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Spicilèges

Métiers et numérique : étude d’une évolution dynamique

Caroline Djambian

Résumés

Les notions intrinsèquement liées de métier, qualification et compétence ont connu des révolutions successives au cours de notre histoire. Toujours remises au-devant de la scène lors des périodes de grands changements qui engendrent des replis identitaires des organisations, elles connaissent un nouvel avènement avec la vague numérique. Nous tentons ici de retracer leur évolution dynamique alliée plus que jamais à celle des innovations technologiques, sous l’angle des Sciences de l’Information-Communication. Nous verrons que la médiation des métiers et modes de travail par les Technologies de l’Information Communication (TIC) va croissante et touche tous les secteurs d’activité, de sorte que certains y voient une nouvelle économie. Mais les TIC ont-elles l’impact qu’on leur prête ? N’accompagnent-elles pas les évolutions dans leur continuité, plus qu’elles ne les provoquent ? N’engendrent-elles pas des glissements des métiers et compétences, plus qu’elles ne créent ou tuent des professions ?

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Texte intégral

1Les notions intrinsèquement liées de métier, qualification et compétence ont connu des révolutions successives au cours de notre histoire. Toujours remises au-devant de la scène lors des périodes de grands changements qui engendrent des replis identitaires des organisations, elles connaissent un nouvel avènement avec la vague numérique. Nous tentons ici de retracer leur évolution dynamique alliée plus que jamais à celle des innovations technologiques, sous l’angle des Sciences de l’Information-Communication. Nous verrons que la médiation des métiers et des modes de travail par les Technologies de l’Information Communication (TIC) va croissante et touche tous les secteurs d’activité, de sorte que certains y voient une nouvelle économie. Mais les TIC ont-elles l’impact qu’on leur prête ? N’accompagnent-elles pas des évolutions dans leur continuité, plus qu’elles ne les provoquent ? N’engendrent-elles pas des glissements des métiers et compétences, plus qu’elles ne créent de nouvelles professions ?

Du métier aux compétences : évolution historique des concepts

Le métier : savoir-faire pratique

2Le métier a vu le jour dès les premiers modes de division sociale du travail et s’inscrit au sein d’une société. Il est une forme productive socialement constituée, moteur de dynamiques sociales. Sur le plan institutionnel, il répond à une capacité d’action collective à caractère professionnel sous la forme d’une communauté, dite communauté de métier, résultant d’une socialisation spécifique à chaque domaine. Il fait référence au sein du groupe social qu’est l’entreprise et correspond à un savoir-faire pratique élaboré, mobilisé pour la réalisation d’une tâche. La notion de métier n’est en fait aujourd’hui que redécouverte, alors que la longue période de croissance imprégnée de taylorisme avait mis ce concept en retrait. Le métier était alors associé à « un état du système productif et à un mode d’organisation social considéré comme historiquement dépassé et idéologiquement suspect » (Dubar, 1994). Au tournant des années 1980, la notion ressurgit comme propices au passage d’une économie de masse à une économie de variété, et ce parallèlement aux débuts d’une informatisation effrénée. Le métier est alors vecteur d’un niveau supérieur d’efficacité et de maîtrise (entre autres des technologies), introduisant une dynamique sociale de type professionnel. À ce moment, on assiste à un changement de modèle d’efficience basé sur un triptyque : technique, social et économique. Ce modèle ramène au premier plan les notions d’autonomie productive, qui rappelle la longue tradition d’autonomie ouvrière et de logique communautaire, dont nous nous étions éloignés au profit d’une recherche d’accroissement de la production.

3Aujourd’hui, la résurgence de l’analyse des formes professionnelles s’inscrit dans la continuité d’une dynamique sociétale et technologique. Dans la période actuelle d’économie prééminente où les anciens repères sociaux sont ébranlés et face à des transformations lourdes des organisations sous l’influence de la médiation numérique, le métier agit comme point d’ancrage, « source de compréhension mutuelle et de légitimité collective » (R. Sainsaulieu in Osty, 2003). Premièrement il apparaît comme une « réaction défensive, de préservation des acquis, dans un monde incertain » (Daboy, 1989 ; 1987). Deuxièmement, avec l’échec de la rationalité organisationnelle (taylorisme), puis le post-taylorisme et son cortège de bouleversements technologiques et managériaux, le métier est perçu sous de nouvelles formes de « compétences, de nouvelles qualifications ou d’autonomie productive » (Zarifian, 1983 ; 2002) que nous développerons infra.

