Lespinet-Najib Véronique et Nathalie Pinède, (dir). Fractures corporelles, fractures numériques. De l’accessibilité aux usages
Lespinet-Najib Véronique et Nathalie Pinède, (dir). Fractures corporelles, fractures numériques. De l’accessibilité aux usages. Pessac, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 2021. ISBN : 978-2-85892-613-8. Prix : 22 €
Texte intégral
- 1 Pour découvrir plus ce projet en détails on peut consulter le site Web suivant : https://www.fractu (...)
1L’ouvrage Fractures corporelles, fractures numériques. De l’accessibilité aux usage publié par la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine regroupe des travaux réalisés dans le cadre d’un programme de recherche qui donne son titre au livre1. Conduit entre 2016 et 2020, ce programme a regroupé un consortium de 10 laboratoires et une vingtaine de chercheurs, dans une approche interdisciplinaire : sciences de l’information et de la communication, cognitique, ergonomie, sociologie, sciences de l’ingénieur, informatique, psychologie, électronique.
2L’ouvrage visait six objectifs. Il s’agissait de « répondre à la question des inégalités numériques considérée comme une question de société majeure ». Cette question s’avère d’autant plus urgente à traiter que « nos environnements, activités, relations sont profondément marqués par une hyperprésence des outils et services numériques ». Pour parvenir à répondre à cette question, les recherches dont il est fait mention dans l’ouvrage se sont appuyées sur des méthodes de recherche et d’ingénierie, centrées utilisateurs.
3L’ouvrage est publié sous la direction de Véronique Lespinet-Najib, maître de conférences, HDR en psychologie cognitive à l’École Nationale Supérieure de Chimie, de Biologie et de Physique (ENSCP-Bordeaux INP) et Nathalie Pinède, maître de conférences HDR en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Bordeaux Montaigne, chercheur au laboratoire Médications, Informations, Communication, Arts (MICA). Ces deux enseignantes-chercheuses, spécialistes des usages numériques et des méthodes de conception, sont engagées dans plusieurs programmes de recherche en lien avec le thème du handicap.
4Pour les auteurs, la notion de handicap mérite d’emblée une précision sémantique. Par « personne en situation de handicap », il convient de comprendre qu’il s’agit des « personnes ayant une déficience (physique, sensorielle, cognitive…), mais aussi les personnes âgées et d’une façon plus générale, toute personne mise en situation de handicap du fait de l’environnement ». Cette acception permet de ne pas limiter les personnes en situation de handicap ni leurs usages numériques aux seuls groupes les plus traditionnellement identifiés et visibles dans la société sous le vocable de personnes handicapées dès lors que le handicap est visuel (ex. personnes en fauteuils roulants, non-voyantes, amputées d’un membre, etc.). La notion de handicap est bien plus large et englobe des motifs de handicaps qui ne sont pas toujours visibles d’emblée. De plus, le handicap peut être ponctuel justifiant le fait de ne parler aujourd’hui de situation de handicap, que cette situation soit ponctuelle ou pérenne.
5Deux axes majeurs ont structuré les travaux à l’origine de l’ouvrage.
6Le premier axe concerne l’accessibilité, les handicaps et la communication dans les écosystèmes numériques. Ce premier ensemble de recherches, dans une dimension historique, analyse les représentations mentales du handicap jusqu’à la notion actuelle de situation de handicap. De façon liée, les auteurs soulignent comment les notions d’accès et d’accessibilité dans les écosystèmes numériques ont émergé et s’imposent aujourd’hui dans les réflexions et les actions ainsi que dans le contexte réglementaire et normatif.
7Le second axe inventorie les aides techniques facilitant l’accès aux contenus et services numériques. À partir d’une base de données recensant les aides, les déficiences, les contextes d’usage et les profils des utilisateurs.
