- 2 On préfèrera le terme de « rematérialisation » par la conversion de « certains aspects des objets c (...)
1En mars 2020, alors qu’une grande majorité de la population mondiale se trouve confinée du fait de la pandémie de la Covid-19, les réseaux sociaux numériques (RSN) ont été largement mobilisés comme support de relations et d’interactions sociales (Wasim & al., 2020 ; Al-Shargabi, Selmi, 2021). Dans des circonstances plus ordinaires, ces réseaux sociaux peuvent être utilisés comme des espaces refuges permettant aux individus de s’évader de leur environnement concret, et ces usages ont augmenté dans les périodes de confinement. Ces mêmes périodes ont été l’occasion, pour les lieux culturels, de développer ou de renouveler la manière de concevoir des activités de médiation culturelles pour des publics distants (Jonchery, Lombardo, 2020 ; Lazzeretti, 2020 ; Jo, Park, 2021 ; Lallement, 2021). En particulier, les musées ont intensifié voire développé leurs stratégies pour maintenir un lien avec leurs publics au sein d’un « espace virtuel » de médiation culturelle (Burke, Jørgensen, et Jørgensen, 2020). La place du numérique, déjà importante dans notre société, a été prédominante lors de cette période, accélérant le passage vers la rematérialisation2 des services (Vinck, 2016 ; OCDE, 2021).
- 3 Anneloes Officier, Floor De Weger et Tessa Kerman. Anneloes Officier, 31 ans en mai 2020, se présen (...)
2Dès le premier confinement, différents challenges ont émergé, rassemblant des internautes sur les réseaux sociaux autour de thématiques particulières : nous examinerons ici le cas des Museum Challenge et des copies créatives qui ont été un des phénomènes culturels remarquables de cette période. Initié par trois néerlandaises en 20203, le premier challenge de ce type, #tussenkunstenquarantaine, proposa dans un premier temps de reproduire une œuvre d’art avec trois objets du quotidien puis de partager cette réalisation en forme de devinette visuelle sur les RSN en invitant les internautes à essayer d’identifier l’œuvre-source (Andreacola, 2020a). Il changea ensuite d’objectif et de format en étant approprié par des musées qui proposèrent aux internautes, à partir des œuvres numérisées de leurs collections mises à disposition en libre accès, de créer et de partager leurs copies en les postant à côté de la reproduction de l’œuvre-source. On est ainsi passé d’une image-devinette unique à deux images juxtaposées : la copie créative et la photographie de l’œuvre-source. C’est ce second Museum Challenge, lancé après #tussenkunstenquarantaine, que nous avons choisi d’étudier en raison de son ampleur et de sa reconfiguration par les musées. L’usage d’Instagram, son accessibilité et sa large audience suscita la participation de nombreux individus à ces challenges. Dans le cas que nous étudions, la viralité de ces challenges ne se mesurait pas seulement en nombre de likes, mais aussi d’après leur capacité à mobiliser, voire créer un réseau d’acteurs contributeurs, qui pourrait perdurer dans le temps.
3Ces challenges semblent être le résultat d’une appropriation progressive de la culture numérique par des acteurs du milieu culturel et artistique. Bien qu’ils soient toujours présentés comme des dispositifs participatifs adressés à des amateurs non spécialistes, notre recherche montre qu’ils se structurent en réalité autour d’individus familiers du monde de l’art et des musées, souvent professionnels de l’art, de la culture, de la communication et de métiers créatifs. Quoi qu’il en soit, certains musées se sont saisis de ce dispositif pour maintenir, voire développer, un lien avec des publics distants, dans un contexte inédit de fermeture et de fragilisation potentielle à plus long terme : on peut notamment citer, aux États-Unis, le Getty Museum de Los Angeles et en France le Palais des Beaux-Arts de Lille.
- 4 Cette définition négative des amateurs, en miroir inversé par rapport au monde professionnel, renvo (...)
