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Dossier

Introduction

Les environnements immersifs numériques : de nouvelles formes possibles d’interactions
Philippe Bonfils et Fabienne Martin-Juchat

Texte intégral

1Les individus naissent immergés dans des environnements plurisensoriels, et ce bien avant la naissance (Bowlby, 1998). Au fil des âges et des siècles, ces environnements se sont complexifiés (les nouvelles techniques et langages) afin de nourrir leur conscience sensible et réflexive (Leroi-Gourhan, 1964). Ces environnements conditionnent la cognition humaine qui est située, énactée et distribuée (Varela et al., 1999 ; Suchman, 2006 ; Hutchins, 2000). L’immersif préexiste donc au déploiement des dispositifs numériques multimodaux.

2Ceci étant, le développement d’environnements immersifs numériques engendre de nouvelles formes possibles d’interactions et de coopération qui rendent plastiques nos modes de présence et d’existence. Cela remet en question l’hypothèse d’une non réalité des interactions numériques. Il n’est plus possible de penser les expériences immersives à partir d’un principe de dichotomie entre le monde dit « réel » et le monde dit « virtuel ». Ces espaces immersifs procurent des sensations, émotions, rencontres, formes d’engagement et de coopération qui font l’objet d’analyses croissantes en Sciences de l’Information et de la Communication et au croisement d’autres disciplines (Sciences de l’Éducation, Informatique, Esthétique, Sciences du Langage, Psychologie, Philosophie, etc.) dans des domaines aussi variés que l’éducation, la santé, le management ou les loisirs.

3Partant de là, les questions info-communicationnelles qui nous occupent dans le cadre de ce numéro sont les suivantes :

  1. Celle du continuum ou non entre l’apparition des environnements immersifs numériques et l’histoire des médiations symboliques et des médias. Y a-t-il une continuité ou une discontinuité expérientielle écologique relative à l’histoire des techniques info-communicationnelles, de leurs inscriptions et de leurs insertions (Dewey, 2010 ; Simondon, 1964 ; Mattelart, 2009 ; Citton, 2014) ? S’il y a une rupture par changement de paradigme, quels sont les enjeux sociétaux, éthiques et scientifiques liés à ces nouveaux espaces sémiotiques de représentations et d’interactions (Jégou, Pallamin, 2017) ?

  2. Celles des différences entre une expérience immersive au sein d’un monde à dominant “vivant” (l’eau, la terre, le feu, les animaux humains et non humains, les plantes) est une expérience par projection puis incorporation via un avatar dans un monde symbolique inventé par l’humain. S’approprier ces nouveaux médias, les bricoler, les détourner (Certeau, 1980 ; Jouët, 2000) pour apprendre et coopérer (Rabardel, 2005) en interagissant avec une tablette ou en coopérant avec des avatars au sein d’un environnement numérique : s’agit-il de la même expérience (Bonfils, 2011 ; Bonfils, 2014 ; Collet, 2014 ; Leleu-Merviel & Laudati, 2018) ? De fait, comment analyser ces expériences en termes d’appropriation, d’usages ou de pratiques à partir de modèles, approches et méthodes qui sortent du réductionnisme fruit d’une séparation nature/culture en intégrant le corps et les émotions (Catellani, 2022 ; Höök, 2018 ; Maran, 2020 ; Martin-Juchat, 2008, 2020) ?

  3. Celles liées aux risques de l’immersion numérique. Les nouvelles technologies “immersives” (incluant des dispositifs de réalité mixte) augmentent la puissance de projection dans un monde imaginaire, car elles permettent de ressentir des mouvements par illusion perceptive (Bernard & Andrieu, 2015). Elles facilitent un ressenti dans l’univers « META » des autres et des artefacts (Ball, 2022), des actions opérées avec les autres, des émotions collectives via les avatars (Amato & Pereny, 2013). Le risque de perte de conscience de soi et d’ancrage identitaire (Georges, 2013) face à la puissance narrative et projective dans ses univers est réel (Tisseron, 2022 ; Fourquet-Courbet & Courbet, 2015). Et en même temps, ces nouvelles formes de rencontres sont autant d’occasions de dialogues et d’écritures corporelles, identitaires, symboliques inédits (Saemmer & Maza, 2008). Les risques psychiatriques et psychologiques sont connus et s’inscrivent dans la continuité des addictions aux jeux, aux drogues, au sexe et au pouvoir. Comment les prévenir et les évaluer ?

