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Dossier

Corps en immersion : continuité ou ruptures ?

Bodies in Immersion: Continuity or Rupture?
Olivier Nannipieri

Résumés

Les différences existantes entre les dispositifs immersifs (e.g. roman, cinéma immersif, réalité virtuelle) doivent-elles être appréhendées en termes de degrés se déployant sur un même continuum ou en termes de ruptures ? Un examen de ces dispositifs et de l’expérience utilisateur qu’ils cherchent à produire met en exergue des différences substantielles sur le plan du rôle joué par le corps. En effet, cet article tente de démontrer que le rôle du corps dans chacun de ces dispositifs et de l’expérience qui leur est associée engage à envisager l’existence de ruptures au sein des expériences immersives. Plus précisément, si le corps constitue une condition nécessaire à toute expérience immersive (e.g. roman, cinéma immersif, réalité virtuelle), dans la réalité virtuelle, il constitue, à la différence des autres dispositifs, une condition non seulement nécessaire mais également suffisante.

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Texte intégral

Introduction

1Il est clair que la question de l’immersion précède historiquement celle de dispositifs techniques récents permettant d’entrer dans un environnement virtuel. En effet, l’anthropologie montre que, déjà présente avant l’ère chrétienne, la pratique chamanique présuppose l’existence de deux mondes : le monde au sein duquel nous vivons au quotidien et celui des esprits, des défunts, des dieux… Le chamane est celui qui peut quitter ce monde – en quittant son enveloppe corporelle – pour s’immerger dans autre monde (Dubos, 2017).

2La lecture d’un livre peut, également, permettre au lecteur de s’immerger dans un autre monde, celui raconté par le romancier. C’est l’écart entre la simplicité sur le plan technique du livre et l’effet qu’il peut produire sur le lecteur en termes de réception – il est parfois difficile de s’arracher à la lecture d’un livre – qui conduit à parler d’un paradoxe du livre (Biocca, 2003). Plus simplement encore, ne suffit-il pas de s’imaginer ailleurs pour vivre une expérience immersive ? En effet, « moi qui, assis devant ma table, pense au pont de la Concorde, je ne suis pas alors dans mes pensées, je suis au pont de la Concorde » (Merleau-Ponty, 1964, p. 19).

3Dans le premier cas, c’est par une danse, une transe, que le chamane s’immerge dans un autre monde.

4Dans le second cas, c’est à partir de lettres d’imprimerie sur du papier combinées, notamment, à la faculté d’imagination du lecteur que ce dernier peut se plonger dans un roman. Dans cette situation, c’est l’imagination qui permet de s’immerger dans un autre monde. Certes, comme le souligne Charles Sanders Pierce (1935), si tout est signe, l’imagination est mobilisée en présence de n’importe quel phanéron. Ainsi, si l’imagination n’est pas, en un sens générique, mobilisée uniquement lors de la lecture d’un ouvrage, lors de la lecture, elle émerge, sur le plan sémiotique, sur la base d’un phanéron spécifique : un ensemble de signes linguistiques – signes qui ne sont pas, ou de manière marginale, efficients dans les autres dispositifs immersifs (e.g. transe, dispositifs de réalité virtuelle). En ce sens, par « imagination », il faut entendre, ici, la possibilité, pour le lecteur de produire des images mentales à partir de signes linguistiques.

5Les interfaces de réalité virtuelle (e.g. visiocasque) constituent, également, un moyen d’immerger un individu. En première analyse, ces dispositifs semblent différer seulement en termes de degrés : ils sont techniquement plus complexes que ceux qui les ont précédés. Alors, continuité ou ruptures ?