4Considérés comme un phénomène remarquable par des médias, spécialisés ou non dans le champ de l’art, qui en ont fait largement fait écho pendant les périodes de confinement, les challenges muséaux s’inscrivent dans une mondialisation de la culture (Sapiro, Pacouret, Picaud, 2015). Ils s’insèrent également dans un contexte d’expansion des espaces numériques propres aux « cultures numériques » (Cardon, 2019). Au-delà de la « mise en scène de soi » et de l’« individualisme expressif » qui les caractérisent (Allard, Vandenberghe, 2003 ; Miura, 2020), ils ambitionnent de susciter une dimension participative intense entre les utilisateurs (Cardon, 2019). Cette dimension est présentée comme un bouleversement des codes habituels du monde culturel et des hiérarchies établies entre professionnels et amateurs. Cela contribue à naturaliser, de fait, une figure de l’amateur créée à partir de paramètres économiques et politiques, sans prise en compte de paramètres esthétiques4 (Flichy, 2004 ; Bordeaux, Caune, Mervant-Roux, 2011).
- 5 Ce projet s’intéresse à la viralité des Museum Challenge sur Instagram, aux discours des musées imp (...)
5Dans cet article, nous présentons les premiers jalons d’une recherche menée dans le cadre du projet DaMuCo5 en particulier ses enjeux méthodologiques liés à la recherche et au traitement de données issues d’Instagram. Cette recherche interdisciplinaire combine des approches méthodologiques et conceptuelles en sciences de l’information et de la communication, histoire de l’art et sciences de l’informatique. Notre propos s’articule en trois points : le cadre conceptuel et les questionnements du projet de recherche sont présentés en première partie tandis que les enjeux méthodologiques sont développés dans un second temps. Les premiers résultats issus de cette recherche et un retour réflexif sur les méthodes employées seront exposés dans la troisième partie de ce texte.
6Ce challenge muséal n’est pas le premier défi lancé sur les RSN. Depuis les années 2010, des recherches menées sur ces défis mettent en évidence trois caractéristiques principales :
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une « philanthropie de masse » (Zunz, 2012 ; Alalouf-Hall, 2018), comme dans le cas de « l’Ice Bucket Challenge » ;
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la reproduction d’une action réalisée par une « influenceuse » ou un « influenceur », par exemple le « Kylie Jenner Lip Challenge » (Ikiz, 2018) ;
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un effet « boule de neige » lié à la viralité potentielle des challenges (Wagener, 2022).
- 6 Notre étude des Museum Challenge de 2020 intègre quatre mots dièses : #tussenkunstquarantaine, #get (...)
- 7 Julie Ramos, Léonard Pouy (dir.), Le Tableau vivant ou l’image performée, Paris : Mare & Martin.
7Le Museum Challenge6 relève de la troisième caractéristique puisqu’il propose de reproduire une œuvre d’art avec des objets du quotidien disponibles dans l’espace contraint du domicile et de poster sa réalisation juxtaposée à l’image de l’œuvre-source. Cette initiative fondée sur la pratique de la copie créative est loin d’être novatrice : reproduire des œuvres d’art, par différents moyens picturaux ou par des tableaux vivants7 est une pratique aussi ancienne que la création artistique elle-même, dans une démarche de reproduction fidèle ou de détournement. En revanche, les copies que nous étudions se singularisent de quatre façons : leur support (numérique), leur format (juxtaposition de l’œuvre-source et de la copie), leur diffusion (circulation selon les règles des réseaux sociaux) et leur échelle de réception (mondialisée).
8L’étude de ce challenge questionne le principe de « reformulation » comme l’avait théorisé Jean Peytard (1984), puisque les auteurs de copies créatives tentent de s’approprier une œuvre d’art pour en proposer une interprétation, plus ou moins semblable à l’œuvre originale (fig. 1).
Figure 1. Le Gobelet d’argent, Jean-Baptiste Siméon Chardin, vers 1730, Palais des Beaux-Arts de Lille et sa copie créative repostée par le compte @Tussenkunstenquarantaine
© Palais des Beaux-Arts de Lille, 2020, diffusé dans le cadre du challenge du Palais des Beaux-Arts de Lille (#artenquarantaine)
9Elle nous permet également de questionner la façon de mener une recherche presque exclusivement à partir d’un corpus issu d’un RSN. Bien que les musées impliqués mettent en avant l’idée que l’espace numérique permet de compenser la perte de l’espace physique (le musée fermé), nous considérons que cette séparation entre espaces numérique et espace physique, relevant du sens commun, n’est pas opérante au vu de l’évolution conjointe des pratiques culturelles et de la culture numérique. L’étude de ce phénomène requiert des outils méthodologiques de collecte et d’analyse spécifiques que nous présentons dans cet article, mais nous ne considérerons pas qu’il s’agit de pratiques exclusivement numériques. Par ailleurs, nous nous intéressons à sa diffusion et aux discours promotionnels qui l’accompagnent, ainsi qu’à la fabrication du challenge et à ses liens avec des pratiques culturelles plus traditionnelles. Nous les considérons donc comme des pratiques sociales contemporaines qui réactualisent des pratiques plus anciennes et contribuent à la circulation d’une culture artistique et visuelle dans la société.
