1Avec l’émergence progressive des environnements numériques immersifs et interactifs, bon nombre d’études se sont portées sur l’interfaçage entre la machine et l’humain, ainsi que sur les effets potentiels chez ce dernier. Ne serait-ce que dans la littérature scientifique française, on trouve des recherches pointues abordant aussi bien les aspects sensorimoteurs, cognitifs, fonctionnels, émotionnels et socio-culturels observables. Ces phénomènes objectivables dans bien des cas, sont plus indéterminés dans d’autres, mais au moins sont-ils questionnés pour tenter de comprendre ce qui se passe et créer des pratiques intéressantes dans des domaines très variés, tout en clarifiant les limites propres à chaque dispositif. Mon intérêt s’est porté essentiellement sur l’utilisation d’environnements immersifs dans la clinique rééducative et thérapeutique ou encore dans le champ artistique. Il s’agissait avant tout de questionner la notion de corporéité. Et cela ne s’est pas fait d’emblée de manière méthodique, car je ne travaille pas dans le domaine des sciences de l’information et de la communication, et je ne suis pas non plus chercheur. C’est sous l’angle des arts visuels et performatifs, mais aussi et surtout de la clinique psychomotrice, que j’ai appréhendé ces technologies, tour à tour avec curiosité, attirance, et parfois aussi avec une dose de défiance à l’égard de certaines idées, voire idéologies, autour de telle technologie numérique. En ce sens, on peut rappeler que le dispositif n’est jamais vraiment neutre, dans la mesure où il revête à la fois un aspect socio-technique et socio-politique (Bonfils, 2014) dans son usage et dans les discours qui l’accompagnent. En ce sens, j’évoque brièvement ma première expérience avec un casque de réalité virtuelle, qui présentait une contradiction intéressante, sur le versant socio-technique, entre l’effet d’annonce et l’effet perçu.
2C’est dans la dernière moitié des années quatre-vingt-dix, que j’ai pu essayer la création en réalité virtuelle Icare de l’ingénieur et artiste Ivan Chabanaud, avec laquelle, comme son nom l’indique, on devait incarner un humain ailé, sans risquer de se brûler les ailes et tomber. Mais l’expérience, n’eut cependant pas l’effet escompté. Bien au contraire, je sentis comme rarement mon ancrage au sol et ma verticalité, et ne me plongeai nullement dans l’illusion de voler. Sensation néanmoins captivante à partir d’un décalage dans ma perception, centrée alors sur le visuel, le sonore, ainsi que les sensations kinesthésiques et vestibulaires. Dès cette première expérience, les changements de paradigmes sensorimoteurs et leur décalage, voire leurs incohérences (Fuchs, 2016, 2018) allaient être au cœur de mes explorations immersives. Que ce soit comme simple utilisateur occasionnel ou dans des collaborations avec des artistes et scientifiques, j’ai mis en place une certaine approche de ce vécu en immersion numérique. C’est principalement sous l’angle du schéma-corporel, que je vais aborder tout cela, même si cette notion que nous clarifierons pour l’article, en appelle d’autres, comme l’image du corps, les référentiels spatiaux, etc. Mais le choix du schéma-corporel est presque une évidence dans la mesure où il s’agît d’une base essentielle des mécanismes de virtualisation mentale. D’autre part, même si le schéma-corporel s’intrique dans un ensemble complexe au sein de nos images mentales, nous pouvons assez clairement le définir sur des bases sérieuses dans les neurosciences et la psychologie, afin de pouvoir en délimiter des éléments étudiables. Cependant, pour saisir au mieux le phénomène immersif vécu, faut-il être méthodique sur le changement d’état qui s’opère en nous : « Tout acte complexe – (demandant collaboration de plusieurs « fonctions » / constituants, indépendants) et parmi les actes je place les actes intellectuels, et parmi ceux-ci la perception – suppose un certain état d’ensemble de l’être. Suivant cet état, l’acte est possible ou non, il est esquissé ou achevé, il est produit immédiatement ou après un flottement, il est tel ou tel autre. » (Valéry, 1973, p. 974). De ce postulat, peut-on avoir une méthode d’expérimentation empirique objectivable de la conscientisation de soi en immersion ? Que se passe-t-il tout particulièrement au niveau du schéma-corporel, lorsqu’il est confronté à différents avatar numériques dans un environnement immersif ? Quels sont les changements de paradigmes et états perceptifs à prendre ainsi en compte lorsque l’on vise un usage rééducatif, thérapeutique ou, très différemment, dans une démarche artistique ? Telles sont les quelques pistes de réflexions que nous allons aborder dans ces pages.
