée (Sy, 1984, Koumé 1992, Diop 1995 et Touré 1997 entre autres) se situant dans la décennie 1980-1990, balbutiante, était de « première génération ». « Médiacentrée » au départ, parce que la plupart des travaux ont porté sur la presse, la radio et la télévision, elle a réservé une part importante à la dimension historique et, dans une moindre mesure, à la sociologie avant de se renforcer et de s’enrichir dans la décennie suivante. En effet, avec « l’objet » technologique, des perspectives nouvelles ont été ouvertes et des problématiques innovantes soulevées par une nouvelle génération de chercheurs n’ayant plus les médias traditionnels comme centre d’intérêt.
- 4 Centre de Formation et de Perfectionnement des Journalistes.
- 5 Institut français de presse de l’Université Paris-Panthéon-Assas.
10Ce que nous appelons « littérature de première génération » est une somme de travaux pionniers qui méritent d’être classés dans cette masse d’informations contenue dans des mémoires, thèses rapports d’enquête et ouvrages. Elle est essentiellement l’œuvre de journalistes. Certains parmi eux ont eu une expérience avérée dans les rédactions avant de re-nouer avec l’université, dans le cadre d’une formation de deuxième ou troisième cycle. Leur profil présente généralement un caractère hybride. Souvent, il est partagé entre une formation de base reçue au Sénégal, notamment au CESTI, complétée soit dans des institutions françaises (le CFPJ4 ou l’IFP5 à Paris) ou canadiennes. Notamment, l’observation de cette catégorie de publications permet de relever une préoccupation fondamentale liée à l’information, son traitement, ses enjeux, les contenus de programmes médiatiques, leurs impacts sur les publics mais aussi le statut des journalistes. Cette production est faite dans un contexte fortement marqué par le monopole des médias d’État, le début du pluralisme politique et idéologique, la grande dépendance des institutions médiatiques des agences étrangères en matière de banques de données, et la faible densité des réseaux de télécommunications dans la mondialisation de l’information et de la communication, etc. Cette situation explique la rareté d’objets et donc de problématiques qui pourraient ouvrir davantage la recherche. Autrement dit, ces facteurs auraient pu provoquer davantage de stimulation pour diversifier les problématiques de recherche. Mais les difficultés d’accès au monde de la recherche, et surtout l’absence d’une formation académique de deuxième et de troisième cycle en sont les principales raisons.
- 6 Le Sénégal a connu un tournant historique en 2000 avec l’avènement de Abdoulaye Wade à la tête du p (...)
11Dans un second temps, un autre constat a été soulevé : depuis le début des années 2000, la recherche en SIC connaît un important bon en avant. Le contexte du pluralisme politique intégral, le changement politique intervenu à la tête de l’État6, la libéralisation du secteur médiatique avec le foisonnement d’organes qui s’en est suivi, mais surtout le développement fulgurant de la téléphonie mobile et du phénomène internet créent de nouvelles opportunités pour la recherche. Des publications portant sur les médias ou les technologies en lien avec des mutations politiques (Thiam, 2001), avec le système religieux, (Loum, 2003), la mondialisation (Mehoubi, 2018) ou la gouvernance électronique (Ndiaye, 2006) paraissent à travers des thèses (Sall, 2009), des articles de revue, des ouvrages ou des tribunes de journaux. Ce mouvement s’intensifie avec un plus grand intérêt des jeunes diplômés en communication ou en sociolinguistique qui poursuivent leurs parcours jusqu’au doctorat. Ils mènent des travaux sur des problèmes classiques de la presse sous un angle novateur ou abordent des réflexions se démarquant des travaux menés antérieurement, notamment la citoyenneté numérique (Diop, 2021), la régulation des sites web (Ndiaye, 2021), la télévision à l’heure du numérique (Fall, 2020) ou l’action publique et la communication électronique (Bèye, 2022).