6La réponse à cette interrogation est complexe car il existe une grande variabilité en termes d’effets produits par ces dispositifs en fonction des caractéristiques des utilisateurs (e.g. Heeter, 1992 ; Witmer et Singer, 1998 ; Zahorik et Jenison, 1998 ; Burkhardt, 2002 ; Coelho et al., 2006 ; Bouvier, 2009). Ainsi, afin de « neutraliser » cette variabilité, il s’agira de formuler l’hypothèse suivante : l’expérience vécue par un utilisateur immergé dans un environnement virtuel ne peut pas être vécue grâce à d’autres dispositifs potentiellement immersifs. En ce sens, il s’agira de déterminer si le corps constitue une condition nécessaire et suffisante quel que soit le dispositif immersif : le corps constitue-t-il une condition nécessaire et suffisante dans les dispositifs immersifs autres que la réalité virtuelle ou uniquement dans les dispositifs immersifs de réalité virtuelle ?

  • 1 Il est à noter que cette course au nombre de « D » (dimensions) ne correspond à rien d’autre que l’ (...)

7Dans une première partie, il sera question de démontrer que le corps constitue une condition nécessaire mais non suffisante à l’expérience immersive produite par des dispositifs n’utilisant pas la réalité virtuelle en se focalisant sur deux types de dispositifs significatifs : le roman et le cinéma dit « immersif » (i.e. cinéma en 3D, 4D, 5D…1).

8Dans la deuxième partie de cet article, il s’agira d’examiner dans quelle mesure le corps constitue, dans les dispositifs de réalité virtuelle, une condition non seulement nécessaire mais également – à la différence des autres dispositifs –suffisante. En premier lieu, il s’agira d’identifier les éléments communs à tous les dispositifs de réalité virtuelle qui font que ces dispositifs provoquent une rupture avec les autres dispositifs en regard du rôle du corps. En second lieu, l’analyse se focalisera sur les implications relatives au rôle du corps dans les dispositifs de réalité virtuelle proposant à l’utilisateur de s’incarner dans un avatar en opérant un focus sur « l’effet proteus ».

9En conclusion, il s’agira de proposer une perspective distanciée ou critique concernant la valeur à accorder à l’immersion corporelle dans la réalité virtuelle.

Le rôle du corps dans les environnements immersifs ne recourant pas à la réalité virtuelle

Le rôle du corps dans l’expérience immersive lors de la lecture d’un roman

10Il est important de préciser que la finalité d’un roman – visée par l’auteur ou en termes de réception par le lecteur – n’est pas nécessairement de vivre une expérience immersive. Malgré cela, nous avons probablement tous expérimenté la sensation d’être plongé dans un roman, de ne plus ressentir la présence de l’environnement qui nous entoure, nous oubliant nous-même comme le souligne Michel de Certeau : « Je lis et je songe… Ma lecture serait donc mon impertinente absence. » (de Certeau, 1980, p. 250).

11Ainsi, même si le roman n’est pas, en soi, un dispositif immersif, il semble constituer un dispositif prompt à provoquer chez le lecteur le sentiment de s’évader de la réalité pour rejoindre le monde créé par l’auteur. Et cette sensation peut être si intense qu’elle est en mesure de modifier, après coup, le sens du perçu : écrire un roman, « c’est créer des coins d’ombre et de nuit dans une existence soumise à la transparence technocratique » (de Certeau, 1980, p. 250).

12Même si la lecture d’un roman semble faire oublier notre environnement et notre corps, il demeure une condition nécessaire pour vivre une expérience immersive : le lecteur d’un roman a besoin d’un corps – des yeux pour lire, d’un cerveau, de poumons pour respirer.

13Néanmoins, en dépit du caractère potentiellement immersif d’un roman et de la nécessité du corps, le rôle de ce dernier est d’une nature différente de celui qu’il joue dans la réalité virtuelle.

14En premier lieu, non seulement un roman ne cherche pas à provoquer des boucles de rétroaction sensorimotrices (i.e. perception-action-perception…), mais il n’a pas la possibilité de le faire. Si un roman peut provoquer des réactions émotionnelles (e.g. joie, tristesse), tout comme un film ou un environnement en réalité virtuelle, il ne peut pas provoquer des comportements comparables à ceux provoqués par un environnement virtuel : « Si un feu surgit dans l’environnement virtuel, l’utilisateur pourrait alors se mettre à courir ou au moins avoir un mouvement de recul. Par contre, si un livre ou un film décrit un feu, le lecteur ne lâcherait pas le livre de peur de se brûler les mains » (Bouvier, 2009, p. 47).