10La spécificité d’Instagram est de publier des images sur un compte personnel auprès de groupes d’abonnés souvent désignés par « communautés », que l’utilisateur choisit d’ouvrir (compte public) ou de restreindre (compte privé). Il s’inscrit dans la continuité de la culture du blogging et du microblogging (Cassili, 2010) et peut contribuer à amplifier les phénomènes de tendances (trends) à une échelle mondiale puisque son accès est quasi universel (la quasi-totalité des pays du globe autorise l’application) : selon les données chiffrées d’Instagram de 2020, « 88 % de l’audience d’Instagram est domiciliée en dehors des États-Unis »8. Au total, on dénombre 1,386 milliard d’utilisateurs actifs mensuels en 20219.
11Les études disponibles sur Instagram s’inscrivent dans le champ de recherche des network studies of social influence qui traite des données ou thématiques suivantes : tranche d’âge, question de la santé mentale, usages des réseaux sociaux, etc. Quant à l’analyse statistique d’Instagram, celle-ci est disponible dans les différents rapports10 que l’entreprise produit chaque année. D’après ces statistiques, une publication génère en moyenne 62 likes et 5 commentaires ; le taux d’engagement a diminué de 0,84 % en 2021 pour atteindre 1,42 % en 2022 ; la majorité des utilisateurs (53,6 %) ont moins de 1 000 followers – soit une augmentation de 1,25 % depuis 2020 du nombre d’utilisateurs à moins de de 1 000 followers. Alors que les femmes sont plus nombreuses que les hommes sur les RSN aux États-Unis11, on observe que le rapport hommes-femmes des personnalités les plus influentes sur Instagram dans le monde est de 40 % de femmes et de 60 % d’hommes, d’après la liste des 50 premiers profils12.
12Cependant, les évolutions constatées en 2021 sont ambivalentes : il y a « une diminution du taux d’engagement global, par rapport aux résultats de 2020 (-2,26 %) » (Abela, 2021)13, c’est-à-dire une plus faible interaction entre les utilisateurs et une entité (entreprise, marque, etc.) ; on constate en revanche un dynamisme et une attractivité de la plateforme en 2020 à une plus petite échelle (interaction entre des comptes plus petits avec un plus petit nombre de followers). Notre objet de recherche relève de cette dernière catégorie : il n’y a pas, a priori, d’enjeux économiques derrière les challenges muséaux, leur vocation première étant la volonté de développer des solutions de présence face à la fermeture des musées et de maintenir, voire de favoriser, les liens entre les musées et leurs publics en les fondant sur la participation.
- 14 Pour Katz et Lazarsfeld (1955), les médias présentent quatre usages différents à partir desquels le (...)
- 15 Par approche compréhensive, nous nous référons à l’approche wébérienne qui sous-tend les trois aspe (...)
- 16 La création de ce corpus de 10 000 images sera développée dans la partie méthodologie.
13Nous questionnons la manière dont sont organisés ces challenges, l’engouement pour ce challenge, ce qui est montré sur les publications Instagram et la manière de procéder pour réaliser les copies. Pour cela, nous structurons nos hypothèses à partir de la théorie des quatre usages des médias de Katz et Lazarsfeld (1955)14. La participation à ce challenge permettrait aux individus de « se distraire » (1) en proposant une activité culturelle et artistique (2). Ce challenge permettrait par ailleurs de « mettre en relation des individus qui ont les mêmes intérêts » culturels et artistiques (3). Enfin, les participants « mettraient en avant leurs compétences et leurs intérêts personnels dans un objectif d’autopromotion », artistique et non artistique (4). La notion de « musée imaginaire » (Malraux, 1947) permet également de discerner ce qui se joue dans le rapport médiatisé à l’art proposé par les images diffusées dans les posts, ainsi que dans le rôle des médiums techniques dans la diffusion de la culture artistique visuelle et des savoirs relatifs à l’histoire de l’art. Nous avons pour cela combiné deux approches, compréhensive et structurelle15, pour analyser les données (images) et des métadonnées disponibles, à partir d’un corpus considérable d’images16 (tableau 1).
