1L’enjeu de la connaissance des publics des musées est inscrit depuis plusieurs décennies au cœur des politiques institutionnelles. Malgré un déploiement souvent sous forme de littérature grise, les études des visiteurs ou études des publics, envisagées comme un champ de recherche au sein des études muséales (Eidelman, Roustan, 2008, p. 4), ont permis un fort accroissement des connaissances et des modalités de représentation du public. L’enquête, qualitative comme quantitative, constitue alors un outil essentiel pour donner à voir le public à l’institution.
2Au-delà des seules enquêtes et de l’évolution de leurs protocoles méthodologiques, le déploiement des outils numériques d’aide à l’interprétation patrimoniale (borne interactive, guide multimédia, etc.) offre en parallèle la possibilité d’enregistrer les actions effectuées sur l’outil (activation, clic, etc.) par les visiteurs équipés. Certaines actions sont transformées et traduites automatiquement en langage numérique. Elles deviennent en ce sens des inscriptions numériques, considérées comme les traces d’un usage et d’une pratique culturelle et sociale, à savoir celle de la visite patrimoniale (Souchier et al., 2019). Ces processus de récolte de données, par l’enquête de terrain ou par les mesures des traces d’usage en ligne, s’appuient sur l’idée que par eux pourront être assemblées des pratiques individuelles afin de révéler, dans un sens quasi-photographique, un public (Le Marec, 2008, p. 28). Si ces volontés de détermination d’une audience sont anciennes, et à l’œuvre dans des champs multiples en particulier dans les médias, elles se caractérisent par la nécessité de recourir à des dispositifs façonnant cette audience. Tout comme elle, le public de musée se présente donc comme un construit, par l’enquête notamment, résultat d’un processus de fabrication orchestré par une institution, à la manière des statistiques administratives produites par l’Etat (Desrosières, 2010, p. 27).
3Au cœur des institutions patrimoniales, dans ce mouvement global de numérisation d’actions des visiteurs effectuées sur les outils d’aide à l’interprétation, tout un arsenal de logiciels est alors déployé pour passer d’une inscription enregistrée à une information donnée à voir et à lire pour les gestionnaires de sites patrimoniaux. Mais ce processus apparaît souvent invisibilisé, effaçant les médiations à l’œuvre dans la production et le rendu des données aboutissant à ces modalités de mise en visibilité des publics et de leurs pratiques. Comme le rappelle Joëlle Le Marec, ces médiations, propres à la situation d’enquête en tant que processus communicationnel, sont elles-mêmes fréquemment effacées lors des enquêtes hors contexte numérique : « Il n’existe en réalité aucun fait social brut qui tirerait sa vérité du fait qu’il advienne sans avoir été mis en forme dans un processus de communication » (Le Marec, 2002).
4De nombreux chercheurs en sciences de l’information et de la communication ont également rendu compte du caractère construit de la donnée en contexte numérique, envisagée comme la structuration d’un matériau issu de l’enquête ou d’une trace d’usage en ligne (Bonaccorsi, Tardy, 2019 ; Jeanneret, 2019). Les travaux portant sur les outils numériques envisagés comme médias informatisés ont explicité les modalités d’écriture mais également l’épaisseur documentaire permettant l’accès à l’information (Tardy, Jeanneret, 2007). Ainsi, dans ce cadre, « parler de données revient, avant tout, à qualifier des régimes d’écriture, de connaissance et leurs usages sociaux » (Bonaccorsi, Tardy, 2019, p. 12).
5C’est à cette compréhension des logiques d’invisibilité des médiations que cet article s’attache en s’interrogeant plus particulièrement sur les modalités de figuration des publics et de leur pratique dans les logiciels de reporting ou « tableaux de bord ». L’intérêt ici est à la fois de questionner la prétention des entreprises du numérique à fournir des études de publics de façon automatisée et en temps réel, vendue comme une plus-value au déploiement d’outils numériques d’aide à l’interprétation, tout en regardant les modalités de fabrication des données et leur mise en forme (datavisualisation). Nous proposons donc de nous intéresser de plus près à ce que l’on donne à voir ou à lire du public dans ces logiciels. En d’autres termes, si ces derniers ne sont qu’un exemple supplémentaire du mouvement de textualisation des pratiques sociales (Souchier et al., 2019), quelles représentations du public construisent-ils et mettent-ils en exergue ?