La qualification : niveau de connaissances rattachées à un poste de travail

4Si le métier représente le savoir pratique, la qualification est relative à un niveau de connaissances. Elle résulte de l’industrialisation avec une division accrue du travail et une classification des travailleurs en fonction de critères liés à la complexité des savoirs requis, allant des activités peu qualifiées à celles relevant d’un haut niveau de qualification. C’est un classement des postes de travail selon une échelle sociale et technique (savoir requis dépendant du niveau de formation). L’émergence du concept de qualification fut dans les années cinquante comme aujourd’hui, la résultante du constat d’une évolution de la société. Les mutations du travail y jouaient un rôle fondateur dans les modifications de l’organisation industrielle et du rapport des travailleurs à leur emploi. Cette période transitoire fut analysée comme le passage de la « civilisation naturelle » à la « civilisation technicienne » (Friedmann, 1946, 64), « du système professionnel » au « système social de production » (Touraine, 1955) ou du « travail mécanisé » au « travail automatisé » (Naville, 1956). Le tournant actuel nous permet d’ajouter les notions de « civilisation numérique », « système socio-numérique de production » ou « travail dématérialisé ». Pour Friedman la parcellisation des tâches voulue par la logique tayloriste était la cause directe de la « déqualification du travail ouvrier » de par l’appauvrissement des tâches. Aujourd’hui le numérique impulse le mouvement inverse. Naville abordait la qualification comme un « rapport social complexe entre les opérations techniques et l’estimation de leur valeur sociale ». Touraine faisait passer la qualification d’« attachée à l’ouvrier » à « liée à un poste de travail », définie par les exigences d’un emploi et ses spécifications techniques. Cette évolution de la qualification n’était pour lui que transitoire, l’automatisation massive menant inexorablement la définition de la qualification vers ce qu’il appelle la « qualification sociale », prémices de ce que deviendra dans les années quatre-vingts la compétence (Dubar, 1996). Or, ce constat posé dans les années cinquante, affirme plus que jamais aujourd’hui et comme nous le verrons, une qualification attachée au poste de travail et non à l’individu et profondément sociale.

Les compétences : capacités personnelles dans la dimension sociale

  • 1 Il s’agit d’une organisation ouverte à l’adaptation de ses personnels à de nouveaux savoir-faire, r (...)

5La notion de compétence résulte de la rupture générale avec l’ancien système social. Sa favorisation par rapport à la qualification, clé de voûte du système fordiste, fut le moyen de marquer une rupture affichée avec le taylorisme. Les évolutions du système éducatif ont accompagné cette mutation en mettant alors et aujourd’hui à nouveau, l’acquisition des compétences au centre de ses objectifs (Ropé et Tanguy, 1994). Le « modèle de la compétence » (Zarifian, 2002) privilégie des modes de management par la mobilité, la formation continue et les « compétences de troisième niveau » (Aubrun et Orofiamma, 1991) qui ne réfèrent ni aux habiletés ou connaissances techniques, mais à des qualités personnelles et relationnelles (responsabilité, autogestion, esprit d’équipe…) conditions d’efficacité. Les aptitudes de « savoir être, savoirs sociaux, capacité à communiquer, représentations » (Stroobants, 1994) favorisent l’émergence de l’implicite et semblent plus efficaces que les savoirs formels. Ces compétences et les connaissances qu’elles produisent sont vues dans l’organisation qualifiante1 comme capitalisables et sous-entendent une adaptation continue aux évolutions technologiques (Ropé et Tanguy, 1994).