Tableau 1. Répartition et objectifs des deux approches employées dans la méthodologie d’analyse du projet DaMuCo, 2022.
- 17 Il s’agit d’une réinterprétation qui intègre différentes sources pour créer une œuvre tierce qui re (...)
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Points d’étude
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Approche compréhensive
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Approche structurelle
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Objectifs
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Making-of
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Comprendre la manière dont les individus ont procédé pour créer leur copie créative : temps, objets utilisés, cadre concret du travail de création visible dans la copie et la mise en scène éventuelle du processus de création et sa dimension performative.
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Connaissance du challenge
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Identifier certains acteurs individuels et collectifs, et proposer une typologie des personnes participant à ce challenge.
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Intentions
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Identifier les raisons pour lesquelles des individus participent à ce challenge : affirmer leur amour des musées et de l’art, partager leurs passions individuelles, mettre en avant leur habileté et leur inventivité, prendre de la distance et positiver leur expérience de confinement, diffuser des messages humoristiques, enrichir leur « communauté », etc.
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Expériences muséales/culturelles
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Comprendre l’impact du confinement sur l’expérience de l’art et l’expérience muséale en dehors de la fréquentation matérielle des œuvres et des musées, sur la culture numérique (Andreacola, 2020), et sur les formes et enjeux de la participation (Bordeaux, 2015).
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Circulation des productions d’image
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Observer la mise en visibilité et la circulation de certaines copies via les processus d’influence qui agissent sur une interface web (Instagram).
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Degré de ressemblance
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Mesurer le degré de ressemblance entre copies créatives et images sources. Nous partons du principe qu’il existe différentes formes ou degrés d’altération : altération totale (absence de ressemblance) à une altération inexistante (copie), dont la variabilité se structurerait soit en « mash-up »17 (Shiga, 2007 ; Bourgatte, 2019), soit en copie conforme, soit en retranscription de l’œuvre. Cela permet de prendre en compte le degré de jeu entre œuvre-source et copie, et de poser des hypothèses explicatives sur ce que ce degré cherche à signifier.
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14Les méthodes de recherche sont plurielles puisqu’il s’agit d’analyser sémiotiquement un corpus quantitatif et qualitatif (Courtin, Foucault, 2015 ; Andreacola, 2020). Pour ce faire, nous combinons deux approches structurelles (à tendance quantitative-instrumentée) et compréhensive (à tendance qualitative-peu instrumentée) pour appréhender notre objet d’étude dans sa globalité (fig. 2).
Figure 2. Synthèse des méthodes employées dans le cadre du projet DaMuCo, auteures, 2022.
15L’analyse qualitative est utilisée pour l’étude approfondie des images. En revanche, toutes les hypothèses qui reposent sur le flux, les données quantitatives et l’analyse systématique d’éléments liés à la crise sanitaire ou à un environnement domestique, seront traitées de façon automatisée.
- 18 Ce travail de récupération de données a été réalisé par les ingénieurs de recherche du Gricad et du (...)
- 19 Après une nouvelle récolte des données qui répondait à une nouvelle requête du travail (intégrer de (...)
16La collecte de données a été réalisée en 2020 selon la méthode du webscraping (récupération des images et des métadonnées associées aux images)18. Le jeu de données (datasets) récupéré comportait initialement les cinq mots dièses mentionnés précédemment. Notre premier corpus, exploratoire, comportait plus de 60 000 images, et a ensuite été ramené à 10 000 images pour former notre corpus principal19. Afin de tester notre méthode qualitative, nous avons créé un corpus de travail de 1 000 images extraites aléatoirement de l’ensemble du corpus général en veillant à ce qu’il n’y ait pas de doublons.