- 1 Étude commanditée au Centre Norbert Elias par Avignon Tourisme L’HistoPad du Palais des papes : car (...)
6Cet article prend appui sur des études de réception de différents outils numériques d’aide à l’interprétation (cartel numérique, table interactive, application mobile d’aide à la visite)1 menées depuis 2019 dans différents contextes (enquête commanditée ou séminaire de recherche). Lors de ces études, nous avons pu accéder et collecter différents documents synthétisant des informations sur les visites. L’analyse des données de visite issues de logiciels de reporting présentant des statistiques élaborées à partir des actions des visiteurs a ainsi pu être mise en regard des discours d’escorte des outils étudiés et des statistiques issues des données de billetterie. La méthodologie d’analyse est donc multiple, combinant une approche sémiotique des tableaux de bord (contenu et format pour identifier les éléments présents, modalités de désignation, mises en forme, etc.) à une analyse de discours d’escorte relevant particulièrement les promesses énoncées relatives à une automatisation de la connaissance des publics par les outils numériques.
7Dans une première partie, nous interrogerons l’intégration des propositions de ces modalités « numériques » de connaissance des publics au regard du développement de l’évaluation muséale. Elle montre ainsi que différents enjeux liés à un contexte de politisation de la connaissance des publics se rencontrent dans une visée évaluative. Dans une seconde partie, nous verrons que la fabrication des indicateurs et la mise en forme des données confirment la primauté accordée à la recherche d’accroissement de la performance, à la quête de l’opérationnalité et au pouvoir de la statistique. Dans ce cadre, la connaissance du public fonctionne de manière contradictoire par la nécessaire invisibilisation du contexte social propre à la mesure d’audience.
8Développée initialement dans un objectif de connaissance, l’évaluation muséale rencontre progressivement des enjeux gestionnaires liés à l’évolution politique des institutions. La logique de performance qu’elle sous-tend dès lors enjoint à multiplier et optimiser les outils de mesure gardant trace de l’activité des visiteurs. Parmi ceux-ci, les fonctionnalités de mesure d’audience des outils numériques de médiation re-déploient des promesses d’efficacité et d’optimisation dans la connaissance des publics.
9Au cœur des établissements, les premières données récoltées pour connaître les visiteurs sont les données quantitatives de fréquentation issues de la billetterie qui promettent d’offrir une vision d’ensemble du public. À l’appui d’une billetterie automatisée, d’une comptabilité manuelle ou d’outils de réservation en ligne, ces relevés de fréquentation ambitionnent une exhaustivité de la représentation des publics. Dans cette optique, le ministère de la Culture propose annuellement l’enquête Patrimostat2, une lecture nationale de la fréquentation des établissements patrimoniaux mais également une analyse croisée en fonction de critères liés à la nature des établissements (par type d’établissements, par région), et non aux caractéristiques propres au public (âge, genre, catégorie socioprofessionnelle, etc.). À une autre échelle, Avignon Tourisme, société gestionnaire du Palais des papes et du Pont d’Avignon, élabore annuellement à partir de ses données de billetterie, une synthèse sous forme de tableau de la fréquentation de ces deux sites patrimoniaux, axée sur des critères de consommation (visiteurs individuels ou en groupe, payants ou gratuits, billet jumelés ou non, lieu de provenance). Quant au Fort Saint-André, monument sous la gestion du Centre des Monuments Nationaux (CMN), la billetterie est un moyen pour élaborer des tableurs quantifiant et répartissant le public en fonction de leur pays de provenance, corrélé au chiffre d’affaires et au nombre de ventes. Ainsi les statistiques produites viennent alimenter les rapports d’activités et autres documents qui justifient auprès des tutelles la performance du travail réalisé à travers des données chiffrées.
- 3 Lise Renaud (dir.), Étude de l’HistoPad du Palais des papes : caractérisation des usages et recomma (...)