6Aspects cognitifs et savoirs liés à l’activité de travail sont donc au premier plan. L’expérience du salarié se forme désormais plus que jamais dans l’exercice du métier. L’accent est porté sur les savoirs tacites plus difficilement transmissibles que les savoirs pratiques qui prévalaient jusqu’alors (en témoignent la montée de disciplines telles que le knowledge management et l’intelligence collective (Lévy, 1994)). Ce déplacement progressif est encouragé par la place grandissante dévolue aux TIC qui requièrent des savoir-faire plus abstraits, du fait de la médiation par l’outil qui distancie le travailleur de sa tâche (qu’en sera-t-il de l’utilisation des metaverses en milieu professionnel ?). La médiation croissante du travail entraîne son intellectualisation et, parce que les machines traitent et diffusent de l’information, les emplois sollicitent des capacités de communications qui n’existaient pas auparavant. Les métiers se sont dématérialisés pour contenir une part toujours plus grande de création technique et documentaire, ce qui modifie en profondeur le travail : il nécessite désormais de grandes capacités info-communicationnelles (Auteur, 2010). Tout ce qui n’est pas automatisable relève de l’humain comme la gestion de l’incertitude (bien qu’elle devienne progressivement gérable par la machine via le deep learning issu de l’Intelligence Artificielle). Ce qui est automatisable prend alors une connotation dévalorisante. Les TIC rendent ainsi les compétences tacites saillantes et en inhibent d’autres. La « compétence unique » (Auteur et Agostinelli, 2013), axée sur le lien social et des capacités cognitives et subjectives permettant de centraliser et intégrer le savoir social rendu parcellaire et volatil par le numérique, devient prépondérante.

Le paradigme numérique

TIC et société : une transformation bijective

7Nées dans les années 1970 de la recherche publique américaine, entre informatique, électronique, télécommunications et audiovisuel, les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) sont définies selon une convention internationale fixée par l’OCDE comme « l’ensemble des secteurs d’activités économiques qui contribuent à la visualisation, au traitement, au stockage et à la transmission de l’information par des moyens électroniques. » (Gollac et al., 2003 ; INSEE, 2020). Elles se situent dans une longue lignée d’évolution technologique poursuivie depuis la seconde partie du xxe siècle (Flichy, 2001). Dès lors, elles n’ont cessé de s’imposer massivement dans les aires professionnelles et privées, élaborant un quasi-mythe contemporain fait de « virtualités » et « projections » qui donnent corps au numérique dans nos sociétés et que d’aucuns voient comme « un trait culturel durable et marquant » (Miège, 2020). Les TIC vues comme une « Nouvelle économie » (Gollac et al., 2003) se définissent par leur généricité et leur transversalité, et touchent tous les secteurs. Elles leur offrent de nouveaux rendements par les effets de réseau et la puissance des capacités de traitement de l’information sans cesse accrue (Debonneuil, 2000). Par l’automatisation toujours plus importante de la production et des tâches, elles permettent d’en réduire les coûts et déplacent la valeur ajoutée vers la conception.

8Les progrès technologiques se sont construits parallèlement à l’intensification de la concurrence devenue mondiale. Sous cette pression, les organisations ont vu en les TIC des possibilités d’adaptation et de développement. Elles n’ont ainsi pas été le moteur des transformations, mais ont aidé la décentralisation et les réorganisations en réseaux. En améliorant l’efficacité de l’individu, elles le rendent plus mobile, plus autonome, lui permettent l’accès à des ressources déportées sans cesse renouvelées (information informelle (ex : experts) et formelle (information notamment web), outils…), à une innovation décloisonnée. Elles rendent aussi son travail plus flexible et permettent une communication jamais égalée, qui facilite le partage de l’information au sein des réseaux. La circulation de l’information horizontale et collaborative en est encouragée, outre-passant les modèles hiérarchiques classiques organisés en silos selon des modalités diachroniques (Auteur, 2010). La nécessité de coopération voulue par ce contexte, pousse le management à se réorganiser et à créer des objectifs communs et fédérateurs. Lees besoins d’information sont également modifiés : ceux du management sont moindres mais à valeur ajoutée et plus formalisés, alors que les fonctions inférieures ont elles, des besoins informationnels supérieurs, puisque confrontées à des décisions au cas par cas, dans un environnement plus versatile. La prise de décision a donc été décentralisée pour les décisions opérationnelles et recentrée pour les décisions stratégiques. Le contrôle des individus est lui automatisé et accru par l’enregistrement d’indicateurs (Gollac et al., 2003) à des échelles qui dépassent désormais les frontières de l’entreprise (Lyon, 2017).