15En second lieu, pour plonger dans un roman, mieux vaut oublier notre corps (e.g. oublier que l’on a faim, que l’on a froid), oublier ce que l’on avait à l’esprit, oublier l’environnement qui nous entoure. En focalisant notre attention sur ces caractères d’imprimerie – ce qui requiert parfois beaucoup d’efforts, nous « entrons » dans l’univers de l’auteur. Le corps semble donc bien constituer un frein, voire un obstacle à l’expérience immersive lors de la lecture d’un roman. Si tel est le cas, c’est parce que même s’il peut nous faire vivre une expérience immersive, un roman ne s’adresse pas à notre corps – même s’il peut, indirectement, nous amener à réfléchir ou à ressentir différemment ce qui touche à notre corps. Le roman utilise notre corps en tant que condition nécessaire mais seulement comme un canal de transmission entre des signes linguistiques et nos facultés d’interprétation, d’appropriation, d’imagination.

16En troisième lieu, un roman ne s’adresse pas au corps – ou alors de manière marginale, mais à l’imagination du lecteur. Le corps seul ne suffit pas à s’immerger dans un roman, à la différence de la réalité virtuelle qui peut se contenter d’un corps comme nous le démontrerons.

17Car l’immersion provoquée par la lecture d’un roman relève de l’imagination et non de la perception : ce ne sont pas les signes linguistiques (i.e. les caractères d’imprimerie) au sein duquel le lecteur s’immerge, mais les images qui émergent à la lecture – mêmes floues, indistinctes, prises dans le flux de l’émotion. Images suscitées par le roman et co-produites par le lecteur. Or, si, comme l’écrit Edmund Husserl (1950, p. 13) « les données forgées par l’imagination ne sont et ne seront jamais des données réelles », c’est parce qu’il existe, au plan phénoménologique, une différence de nature entre la perception et l’imagination ou entre la conscience réalisante et la conscience imageante (Sartre, 1940). C’est la raison pour laquelle, à la différence du roman, dans le cinéma 3D – autre dispositif vendu comme « immersif » par l’industrie cinématographique, comme nous allons tenter de le démontrer, plus la puissance immersive du dispositif augmente, moins l’imagination du spectateur est sollicitée.

La place du corps dans le cinéma dit « immersif »

18Imposant un environnement perçu sur un mode pseudo-naturel (e.g. 3D, sons, voire mouvements des sièges) le spectateur n’a plus besoin d’imaginer le vide perçu par un personnage localisé sur le toit d’un building puisque ses sens, grâce à la 3D, lui font percevoir ce vide en relief. Pourtant, comme le souligne Gaston Bachelard (1957, p. 115), « Il y aura toujours plus de choses dans un coffret fermé que dans un coffret ouvert » car « L’imagination n’est pas, comme le suggère l’étymologie, la faculté de former des images de la réalité ; elle est la faculté de former des images qui dépassent la réalité, qui chantent la réalité. Elle est une faculté de surhumanité » (Bachelard, 1942, p. 29).

19Ainsi, paradoxalement, en dépit du caractère apparemment expérientiel du cinéma immersif, le spectateur est encore plus spectateur qu’il ne l’est dans une salle de projection traditionnelle. Il est davantage passif, réagissant un peu mécaniquement aux multiples stimuli. Il ne peut presque plus imaginer puisque son imagination, sollicitée dans des dispositifs moins complexes techniquement (e. g. roman, cinéma traditionnel), n’a presque plus lieu d’être puisque le dispositif se charge de remplir voire de saturer son espace sensoriel. Dans le cinéma « immersif », l’imagination ne s’immisce que dans les interstices laissés vacants par le dispositif.