10Toutefois, cette approche, jugée limitée et souvent schématique et réductrice, est dès que possible complétée d’enquêtes quantitatives par questionnaire permettant de mieux connaître la composition du public. Ces dernières s’appuient alors sur un processus d’échantillonnage afin de parvenir à une représentativité de l’ensemble du public par l’enquête. Incontournable dans cette perspective, le travail originel de Pierre Bourdieu (1966) a fourni un modèle méthodologique et un cadre épistémologique à plusieurs générations d’enquêtes. Il conduit au constat, au tournant des années 2000, d’une forme de standardisation des protocoles de collecte et de traitement des données (Eidelman, Roustan, 2008, p. 17). Au-delà de la seule mesure quantitative, l’objectif de la connaissance des publics se déplace progressivement. C’est alors moins à travers la description de sa morphologie (âge, genre, catégorie socioprofessionnelle, capital culturel, etc.) que par une compréhension des ressorts de sa pratique et des composantes de son expérience que le public est décrit. De telles enquêtes ont par exemple été menées au Palais des papes, en complément de l’étude d’usage de l’HistoPad : des entretiens pré-visite dans les files d’attente pour comprendre les motivations et horizons d’attente, des observations dans les espaces d’exposition pour identifier les comportements et parcours des visiteurs, des entretiens post-visite pour comprendre l’expérience de visite3.
11La logique d’évaluation met alors plus proprement « l’accent sur les acquis du visiteur compte tenu des objectifs que le musée s’est donné » (Eidelman et Roustan, 2008, p. 25). L’identification préalable d’objectifs et la segmentation des publics en diverses sous-catégories (jeune public, public famille, etc.) illustrent la tendance au recours à l’évaluation muséale dans une logique marketing d’adaptation de l’offre à la demande des visiteurs (Le Marec, 2007). Cette perspective s’inscrit plus globalement dans le tournant dit « gestionnaire » vécu par les institutions patrimoniales depuis la fin des années 1980 (Tobelem, 2010). Celui-ci se caractérise par la nécessité pour celles-ci de développer leurs ressources propres tout en justifiant d’une meilleure gestion de l’argent public. Dans ce cadre, les enquêtes prennent désormais place dans des politiques de développement des publics tournées vers l’accroissement de la fréquentation et la fidélisation d’un « visiteur-usager » (Eidelman et Roustan, 2008, p. 27). Le public n’est plus uniquement considéré dans la relation à l’institution comme visiteur ; il apparaît également comme citoyen et usager d’un service.
12La logique de définition d’objectifs et de leur évaluation témoigne de la dépendance des musées, en tant qu’organismes publics, aux impératifs de bonne gestion financière que réclament la nouvelle gestion publique et le tournant néo-libéral à partir des années 1980 (Hassenteufel, 2021, p. 224-235). L’évaluation constitue dès lors un « instrument » de l’action publique (Lascoumes et Le Galès, 2004), afin d’une part de mieux répondre aux attentes et exigences des citoyens. Elle conduit d’autre part à encadrer et rationaliser la dépense publique en permettant la mesure a posteriori de la performance des résultats budgétaires dans le passage d’une logique d’attribution de moyens à une logique de résultats. Son essor dans les politiques publiques françaises dans les années 1980 rencontre ainsi le mouvement préalable de développement des enquêtes au sein du monde des musées évoqué précédemment. Elle se poursuit dans une généralisation de l’évaluation en termes de coûts et de performance (Hassenteufel, 2021, p. 31) touchant l’ensemble des institutions publiques. Des travaux coordonnés par le ministère de la culture ont ainsi proposé un répertoire des indicateurs de la satisfaction des visiteurs de musée (Eidelman, Jonchery, 2014) tentant de s’extraire de logiques purement comptables dans la mesure des publics pour considérer la part socio-symbolique de la pratique muséale. En effet, dans leur panorama des enquêtes de public en 2008, Jacqueline Eidelman et Mélanie Roustan notaient qu’« assez paradoxalement, on s’intéresse peu à ce qui concourt au sens même de l’acte de visiter et à sa singularité » (2008 ; p. 35).
13Les travaux menés sur l’évaluation muséale ont ainsi rendu compte du rôle de l’enquête dans la construction et le renforcement d’un lien de confiance entre l’institution et ses publics (Le Marec, 2007). Mais l’emprise du « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski, Chiapello, 1999) qui frappe les institutions depuis quelques décennies fait également de ces enquêtes un outil de gouvernance pour évaluer la performance des établissements. La standardisation des données récoltées, des indicateurs construits et mobilisés par l’enquête et des modalités de visualisation permises par les logiciels d’enquête conduit à une logique d’efficacité et d’interopérabilité des connaissances.