- 1 Je relativise le terme « maitrise du corps », car il y a toujours des aspects non maitrisés. Aucun (...)
3Sauf dans le cas d’un état psychique perturbé ou limité, tout le monde a conscience de ce qui se passe en étant plongé en environnement immersif, et chacun, chacune, peut être capable de décrire par la suite, avec plus ou moins d’aisance, les ressentis et phénomènes observables durant l’expérience. On arrive très vite à des interprétations qui nous amènent à distinguer ce qui relèverait du subjectif et de l’objectif. « La conscience est la dernière, la plus tardive évolution de l’organisme et par conséquent aussi ce qu’il y a de plus inachevé et de moins solide. » (Nietzsche, 2007, p. 69). Aussi, la conscientisation de l’expérimentation empirique est un véritable casse-tête auquel les chercheurs ont affaire, en tentant notamment de relier leurs observations et quantifications avec celles des autres, à travers toute une méthodologie. Les approches phénoménologique et semio-pragmatique (Bonfils, 2014), ont parfois servi de socle pour que soient développées des méthodes spécifiques, fruit de plusieurs années de recherche, afin de rendre compte du vécu de l’humain plongé dans un environnement pixélisé. Des approches différentes comme la recherche-création (Choinière, 2019) relèvent, quant à elles, tout autant de connaissances scientifiques que d’une grande maitrise d’un art. On parle avant tout de l’art performatif, qui implique une maitrise du corps1 et de la scénographie,
4De mon côté je ne me suis pas dirigé vers de tels niveaux de recherche dans mes investigations sur l’immersion en environnement numérique et virtuel. Mais, pour faire un certain parallèle et une distinction avec l’approche de la chercheuse et chorégraphe Isabelle Choinière, mon travail autour du corps percevant et agissant s’est constitué en grande partie par des années de pratique psychomotrice, de disciplines diverses (arts martiaux, relaxation, conscience par le mouvement) et de dessin, permettant de rendre compte de ce vécu par l’image. Tout ce travail permet un certain degré de conscientisation et peut éviter bien des écueils et des confusions au niveau des ressentis. Malgré cela, nous pouvons toujours être sujets à des variations d’humeur, de disponibilité et d’énergie. La toute première étape d’une étude empirique revient donc à être au clair sur ces variations du moment et sur notre état général. C’est primordial, notamment dans une clinique où l’engagement corporel est important, par exemple pour ne pas réagir de façon inappropriée avec un patient qui peut avoir une attitude excessive, agressive, intrusive, et pouvoir immédiatement canaliser autrement nos propres tensions, attitudes, paroles, son de la voix, etc. C’est cette même approche qui permet de cheminer méthodiquement dans un environnement immersif plus ou moins déstabilisant sur le plan sensorimoteur. Les flux visuels lumineux dominants, et autres flux sensoriels augmentés ou diminués par le dispositif, doivent être distingués de ceux inhérents au monde auquel il n’est pas vraiment possible de s’extraire. C’est un état dans lequel il faut être réceptif à l’ensemble des informations, et les situer dans les différents espaces (physiques, virtuels, communicationnels) et moments expérimentés. C’est ainsi que j’ai pu noter une modification constante de mon tonus postural et de mon attitude en réalité virtuelle. J’ai pu aussi la constater et la comparer de différentes manières chez tout utilisateur côtoyé. C’est un changement subtil. On peut traduire verbalement cet état par une sorte de verrouillage musculaire autour de l’axe corporel et une limitation de la vélocité et des amplitudes gestuelles, afin de garder des possibilités d’action adaptées dans cet environnement simulé. N’ayant pas trouvé de document de recherche ou un texte théorique sur ce point précis, je devais donc procéder par déduction pour confirmer ou mettre en doute cette constatation très personnelle. Le fait de porter sur la tête un casque ayant un certain poids, malgré les améliorations ergonomiques de ces dernières années, a un impact notable sur notre attitude. Cependant je ne ressens pas un tel recrutement tonique avec un casque de réalité augmentée et réalité mixte. Donc, il n’y a pas que la question du poids mais autre chose, liée tout particulièrement à l’immersion dans un monde pixélisé.