8À partir de ces deux axes, plusieurs objectifs ont structuré les recherches conduites, en associant approches analytiques et approches d’ingénierie, tout en prenant en compte la nécessaire co-conception des dispositifs et services proposés en y associant fortement tous les acteurs concernés.
9L’ouvrage est organisé en quatre parties regroupant une dizaine de chapitres.
10La première partie souligne que les situations de handicap sont souvent synonymes de vulnérabilité et d’inégalités face aux dispositifs et pratiques numériques, comme elles le sont dans d’autres domaines. À la notion largement connue de fracture numérique au singulier, les auteurs préfèrent la notion de « fragmentations numériques » dont les personnes en situation de handicap sont souvent exposées. Face aux risques liés à ces processus, les auteurs proposent des moyens d’action, liant conception et sensibilisation en soulignant la nécessite d’allers et retours entre ces deux termes.
11L’histoire du terme de « handicap » permet de rappeler qu’il n’a fait son entrée dans le domaine médical que depuis un siècle. L’évolution du terme jusqu’à celui actuel de « situation de handicap » témoigne d’un changement du regard porté par les sociétés contemporaines sur les personnes et leurs situations, qui montre le passage d’une vision biomédicale péjorative et stigmatisante centrée sur le patient à une conception anthropo-centrée globale et bio-psychosociale. Il est admis désormais que la situation de handicap associe étroitement des dimensions individuelles, sociétales et environnementales Une typologie pour la conception de dispositifs et de services numériques est proposée. Elle se veut adaptée à tous les publics, parmi lesquels ceux en situation de handicap. Cette typologie s’inspire des sept principes du design universel, et permet de répondre aux trois concepts d’égalité, d’équité et d’accès universel. Ces principes et concepts devraient irriguer la conception des dispositifs et des services numériques qui, aujourd’hui dans leur grande majorité, sont adaptés aux seules personnes qui ne sont pas concernées par les différentes formes de handicap.
12La seconde partie évoque la notion d’accessibilité sous différents angles : normatif, réglementaire, technique. La nécessité d’édicter des normes pour faciliter l’accessibilité des produits et services numériques aux personnes en situation de handicap, a été reconnue par les acteurs mondiaux du secteur des technologies de l’information et de la communication, surtout depuis les années 2000. C’est le cas par exemple de la norme d’accessibilité du Web Content Accessibility Guidelines (WCAG) du World Wide Web Consortium (W3C). Mais ces normes ne peuvent être suffisantes. Elles doivent être accompagnées d’une meilleure intégration des publics concernés. Les cadres législatifs en vigueur en faveur d’une meilleure accessibilité en Europe, en France et aux Etats-Unis, sont présentés. S’ils témoignent d’une meilleure prise en compte des handicaps, ils montrent aussi leurs limites. Ainsi le grand nombre des actions en justice pour des cas de litige engagées aux Etats-Unis sur le manque d’accessibilité au titre du non-respect de la loi American with Disabilities Act (ADA) qui date de 1990. C’est notamment le cas des produits et services numériques pour lesquels les cas de litige ont considérablement augmenté au cours des dernières années. Cette partie se termine par les résultats d’une étude de l’approche technique de l’accessibilité numérique. Si des outils existent pour pallier certaines déficiences, les moyens financiers manquent encore trop souvent de même que la sensibilisation des concepteurs à la nécessité de prendre en compte les outils existants.