20A ce stade de l’analyse, il semble exister, à la fois, une rupture entre le roman et le cinéma immersif – le premier cherchant à s’appuyer sur l’imagination ; le second, sur la perception – et une espèce de proximité entre le cinéma immersif et les dispositifs de réalité virtuelle qui utilisent également la perception comme levier d’immersion. S’il est possible de s’accorder sur le premier point, il est, en revanche, plus difficile d’affirmer qu’il existe une proximité entre le cinéma immersif et la réalité virtuelle car le rôle du corps est différent. En effet, le corps du spectateur regardant un film en 3D est passif : le cinéma peut difficilement proposer une interaction entre le corps du spectateur et le dispositif. Techniquement, c’est parce que le cinéma s’adresse de la même manière à chaque spectateur présent dans la salle à la différence d’un dispositif de réalité virtuelle où le sujet est en interaction en temps réel avec l’environnement qu’il perçoit, quand bien même la réception d’un film peut varier en fonction des spectateurs. Comme le relève Franck Renucci (p. 15, 2003) à propos du cinéma, « le spectateur, en fonction de son expérience, participe à la création de ce monde fictif. » : le spectateur est spectacteur. Or, malgré la co-construction qui se déploie durant la projection, dans le cinéma destiné à un public de masse, l’interactivité entre le spectateur et le dispositif nuirait considérablement à la cohérence du « produit » – en l’occurrence, du film. En somme, un film s’adresse massivement à chacun des spectateurs et le spectateur voisin n’intervient, dans le processus d’immersion, qu’en tant qu’élément potentiellement perturbateur (e.g. rires, bruits de popcorn).

  • 2 Un extrait intéressant d’un rapport liant l’innovation technologique et la politique marketing : «  (...)

21On saisit alors l’enjeu – mercantile – pour l’industrie cinématographique qui peut produire de l’immersion de masse : pourquoi se contenter de proposer au public simplement des spectacles alors qu’il est possible de lui proposer des « expériences immersives » où le spectateur est encore plus passif ? Se dirige-t-on finalement vers une « mcdonaldisation » du cinéma avec le cinéma immersif ?2

22En somme, si le cinéma en 3, 4, 5… D, manifeste bien l’existence d’une différence fondamentale entre une expérience immersive qui nécessite l’imagination comme une condition de possibilité (i.e. le roman) et ce type de cinéma qui cherche à provoquer des réactions sur la base de perceptions en 3, 4, 5… D, il n’en demeure pas moins vrai que le cinéma immersif n’est qu’apparemment immersif : il lui manque l’interactivité et l’agentivité permises par les environnements virtuels. Il mobilise la perception et tente de provoquer des réactions comportementales mais de manière très grossière (e.g., le cas échéant, en faisant bouger les sièges) à la différence de la réalité virtuelle qui produit une boucle sensorimotrice.

Le rôle du corps dans les environnements virtuels

Le corps : condition nécessaire et suffisante de l’immersion dans un environnement virtuel

23Dans les environnements virtuels, le corps est ce par quoi, de manière originaire et fondamentale, l’environnement va produire un effet sur l’utilisateur car ce type de dispositif s’adresse au corps, quel que soit son objectif et les tâches qu’il implique – même d’ordre cognitif. Parce qu’il implique nécessairement nos organes perceptifs et des actions – même minimes, tourner la tête par exemple – mais également des boucles de rétroaction sensorimotrices (Fuchs, 2001). A la différence d’un roman, un environnement virtuel exige le corps à la fois comme condition de possibilité de l’expérience immersive, mais également – et c’est ce qui en fait un dispositif singulier – l’exige comme le destinataire du dispositif. Le corps constitue une condition nécessaire et suffisante pour vivre une expérience immersive. À la différence du cinéma dit « immersif », la réalité virtuelle permet une interaction sensorimotrice que ne permet pas le cinéma.