17Dans ce corpus restreint, les objets du quotidien relatifs à la Covid sont peu présents, relèvent de signaux faibles, ce qui était un peu surprenant étant donné que la présence de ces objets était un des paramètres du challenge. Or nous souhaitions les rechercher par l’analyse automatisée du corpus principal (cf. fig. 2). Nous avons donc organisé notre travail de la façon suivante :
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Pour identifier ces objets, nous avons travaillé « à l’œil » et identifié quatre objets du quotidien récurrents (masques, papier toilette, téléphones, gants). Cette identification sera ensuite automatisée puis généralisée à notre corpus principal.
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Nous avons défini une grille analytique pour mesurer le degré de ressemblance entre les copies créatives et les images des œuvres-sources, i.e. les degrés d’altération entre ces images.
- 20 Le motif (primaire), le thème (secondaire) et le contenu (symbolique) de l’image produite.
18L’analyse descriptive des copies créatives a également pour but de dégager une typologie. Pour cela, nous avons procédé par examen exploratoire « à l’œil » selon les principes d’iconologie de Panofsky20 (1939), en faisant défiler les images du corpus (fig. 3).
Figure 3. Exemples de copies créatives extraites du sous-corpus, données Instagram et projet DaMuCo, 2022.
19Nous avons complété ce travail en étendant l’analyse exploratoire à deux autres corpus, déjà constitués : les copies créatives publiées dans l’ouvrage du Getty Museum Off the Walls : Inspired Re-Creations of Iconic Artworks (2020, Los Angeles, USA, Getty Publications), résultant d’une sélection opérée par le musée parmi les posts créés autour de son hashtag, ainsi que le top ten des œuvres les plus copiées, offrant de très nombreuses variations exploitables pour la définition des degrés d’altération : la Jeune fille à la perle de Vermeer (vers 1665, Mauritshuis, Pays-Bas), La vague d’Hokusai (vers 1830, Metropolitan Museum of Art, New York City), La nuit étoilée de Van Gogh (vers 1889, Musée d’art moderne, New York City), Le cri de Munch (1893, Nasjonalgalleriet, Oslo), Le baiser de Klimt (1808-1809, Österreichische Galerie Belvedere, palais du Belvédère, Vienne), American Gothic de Wood (1830, Art Institute of Chicago), La Cène de De Vinci (1495-1498, Église Santa Maria delle Grazie, Milan), La création d’Adam de Michel-Ange (1508-1512, Vatican), La Laitière de Vermeer (vers 1660, Rijksmuseum, Amsterdam), l’autoportrait au collier d’épine de Frida Khalo (1940, Harry Ransom Center, Austin).
- 21 Florence Raymond, Palais des Beaux-Arts de Lille ; Antoine Courtin, Musée d’Orsay et Musée de l’Ora (...)
20Dans un premier temps, nous nous sommes intéressées aux discours d’accompagnement produits par les institutions muséales. Pour cela, nous avons réalisé huit entretiens avec des professionnels et chercheurs partenaires du projet de recherche21 portant sur quatre thèmes :
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Les objectifs du côté des publics ;
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Les outils numériques, les réseaux sociaux et l’expérience muséale ;
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La représentation de l’expérience vécue par les publics pendant les périodes de confinement ;
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Les éléments explicatifs pour réaliser la recherche dans le cadre du projet DaMuCo.
- 22 Compte @projetdamuco sur Instagram. Consulté le 30 novembre 2023.
21Ensuite, nous avons réalisé des observations participantes puis établi des échanges informels en créant un compte Instagram du projet de recherche22. Il relate l’avancée de nos travaux et est un observatoire des pratiques culturelles numériques sur Instagram. Face aux limites de la passation d’un questionnaire sur le réseau social, on constate que l’interaction directe (à partir d’une publication, d’une story) est à privilégier pour prendre contact et interagir avec les challengers.
- 23 Les résultats seront développés dans un autre article scientifique et nous faisons le choix de n’es (...)
- 24 Parmi les principaux comptes qui continuent à alimenter ce challenge on peut citer : @arthistoryleg (...)
- 25 Cette typologie a été développée lors du colloque « Médias et Viralité » en novembre 2022, Marie-Al (...)