5Dans mon approche, il est nécessaire de bien comprendre certains phénomènes pour que mes observations, telles que ce recrutement tonico-postural spécifique, puissent avoir un sens, voire une certaine valeur clinique. La lecture et la compréhension des incohérences sensorimotrices (Fuchs, 2016, 2018) me donnèrent des éléments de réponse conséquents, notamment par l’explication de la vision devenant un peu trop dominante en RV. Par exemple, la perturbation visuomotrice temporelle, liée au temps de latence de certains visiocasques peu performants, produit un décalage entre ce qui est vu en immersion et la véritable orientation et accélération-décélération de la tête en mouvement, ainsi que les sensations proprioceptives. Du coup un léger déséquilibre entre ces différentes sensations amène forcément un recrutement tonico-postural pour maintenir une attitude cohérente et ne pas perdre le contrôle de nos gestes situés à la fois dans le monde physique tangible, où l’on demeure, et le monde virtuel, où l’on s’immerge. Même chose avec un champ de vision un peu plus réduit par le visiocasque, ou encore les incohérences visuo-motrices spatiales, les visuo-vestibulaires et d’autres pouvant être perturbatrices (Fuchs, 2016). Par comparaison, si on utilise la RA et la RM, lorsque la vue n’est pas uniquement plongée dans un environnement virtuel, et qu’elle garde des repères dans l’espace physique, en totale corrélation avec les sensations vestibulaires et kinesthésiques, cela évite trop de recrutements tonico-posturaux comme ceux observés en RV, qui se mettent en place pour garder la maitrise gestuelle.
6C’est donc à la fois une observation comparative issue de la clinique psychomotrice et des connaissances scientifiques actuelles, qui peuvent permettre d’appréhender plus finement les phénomènes immersifs, et avoir des repères pour décrypter certains ressentis au moment même où on les vit. Mais pour aller jusqu’au bout de la démarche, il est intéressant de comparer aussi les situations d’apparence similaire, mais qui ne le sont pas vraiment, lorsque d’un côté nous sommes percevant-agissant avec la matière du monde et de l’autre lorsque nous sommes plongés dans un environnement de pixels (ou de voxels). Tout cela relève a priori d’une approche phénoménologique du « devenir conscient » (Bonfils, 2014, p. 216-217).
7Sans m’étendre trop longuement sur cette notion de schéma-corporel et les différentes définitions données par des auteurs en neurologie et psychologie, on peut considérer qu’il s’agît d’une représentation mentale, ou modèle interne, de notre corps en mouvement, constamment réactualisées par les flux sensoriels, permettant ainsi le projet moteur. C’est une virtualisation de nos actes possibles selon la situation. « Tout ensemble de sensations tend à se réduire, à s’ordonner en figure » (Valéry, 1973, p. 993). Les bases neurales de cette perception de soi impliquent tout particulièrement l’insula, et le cortex pariétal. Mais ce n’est pas aussi simple et le cerveau utilise notamment des référentiels spatiaux variables, pouvant faire intervenir le putamen, l’hippocampe et le cortex entorhinal, le colliculus supérieur, le cortex pré-moteur ventral. Tout cela est à comprendre sous un angle dynamique, et non pas uniquement de fonction localisée à une zone cérébrale, pour former des configurations complexes et synchrones à la base des images mentales, remaniées à chaque instant et en cohérence avec la situation du moment. (Damasio, 1995 ; Berthoz, 1997, 2009). Les recherches à venir sur ces aspects nous apprendront certainement d’autres choses, mais nous disposons déjà d’éléments de recherche solides pour cerner ce que peut être le schéma-corporel.
- 2 Issue de réflexions communes avec le professeur Thierry Pozzo et, qui se sont prolongées dans des c (...)