12Ces premiers travaux sénégalais en SIC peuvent être considérés comme ceux relatifs aux impératifs purement académiques et qui consacrent, d’une certaine façon, la reconversion des journalistes en académiques et ayant produit des travaux de recherche dans les universités françaises entre 1980 et 1990. Ces travaux sont menés pour l’essentiel par des journalistes-chercheurs sénégalais, auteurs de thèses soutenues en France, entre Paris et Bordeaux. En effet, les institutions universitaires parisiennes (CFPJ et Paris 2) et bordelaises (l’IUT et l’université Montaigne) ont joué un rôle déterminant en tant que pôles de formation. Ces institutions ont accueilli des journalistes qui seront les futurs docteurs en sciences de l’information et de la communication. Parmi ces derniers, on peut citer Jacques Habib Sy, Seydou Dia, Badara Cissé, Mamadou Koumé, Alassane Diédhiou, Aïssatou Laba Touré et Adrienne Diop.
- 7 Il faut saluer le travail remarquable que l’UCAD a fait pour inventorier beaucoup de travaux portan (...)
13En 1984, après une formation au CESTI, une expérience de terrain journaliste et un passage au CFPJ, Jacques Habib Sy soutient un Phd en sciences de la communication à l’université de Howard à Washington sur les télécommunications en Afrique. En s’appuyant sur une approche pluridisciplinaire, l’auteur y aborde les difficultés de développement des télécommunications pour une autosuffisance à l’échelle du continent. Mais, il faut souligner que Sy est avant tout un journaliste de métier, titulaire d’une Maîtrise en Communication de masse et science de l’information de l’université Paris 2. Même si les thèses du journaliste-sociologue Jacques Bouzerand (1967), qui retrace l’histoire de la presse et son influence à Dakar et d’Arlette Fontaine (1967), consacrée au même fait à l’échelle sénégalaise, précédent celle de Jacques Habib Sy, il faut convenir que ce dernier est le premier docteur sénégalais en communication. Toutefois, il est utile de rappeler que, bien que portant sur l’Afrique, cette thèse a été rarement exploitée dans les travaux des chercheurs sénégalais en SIC. Sans doute, sa double inaccessibilité en est une bonne raison : la rédaction en anglais et son absence des bibliothèques et centres de documentation du pays7.
- 8 Le Centre d’études des médias et de la communication, longtemps dirigé par André-Jean Tudesq, a été (...)
14Quelques années plus tard, en 1987, Seydou Dia soutient, sous la direction d’André-Jean Tudesq, une thèse intitulée « De la TSF coloniale à l’ORTS : évolution de la place et du rôle de la radiodiffusion au Sénégal - 1911-1986 ». Son travail s’appuie aussi sur son expérience journalistique pour étudier les premières heures de la radiodiffusion au Sénégal, notamment depuis la période coloniale. Son approche historique se nourrit d’une approche sociologique, en particulier l’étude des contenus de la radio et de leur appropriation par les auditeurs. Cet important travail ouvre ainsi la voie à un ensemble de recherches ayant fait de la radio l’un des sujets les plus fertiles menés au Cemic8 à Bordeaux. C’est à peu près de la même manière que d’autres journalistes de formation vont arriver à la recherche comme Badara Cissé et Mamadou Koumé. Cissé a été formé au Cemic par Tudesq. Sa thèse, sur « L’information locale », a montré comment la notion « d’information locale » était piégée par le fonctionnement centralisé de l’État. Celui-ci, à travers l’administration déconcentrée, continue d’avoir de l’emprise sur les stations de radio locale. Ce qui rend chimérique la notion d’information locale. Sa