14En parallèle, depuis plusieurs décennies, l’informatisation des institutions muséales a touché progressivement tous les pans de leur activité : passage des inventaires manuscrits dans des bases de données informatiques, numérisation des objets de collection, outils numériques d’aide à la visite, etc. Souvent étiquetés sous l’appellation « médiation numérique » (Navarro, Renaud, 2019), ces derniers embarquent avec eux la promesse d’une meilleure connaissance des publics, comme plus-value aux produits développés par les entreprises du numérique.
15Les discours d’escorte produits par ces dernières valorisent fréquemment la possibilité, combinée à l’orchestration d’une visite, de récolte de données des pratiques de visite et d’une meilleure connaissance des publics. La promesse d’un suivi en temps réel des visiteurs (« Données à chaud, donc plus fiables et plus authentiques » peut-on lire sur le site web de l’entreprise GuestViews) se combine alors à une automatisation de l’évaluation : « Un reporting statistique : Retrouvez en ligne, en quasi temps réel, une analyse des usages de vos publics : profils des visiteurs, détails sur la durée des parcours, classement des consultés, commentaires et notes, etc. »4 ; « Tableau de bord avec statistiques et alertes en temps réel, rapports automatiques, analyse sémantique et fonctionnalité CRM »5. Mais au-delà de la seule automaticité, la mise en place de ces outils est accompagnée de la promesse d’une intelligibilité des pratiques de visite via des logiciels qui résument et présentent des indicateurs de comportements de visite ou de satisfaction. « L’HistoPad inclut un service complet de recueil et d’analyse des données de visite, pour connaître les usages des visiteurs, contribuer à leur fidélisation et permettre la conquête de nouveaux publics. Le traitement de ces données est conforme au RGPD »6.
- 7 À titre d’exemple, le questionnaire de fin de visite interroge directement à propos de l’outil : L’ (...)
16Ces promesses se nourrissent de l’ensemble de celles associées traditionnellement au numérique et en particulier aux Big Data (Ibekwe-Sanjuan, Paquienséguy, 2015). C’est un objectif d’appréhension du public dans sa totalité qui est promis, dans une reprise de la promesse d’exhaustivité revendiquée par les statistiques de billetterie. « Le triomphe du tout sur la partie » (Kotras, 2018) illustre ainsi la circulation de cet imaginaire depuis les mesures d’opinion sur le web jusqu’à l’ensemble des pratiques numériques. Plus qu’une seule exhaustivité, c’est une promesse de meilleure compréhension des pratiques qui apparaît (« la meilleure solution d’écoute client pour votre lieu physique » ; « mieux les comprendre » pour l’entreprise Guestviews). Pour ce faire, le relevé des traces d’usage peut être associé à des données personnelles relatives au public (âge, pays de provenance, accompagnement de la visite, etc.) saisies dans un « questionnaire de satisfaction visiteur » en fin de visite. Pourtant, cette promesse semble uniquement arrimée à une perspective de qualification et d’analyse de l’usage de l’outil : ce qui est évalué par le questionnaire est moins l’expérience de visite que l’outil numérique lui-même7.
17L’accès à l’information est ensuite permis par la consultation d’un tableau de bord. Le statut de celui-ci est particulièrement ambigu car il est présenté à la fois comme un outil de mesure, d’analyse et de visualisation. À la manière d’un Google Analytics, il écrase les processus œuvrant à sa fabrication : « l’ensemble complexe des médiations réalisées par la machine disparaît derrière le spectacle d’une pratique en train de se faire » (Grignon, 2015, p. 33). Parmi ces médiations, le processus de mise en image, aussi appelée datavisualisation, est d’une extrême densité pouvant être envisagée à la fois « comme un moyen de connaissance scientifique et d’analyse de données, comme une technique informatique, comme l’exposition de résultats, comme un produit, selon des perspectives plus ou moins attentives aux sémiotiques et aux épistémologies en jeu » (Bonaccorsi, Jarrigeon, 2014, p. 25). Voyons maintenant plus concrètement les modalités de fabrication des données, des traces d’usage et les interprétations qui en sont proposées à partir des terrains étudiés.
- 8 Le logiciel Matomo utilisé pour présenter les statistiques d’usages des tables interactives du Muse (...)