8C’est grâce à une expérience menée en 2018 au sein de l’espace Marey de Dijon2 que j’ai pu jauger la cohérence entre mes modèles internes et ce qui se passait concrètement au niveau de mes faits et gestes, d’un point de vue postural, tonique et temporo-spatial, ou plutôt de ce que les machines pouvaient en extraire. Cela a pu se faire dans un environnement qui n’est pas considéré spécifiquement comme immersif, car ce n’est pas le but, mais qui regroupe cependant suffisamment d’éléments communs avec des espaces dédiés à l’immersion sans visiocasque. Ce lieu de recherche sur le mouvement humain, dispose d’un matériel conséquent de captation par caméras, d’étude de l’équilibre et des appuis, d’électromyogrammes et autres, permettant non seulement d’avoir des données précises en temps réel sur l’orientation du corps segmenté anatomiquement, et des potentiels d’action dans les muscles étudiés, mais aussi de pouvoir simuler en direct sur une ou plusieurs surfaces vidéoprojetées, un avatar schématique de nos mouvements et déplacements. Dans ce bel espace, où sont présents de grandes reproductions des photos d’Etienne-Jules Marey, notre avatar est comme une petite constellation de points lumineux, correspondant aux repères placés sur le corps, qui entrent en résonnance avec les lignes lumineuses des corps étudiés jadis par le précurseur des sciences du mouvements.
9À la différence des personnes qui viennent travailler dans ce lieu sur des d’activités précises, sportives le plus souvent, mais aussi dans des arts performatifs, je suis allé simplement explorer une manière d’agir avec un avatar rudimentaire dans son apparence, mais néanmoins très précis et fidèle dans la reproduction de mes mouvements. Je faisais des choses relativement banales (respirer, marcher de différentes façons, jouer sur mes appuis, mon centre de gravité, et autres coordinations globales et manuelles), et focalisais mon attention dans un va et vient entre mes modèles internes et l’image de mon avatar. Il n’y avait pas de décalage sensorimoteur comme on peut souvent en trouver dans les environnements de réalité virtuelle ou mixte, ou encore dans certains dispositifs immersifs dédiés à des lieux d’exposition et centres artistiques. Il s’agissait bien pour moi de voir, mais aussi de rendre compte de façon artistique de cette hybridation des images mentales avec celles simulées à partir de données objectivables par le dispositif. Pour cela, durant l’expérience, je devais tenir compte de tous les éléments, autres que l’image vidéoprojetée, qui pouvaient influencer ma façon d’agir.
- 3 Les méthodes de conscience corporelle connues sont notamment Feldenkrais ou l’eutonie, mais on peut (...)
10Ne s’agissant pas d’une recherche au sens strict, la méthode consistait simplement en une série de captations de 3 ou 4 minutes maximum sur plusieurs types de coordinations globales que nous faisons dans le quotidien et que l’on peut être amené à réaliser en environnement virtuel : marcher, observer, lever/baisser un ou deux bras, se baisser/ se relever. La différence notable était que j’exécutais ces gestes dans une démarche de conscience corporelle3. A chaque fois je devais faire l’effort d’alterner le plus clairement possible la représentation mentale de mon corps en action selon deux angles principaux : L’un était égocentré, focalisé sur les sensations profondes et superficielles tactiles, la proprioception et le sens vestibulaire (la vue et l’ouïe restaient essentiels mais surtout pour me situer dans l’espace). L’autre angle était allocentré et donc avec une représentation mentale basée essentiellement sur la vision. Nous avons cette capacité à nous représenter mentalement selon un point de vue distant. Mais ici, cette représentation était alimentée, quand je le souhaitais, par l’avatar projeté sur un écran. Le but principal de cette expérience était de voir si les informations captées au niveau de l’attitude de la posture, des tensions/relâchements, se corrélaient avec mes modèles internes, du moins ceux dont je pouvais me souvenir. Pour ce dernier point, il s’agissait de reproduire des actions déjà travaillées en amont. Comme je l’ai déjà évoqué, les pratiques de conscience corporelle par le mouvement, ainsi que le dessin, me permettent tout comme les danseurs, les mimes, ou les acteurs de mentaliser et mémoriser, reproduire et varier avec une certaine précision, des attitudes et gestuelles. La durée de captation ne pouvait cependant pas dépasser 45 minutes de temps. Au-delà, je risquais de perdre ma concentration. Il fallait prendre en compte les modifications gestuelles pour éviter les frottements et chocs avec les 12 électromyogrammes placés en différents points de mon corps, ainsi que les petites boules blanches servant de repères pour les 16 caméras situées tout autour de la zone de captation. Je devais tout autant tenir compte de la présence des ingénieurs qui géraient le déroulement de la séance, et avec lesquels se passaient des interactions verbales, mais aussi toutes formes de communications volontaires et involontaires infra-verbales qui pouvaient perturber ma concentration. Celle-ci opérait un va et vient entre schéma-corporel et image projetée de mon avatar numérique. Dans un même temps fallait-il que j’élague de mes représentations ce qui relevait plus de l’image du corps ou de la rêverie, que de ma situation spatiale et tonique. Les principales corrélations que j’ai pu faire entre les données captées et les images mentales conscientisées, sur les coordinations produites peuvent se présenter ainsi :
- 4 Lorsqu’elle est utilisée ainsi, mais il est possible dans certains jeux et applications que l’avata (...)