24Néanmoins, il serait possible d’avancer une limite voire une objection à la thèse selon laquelle il existe une différence de nature entre les dispositifs de réalité virtuelle et les autres dispositifs immersifs et que cette différence de nature tient au rôle du corps : quand bien même un dispositif de réalité virtuelle chercherait à ne s’adresser qu’au corps, il ne s’adresserait pas qu’à lui car un sujet pourrait ne pas se sentir immergé dans l’environnement, par exemple, parce qu’il est convaincu que ce n’est qu’une illusion sensorielle. En somme, même si le dispositif peut avoir pour objectif de ne s’adresser qu’au corps, la volonté de l’utilisateur de ne pas se laisser immerger dans un environnement virtuel pourrait nuire, voire supprimer la sensation d’immersion (e.g. Heeter, 1992 ; Coelho et al., 2006). Pour le dire autrement, même si les dispositifs de réalité virtuelle s’adressent au corps, l’esprit peut s’en mêler.

25Or, une étude expérimentale réalisée par Jean-Claude Lepecq et al. (2009) engage à ne pas retenir cette objection. En effet, dans cette étude, les auteurs observent le comportement de sujets auxquels il est demandé de passer dans l’ouverture laissée par une double porte coulissante. Or, la largeur de l’ouverture obligerait les sujets, dans un contexte d’environnement réel, à pivoter afin que leurs épaules ne heurtent pas les portes. En marge de cette expérimentation, les auteurs se sont intéressés aux sujets qui ne faisaient pas pivoter leurs épaules en affirmant que ces portes n’étaient pas réelles et que, par conséquent, ils pouvaient les traverser sans les percuter. Le protocole a été modifié pour eux : il a été demandé à ces sujets récalcitrants de recommencer l’expérience. Or, lorsqu’ils s’avançaient à proximité des portes coulissantes, ces dernières se refermaient violemment. Tous ont marqué un arrêt brutal. En somme, même s’ils étaient – consciemment – convaincus que ces portes n’étaient pas réelles, ils ont importé un schème sensorimoteur ou un réflexe qu’ils avaient acquis dans la réalité : en dépit de leurs croyances, de leur posture, leur corps a immédiatement réagi comme s’il s’agissait d’un environnement réel.

26Loin d’être simplement anecdotique, cette expérience révèle le fait que nous (individus, citoyens, chercheurs…) avons oublié – consciemment ou inconsciemment – que « sans notre corps et plus précisément nos organes sensoriels, le monde symbolique ne peut pas exister » (Martin-Juchat, 2020). Et ce corps recèle, dans sa dimension expressive et communicative, deux facettes comme le souligne Fabienne Martin-Juchat (2020) : intercorporelle, mais également intracorporelle. Et si le corps a été négligé c’est, selon Bernard Andrieu (2004, p. 2) parce que « L’expansion de la théorie de l’esprit dans la philosophie cognitive a produit une domination du cognitivisme sans que le corps, sa nature, sa qualité et son activité, ne soit un principe de la connaissance » mésestimant, que « le corps conditionne la cognition » (Leleu-Merviel, Schmidt et Useille, 2018, p. 50).

27Or, dans les environnements virtuels, il est naïf de considérer que le corps est dans l’environnement réel et que l’esprit est dans l’environnement virtuel car ces dispositifs impliquent le corps d’une manière déterminante :

Ces dimensions participent chez le sujet d’une forte mobilisation de son système sensoriel et en particulier de la sensibilité générale de son corps. On parle alors de stimulation corporelle ou somesthésie. Celle-ci est considérée comme fondamentale pour la perception de l’environnement et le développement du sujet.
Philippe Bonfils, L’expérience communicationnelle Immersive : entre engagements, distanciations, Corps et présences, 2014, p. 81.