18Dans la tradition des outils de monitoring (des sites web) dont ils font partie8, les logiciels de reporting ou tableaux de bord ont pour mission de mettre en forme des données considérées comme significatives, parmi un ensemble de données collectées, et les présentent comme les traces d’une pratique et le moyen de mieux connaître leur public. Ils sont un espace de fabrique de l’information, au sens étymologique, issu du latin « in-formare » signifiant mettre en forme. Contrairement en effet, à l’idée répandue d’une sorte de naturalité de la trace du fait de la connexion dynamique qui la relie à sa source, nous postulons qu’en tant que signe la trace est à « considérer comme un mode particulier d’interprétation indicielle des signes » (Jeanneret, 2019, p. 52). Autrement dit, la trace résulte d’un processus interprétatif : elle est ontologiquement fabriquée en tant que signe de quelque chose avec lequel elle a un lien. Suivant cette perspective, l’intérêt est alors de comprendre ce qui est présenté comme trace à travers les tableaux de bord, et comme trace de quoi ? En somme, il s’agit de saisir les interprétations indicielles de la pratique de visite proposées aux gestionnaires du patrimoine à travers les tableaux de bord.
19L’étude de différents tableaux de bord permet de constater qu’ils sont issus d’un traitement informatique à partir de deux sources complémentaires. La première est celle des données d’activation de contenu (mise en route, paramétrage, chargement, clic, défilement, etc.). Une seconde (moins systématique) s’inspirant de la pratique des livres d’or, est issue d’une sollicitation plus directe à l’adresse des visiteurs (choix de photos, questionnaires, notations, etc.). Dans cet ensemble, les données collectées considérées comme significatives sont ensuite agrégées par le biais de formules mathématiques simples (somme, moyenne) pour être présentées à travers des tableaux de bord, logiciels qui usent à loisir des préceptes de la datavisualisation. Ces derniers offrent la possibilité aux gestionnaires patrimoniaux de lire des graphes, des résultats de calculs mathématiques et d’en inscrire de nouveaux dans la limite des paramétrages proposés voire imposés par le logiciel. En effet, certaines opérations ou croisements, bien que les données soient disponibles, ne peuvent pas être effectués. Par exemple, pour le tableau de bord destiné aux gestionnaires du Palais des papes, il n’est pas possible de croiser les types de données « usages » entre elles (par exemple données sur les activations de cartels numériques avec celles sur les chargements des restitutions numériques) ni de les corréler avec les espaces dans lesquels elles sont réalisées. De même au Museon Arlaten, chaque outil est traité de façon indépendante, il est donc impossible de corréler les usages de deux tables interactives.
- 9 Le tableau de bord utilise le lexique d’Histovery : hotspot pour désigner l’activation de la foncti (...)
20À l’origine des tableaux de bord, réside ainsi tout un ensemble de choix éditoriaux invisibilisés qui opèrent comme autant de sélections de ce qui est jugé pertinent pour une caractérisation de l’usage des outils et plus globalement des pratiques des publics. Par exemple, dans le tableau de bord résultant des usages de l’HistoPad du Palais des papes, l’onglet « comportement de visite » présente graphiquement des données spécifiques à chaque fonctionnalité technique de l’outil. Le lexique employé dans ces logiciels pour les décrire est ainsi une combinaison de termes du champ des musées (visite, visiteur, parcours, cartel, etc.), des études statistiques (historique, temps moyen, nombre moyen, etc.) et d’anglicismes issus du vocabulaire professionnel des entreprises du numérique (hotspot, immersive, etc.)9. C’est ensuite la quantité et la durée d’activation de chaque fonctionnalité (cartel, immersive, VA, etc.) qui sont présentées comme des mesures efficientes pour qualifier le comportement de visite. Dans cette figuration, la visite devient définie par sa durée et par la quantité d’activation des fonctionnalités. Les modalités de visite (en groupe, seul, etc.) et la nature des contenus (historique, esthétique, etc.) ne sont pas prises en compte pour construire les catégories de données et indicateurs.
- 10 Possibilité offerte par le tableau de bord des tables interactives du Museon Arlaten.