- 5 Enrico Pitozzi, « Le prisme de la perception : la corporéité entre scène intermédiale et environnem (...)
11Si on considère cet environnement numérique de captation, sous son angle immersif, on observe qu’il peut favoriser une vision distante précise de nos attitudes, mais ne provoque pas vraiment de changement de paradigme perceptif. Son impact rétroactif sur la perception du corps en mouvement ne se fait que dans une perspective allocentrée, en renforçant la vision de nos modèles internes plutôt que de les déstabiliser. C’est d’ailleurs ce qu’on demande à un tel espace de recherche sur le mouvement. En comparaisons, nous allons voir que des auteurs démontrent dans le cas de la Réalité Virtuelle, l’influence du monde simulé selon une vue égocentrée4. Mais la RV n’est pas le seul moyen immersif pour provoquer ces changements. Et il ne s’agit pas non plus de considérer ces décalages négativement, sauf s’il y avait des effets vraiment trop inconfortables. Isabelle Choinière parle d’une déstabilisation, afin de produire une redécouverte de soi, voire une émergence, dans notre façon de percevoir et agir en environnement médiatisé. A la suite des réflexions d’Enrico Pitozzi sur la question du schéma-corporel5 en situation immersive, elle décrit un travail des arts vivants non pas uniquement dans un processus de représentation esthétique, mais aussi dans une transformation nietzschéenne, à partir d’une perte de repères entrainée par une technologie qui reconfigure la manière de ressentir et percevoir. Dans sa recherche-création en contexte médié, elle démontre comment la déstabilisation perceptuelle entre les individus au sein du dispositif, provoque une « conscientisation somatique » (Choinière, 2019, p. 106) durant la performance. Dans cette démarche de recherche chorégraphique avec des outils numériques, c’est à la fois l’environnement médié et la communication intercorporelle (Martin-Juchat, 2020) qui participent à l’émergence d’un changement de paradigme perceptif. I. Choinière conçoit parfois des environnements immersifs où le visuel n’est plus hégémonique, au contraire de la RV. C’était le cas notamment dans la phase créative Flesh Waves, où les corps des danseuses quasi nues, se retrouvaient toujours en contact les uns aux autres et leurs mouvements étaient captés pour permettre de réactualiser en temps réel la spatialisation du son diffusé. Les performeuses et spectateurs étaient ainsi immergés dans un espace sonore, vibratoire, où le tactile et la proprioception étaient, d’une certaine façon, augmentés. Ce contexte déstabilisant semblait mettre en état de vigilance les participants vis à vis de leurs ressentis, parce-que la vue devenait alors moins prégnante que l’association toucher-son. Dans cette démarche recherche-création, comme dans mon expérience à l’espace Marey, il est donc possible de décrire les conditions et les phénomènes perçus.
- 6 C’est un traduction personnelle approximative de Sens Of Embodiement.
- 7 Car cela reste une image de synthèse animée pour laquelle on procède par mécanisme psychologique de (...)