problématique met en lumière « la prise d’otage » dont les médias d’État font l’objet. Pour ce qui concerne Mamadou Koumé, il traite d’un autre type d’objet, la presse. Sous la direction de Pierre Albert à Paris 2, Koumé étudie l’évolution de la presse quotidienne sénégalaise depuis le titre « Paris-Dakar » (1937-1961) jusqu’à « Dakar-Matin » (1961-1970). L’on note surtout dans cette thèse, l’analyse des fonctions politiques et idéologiques de ce type de média. Koumé montre comment Dakar-Matin a su gérer un équilibre entre sa proximité avec Paris et son rôle dans le processus de décolonisation. Traitant toujours de problématiques relatives aux médias, Moustapha Samb (1996), l’un des rares docteurs en communication qui n’est pas journaliste, étudie la place des radios internationales comme Radio France internationale (RFI) à Dakar, tandis que Aissatou Laba Touré (1997) restant dans un questionnement « intramuros », revient sur le statut du journaliste sénégalais et la pratique du métier. Son travail permet de comprendre les représentations ambiguës projetées sur les journalistes, en tant « des gens redoutés et chéris ». Touré met l’accent sur leurs efforts d’émancipation des contraintes politiques et organisationnelles pour assumer leur rôle dans la promotion de la démocratie. Afin, il faut citer le travail mené par Adrienne Diop (1995) en communication politique, l’un des premiers à analyser l’adéquation entre le discours politique des gouvernants et les aspirations des gouvernées.
15En somme, une des caractéristiques de cette littérature de première génération est l’orientation générale des problématiques autour de la presse, de la radio, du statut des journalistes et du traitement de l’information. Le penchant historique et descriptiviste est aussi perceptible dans ces publications. Les fonctions et enjeux, comme dimensions sociologiques, ainsi que les questions normatives et éthiques y sont faiblement présents. La recherche connaît, en revanche, une nouvelle tournure) à partir des années 2000, avec un nouveau contexte et surtout des mutations et des enjeux autres. On constate aussi l’arrivée dans le champ de la recherche de profils de chercheurs plus ancrés dans le monde académique et une diversification notable des profils.
16À partir de la décennie 2000, une littérature de seconde génération commence à se constituer. Nous parlons de seconde génération pour deux raisons : le profil des chercheurs qui ne sont plus des journalistes reconvertis et la diversification des objets de recherche qui ne sont plus « médiacentrés ». Le contexte a énormément changé du fait de multiples facteurs endogènes et exogènes comme les dynamiques mondiales observées avec l’avènement d’Internet. Là encore, aucun programme de recherche n’a pu créer un mouvement d’ensemble et collaboratif. En effet, si la première phase était marquée par une mobilité professionnelle et géographique de chercheurs formés aux SIC en France ; la deuxième phase est beaucoup plus caractérisée par une mobilité interdisciplinaire qui va contribuer à dessiner les contours de la spécificité des « SIC sénégalaises ». Dans cette nouvelle vague de recherches, la place des universitaires non-journalistes devient de plus en plus importante, tandis que celle d’auteurs issues des sciences sociales connexes aux SIC contribue à la constitution d’une véritable « bibliothèque des SIC ». Sur le plan méthodologique, les publications n’ont pas été citées selon le type de média (presse, radio, télévisions, sites internet…) mais à partir de tendances thématiques les plus prégnantes dans la littérature.