21Plus globalement, différents présupposés quant à la relation entre usage de l’outil et pratiques de visite gouvernent la façon dont sont élaborés les indicateurs censés synthétiser les caractéristiques des visites. Tout d’abord, l’activation d’une fonctionnalité est considérée comme une volonté d’accéder à du contenu, c’est-à-dire une volonté d’activité d’interprétation du patrimoine. L’activation se confond avec la lecture ou la consultation et présente en visiteur modèle celui qui active l’ensemble des fonctionnalités. Le nombre de clics, de chargements, d’actions sur l’écran devient un marqueur de performance. En ce sens, et en creux, ce qui n’est pas activé, utilisé, tend à être considéré comme un manque contre lequel il faut remédier. La bonne visite est celle où tout est consulté. La quantité devient synonyme de qualité. Or l’on est en droit de s’interroger, sur la représentation du public qui guide une telle vision. Est-ce que le comptage du nombre de panneaux de salles, de cartels regardés (sans être forcément lus) par des visiteurs permet de qualifier et renseigner les pratiques de visite ? Par ailleurs, chaque activation est considérée comme de nature équivalente, puisqu’elle peut être cumulée, additionnée indépendamment des contextes de visite. Il est par exemple impossible d’identifier si l’usage d’une table interactive10 a été réalisé à plusieurs mains ou de façon individuelle, puisque seul le nombre d’activations à partir d’un instant T est comptabilisé. Ce qui avait pu être dénoncé par Pierre Bourdieu pour les sondages d’opinion (1973) opère ici aussi dans l’idée de pouvoir cumuler des données (pourtant peu homogènes), afin d’en faire des moyennes ou des pourcentages.
22Ensuite, le deuxième présupposé est celui de l’équivalence entre la durée d’activation et l’intérêt des visiteurs pour un contenu ou une fonctionnalité. Dans la tradition des évaluations muséales chronométrant le temps de visite ou de celles d’audience en ligne mesurant le temps passé sur un site web (Grignon, 2015), la possibilité de chronométrer le temps d’activation est considérée comme une façon de mesurer l’attention portée à une information. Ainsi la durée passée est figurée comme une mesure permettant de qualifier la pratique de visite, avec le sous-entendu que plus le temps est long, plus l’intérêt est grand. La représentation du public repose ainsi sur les critères utilisés pour les études d’audimat, le public des sites patrimoniaux prend en ce sens les allures d’une audience. Pourtant, si l’exposition peut être considérée comme un média, il est indéniable que l’élaboration du sens repose sur une sémiosis complexe mêlant diversité des registres sémiotiques à du déplacement corporel et donc sensoriel. Ainsi, si le recours à la métaphore spatiale est devenue une manière courante de qualifier les pratiques numériques sur le web (les analystes du web parlent de « sites », « visiteur », « visite », etc.), ce rapprochement peut avoir favorisé, en retour, l’idée selon laquelle la visite patrimoniale in situ est assimilable à la mesure de l’audience de fonctionnalités techniques, telle que figurée dans les tableaux de bord.
23Enfin, une autre source qui permet de coder numériquement, de transformer en chiffres la visite est celle de la notation. Le recours à cette inscription, qui n’est pas systématique, mais qui s’appuie sur le système de notation numérique (Cardon, 2019, p. 321-329) et le régime de l’évaluation, offre la possibilité de corréler nombre d’activations, durée et indice de satisfaction à partir d’une échelle de notation. Ainsi, il devient envisageable de relier des calculs, des mesures en considérant que la satisfaction (mesurée de façon déclarative) peut être explicitée par rapport à des quantités ou durées d’activation.
24Les tableaux de bord, en tant qu’intermédiaire des bases de données, utilisent une écriture dont les caractéristiques (formes, contenus, agencements) concourent à produire une image des données retenues pleinement intelligible. Mettant à profit les propriétés de la graphique, c’est-à-dire sa capacité à transmettre des informations à travers des variables visuelles (plan, taille, valeur, couleur, orientation, forme) (Bertin, 1967), les tableaux de bord offrent une visualisation qui paraît à la fois lisible, simple, englobante et scientifique. En effet, dès le lancement du logiciel sont affichés à l’écran : diagrammes, courbes, camemberts, nombres, pourcentages, graphiques organisés suivant une double échelle en abscisse et ordonnée légendées, etc. En fonction de l’éditeur, le style visuel peut être plus ou moins esthétisé (jeu de couleurs et de typographies, fond blanc ou coloré, etc.). Il ressort dans tous les cas un effet de condensation de représentations graphiques de données statistiques (principes de la datavisualisation) qui produit un effet d’apparentes lisibilité et clarté immédiates.