22Sans développer plus précisément ici les résultats de ce travail23, nous avons pu constater plusieurs éléments. Tout d’abord, comme tout challenge en ligne, il existe une période de forte intensité (ou viralité) qui s’explique, dans ce cas, par la période de confinement et l’usage important des RSN durant cette même période. On constate également que, si l’intérêt des musées pour ces challenges est limité aux périodes de confinement, c’est-à-dire à l’année 2020, la pratique sociale et artistique de production de copies créatives par des individus sur les RSN préexistait à ce phénomène constaté en 2020, et persiste encore aujourd’hui au sein d’un groupe d’individus qui l’alimente24. En somme, ce sont les cinq mots dièses qui à un moment donné du challenge furent relayés par des comptes institutionnels plus visibles qui ont, par effet « boule de neige », généré la viralité et la visibilité du challenge. Ces observations nous ont par ailleurs permis d’établir quatre types de participants du challenge : copiste-expert (majoritairement des artistes qui valorisent leur travail), copiste-connaisseur (majoritairement des connaisseurs du monde de l’art), néo-copiste (majoritairement des familles) et copiste opportuniste (majoritairement des individus en recherche de visibilité)25.
23Pour ces quatre types, nous constatons une majorité de femmes participantes : Instagram est un RSN plutôt utilisé par les femmes, et cette activité artistique conforte ce que les enquêtes sur les pratiques culturelles ont déjà mis en évidence sur les rapports genrés à la culture. Par ailleurs, les auteurs et autrices de copies créatives ont intégré leurs animaux dans plus d’un tiers de notre sous-corpus, tout comme les enfants qui sont également très présents, en particulier dans les productions des néo-copistes. Ce constat qui nous paraît en partie lié aux conditions de productions contraintes à l’espace domestique dans cette période, ainsi qu’à des stratégies de présentation de soi et d’« extimité » (Tisseron, 2011) caractéristiques de la culture numérique.
24Nous avons enfin identifié un « public de participants » particulier et circonscrit. En effet, l’initiative a émergé dans un cercle familier de l’art et des institutions culturelles, travaillant dans ou en proximité avec les musées, ayant une affinité personnelle avec le monde de l’art et de la culture. Elle s’est diffusée plus largement, sur Instagram et sur d’autres RSN (Twitter, Facebook) vers des individus intéressés par une activité créative ponctuelle, un divertissement, un maintien du lien social, ou une forme artistique d’individualisme expressif. Si les musées et les médias affirment que ce challenge est librement et facilement accessible à tous, on observe néanmoins le maintien d’un réseau d’experts et de connaisseurs, agissant et communiquant dans un cercle d’entre-soi au sein d’un plus large réseau, reproduisant ainsi une forme de distinction sociale au sein d’un espace virtuel.
25Les challenges muséaux sont présentés par leurs promoteurs et dans les médias comme innovants, participatifs et valorisants. Nous avons pu également observer la fascination qu’exercent ces images, d’abord sur les médias qui les ont largement relayées, puis sur de nombreux partenaires culturels et collègues à qui cette recherche a été présentée. Que peut-on retenir, avec la distance analytique, des croyances et des attentes qu’ils expriment ? Tout d’abord, qu’il ne s’agit pas seulement d’une initiative descendante (de l’institution muséale vers ses publics) ou ascendante (des publics vers l’institution) mais d’une combinaison d’une part d’initiatives et de savoir-faire individuels, d’autre part de recherche de solutions, de bricolages, par les institutions, rendant complexe l’identification de l’origine du challenge et des causes de sa dynamique. Si les hiérarchies habituelles du champ muséal ne sont pas redéfinies, on assiste néanmoins à des formes de reconfiguration, ou à tout le moins de tentatives de reconfiguration de la relation à certains types de publics.
26Ensuite, sous la même dénomination de challenge, on voit s’agréger des motivations, des contextes et modalités de production, des degrés d’habileté et des messages sous-jacents extrêmement divers. Les musées et les médias tendent à mettre en valeur et à faire circuler les réalisations qu’ils considèrent comme les plus réussies, selon des canons propres à leurs modèles culturels et esthétiques, mais nos corpus témoignent d’une inventivité qui puise aussi bien dans la culture populaire ou la culture alternative que dans une connaissance experte de l’histoire de l’art, de conditions de production parfois quasi professionnelles, parfois avec les moyens du bord, sans compter l’exhibition d’un style ouvertement relâché ou d’une technique volontairement dégradée par des auteurs de copies dont on peut discerner par divers signes visuels intentionnels qu’ils sont pourtant de fin connaisseurs.