17Il faut d’abord se féliciter de quelques publications qui retracent de façon assez complète l’histoire des médias. L’ouvrage de Moustapha Barry (2013) remonte « l’histoire des médias au Sénégal : de la colonisation à nos jours » et ceux de Diègane Sène, en deux tomes, revisitent « l’histoire de la presse sénégalaise : des origines à la Seconde Guerre mondiale ». Ces publications constituent des synthèses remarquables et forment une véritable charpente dans l’édifice des SIC sénégalaises. Par ailleurs, des travaux que nous avons pu exploiter, nombreux sont ceux qui relèvent de la sociologie, de la géographie ou de la sociolinguistique. D’autres sont plutôt d’inspiration littéraire ou philosophique. Mais, au total, quelle que soit la sensibilité des auteurs, les travaux touchent à tous les domaines de la société et présentent des aspects transversaux qui les insèrent dans l’interdisciplinarité, la pluridisciplinarité ou la transdisciplinarité caractéristique des SIC. Ainsi, depuis une vingtaine d’années, plusieurs thématiques ont été traitées sous différents angles. La problématique médias et pouvoir politique revient en force dans les travaux de Mamadou Ndiaye (2000), Ndiaga Loum (2003, 2005), Mor Faye (2004) avec une thèse intitulée « Journalistes de la presse privée écrite et pouvoir politique en Afrique : l’ambiguïté de la relation victimaire ». À travers une étude comparative au Bénin, au Sénégal et au Togo, l’auteur y explore « les enjeux politiques et sociaux de l’émergence d’une presse privée écrite dans ces trois pays ». N’oublions pas non plus, les travaux de Ibrahima Sarr (2007), Patrice Correa (2010) ou encore ceux de Moustapha Barry (2011).
18Des publications plus récentes de Moustapha Sow (2020) mais aussi de Correa et Sylla (2021) s’inscrivent dans la même thématique et traduisent l’actualité du sujet. Dans la catégorie des études liées au fait religieux, Ndiaga Loum (2003), Seydou Nourou Sall (2008, 2012) et Patrice Corréa (2012) proposent de nouveaux développements après les publications de Ndiaga Loum et Ibrahima Sarr (2014) sur les interactions entre la sphère médiatique et la sphère religieuse. Seydou Nourou Sall (2009) et Serigne Sylla (2018, 2020, 2022) en ont fait un sous-champ privilégié de leurs recherches en y consacrant plusieurs articles. La thèse du leadership des religieux sur les acteurs médiatiques est la plus récurrente dans les développements des auteurs. Au sujet des dynamiques sociétales observées du fait des médiations médiatiques, Patrice Correa (2012) a examiné, dans le même sillage que Ndiaga Loum sur les dynamiques sociétales, la question de l’influence réciproque entre la rationalité sociale et la rationalité médiatique alors qu’Amadou Mansour Diouf (2012) a développé une réflexion sur les médias et l’identité urbaine. Chez les deux auteurs la thèse de la structuration sociale et du façonnement des identités est discutée.
19Dans le prolongement des réflexions sur l’impact des technologies dans la société et les changements qu’elles impliquent, il faut relever les productions dignes d’intérêt d’Olivier Sagna (2008) et d’Oumar Kane sur les télécommunications en Afrique en général et au Sénégal en particulier. Il en est de même de la thèse de Sahite Gaye (2014) qui jette un regard critique sur la société de l’information au Sénégal. Bien d’autres études ont agrémenté cette thématique. Il convient de citer les apports des géographes sénégalais comme Cheikh Gueye (2003) qui s’est intéressé au rôle des technologies de la communication dans les dynamiques économiques et urbaines ou les travaux Ousmane Sary (2022) consacrés « aux dynamiques des usages du téléphone et d’internet à Dakar » en interrogeant leurs liens avec l’aménagement urbain.
20On ne saurait ne pas relever la place que l’objet « télévision » a pris dans le spectre de la recherche depuis une dizaine d’années, après avoir été le parent pauvre de la littérature. Ce sont d’abord des journalistes qui ont ouvert la piste. Dans un ouvrage fouillé tiré de sa longue expérience de journaliste au Sénégal et à l’international, Tidiane Diokh (2010) examine les difficultés des télévisions d’Afrique francophone sur le plan politique, économique et éditorial. De son côté, après avoir piloté un projet de télévision initié par le président sénégalais Abdoulaye Wade, Jacques Habib Sy (2003) aborde, après l’échec dudit projet, la crise de l’audiovisuel au Sénégal. Quant à Matar Sylla (2008), il s’est appuyé sur son expérience africaine pour publier un ouvrage consacré au pluralisme télévisuel en Afrique. De même, en 2015, Guila Thiam se penche sur la question du pluralisme audiovisuel en exposant la façon dont la RTS a procédé pour respecter les équilibres nécessaires à l’atteinte de ses objectifs, dans un contexte de monopole. De parent pauvre, la télévision passe à objet fécond à l’heure du numérique et devient ainsi la préoccupation de beaucoup de chercheurs.