Figure 1. Extrait de la page web portfolio Terence Marill, consultée en novembre 202311.
Figure 2. Capture d’écran d’une présentation synthétique des usages d’une table interactive, décembre 2021.
- 12 Cf. La visite des musées, expositions et monuments, Sandra Hoibian, Anne-Laure Mesenge, Solen Berhu (...)
25Le recours à ces formes graphiques est intéressant pour deux raisons principales. D’une part, cette visualisation graphique figure le public comme une donnée tangible et objective qui se mesure. D’autre part, elle convoque des instruments de rhétorique visuelle habituellement utilisés dans les discours scientifiques vulgarisés (Jacobi, 1999) et les rapports d’études quantitatives de publics12. Les tableaux de bord exemplifient les avantages des graphiques dans la communication scientifique : « présenter de façon simple des données nombreuses et complexes, construire une image évocative qui peut être retenue à la lecture, conférer une valeur scientifique aux affirmations, capturer l’attention, enjoliver la page, séduire et enfin engager le lecteur à terminer l’histoire » (Jacobi, 1999, p. 207).
26Sur ce point, remarquons que, comparativement aux rapports d’enquêtes, la constitution de la base de données et les modalités de recueil ne sont pas explicités dans les logiciels. L’enquête du CREDOC sur les visites de musées, d’expositions et de monuments donne par exemple à lire à la fois le questionnaire et des tableaux de synthèse qui agrègent certains résultats ; là où les logiciels de reporting affichent uniquement des graphiques ou des résultats. La valeur des logiciels semble en ce sens davantage reposer sur leur puissance de calcul (rapidité de traitement et quantité de données) que sur les modalités du protocole d’enquête mis en œuvre. L’argument de la scientificité est réduit à l’expression des formes arithmétiques et géométriques au détriment de l’exposition du protocole d’enquête. Le public devient chiffres, courbes, résultats, histogrammes comparables et agrégeables d’un musée ou monument à l’autre. Il gagne en lisibilité (visuelle) ce qu’il perd en complexité (sociale).
- 13 Publication sur twitter du top 15 hebdomadaire des commentaires HistoPad.
27Ce parallèle invite aussi à relever l’absence de commentaires entourant les visualisations de données statistiques. Si les rapports d’études quantitatives utilisent les graphiques pour illustrer ou démontrer des conclusions et interprétations, les tableaux de bord donnent à voir une totalité, offrent une vision panoptique, sans explicitement guider l’interprétation des gestionnaires. Ainsi, même si comme nous l’avons montré précédemment les indicateurs sont construits et reposent sur plusieurs présupposés, ils sont présentés comme une photographie prise « en temps réel » du public dont l’interprétation est laissée aux gestionnaires. En ce sens, les tableaux de bord se présentent comme exposant des traces des visiteurs, de leur visite, de leur comportement mais sans expliciter comment les comprendre ni préciser ce qu’elles peuvent signifier aux gestionnaires. Sur ce point, nos échanges informels avec les gestionnaires de sites patrimoniaux confirment une consultation occasionnelle des tableaux de bord mais font aussi état d’un besoin d’aide à l’interprétation et à l’utilisation des données visualisées. Au Palais des papes, là où les données peuvent être utilisées par le prestataire pour valoriser son offre13, le manque de temps ne permet pas au gestionnaire d’effectuer un travail systématique d’analyse à partir du tableau de bord. Finalement les données mises en forme dans le logiciel semblent être davantage un moyen d’argumenter sur des problèmes techniques auprès du prestataire (problème avec les casques par exemple), telle une caisse de résonnance de constats in situ. Concernant le Museon Arlaten, l’équipe de médiation a pu interpréter certaines statistiques consultées comme montrant un dysfonctionnement de lisibilité d’une arborescence (constat aussi effectué en observant les visiteurs en salle) mais sans avoir les moyens financiers de modifier l’outil de médiation concerné. Ainsi, la prétention à saisir les comportements des publics est un argument qui importe au moment du déploiement du choix de l’outil, embarquant un ensemble d’espoirs d’optimisation et d’évolution en temps réel mais qui reste déçu par la difficulté à se saisir de ses visualisations statistiques au-delà d’un simple indicateur de performance de l’outil.