27Par ailleurs, le protocole de notre recherche soulève différentes questions liées à l’observation et l’analyse d’une pratique sociale, créative et artistique à partir de données numérisées (les œuvres-sources) diffusées dans un espace public numérique.
28Ce travail combine plusieurs aspects méthodologiques et transdisciplinaires ce qui implique des allers-retours entre une base de données conséquente (corpus restreint de 1 000 images, issu d’un corpus initial de 60 000 images) et une sélection précise du corpus. Cela nécessite des hypothèses qui peuvent se décliner à plusieurs échelles et s’articuler autour d’un corpus à dimensions variables. Le travail exploratoire réalisé à « l’œil » sur la sélection des copies créatives nous a permis d’identifier des tendances et des procédés que nous souhaitions vérifier de manière automatisée dans la base de données élargie. En revanche, une des limites à laquelle nous nous sommes retrouvées confrontées fut la complexité de traduire nos intentions de recherche dans un algorithme correspondant. Il se révéla en effet quasiment impossible de mesurer, par l’intelligence artificielle, un degré de ressemblance et/ou de dissemblance entre deux images dont les formes et les couleurs sont soit proches, soit au contraire très divergentes, et dont les principes sont très différents : l’image source est le plus souvent un tableau (représentation picturale) et la copie créative est le plus souvent une photographie, illustrée par des tableaux vivants (individus, animaux) ou des montages de matériaux divers (tissus, pièces de jouets, objets divers). En conséquence, l’usage de la machine pour l’analyse de ce challenge reste quantitativiste, c’est-à-dire que nous l’utilisons pour analyser les métadonnées (nombre de likes, repartage) et faire émerger les réseaux (les abonnés qui suivent plusieurs comptes) mais non pour une interprétation des sujets représentés.
29Ensuite, nous avons été confrontées à un corpus non figé, qui change avec le temps. Les métadonnées d’un post sont en effet évolutives : un post peut être supprimé, compter plus ou moins de likes d’un jour à l’autre, être modifié, etc. C’est en ce sens que ce travail s’appuie sur un corpus instable et évolutif. Ce point permet de mettre en évidence une autre limite, celle de la reproductibilité de la recherche.
30Enfin, en ce qui concerne la partie qualitative et compréhensive de l’analyse du challenge, nous avons été confrontées à des problèmes assez proches de ceux de recherches plus conventionnelles. En particulier, le recrutement des enquêtés est tout aussi complexe que pour un terrain « physique » : il a fallu créer un compte Instagram propre au sujet de cette recherche pour que le recrutement et les interactions avec les challengers soient effectifs. Cela induit un biais important, puisque les personnes avec qui nous avons pu échanger ont choisi d’interagir avec nous pour promouvoir le travail qu’elles avaient fourni, et ne sont par conséquent pas représentatives de l’ensemble des challengers.
31Pour conclure, notre article rend compte des méthodes employées pour réaliser un travail d’analyse sémiotique sur un corpus d’images Instagram. Nous voulions tout d’abord situer le challenge pour en expliquer les éléments constitutifs. Il s’agissait également de réfléchir à la manière dont on pouvait combiner « terrain physique » et « terrain numérique » pour comprendre toute la complexité de ce challenge. Sa circulation a été effective pendant une période de confinement total avec des individus désireux de maintenir un lien social tout en préservant une créativité (ce qui habituellement caractérise la pratique en amateur), la dimension numérique dépend alors surtout de la dimension virale du challenge propre aux RSN.
32Mais derrière cette dimension numérique, ce challenge met aussi en évidence un travail ancré dans quelque chose de tout à fait matériel : des espaces intimes aux objets du quotidien en passant par des expositions dans les musées (Palais des Beaux-Arts de Lille avec l’exposition Art en quarantaine) ou encore des livres (Off the Walls: Inspired Re-Creations of Iconic Artworks, publié par le Getty Museum en 2020). Enfin, cela procure une visibilité inédite aux différents types d’acteurs qui ont pu participer activement à la fabrique des copies créatives.
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