  4. Celles qui concernent les enjeux socioculturels (Walter Benjamin les dénonçait déjà au début du xxe siècle). Ils sont liés à la perte de richesse esthésique et esthétique de l’expérience dans un contexte d’industrialisation culturelle et créative (Kogan & Andonova, 2019). Le défi pour les pays européens et leurs industries est d’être une force de proposition pour éviter la standardisation et l’absence de variété culturelle des contenus proposés (Bouquillion et al., 2015). Dans les termes de Walter Benjamin et des élèves issus de la théorie critique, la faillite de l’individu européen moderne serait-elle liée à la pauvreté narrative des industries de contenus dominées par les GAFAM et les convergences entre design, marketing, ingénierie et capitalisme (Amer Meziane, 2021) ?

  5. Enfin celles qui relèvent de problématiques socio-économiques s’avèrent à appréhender relatives au besoin d’investissement matériel et immatériel (incluant la question énergétique, éthique et sécuritaire) pour permettre à des acteurs dans leur variété culturelle de développer des dispositifs à la hauteur des objectifs et des missions qu’ils se sont donnés (Le Maux, 2022). Quels sont les intérêts pour les acteurs (académiques, institutionnels, industriels) de développer des expériences pour la simulation (Verdugo, 2017) ?

Présentation des articles

4Les contributions de ce numéro articulent enjeux théoriques et retours d’expériences issus de recherches empiriques. Elles ont vocation à nourrir l’épistémologie de ce champ d’études des expériences immersives numériques désormais ancré en sciences de l’information et de la communication.

5Cette première contribution s’intéresse à l’impact des environnements numériques immersifs sur la perception et la corporéité humaine. Laurent Bonnotte explore les modifications du schéma corporel et les décalages sensorimoteurs opérés par différentes situations en réalité virtuelle ou en réalité mixte. Il tisse des liens entre usages artistiques, rééducatifs et thérapeutiques. Il s’intéresse tout particulièrement à l’utilisation d’avatars numériques et à leurs potentiels d’influence sur ces expériences numériques. L’auteur met en exergue des approches cliniques et phénoménologiques pour tenter d’analyser les ressentis corporels vécus par les sujets. Sa réflexion est critique et souligne la nécessité de s’intéresser aux processus d’adaptation et de changements d’état des sujets pour tirer du sens de ces expériences vécues.

6Olivier Nannipieri, dans le cadre de sa contribution, se propose d’affiner la question de la continuité ou de la rupture au sein des pratiques des environnements immersifs, à partir d’une réflexion sur l’histoire des techniques d’immersion : du chamanisme aux dispositifs numériques. Afin de rester prudent dans la réponse à cette interrogation, il reconnait qu’il existe une variabilité des effets produits en fonction des utilisateurs et des situations d’immersion. Afin de circonscrire le sujet, il pose la question du corps comme condition nécessaire et suffisante au sein des dispositifs immersifs intégrant de la réalité virtuelle.

7Etienne Armand Amato déploie un cadre théorique et méthodologique pour l’étude des pratiques des dispositifs immersifs en SIC. Il souligne que la question des effets techno-sociaux est difficile à circonscrire, car les formats sont hybrides et les réalités médiatiques mixtes. Sa proposition théorique ambitionne à comprendre la manière dont le corps se couple avec la matérialité technologique tout en intégrant la dimension techno-sociale. La proposition intègre une volonté de discussion et de renouvellements conceptuels par une richesse terminologique assumée afin d’étudier le processus d’« avatarisation ».

8Amélie Coulbaut-Lazzarini, Emilie Kohlmann et Anne Gagnebien s’attellent à comprendre à partir d’expériences terrain sur deux projets, comment se reconstruit le rapport au symbolique via une expérience corporelle reliant au vivant non humain. Elles interrogent l’immersif et son rôle dans les relations aux différentes modalités d’expression du vivant. En faisant dialoguer les deux projets de recherche qui intègrent de différentes manières le numérique, leur travail se présente comme une réflexivité sur la façon dont se construit le rapport à l’environnement, en prenant en compte plusieurs paramètres, tels que le contexte et les types de participants.

9S’inscrivant résolument dans une approche de recherche-création, Ghislaine Chabert explore les approches s’appuyant sur des méthodologies interdisciplinaires. Son analyse des phénomènes d’immersion dans divers médias est centrée sur l’analyse des dimensions émotionnelles et esthétiques. Sa recherche tient compte des interactions et notamment des pratiques sociales au sein de productions artistiques afin de comprendre les effets de l’immersion comme expérience communicationnelle singulière. Elle croise pour cela anthropologie visuelle, études numériques et méthodes créatives. L’auteure propose ainsi de nouvelles perspectives d’analyse d’usages tout en soulignant l’importance des démarches collaboratives et itératives pour se saisir de ce concept d’immersion.