9Le floutage des modes hiérarchiques par la croissance des modalités en réseaux participe ainsi à déporter l’efficacité vers des exigences d’autonomie, de réactivité face à l’aléa, de maîtrise des relations entre acteurs et de compétences technologiques. S’y ajoute l’investissement personnel, car l’outil et les pratiques mobiles ou distancielles permettent de gommer les frontières vie privée et professionnelle. De la productivité taylorienne, on passe à la « productivité par la communication » ou « productivité évènementielle » (Veltz, 2000). « Le substrat du travail est de moins en moins constitué par des objets physiques limités et par des processus stables et répétitifs, et de plus en plus par des relations entre êtres humains et des séquences d’évènements à mettre en forme, à ordonner, à maîtriser. […] la productivité ne se limite plus au travail direct et découle aussi de la coopération des individus dans l’action, obtenue grâce à leur activité de communication dans un monde d’évènements. » (Gollac et al., 2003 ; Veltz et Zarifian, 1993).

10La pression concurrentielle se répercute de l’organisation sur les individus, alors que l’efficacité se déplace de l’individu au collectif et ne se borne plus aux tâches de chacun. Elle s’épand dans les relations au sein des groupes et systèmes d’information, alors qu’elle est paradoxalement centrée sur l’autonomie d’un être devenu lui-même interface de communication. Les savoir-faire concernant la maîtrise des TIC se superposent aux compétences cœur de métier, tout comme les savoir-être et les capacités dynamiques d’insertion aux groupes variés et contextes incertains et complexes. Les tâches sont plus fragmentées, plus hétérogènes, avec des délais raccourcis et élargies par la vitesse et la rapidité des flux d’information à maîtriser, mènent vers des compétences que les recruteurs nomment « couteaux suisses » ou « à 360o » (une veille sur le marché de l’emploi en France, menée de 2019 à 2022 nous a permis d’observer ces mutations). Enfin, outre leur travail, les utilisateurs doivent s’adapter aux outils numériques en évolution constante. Les compétences informationnelles, de formation et de médiation se sont donc imposées pour ces employés plus livrés à eux-mêmes, gérant toujours plus d’informations, d’outils et d’acteurs au sein de l’espace de communication que compose maintenant chaque poste de travail.

11D’autre part, l’adaptation entre organisations et TIC ne va pas toujours de concert car, implantées dans une structure inchangée, elles peuvent être sources de tensions. Premièrement, car le métier reste un marqueur social (Bourdon, 2016) et que le numérique vient en déplacer les compétences cœurs tout en induisant des réorganisations au sein des groupes. D’autre part, l’informatisation massive et anarchique des organisations depuis les années 1980 a vu les outils entassés en mille-feuilles qui n’en sont devenus que moins maîtrisables (Auteur, 2010). Aujourd’hui les professions nées de cette évolution mutuelle organisations-TIC tentent une intégration plus raisonnée des outils. Mais alors que nous commençons à avoir du recul sur les nouvelles coopérations de travail, on observe que la médiation par l’outil dans les échanges en réseaux tend à entraîner des modifications dans les communications intersubjectives et à isoler les individus. Alors que les compétences relationnelles et collaboratives sont au-devant de la scène en partie du fait des TIC, ces dernières semblent engendrer des difficultés grandissantes à gérer la relation à l’autre au sein du collectif. La crise du Covid, en forçant sans précédent au télétravail, aura révélé les impacts sociétaux et psychologiques de ces nouvelles modalités. Ainsi, la médiation croissante des métiers et modes de travail par les TIC tend à se complexifier et à les complexifier, imposant des coopérations artificielles, alors que les pratiques tendent dans les faits à s’individualiser. Les usages s’éloignent donc des idéologies de facilitation des communications. Qu’en est-il de l’emploi ?