28Il est, hélas, exact, d’observer que cette focalisation sur le corps – essentielle dans la compréhension de l’expérience immersive – n’est pas toujours allée de soi à l’exception, notamment de Barüch Spinoza : « les hommes, quand ils disent que telle ou telle action du corps vient de l’esprit qui a un empire sur le corps, ne savent pas ce qu’ils disent et ne font rien d’autre qu’avouer en un langage spécieux qu’ils ignorent la vraie cause d’une action et ne s’en étonnent pas. » (Éthique, scolie de la proposition II).

29En effet, comment « sonder » l’esprit, la cognition, les émotions et ce qui se produit de manière non nécessairement tangible donc observable sans passer par le corps, sans utiliser les sens (pour voir, entendre, écrire), un cerveau, des poumons, un cœur… ?

30Il est seulement question, ici, de prendre acte du fait qu’afin de comprendre l’expérience immersive dans la réalité virtuelle, il est nécessaire de considérer le corps comme la condition nécessaire et suffisante à ce type d’expérience. Pour ce faire, il faut (re-)donner au corps sa place :

Les interactions affectives précoces (bien avant la naissance) coconstruisent le système affectivo-cognitif d’appréhension des stimuli sensoriels et l’intention qui leur est portée. La perception du corps (des corps) est une activité intentionnelle primaire et non consciente. Cette intension est le produit d’un vécu socio-affectif. Le terme de corps éprouvé condense la thèse d’un corps produit d’une histoire relationnelle affective qui conditionne les actes de perception, de cognition puis de sémiotisation.
Fabienne Martin-Juchat, Penser le corps affectif comme média, 2005, p. 100.

31En effet, ce texte met en exergue le fait que la dimension ontogénétique ou historique de la construction de notre rapport au monde permet de souligner l’importance du corps. Un rôle bien plus originel et fondamental dans cette construction que les activités relevant de l’esprit ou de la conscience. En ce sens, ce travail souscrit pleinement à l’analyse proposée par Bernard Andrieu (2004, p. 2) : « La philosophie de l’esprit aura été le moyen de poursuivre l’étude de la conscience. […] Le corps ne devient au mieux qu’un pourvoyeur de données, sinon un obstacle dont il faut modéliser l’utilité ».

32Par ailleurs, si le corps est, sur le plan gnoséologique au moins, un passage obligé afin de tenter de comprendre l’immersion, c’est parce qu’il est « un médiateur des affects car il en limite l’accès à la conscience du sujet » (Martin-Juchat, 2005, p. 114). Le corps est l’élément fondamental – parce que nécessaire et suffisant – par la voie de laquelle l’immersion dans la réalité virtuelle est possible et parce que « le corps est à la fois le médiateur à partir duquel l’individu peut conscientiser ses affects, et le média de communication de ces derniers » (Martin-Juchat, 2005, p. 128).

33En réalité, ce qu’il y a de commun à toutes les expériences en réalité virtuelle, c’est le corps et, plus précisément, l’immersion et l’interaction sensorimotrices (Fuchs, 2001). Certes, un environnement virtuel peut nécessiter l’importation de schèmes cognitifs, mais, cela est contingent. Et, quand bien même il le ferait, cette cognition demeurait nécessairement incarnée car « la connaissance est le résultat d’une interprétation permanente qui émerge de nos capacités de compréhension » qui « s’enracinent dans les structures de notre corporéité biologique » (Varela, Thompson et Rosch, 1993, p. 211).

34En somme, certaines expériences immersives ont pour condition d’effectuation l’oubli du corps : même si le chamane danse en utilisant son corps, c’est pour échapper à son corps. Et quand le cinéma « immersif » cherche à utiliser le corps avec la 3, 4, 5…D, il oublie de le faire participer, il lui interdit d’interagir avec l’environnement : il s’adresse à un spectateur désincarné. Or, dans la réalité virtuelle, le corps est essentiel à l’immersion au sens où il n’est pas un élément accidentel ou contingent. Et c’est dans certains types d’environnements qu’il est possible de prendre toute la mesure de la puissance du corps… sur l’ « esprit ».