12Qu’il soit partiellement incarné à la troisième personne en étant vu à distance sur un écran, ou à la première personne, en colocalisation avec notre propre corps, l’avatar nous renvoie tout autant au schéma-corporel qu’à l’image du corps ou encore à l’image de soi (Beaufils, Berland, 2023 ; Viaud-Delmon, 2007). Ces trois niveaux ont été étudiés par différents auteurs et sous différents aspects, comme aussi le Sens Of Embodiement (Kilteni, Groten, Slater, 2012). Dans ces recherches il s’agit de comprendre les conditions de perception du corps permettant une immersion et une interaction dans les mondes virtuels, et tout particulièrement en réalité virtuelle. Le plus souvent, à ces notions est associée celle de présence. Olivier Nannipieri retrace ainsi l’ensemble des éléments qui influencent ce sentiment de présence : les formes d’interactions, le type de dispositif, la richesse et cohérence sensorielle, le degré de réalisme (plutôt dans le sens des propriétés physiques simulées et non pas forcément de la ressemblance visuelle avec le monde réel), la scénarisation, mais aussi les intentions de l’utilisateur, les possibilités communicationnelles entre différents utilisateurs au sein de l’espace virtuel, ou encore l’optimisation de l’expérience (Nannipieri, 2017), sont ainsi étudiés depuis plusieurs années par les chercheurs. Le sentiment de présence dans un environnement immersif semble plus étendu que celui d’incarnation ou d’incorporation6 propre à l’usage d’un avatar en RV. Dans le cas où l’utilisateur passe par un personnage partiellement incarné7 pour se déplacer, percevoir, agir et communiquer dans le monde pixélisé, le sentiment de présence peut être plus intense. Mais, compte tenu des incohérences sensorimotrices (Fuchs, 2016) et des difficultés à faire correspondre l’avatar avec notre corporéité, ce n’est pas toujours évident, et dans bien des cas cela peut empêcher une bonne immersion.
13Les simulacres de capacités de notre avatar peuvent être surhumains, fantasmagoriques, ou très proches de certaines compétences humaines. Ils sont véhiculés à travers une apparence, sans effet direct sur le monde réel. En revanche ils ont un effet préétablit par le programme dans le monde simulé. Cela produit alors quelque chose de bien plus indéterminé et relatif sur la personne qui incarne le personnage. Dans la littérature française, c’est notamment Etienne Amato et Etienne Pereny qui évoquent, dans une perspective socio-technologique et anthropologique, le lien avec ce terme « d’avatar », issu de la religion Hindoue, pour stipuler ensuite l’importance du phénomène communicationnel et informationnel entre les individus participant aux mêmes jeux ou applications (Amato, Pereny, 2010). Ces modes d’interaction numérique socialisée avec avatar, semblent produire un développement de compétences sociales spécifiques dans ces environnements virtuels. En immersion, l’avatar tend logiquement à nous faire vivre l’expérience sans trop nous soucier de notre corporéité, si ce n’est éventuellement l’apparence que nos revêtons dans ce monde de pixels. Il y a généralement une idée d’incarner en surface pour oublier, ou du moins mettre de côté, notre vécu le plus charnel durant ce temps. On peut retrouver là une ontologie naturaliste (Descola, 2005), qui cherche à mettre en avant des vécus idéalisés, éloignés d’un corps bien souvent considéré comme imparfait. Mais il me semble que, de façon un peu paradoxale, bon nombre d’environnements immersifs, ramènent à des sensations corporelles, à travers des décalages et des phénomènes parfois déstabilisants. Certains sont provoqués sciemment dans la démarche des créateurs/concepteurs. Dans bien d’autres cas, cela n’est pas voulu. De ce postulat je me suis constamment interrogé sur la modification de mon schéma-corporel avec ces avatars et mondes virtuels qui déstabilisent plus ou moins sensiblement la perception.
