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1La régulation des médias et leurs usages politiques en Afrique sont des terrains fertiles non encore suffisamment défrichés. Le livre Médias et tolérance administrative au Cameroun aux Éditions L’Harmattan de Simon Ngono participe à cet effort. L’auteur analyse la notion de tolérance administrative des médias telle qu’elle est théorisée et pratiquée par les autorités camerounaises, et ce que cette notion signifie pour la démocratie et la liberté de la presse dans le contexte camerounais.

2Dans une approche interdisciplinaire convoquant des notions théoriques du droit, de la sociologie des médias, mais aussi de la philosophie, de l’histoire politique et de l’économie, Simon Ngono démontre comment les autorités camerounaises manient la notion de tolérance administrative comme un des leviers de l’autoritarisme pour contrôler et museler les médias.

3Le livre est divisé en six chapitres. Le premier chapitre est un essai de théorie, qui s’efforce de définir la notion même de tolérance administrative et explique en quoi cette notion est différente des notions proches, comme la dérogation, l’inertie ou l’impuissance publique. « Au niveau juridique et administratif, la tolérance administrative désigne le fait pour une administration de laisser prospérer ce qui devrait en principe être interdit. Elle renvoie, par exemple, au fait de laisser fonctionner une entreprise qui ne remplit pas toutes les conditions légales, procédurales ou réglementaires afin d’exercer. » (p. 33)

4Le deuxième est un chapitre d’histoire sur l’évolution des régimes juridiques des médias camerounais de l’indépendance à nos jours. Ces régimes sont notamment le régime d’autorisation préalable, qui a prévalu des années soixante jusqu’en 1990, et le régime de déclaration préalable, instauré dans les années 1990. Le régime de tolérance administrative, qui n’est prévu dans aucun texte de loi, serait donc une synthèse des deux premiers.

5Le troisième chapitre analyse les conditions et modalités de création des médias audiovisuels au Cameroun. Ici, l’auteur démontre comment les conditions de création des médias audiovisuels au Cameroun sont si drastiques que presque aucun entrepreneur médiatique ne peut les remplir pour travailler dans la légalité. Ainsi, même si les autorités camerounaises ont « libéralisé » la création des médias sur la forme depuis les années 1990, dans les faits le pouvoir politique a mis en place « des ruses juridiques dilatoires » lui permettant de garder la main sur le processus de création des médias, notamment audiovisuels.

6Les chapitres 4 et 5 analysent le contexte juridique, politique et économique du développement de la notion de tolérance administrative, et les usages politiques de cette notion. On y apprend notamment que la tolérance administrative ayant pour rôle de garder volontairement les médias audiovisuels dans l’illégalité, cette notion permet au pouvoir politique de « tolérer » les médias qui lui sont favorables, et en même temps de réprimer ceux qui lui semblent hostiles.

7Enfin, le sixième chapitre montre qu’il est presque impossible de sortir de l’illégalité dans laquelle s’embourbent les entreprises médiatiques. En effet l’auteur montre que, premièrement, l’illégalité est tellement ancrée dans les mœurs que le retour à l’orthodoxie risquerait de bousculer à la fois le fragile équilibre politique instaurée par le régime autoritaire en place. Deuxièmement, le retour à l’orthodoxie nuirait aussi à l’économie, puisque les entreprises médiatiques, quoiqu’illégales, payent des impôts et emploient des milliers de gens.

8Au niveau théorique, l’auteur se situe dans le sillage de Michel de Certeau et d’Achille Mbembe. De Michel de Certeau, qu’il cite souvent, Simon Ngono retient le concept des arts de faire des acteurs, qui permet d’analyser les tactiques et les stratégies que les détenteurs du pouvoir d’un côté, et les entrepreneurs médiatiques de l’autre, mettent en place pour manipuler le droit dans leurs propres intérêts ou le contourner (De Certeau, 1990). Du philosophe camerounais Achille Mbembe, Simon Ngono retient les notions de « Postcolonie » (Mbembe, 2005) et de « politiques de l’inimitiés » (Mbembe, 2016), devenues incontournables dans l’analyse politique des régimes autoritaires d’Afrique francophone.

9Médias et tolérance administrative au Cameroun est, à mon avis, une contribution importante dans l’analyse de la régulation des médias et des limites de la liberté d’expression dans le contexte postcolonial. L’ouvrage de Simon Ngono est publié au moment où les coups d’État reviennent à la mode dans presque tous les pays francophones d’Afrique de l’Ouest (Fabricius, 2021). Les militaires qui s’emparent du pouvoir au Mali, au Burkina Faso ou en Guinée sont vus par la jeunesse de ces pays comme les garants du patriotisme et incarnent l’espoir face à la menace du terrorisme islamiste. Dans ce contexte, les médias sont souvent sommés de faire un « traitement patriotique de l’information » (Studio Tamani, 2022). L’ouvrage de Simon Ngono, qui est le fruit d’un projet de recherche intitulé : « Transformations des rapports médias-pouvoirs en postcolonies d’Afrique Centrale. Cas du Cameroun » développé à l’Université de la Réunion, profitera à d’autres chercheurs sur les médias qui voudront bien étendre l’étude de cas à d’autres pays du continent, et notamment d’Afrique de l’Ouest.

10Le livre de Simon Ngono ne sera pas seulement utile aux chercheurs en sciences de l’information et de la communication, mais aussi aux juristes, politistes, sociologues, économistes, etc. L’information appréciative principale de cet ouvrage est de notre point de vue la notion même de tolérance administrative, qui me semble être une clé ayant le potentiel de rendre intelligibles d’autres champs de recherche en sciences sociales africaines. L’Afrique subsaharienne étant encore une terre « des transitions » (Cottet, Giraud, Tremel, 2018), de nouveaux concepts sont nécessaires pour comprendre ces transitions. La notion de « tolérance administrative » semble être un de ces concepts novateurs. Même si Simon Ngono n’a pas inventé ce concept, il a le mérite d’être l’un des rares chercheurs à l’avoir sollicité pour comprendre les transitions africaines, et on espère que d’autres chercheurs ailleurs sur le continent lui emboîteront le pas.

11La question qu’on peut se poser maintenant est de savoir si Simon Ngono ne risque pas d’être soupçonné d’afropessimisme (Paravy, 2011). Le dernier chapitre de Médias et tolérance administrative au Cameroun semble indiquer qu’il n’y a pas d’issue au bout du tunnel de cette « culture de l’illégalité enracinée dans les mœurs ». Pourtant, la solution semble évidente. Si les médias sont dans l’illégalité parce que le législateur a trop durci les conditions de création des médias audiovisuels (voire chapitre 3), la principale solution serait d’alléger ces conditions, et notamment de diminuer les sommes faramineuses demandées aux créateurs des médias. La solution serait donc de reformer la loi sur la presse au Cameroun. L’assainissement donc de l’espace médiatique dépendra de l’instauration d’un système réellement démocratique, au Cameroun et en postcolonies d’ailleurs. Le chercheur en sciences de l’information et de la communication n’ayant pas toutes les solutions, il serait intéressant que d’autres chercheurs des sciences humaines et sociales se saisissent de cette thématique afin d’élargir les points de vue.