13La troisième partie aborde les dispositifs numériques de communication et de médiation en particulier dans l’enseignement supérieur et la recherche et dans les musées. Dans ces deux domaines, si d’importantes innovations ont eu lieu pour mieux prendre en compte les publics des handicaps au cours des dernières décennies, force est de constater la coexistence de situations d’inclusion et d’exclusion. De nouvelles habiletés se développèrent chez les usagers des dispositifs de médiation numérique adaptés aux différentes formes de handicap sous réserve que les publics concernés soient accompagnés et que les acteurs de la médiation soient disposés et formés aux indispensables discours et postures d’inclusion. Reste que la forte instabilité technique des dispositifs numériques ne favorise pas une permanence des usages et se traduit souvent par des tactiques d’adaptation par les usagers pour pouvoir continuer à utiliser des dispositifs mouvants. Les préconisations et les normes réglementaires édictées par les institutions et les politiques de l’éducation et de l’accès aux ressources muséales permettent de compenser pour partie les écarts entre objectifs à atteindre et résultats obtenus en matière d’inclusion des personnes en situation de handicap. Mais elles s’inscrivent dans un temps long qui n’est que rarement compatible avec le temps court dans lequel les dispositifs numériques sont conçus, développés, commercialisés, diffusés et maintenus.
14La quatrième partie propose des approches pluridisciplinaires croisées sur les notions d’usage qui n’ont pas les mêmes acceptions du point de vue ergonomique, juridique, économique, commercial, marketing, des sciences de l’éducation, sciences de gestion, etc. Cette notion est rapprochée de celle d’utilisation, d’adoption, d’appropriation. En matière de dispositifs techniques, en particulier numériques, les usages devraient être moins centrés sur une utilisation imaginée par des populations dotées de capacités et d’habiletés moyennes, et davantage prendre en compte toutes les populations. Seule une véritable démarche d’inclusion de toutes les situations où les capacités et habiletés sont complètes ou limitées, peut garantir que les dispositifs et services numériques pourront véritablement ne plus être une cause d’exclusion mais bien un garant éthique d’une inclusion sincère et durable collective.
15L’ouvrage se termine par des propositions pour des démarches transdisciplinaires pour le prolongement de recherches engagées dans le projet dont le livre rend compte des travaux. Une collaboration étroite est suggérée entre savoirs scientifiques, pratiques professionnelles et consultations publiques pour développer des recherches centrées sur l’étude de l’accessibilité et les usages des dispositifs. Les auteurs considèrent qu’une telle démarche et de tels objectifs permettront de diminuer largement les risques de fragilités et de vulnérabilité dont les personnes en situation de handicap souffrent encore trop souvent dans leurs usages des produits et services numériques.
16Des démarches similaires émergent dans divers domaines, mais elles demeurent rares, notamment en France où les politiques et les initiatives en matière de prise en charge des différentes formes de marginalité souffrent d’un manque de reconnaissance et d’acception sociétale et des moyens nécessaires. Cet ouvrage est utile autant pour les chercheurs et ingénieurs en sciences de l’information et de la communication que pour ceux qui œuvrent dans les domaines de l’accès à l’éducation et à la culture pour tous les publics. Les travaux présentés par ce livre proposent un état des lieux et prouvent la vertu d’une approche transdisciplinaire pour aborder des domaines aussi multithématiques que celui du handicap. Les solutions normatives et réglementaires, si elles permettent d’améliorer une situation qui a été longtemps défavorable pour les publics concernés, ne peuvent pas tout résoudre. Il y va de la disposition de tous les acteurs à s’intéresser au thème des différentes formes de handicap pour lesquelles les actions de formation et de sensibilisation sont indispensables. L’ouvrage peut paraître parfois décousu ou aurait pu être organisé autrement, certains thèmes étant abordés dans plusieurs chapitres. Mais c’est le principe des recherches pluridisciplinaires que d’induire des allers et retours entre plusieurs points de vue disciplinaires qui doivent apprendre à se croiser et à aborder certains sujets d’une façon multiple.
17C’est le cas du thème des usages et des usagers qui peut être traité de façon très désincarnée, en sous la forme de typologies et de cas d’usages comme le font l’économie, les sciences de gestion, le marketing, la communication, la publicité qui considèrent les usagers sous la forme de cibles auxquelles un message, un produit un service doivent être adressés. En revanche, l’usager peut être pris en compte d’une façon beaucoup plus humaniste comme le font certains discours à caractère psychologique ou historique qui s’attachent à retracer les particularités des individus à travers le récit de vie d’un itinéraire qui peut parfois avoir été marqué par une forme de handicap, ponctuellement ou durablement.