TIC et biais technologique

12Face au raz de marée numérique, les TIC provoquent à la fois défiance et engouement. Certains y voient un vecteur durable de croissance. Dans les faits, le parallèle avec la création d’emplois est plus dur à confirmer. Leur influence dépasse de loin les seuls secteurs de l’emploi dans le numérique, mais il existe entre eux une interdépendance. Il est acté de longue date par le BIPE (Bureau d’informations et de prévisions économiques) (Gille et Marti, 2000) que l’emploi dans les secteurs des TIC reproduit en France comme aux États-Unis les fluctuations de l’emploi global en les accentuant. La déferlante TIC, exacerbe en fait les tendances du marché de l’emploi. À la fin des années quatre-vingt, leur forte hausse s’est répercutée sur la part de l’emploi numérique dans le marché global pour ensuite suivre la demande de biens en TIC, qui se sont diffusés dans tous les secteurs économiques, et enfin connaître la fameuse explosion de la bulle technologique (ou internet) en 2000. Il apparait alors que tout retard des pays dans cette course à l’adaptation au numérique, nuirait à leur compétitivité vis-à-vis de leurs partenaires. Mais, la poursuite de cette course sous-entend un déploiement constant des TIC reposant sur des leviers économiques complexes et incertains, comme un équipement toujours renouvelé des ménages et entreprises pour garantir une création d’emploi constante (Gille et al., 2000).

13De façon plus sûre, on sait à présent que le rapport entre TIC et emplois se pose davantage sur un déplacement et une transformation large et marquée de ces derniers (ibid.). De l’après-guerre à la fin de la guerre froide, la reconstruction et le rattrapage économique ont rendu le progrès technique gratuit dans des pays comme la France où l’État soutenait la recherche et l’innovation. À cette époque, la productivité était soutenue par le remplacement des technologies anciennes par des technologies plus récentes mais connues. Avec la fin du rattrapage économique et technologique des États-Unis, les sources de progrès sont devenues moins évidentes, d’autant qu’en France, la recherche publique a diminué. L’hybridation des technologies s’est alors imposée parallèlement à la mondialisation, rendant les nouvelles avancées plus difficiles à appréhender. Cela a mené à considérer l’information comme un capital ayant une valeur et un coût. Dans ce contexte, les TIC qui ont participé là aussi, à la complexification de ces avancées, aident à en codifier et transmettre les connaissances qui en émergent, sur une échelle désormais planétaire.

14Or, on sait que les innovations(Schumpeter, 1990), dont les TIC sont à la fois l’objet et le vecteur, entraînent au plan sociotechnique, la mutation des métiers dans des mouvements lents et diffus. Mais jamais en ces proportions, avec un impact aussi global et dans une telle granularité, impliquant des transformations au plan des savoirs théoriques et des compétences professionnelles au long cours (Bourdon, 2016). Ainsi, on note de façon générale, qu’au cours de l’histoire, les innovations riment avec flexibilité des emplois. Les entreprises innovantes créent et détruisent plus d’emplois : là où il y a innovation, l’emploi des qualifiés croît et celui des non qualifiés décroît (Coutrot, 2002). Plus une structure est innovante, plus sa gestion des ressources humaines est individualisée et sélective (ex : plus elle substitue facilement un employé par un autre de même niveau et plus elle recourt à l’intérim au lieu de contrats à durée indéterminée). Deux types d’innovation coexistent : celle qui touche la réorganisation du travail et celle à visée technologique. Il est aujourd’hui notoire que l’innovation organisationnelle, dont Benghozi (Benghozi, 2001) montre que ce ne sont pas les TIC qui en imposent le mode, mais qu’elles en favorisent certains types, entraîne une précarisation des emplois. Cependant, l’innovation technologique, dont les TIC sont à la fois outil et objectif, en favorise la dualisation : pérennisation de l’emploi des insiders autour desquels gravite une main-d’œuvre flexible d’outsiders (Gollac et al., 2003). Ce modèle évolue actuellement vers le concept de T-shaped persons alliant les deux profils, soit une expertise dans un domaine et des compétences transverses permettant une grande adaptabilité. Mais dans tous les cas, l’innovation est créatrice de périodes d’incertitude qui encouragent la précarisation et la flexibilité des emplois au gré des projets qu’elle induit.