14Au moment même de l’immersion, je me plonge dans un certain état, une configuration attentionnelle et perceptive à la fois ouverte sur l’environnement que je traverse, tout en étant traversé par celui-ci. Il s’agît bel et bien d’une énaction (Varela, Thompson, Rosch, 1993), qui passe par la réactualisation de mes modèles internes. Dans le cas d’une expérience en réalité virtuelle avec avatar en colocalisation, voici comment je peux décrire le phénomène : Si les mouvements et apparences des bras et mains de l’avatar correspondent avec ceux de mes propres membres, il y a bien sûr un temps d’observation de ce phénomène, un temps plus ou moins court pour intégrer cette nouvelle forme de mes membres et ses particularités dans l’environnement 3D, en fonction du contexte (jeu, art, formation, etc.). A cela s’ajoutent dans un même temps le mode d’action et le champ d’action des interfaces utilisées pour l’expérience (caméra, accéléromètres, et autres types de capteurs…). Ainsi, aux actions faisables dans cet environnement immersif avec avatar, j’évalue les modifications toniques, d’amplitudes et de vitesses de chaque mouvement en tenant compte des contraintes inhérentes aux interfaces. D’autre part, une action nommée de la même façon dans notre quotidien et en Réalité Virtuelle, implique souvent bien des différences du fait des incohérences sensorimotrices. En ce sens, des modifications du schéma-corporel m’apparaissent souvent flagrantes. Par exemple, si je dois attraper une balle en plein vol à travers mon avatar, il y a une action globale de ma part, proche en apparence de celle que je ferais avec une vraie balle. Mais, dans mon organisation tonique et gestuelle les phénomènes sont très différents, car avec une vraie balle, au cours de la planification du geste moteur, j’intégrerais immédiatement le poids que j’aurais évalué par un simple coup d’œil de l’objet lancé dans ma direction. En réalité virtuelle mon projet moteur va plutôt organiser une gestion de l’équilibre et des forces musculaires nécessaires pour attraper du vide. Quelque part cela se rapproche d’une situation où je ferais du mime, qui d’ailleurs nécessite une grande capacité à virtualiser mentalement un contexte. En Réalité Virtuelle, l’image de mon avatar et son effet sur la balle dans un monde de pixels, peut être galvanisant à plein de niveaux et faire que l’on s’y croirait, mais mon schéma-corporel, lui ne s’y trompe pas. Ça peut paraître trois fois rien, mais cela change beaucoup de choses, en fonction de l’objectif fixé par les concepteurs. Dans le cas d’une expérience artistique telle que celle d’Icare, racontée au début de cet article, il n’y a rien de bien problématique dans la contradiction entre la simulation d’un envole et un feedback au niveau du schéma-corporel, qui ramène la sensation d’ancrage au sol et de verticalité. Il ne tient qu’à nous et nos capacités projectives d’être disposé à faire comme si on volait ou non. Mais quand est-il lorsque pour un objectif de formation ou de rééducation, de telles contradictions sont présentes (et pas forcément conscientisées) durant l’expérience ?
- 8 En clinique on parle souvent de patient ou d’usager.
15Dans le cadre de la rééducation ou de la thérapie, certaines applications immersives vont nécessiter une évaluation de la part du clinicien, afin de déterminer si un dispositif est plus pertinent qu’un autre, en fonction de la situation de l’usager8. C’est là qu’il me semble tout particulièrement nécessaire de tenir compte des modifications posturales, gestuelles, toniques et émotionnelles, liées à l’interfaçage entre la personne et son environnement numérique virtuel. Le schéma-corporel et les potentialités d’action, peuvent être pris en compte pour éviter que le phénomène rééducatif/thérapeutique s’éloigne de l’objectif déterminé dans l’accompagnement du patient.
16Si non prenons le cas de systèmes immersifs et interactifs utilisés pour limiter une dégradation rapide de la marche dans des maladies telles que Parkinson, est-il plus probant d’utiliser un système avec écran (ou vidéo projecteur) à distance associé à une captation de mouvements du corps pour diriger un avatar, ou plutôt un visiocasque de réalité virtuelle ? Est-ce qu’il vaudrait mieux que cet avatar soit à la première personne, en colocalisation comme dans le cas de la RV, ou à la troisième personne, vu sur l’écran par l’usager ? Cela nécessite d’évaluer si les incohérences sensorimotrices (Fuchs, 2016) sont supportables, voire positives dans certains cas. Mais pas seulement, et il est tout aussi important de connaitre la motivation du patient pour de telles pratiques. Enfin, j’aurais tendance à jauger les schémas d’action possibles chez celui-ci, selon le système utilisé. A la première personne en réalité virtuelle, le fait que le corps de l’avatar ne soit pas forcément représenté et colocalisé dans son intégralité, peut être perturbant pour le patient à qui est proposé de travailler sa marche de manière ludique et progressive. Selon le degré de la maladie, le feedback visuel de la situation de tout le corps dans l’espace est important. Dans le cas où l’avatar est totalement représenté