- 2 Michel Foucault. « Le jeu de Michel Foucault ». Dits et écrits II, Paris, Gallimard, pp. 298-329
- 3 Giorgio Agamben. Qu'est-ce qu'un dispositif ?, Rivages poches, 2014, 80 pages
18L’ouvrage évoque souvent le terme de dispositif dont il reconnaît l’emprunt fait à Michel Foucault. Si ce terme, polysémique, est souvent considéré sous sa seule acception d’un assemblage d’objets techniques mis en œuvre pour un usage, l’acception foucaldienne a élargi la notion de dispositif à « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit »2. Pour Foucault, le dispositif est toujours au service d’une entreprise de domination, de pouvoir, de gouvernementalité. S’inscrivant dans l’héritage foucaldien, Giorgio Agamben a proposé que le dispositif désigne « tout ce qui a, d’une manière ou une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants »3. Les dispositifs numériques dont il est question dans l’ouvrage évoqué ici, sont donc à considérer comme des assemblages hétéroclites d’objets techniques, mais aussi comme porteurs d’usages et d’usagers, ceux en situation de handicap et les autres, de normes, de règlements, de valeurs, d’une intention éthique, culturelle, éducative et pas uniquement d’une unique potentielle valeur marchande qui désincarne largement la notion de dispositif.
- 4 Parmi ces travaux se trouvent notamment ceux conduits par Valérie Delattre, archéoanthropologue à l (...)
19Les travaux présentés dans cet ouvrage méritent d’être connus et diffusés au-delà des seules communautés des acteurs qui y ont contribué et des domaines de recherche concernés. Ils font aussi écho à d’autres travaux dans d’autres disciplines comme l’histoire et l’archéologie du handicap. Ces disciplines et les nouveaux regards sur le handicap qu’elles nous offrent depuis quelques années, nous apprennent que les personnes en situation de handicap ont non seulement fait l’objet très tôt de dispositifs prothésiques et orthésiques mais aussi de formes variées de prise en charge et d’accompagnement collectifs par les sociétés humaines depuis la préhistoire. Les vestiges matériels retrouvés par les archéologues sur leurs chantiers de fouille, disent que la place et l’image actuelle des personnes en situation de handicap n’ont pas toujours été ce qu’elles sont dans les sociétés actuelles, et que les notions d’entraide, de soutien, d’inclusion dans ce domaine ont déjà une histoire ancienne4.
Notes
1 Pour découvrir plus ce projet en détails on peut consulter le site Web suivant : https://www.fracturesnumeriques.fr/
2 Michel Foucault. « Le jeu de Michel Foucault ». Dits et écrits II, Paris, Gallimard, pp. 298-329
3 Giorgio Agamben. Qu'est-ce qu'un dispositif ?, Rivages poches, 2014, 80 pages
4 Parmi ces travaux se trouvent notamment ceux conduits par Valérie Delattre, archéoanthropologue à l’Inrap, spécialiste des pratiques funéraires et culturelles de la Protohistoire au Moyen Âge. Elle est l’auteur de l’ouvrage Handicap : quand l’archéologie nous éclaire, paru aux éditions Le Pommier, Paris, 2018. Cf. https://www.inrap.fr/handicap-quand-l-archeologie-nous-eclaire-14000. Elle intervient souvent aux côtés de de l’athlète paralympique Ryadh Sallem, champion de natation et de basket fauteuil.
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Référence électronique
Christophe Tufféry, « Lespinet-Najib Véronique et Nathalie Pinède, (dir). Fractures corporelles, fractures numériques. De l’accessibilité aux usages », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 26 | 2023, mis en ligne le 01 mai 2023, consulté le 02 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/rfsic/14520 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rfsic.14520
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