15Par ailleurs, qu’en est-il d’un biais technologique (Hicks, 1932), selon lequel le progrès technique pourrait induire des substitutions entre facteurs de production au détriment du travail non qualifié ? Dans les faits, ces substitutions sont doubles : celle du capital par rapport au travail peu qualifié et celle du travail qualifié par rapport au travail peu qualifié. Le fait est que l’on peut observer au sein des pays de l’OCDE entre les années 1970 et 1990, une baisse de 20 % des emplois peu qualifiés, plus importante dans les services, contre une évolution vers des emplois à plus grande qualification, creusant les inégalités. Au Canada, Royaume-Uni et États-Unis, on note une croissance économique marquée par la hausse importante des revenus des personnels qualifiés inversement à la chute des revenus des personnels non qualifiés (Cohen et Debonneuil, 2000). Si en Europe, les revenus ont été protégés par les salaires minimums comme en France, ce sont les emplois qui ont suivi cette courbe. Un biais technologique dû à l’évolution croissante des TIC peut en être une cause potentielle et partielle. Évidemment leur maîtrise requiert des compétences que les moins qualifiés n’ont pas, car ces outils nécessitent le plus souvent d’être utilisés tels que conçus. Ils ont aussi moins de possibilités de s’y former au cours de leur vie. D’autre part, les tâches simples et répétitives sont de plus en plus assumables par des machines. Pour exemple, l’Intelligence Artificielle et la robotique (ex : RPA (Robotic Process Automation) et BPM (Business Process Management), Supplychain…). L’automatisation de ces tâches amène donc les métiers à se concentrer sur des tâches requérant des capacités d’analyse fortes. L’usage des TIC relève aussi comme on l’a vu, de tâches plus abstraites, conceptuelles, tout comme l’insertion et la gestion des fonctionnements en réseaux qu’il induit et qui demandent des savoir-être au-delà des savoir-faire. Les démarches intellectuelles nécessaires sont de type application-modèle et adaptation-formalisation. « Il s’agit de savoir par exemple interpréter et finaliser un cahier des charges, hiérarchiser les actions à entreprendre pour en dégager les priorités, savoir gérer l’abondance de l’information. Le salarié doit mobiliser de nouvelles compétences lorsqu’il se trouve devant une interface homme-machine. Ne contrôlant plus directement le système, il lui faut des qualités de représentation et d’abstraction plus grande pour anticiper les conséquences de ses actes et interpréter la façon dont le système réagit. Il doit savoir travailler sur des représentations de la réalité, sur des informations… » (Gollac et al., 2003). La gestion du collectif, l’autogestion, l’augmentation des responsabilités et la gestion de l’aléa demandent également des qualifications supérieures. Enfin, l’informatisation se fait aussi généralement par l’équipement des plus qualifiés opérant de possibles exclusions.

16Aux États-Unis nombre d’études ont démontré que capital et travail qualifié se substituent au travail non qualifié. En France ce ne seraient pas des profils qualifiés, mais certaines fonctions qui seraient favorisées par les TIC (Maurin et Thesmar, 1999). Les évolutions technologiques ont aussi tendance à favoriser les plus qualifiés car elles induisent des changements de modèles auxquels les jeunes qualifiés sont plus adaptables (Pialoux et Beaud, 1999). Elles sont en effet, guidées selon les voix de développement les plus prometteuses et non pour répondre à des organisations préétablies, et influencées par la pression du contexte concurrentiel, la nécessité d’y réagir et de l’anticiper (Guellec et Rallet, 1996). Ce contexte mouvant au plan économique et technologique, pousse les entreprises à se prémunir en embauchant des profils ultra-qualifiés, à des salaires mis eux aussi à rude épreuve par la concurrence. L’abondance de main-d’œuvre qualifiée, du fait par exemple en France, d’un investissement important dans le système éducatif, permet aux entreprises de se conforter dans leur attitude protectionniste. Cela entraîne un phénomène de déclassement des jeunes diplômés sur le marché du travail, de plus en plus embauchés sur des postes d’un niveau inférieur à leur diplôme (Giret, 2000). Les jeunes qualifiés tirent donc leur épingle du jeu, mais au détriment de leur rémunération. Les TIC sont donc bien un outil et l’un des facteurs d’un biais technologique en faveur des plus qualifiés, d’une réorganisation des modes de travail et d’un glissement dans les facteurs de production, mais dans un contexte d’évolutions contingentes plus complexes.