28La prétention de ces outils est ainsi de donner à voir le public et ses modalités de visite en temps réel. Or il transparaît de ces logiciels une méconnaissance des pratiques de visite patrimoniale et une vision décontextualisée du parcours de la visite.
29L’analyse des logiciels de reporting des données produites à partir des dispositifs numériques de médiation patrimoniale montre que ceux-ci reprennent les rhétoriques propres à la construction de données quantitatives. La revendication de scientificité semble primer par la mise en forme et en scène de données numériques sous forme de graphiques et résultats chiffrés. Ce qui est donné à voir est une pratique de visite mesurable et quantifiable à partir de données simples. La logique de fabrication d’indicateurs, identifiée dans la lecture politique de l’évaluation muséale, trouve ici un écho à même de proposer une nouvelle économie de production de ces indicateurs œuvrant à la gouvernance des institutions. En renforcement de cette vision de la scientificité, les outils numériques apparaissent à même, en particulier dans les discours promotionnels des entreprises du numérique, de contrer toutes les difficultés et écueils des enquêtes. L’exhaustivité s’exprime d’une part par la capacité à atteindre toute la population de référence visée : tous les visiteurs sont concernés là où les enquêtes de terrain construisent tant bien que mal des échantillons dits représentatifs. Elle est présente d’autre part dans la circonscription des données récoltables : toutes les activités des visiteurs sont (potentiellement) mesurables là où l’enquête se réduit à un nombre limité de questions.
30Mais à la manière des discours d’accompagnement des Big Data, « tout cela se fait au prix de l’occultation du social, et du rôle de l’idéologie et du politique » (Miège, 2020, p. 76). En effet, si le numérique amplifie l’effacement du social, il n’en est pas pour autant la seule expression. Cette logique rencontre celles de la nouvelle gestion publique dans lesquelles sont désormais inscrites les institutions culturelles et patrimoniales. Le développement des indicateurs (quantitatifs) de performance réduit les appréhensions et compréhensions des publics et de leurs pratiques à des données chiffrées, à des outils de mesure et de lecture statistiques.
31Cet effacement des médiations implique une forme d’effacement des intentionnalités dans ce double jeu de l’objectivité et de la scientificité. Le caractère construit de la donnée, tout comme les choix préfigurant cette fabrication, sont gommés au profit d’une vision quasi « épiphanique » du public. « Vos publics derrière la donnée »14 promet l’entreprise Mapado. Pourtant, les données rendues visibles sont bien le résultat d’un certain nombre d’arbitrages, d’une sélection parmi les matériaux, souvent orchestrés par des algorithmes, afin de rendre les données intelligibles et de les transformer en connaissances (Cardon, 2019, p. 354). Ces médiations sont ainsi similaires à celles qui président aux données d’enquête menées in situ mais ici sont « effectuées par des acteurs dont les intérêts sont spécifiques et diffèrent souvent des intérêts du chercheur » (Parasie et Dagiral, 2013, p. 213), ou des intérêts des institutions culturelles dans le cas qui nous concerne.
32En réponse aux injonctions à la connaissance des publics, la croissance en nombre des enquêtes a conduit à leur externalisation grandissante : auprès de laboratoires de recherche universitaires parfois, mais plus souvent auprès de cabinets d’études spécialisés dans les études de marché, et fréquemment peu connaisseurs du champ de la culture. C’est un phénomène similaire que l’on observe ainsi avec ces dérivés numériques dont les procédés de fabrication sont aux mains des entreprises. Autrement dit, on entraperçoit ici comment s’opère une partie de la délégation du processus d’enquête aux entreprises prestataires développant les outils numériques. Le recours de plus en plus fréquent à ces prestataires extérieurs semble opérer un progressif décentrement depuis les services publics de la culture (les services d’enquêtes au sein des institutions ou du ministère de la culture) vers des acteurs externes, glissement représentatif de l’évolution des politiques publiques orchestrées par un Etat devenu « régulateur » (Rosanvallon, 1990). Au-delà de la seule prestation technique de médiation patrimoniale, la capacité à fournir des données d’enquête, enrobées d’un vernis de scientificité, constitue un outil de justification et de légitimation des industries numériques. Elles surpassent alors leur seul rôle de prestataire technique pour acquérir progressivement une position de plus en plus stratégique et hégémonique face aux acteurs culturels.