21De nombreuses autres publications sont parues dans cette période sur la presse en ligne (Sokhna Fatou Seck-Sarr, 2014, Mamadou Ndiaye 2022), ou le journalisme à l’ère du numérique (Mamadou Diouma Diallo, 2015). La citoyenneté numérique (Moussa Diop, 2022), les régulations, économie et gestion des entreprises médiatiques (Oumar Kane, 2010) ; à la fois par des journalistes, des universitaires non-journalistes issus de différentes sciences sociales, des étudiants et parfois des organisations appartenant à la société civile. Un paysage se dessine tout doucement avec une diversification des auteurs et des problématiques. On remarque toutefois une forte tendance à l’étude des médias sous l’angle politique comme en attestent les travaux de Loum (2001), Sarr (2004), Ndiaye (2006), Correa (2010), Sow (2020) entre autres.
- 9 « [L]es problèmes publics apparaissent comme tels parce qu’ils sont supposés transformables ou érad (...)
22En outre, des productions ancrées dans la communication des organisations publiques émergent avec les travaux de Patrice Corréa (2014) ; Seydou Nourou Sall (2018, 2021) ; Marième Pollèle Ndiaye (2020 ; 2022). Les écrits s’intéressent aux ambiguïtés de la communication gouvernementale en temps de crise ou encore à la communication dans le domaine de la santé. Sans omettre les travaux ayant pour toile de fond le Développement durable (DD), lequel s’impose comme une des préoccupations majeures du XXIe siècle avec des auteurs comme Adama Ndiaye (2012) et Marième Pollèle Ndiaye (2014 ; 2016 ; 2021 ; 2022). Le premier auteur se penche sur le rôle de la communication dans la promotion du tourisme durable. Quant au second auteur, elle allie à la fois une réflexion épistémologique et empirique sur le rôle des SIC dans la résolution des « problèmes publics » au sens de Gusfield9, 2003 (cité par Pasquier Céfaï, 2003), la finalité étant d’aboutir, grâce à la recherche, à des pratiques innovantes pour stimuler des changements de comportements. Ses thématiques de prédilection tournent autour du changement climatique et de l’eau.
- 10 Il s’agit de l’UFR des Civilisations, Religions, Arts et Communication (CRAC). Elle est l’une des q (...)
23Le troisième et dernier constat renvoie à l’acte le plus déterminant sur le plan académique dans la consécration des SIC au Sénégal. Il s’agit de la mise en place sur le plan institutionnel, à l’université Gaston Berger de Saint-Louis, d’un département de Communication fondée en 2010. Celui-ci est logé dans une Unité de Formation et de Recherche10 ayant l’africanité pour orientation majeure. Ce fut une décision à la fois politique et académique qui s’inscrit dans une vision de diversification, de professionnalisation et d’africanisation des offres de formation au Sénégal. Ni orienté vers l’information documentaire à l’instar de l’EBAD, ni dédié au journalisme comme le CESTI, le Département de Communication est le troisième élément clé d’un dispositif institutionnel destiné à former intégralement des professionnels de la communication du premier au troisième cycle.