TIC et hybridation des métiers

17Or, selon l’étude « TIC et métiers en émergence » (Pichault et al., 2002), le Département du Commerce des États-Unis et l’European Information Technology Observatory (EITO), il est pressenti depuis la fin des années 1990 que cette demande accrue de travailleurs qualifiés pourrait conduire à une pénurie de compétences en TIC. Effectivement, le rythme de formation de personnes qualifiées en TIC ne suit pas l’équipement des structures et leur demande en spécialistes. La distance entre offre et demande tend donc à se creuser. Elle s’accompagne de la lenteur d’évolution des nomenclatures professionnelles, qui ne suivent elles aussi pas le rythme des demandes toujours plus variées en termes d’appellations d’emplois. L’embauche est quant à elle, restreinte par les rythmes d’innovations qui nécessitent des personnels au fait des dernières avancées et directement opérationnels, ce qui exclut de facto les employés plus âgés, moins adaptables et aux formations datées. Cela pose aussi la question de l’adaptation des formations initiales qui ne peuvent plus se voir comme formant à un métier à vie et doivent, même temporairement et imparfaitement, s’adapter en alliant la pratique (au risque de centrer la construction de compétences sur les techniques du moment) et le théorique qui permet d’appréhender les évolutions technologiques à plus long terme et leurs impacts (Bourdon, 2016).

18Concernant ces impacts, l’arrivée des TIC dans un métier où elles ne sont pas centrales, ne le fait généralement évoluer que dans ses organisations et usages, notamment ses modes de communication. Les métiers où les TIC sont un outil central voient une évolution des compétences nettement plus marquée, parfois par hybridation avec des métiers connexes. Notre veille du marché de l’emploi menée depuis 2019, a démontré que de nouveaux métiers peuvent émerger autour de la conception, du déploiement, de l’utilisation et de la médiation des TIC. Ainsi, on assiste à la création de fonctions d’interfaces entre non seulement les outils et utilisateurs, mais aussi les fonctions TIC et non-TIC. Leurs contours sont encore mal définis du fait de leurs apparitions et évolutions rapides. Leurs intitulés renvoient actuellement à des fonctions numériques à maîtriser plus qu’à un métier établi. Un métier étant avant tout une construction sociale, les consensus n’ont pas eu le temps de s’élaborer, du fait des changements trop nombreux et rapides et des hybridations qui floutent les schémas établis. Le phénomène est accentué par l’environnement moins stable de ces métiers, sous l’influence de l’externalisation de services et du recours plus systématique à des travailleurs « mis à disposition » (outsiders, ex : intérimaires). En résulte un rapport nouveau à l’employeur. Celui-ci devient distant avec les nouvelles pratiques de nomadisme. Il pousse à prendre en charge son « employabilité » par l’auto-formation, l’auto-gestion et la mobilité. Les job hoppers, de plus en plus répandus chez les générations Y (personnes nées entre 1980 et 1990) et Z (1998 et 2010), qui ne passent guère plus d’un an sur un même poste, sont nés de ces nouveaux systèmes d’emploi. Outre l’employeur, c’est un nouveau rapport au travail qui est introduit par les TIC, où l’expérience se construit autour de la variété, de l’indépendance et du changement, contrairement aux anciens modèles (Alexandre, 2001). Aujourd’hui, les slashers (Alboher, 2007), dits aussi multi-potentiels, construisent leurs compétences multiples in situ en cumulant divers emplois au sein de statuts d’indépendants, favorisés par des règlementations assouplies (ex : micro-entrepreneur). Pour les plus qualifiés ce choix est délibéré (variété, augmentation des revenus, …). Mais pour les moins qualifiés, le biais technologique creuse encore plus l’écart. On observe un retour à des situations de travail similaires à celles du début du XXo siècle, organisées autour de plateformes numériques qui centralisent un ensemble de tâches dévolues à des micro-travailleurs répartis de par le monde et souvent en situation précaire (jeunes, pays en voie de développement). La platform économy ou gig economy, nouveau mécanisme de gouvernance en marge de l’économie conventionnelle, est un entreprenariat de services, né digital et fondé par des techniciens hautement qualifiés, à la croissance exponentielle et aux effets permissifs (Vallas et Schor, 2020). L’autonomie, l’adaptabilité et le contrôle y sont poussés à leur extrême avec des emplois payés à la tâche, parfois sans contrat, ni couverture sociale. D’aucuns prédisent une évolution vers des super-plateformes (Frenken 2017) consolidées, dotées d’une immense capacité de collecte de données et d’une portée mondiale. La nouvelle économie et ses promesses d’amélioration des situations de travail, s’avère participer au cloisonnement des employés selon leur niveau de qualification en accentuant écarts et précarité.