10Stéphanie Marty dans le cadre de son travail, questionne la façon dont les séries traitent des technologies de types immersives et analyse le point de vue de jeunes Français à ce sujet.

11À partir d’un corpus documentaire centré sur la série Black Mirror qu’elle a constitué, elle a réalisé auprès de jeunes individus de 15-24 ans une enquête sous la forme d’une conférence suivie d’entretiens. Son travail révèle les risques liés aux environnements immersifs et la médiation des risques, selon la série Black Mirror. L’opinion des jeunes générations sur la manière dont la série traite des risques s’avère particulièrement contrastée.

12Pudens Malibabo s’attèle à une étude des pratiques d’information et de communication des enfants âgés de 8 à 12 ans immergés dans l’univers immersif de la plateforme informationnelle Les as de l’info. À partir d’une série d’enquêtes, il explore leurs relations à la plateforme et à son contenu informationnel. Il révèle une dynamique de proactivité qui caractérise les jeunes à l’ère de la plateformisation. Il observe que ces jeunes usagers se positionnent comme des ambassadeurs de la lutte contre la désinformation dans leur entourage.

13Le collectif d’auteurs constitué de Fabrice Pirolli, Serena Lopez, Raphaëlle Crétin-Pirolli et Valériane Loison nous offre une exploration de l’intégration de la réalité virtuelle dans la formation en odontologie à travers le projet EVAGO. Celui-ci combine simulateurs haptiques et environnements immersifs. Il s’agit dès lors pour les auteurs d’analyser les impacts de ces environnements sur l’apprentissage des gestes techniques et de leur adoption par les acteurs (étudiants et enseignants). Cette étude montre les avantages et les limites de ces technologies. S’ils constatent une amélioration des compétences motrices des acteurs, ils soulignent aussi les multiples contraintes ergonomiques et techniques qui jalonnent ces expériences nécessitant l’implication des structures pédagogiques et organisationnelles. Leur article conclut sur l’importance d’intégrer progressivement et de façon adaptative ces technologies pour favoriser l’efficacité de celles-ci.

14Sur un autre plan, Charles Meyer nous livre une exploration des stratégies sonores immersives dans les jeux-vidéos, et notamment sur leur capacité à créer des expériences communicationnelles uniques. Il analyse pour cela les sons, incluant la voix, les effets et les ambiances. Son hypothèse porte sur le fait que cela participe des représentations spatiales et d’une forme d’absorption attentionnelle. Il appuie sa recherche sur le jeu Control et démontre de quelle façon le sonore peut brouiller les frontières entre fiction et réalité et, partant de là, renforce l’engagement du joueur. Pour enrichir notre compréhension de ces dynamiques, sa recherche met en lumière le concept d’intermédialité vidéoludique en reliant le jeu vidéo à d’autres expériences ludiques vécues avec le cinéma ou la radio.

15Le dernier article de ce numéro consacré aux expériences immersives numériques est proposé par Emma Laurent et Marie-Caroline Heid. Impliquées dans un dispositif musical innovant de navigation audio spatialisé conçu par la Société des Arts Technologiques (SAT) en collaboration avec l’Orchestre Symphonique de Montréal, elles s’intéressent aux tensions latentes entre immersion et médiation artistique à travers deux expériences immersives : le dispositif Statosphère en réalité augmentée au sein du dôme de la SAT et son déploiement au sein d’un métavers. Les auteures explorent les intentions de conception, les perceptions des publics, et les défis de lier expérience immersive et transmission artistique. Leur étude permet de comprendre les choix stratégiques liés à la reproduction fidèle dans l’espace et le temps d’un concert symphonique à partir d’environnements imaginaires et de représentations d’actants, d’acteurs et d’affordances.

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Bibliographie

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Pour citer cet article

Référence électronique

Philippe Bonfils et Fabienne Martin-Juchat, « Introduction »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 29 | 2025, mis en ligne le 25 février 2025, consulté le 27 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/rfsic/16122 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13lfc

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Auteurs

Philippe Bonfils

Philippe Bonfils est Professeur des universités en Sciences de l’Information et de la Communication à l’IMSIC de l’Université de Toulon.

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Fabienne Martin-Juchat

Fabienne Martin-Juchat est Professeure des universités en Sciences de l’Information et de la Communication au GRESEC de l’Université Grenoble Alpes.

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