24Ainsi, le projet ainsi constitué se revendique d’une double ambition, celle de la professionnalisation et une seconde centrée sur une tradition académique. Il repose sur un socle d’enseignants-chercheurs ayant les SIC pour identité disciplinaire avec des profils différents et complémentaires. Aussi, il faut rappeler que tout le corps professoral de base a été formé, soit entièrement, soit en partie dans les SIC de tradition française au point que l’héritage est indéniablement français, malgré les efforts d’africanisation. Les spécialisations du programme d’enseignement sont plus ou moins bâties sur les besoins du marché et les compétences du corps professoral autour de trois parcours : (1) communications des entreprises et des organisations ; (2) communication multimédia et technologies numériques ; (3) communication publique, territoriale et Développement durable.
- 11 Siège du Premier ministre, cette expression est très utilisée dans les pays d’Afrique francophone.
25Le programme s’efforce toutefois de trouver des équilibres entre le pluralisme disciplinaire inscrit dans les gènes des SIC et les ouvertures vers d’autres sciences humaines et sociales mais aussi entre les aspects théorico-épistémologiques, les orientations méthodologiques et la dimension empirico-professionnelle. Douze ans ont permis au programme de s’imposer comme une formation incontournable au niveau national en devenant la troisième formation la plus demandée du Campus Sen, la plateforme dédiée à l’orientation des nouveaux bacheliers. De plus, parmi les étudiants formés, certains occupent des responsabilités importantes de grandes organisations et dans des institutions publiques tels que l’union africaine, le bureau d’information gouvernementale située à la Primature11 et qui gère la communication gouvernementale, l’agence universitaire de la francophonie, etc.
26Sur le plan de la recherche, la création du laboratoire Médias, Technologies, Information, Communication & Sociétés (Lab-Métics) en décembre 2021 et l’arrivée des premiers docteurs ayant été formés dans le Département, témoignent d’une dynamique d’institutionnalisation indéniable.
27Cet article n’est qu’une ébauche d’un travail plus exhaustif en cours, pour retracer de façon plus documentée ce que nous avons appelé les « SIC sénégalaises ». Le sujet est difficile car cette initiative doit tenir compte de la fragmentation des éléments-clés de la discipline, lesquels il faut identifier dans leurs « niches » avant de les disposer à la bonne place dans l’édifice. Au-delà de cet effort d’inventaire, il sera nécessaire pour une émergence des SIC et de leur positionnement définitif dans l’environnement académique sénégalais, de conjuguer les multiples dynamiques. L’investissement théorique, conceptuel et épistémologique des chercheurs pour fournir du matériau pertinent de travail doit rencontrer l’expérience et l’expertise des différents professionnels de l’information et de la communication à travers des réseaux et des partenariats organisés. Ces structures seront les passerelles, par lesquelles passera une légitimité revendiquée ad intra et ad extra.
- 12 Le Festival colloque international (Festicoll) est un événement hébergé à l’UFR CRAC. La première é (...)
28La reconstitution doit aussi intégrer des grands événements scientifiques et pédagogiques qui doivent servir de cadres « faitières » dans la mise en lien du processus. La position déterminante du CESTI au sein de réseaux internationaux (Réseau Théophraste, écoles de journalisme francophones, etc.), les initiatives du Département de Communication (Festicoll12, la création du Lab-Métics à vocation régionale) ainsi que les collaborations en cours entre ces institutions et des équipes de recherches de la diaspora, ouvrent progressivement un espace académique qui peut faire du Sénégal un pôle incontournable dans la sphère africaine francophone des SIC. Un tel élan peut susciter des cadres de recherches collaboratrices pour mieux féconder les productions et instaurer un véritable dialogue des chercheurs et stabiliser des pratiques « communautaires ». En définitive, si nous observons que « les SIC sénégalaises » se déploient au fur et à mesure ; en revanche, nous notons qu’elles ont besoin de mieux se structurer en coordonnant l’institutionnalisation officielle avec l’institutionnalisation empirique, en mettant en compilant activités pédagogiques et scientifiques, expériences professionnelles, pratiques initiatives corporatistes, événements et collaborations dans un même mouvement, face à des mutations de sociétés qui interpellent une réflexion approfondie et des actions adaptées.
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