Conclusion

19La médiation par les TIC modifie en profondeur les métiers vers une complexification. Les idéologies premières de facilitation d’emploi, travail et communication, divergent des usages. Mais, loin d’être une rupture, les TIC s’inscrivent dans une continuité de bouleversements dont elles ne sont qu’une part. Mythe qui inspire engouement ou défiance, elles déplacent les métiers vers les compétences, redéfinissent l’organisation du travail, la relation au poste, tâches et membres qui le composent, les modes de création, d’échange et d’appropriation des connaissances. Là où le savoir était l’apanage de quelques-uns, l’institution sociale le fait sien en le formalisant, en le stockant et en le socialisant par l’outil. L’intérêt porté à l’individu est déplacé vers ses connaissances qui, désormais attachées à un poste de travail, facilitent la mouvementabilité des employés. La création ou suppression d’emplois est quant à elle le fruit de phénomènes évolutifs en phase avec les TIC. Bien plus qu’apparitions ou disparitions, les métiers s’hybrident pour s’adapter aux TIC, dans une recomposition continue des compétences. Mais il nous faut conclure à un biais technologique. Les jeunes qualifiés tirent leur épingle du jeu au prix d’une adaptation constante aux exigences économiques, techniques et de coopérations artificielles de travail. Artificielles car l’outil impose des compétences sociales médiatées qui se développent au détriment de savoir-être sociaux intersubjectifs et pousse dans les faits, vers l’isolement individuel. Enfin, une économie digitale parallèle émerge depuis 10 ans. La gig économy, construite autour de plateformes numériques, pourvoyeuse de nombreux emplois, mais tirant vers les disparités et la précarisation, préoccupe les sphères économiques et académiques. L’avenir nous dira si elle restera marginale ou influencera en profondeur l’évolution des métiers.

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Bibliographie

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Alexandre Hervé, Gestion prévisionnelle de l’emploi dans l’informatique, entre chômage et difficultés de recrutement : se souvenir pour prévoir, Paris, La Documentation Française, Coll. « Qualifications et prospective », 2001, p. 93-108.

Aubrun Simone, Orofiamma Roselyne, Les compétences de troisième dimension, Paris, CFF-CNAM, 1991, 202 p.

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Notes

1 Il s’agit d’une organisation ouverte à l’adaptation de ses personnels à de nouveaux savoir-faire, résultant de l’accumulation des diverses connaissances et expériences acquises.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Caroline Djambian, « Métiers et numérique : étude d’une évolution dynamique »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 26 | 2023, mis en ligne le 01 mai 2023, consulté le 02 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/rfsic/14634 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rfsic.14634

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Auteur

Caroline Djambian

Caroline Djambian est Maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Grenoble Alpes, membre du Laboratoire GRESEC (Groupe de recherche sur les enjeux de la communication), du Groupe de Recherche Condillac et de la Commission AFNOR X03A. Courriel : caroline.djambian@univ-grenoble-alpes.fr

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