et colocalisé, il faut aussi être sûr que l’ensemble de l’environnement immersif visuel puisse être le plus cohérent possible avec les informations kinesthésiques, tactiles (au niveau du contact sur le sol), et vestibulaires de la salle dans laquelle l’activité est menée. Cela évitera des recrutements toniques particuliers qui auront un impact sur la planification et l’exécution des gestes et déplacements. Dans le cas d’un travail proposé avec un système d’écran simple et une captation de mouvements, l’implication ne sera peut-être pas la même, et là aussi faut-il l’évaluer. Quant aux cohérences multimodales, entre les différentes informations sensorielles, elles seront vraisemblablement plus justes, dans la mesure où le patient continue de voir la salle dans laquelle il évolue, tout en s’immergeant, peut-être moins fortement, avec un environnement virtuel ludique limité à la surface de projection. Mais dans ce cas les schémas d’actions envisageables vont être amoindris sur un autre point : Le patient devra toujours faire face à l’écran pour voir son avatar et l’ensemble du jeu. Les changements de direction et retournements du corps peuvent être proposés uniquement en Réalité Virtuelle ou Mixte. Sans développer longuement cet exemple, on voit toute la complexité de la chose. Dans une démarche clinique il me semble évident que les professionnels ont à tenir compte de cet ensemble de facteurs inhérents à de tels outils, en fonction des usagers. Le dispositif est donc potentiellement puissant pour un travail rééducatif ou thérapeutique, mais son usage doit être évalué cliniquement, au cas par cas. Pour revenir très spécifiquement sur la notion de schéma-corporel, on voit ici l’importance du référentiel spatial évoqué précédemment. Voici comment je peux résumer mes différentes expériences de représentation de mon schéma-corporel en fonction des types d’avatars utilisés :
17Dans un cadre de recherche arts-sciences à la fin des années quatre-vingt-dix, les professeurs et artistes Edmond Couchot et Diana Domingues abordaient la question du corps couplé à l’ordinateur et ses interfaces comme extension de nos capacités à percevoir et agir. Ils avançaient l’idée que cela pouvait notamment s’apparenter à un phénomène de transe, dans la mesure où « La transe implique le rituel. Interagir, c’est répéter certains comportements, d’une manière très semblable à ce que nous faisons durant les rituels » (Domingues, 2001, p. 130). Il est précisé ainsi que ces rituels sont un autre rapport au temps et à l’espace, pour produire de nouvelles « chaînes de significations à travers une multiplication sensible des expériences » (Domingues, 2001, p. 133). Dans les cas des environnements immersifs, dont il est principalement question ici, ces expériences sont à dominante visuelle, certes, mais multimodales, pour lesquelles les associations hybrides avec les autres flux sensoriels vont produire des expériences variées, décalées, véhiculant des sémioses changeantes, au-delà de ce qu’elles peuvent être dans notre quotidien. On retrouve là les éléments de réflexion qui mettent en avant le changement d’état comme condition du processus d’immersion dans un monde virtuel. C’est un milieu particulier qui doit prendre sens à travers une action et une perception devant trouver leur cohérence. Mais l’environnement, équivalent du milieu, est envisageable seulement lorsque « l’adaptation crée le milieu et l’être par rapport au milieu » (Simondon, 2013, p. 211). Autrement dit, dans le cas des immersions et interactions numériques, il est nécessaire que l’utilisateur puisse s’adapter dans ses comportements, dans ses représentations de lui-même et de ce monde de pixels, qui devient alors milieu comme combinaison cohérente fait d’images de synthèses interactives au sein du monde physique tangible et de ses interfaces. Cette adaptation est changement d’état pour que tout cela puisse prendre sens. C’est pourquoi, cette capacité humaine me semble essentielle à considérer et évaluer, tout particulièrement dans un objectif thérapeutique, rééducatif ou de formation. Nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne. En fonction de l’âge et du stade de développement, en fonction des atteintes en situation de handicap, en fonction des degrés d’action de perception, de cognition et de relation, une plongée dans tel ou tel environnement immersif n’aura vraisemblablement pas le même impact ni peut-être le même sens d’une personne à l’autre. J’ai à cœur de ne pas nous considérer selon une vision déterministe, dans une société qui nous résume à des profils. La dynamique propre au vivant et ses transformations avec les milieux technologiques que nous produisons me semble bien indéterminée, ou du moins non-linéaire. J’ai donc tenté d’explorer ces phénomènes, et tout particulièrement la manière dont je pouvais ressentir et me figurer mon propre corps en action, avec tous ces dispositifs. Beaucoup de questions demeurent et beaucoup d’expérimentations restent à mener. Ce que j’ai pu livrer dans ce texte constitue seulement une piste de réflexion sur les potentialités des mondes immersifs numériques et celles de l’être humain.