L’avatar du corps : l’effet proteus

35A la différence d’un roman ou du cinéma immersif, la réalité virtuelle permet de visualiser « son » corps ou une partie de « son » corps. Évidemment, ce membre, ce corps sont, dans les faits, différents de notre corps. L’utilisateur peut voir un membre avec une main semblant prolonger son bras, peut voir son corps dans un miroir virtuel.

36Néanmoins, si la réalité virtuelle offrait la possibilité au grand public de voir une copie parfaite, un clone de soi-même synthétisé numériquement, cette copie ne se confondrait pas avec l’utilisateur, comme on ne se confond pas avec son image dans un miroir : « la puissance et la richesse imaginaire du double […] reposent sur son immatérialité, sur le fait qu’il est et reste un phantasme » (Baudrillard, 1981, p. 143).

37Mais là où l’avatar exprime toute sa puissance de questionnement, c’est, au contraire, lorsqu’il ne ressemble pas à son utilisateur. Et c’est moins l’écart « objectif » (e.g. forme du visage, taille, silhouette) entre l’utilisateur et son double que les caractéristiques inférées au sujet de l’avatar qui importent. Même si l’effet produit sera, pour un même avatar, différent en fonction de l’idiosyncrasie de l’utilisateur, la nature même de cet effet demeure identique : il s’agit de l’effet proteus.

38L’objectif n’est pas, ici, compte tenu du nombre important de travaux conduits au sujet de l’effet proteus, de recenser exhaustivement les résultats des études, mais d’examiner plus précisément des études dont les résultats sont, en regard de cette contribution, significatifs. Néanmoins, afin d’appréhender le spectre de ce champ d’investigation, voici quelques études intégrées à la méta-analyse réalisée par Rabindra Ratan (2019) : l’effet proteus impacte l’agressivité lors d’une négociation (Yee et Bailenson, 2007 ; Yee, Bailenson et Ducheneaut, 2009), le choix des partenaires lors d’un speed dating (Yee et Bailenson, 2009), le comportement antisocial (Peña, Handcock et Merola, 2009 ; Yoon et Vargas, 2014), les choix en termes de nourriture (Fox, Bailenson et Binney, 2009 ; Sah et al., 2017), l’exercice physique (Li, Lwin et Jung, 2014 ; Peña, Khan et Alexopoulos, 2016 ; Peña et Kim, 2014), les biais ethniques (Aviles, 2017 ; Peck et al., 2013) ; l’insatisfaction corporelle (Fox, Bailenson et Tricase, 2013 ; Sylvia, King et Morse, 2014), la prise de risque financier (Hershfield et al., 2011), les choix en termes de consommation (Ahn et Bailenson, 2011), les performances en mathématiques (Lee, Nass et Bailenson, 2014 ; Ratan et Sah, 2015), l’engagement étudiant (Ratan et al., 2016) ou encore la créativité (Busine et al., 2016).

39Initialement décrit par Nick Yee et Jeremy Bailenson (2007), l’effet proteus, est un cadre théorique fondé sur la théorie de la perception de soi (Bem, 1972) qui consiste en cela que les caractéristiques des avatars modifient le comportement (au sens large) de l’utilisateur. Pour le dire autrement, l’utilisateur s’approprie les caractéristiques de son avatar.

40Cet effet pourrait relever, en première analyse, d’un simple effet d’amorçage. Or, même si la finalité peut être identique (i.e. modifier le comportement), à la différence de l’effet d’amorçage, l’effet proteus ne consiste pas à influencer un comportement (e.g. réaliser une tâche donnée dans un environnement virtuel) grâce à un stimulus qui le précède chronologiquement (ici, la perception de l’avatar). Car, en premier lieu, l’avatar ne peut être réduit à un stimulus pour l’utilisateur, puisqu’il est ce « stimulus ». En second lieu, parce que l’étant, il le demeure tout au long de la phase d’immersion : l’avatar est présent – qu’il soit ou non visible de manière permanente par l’utilisateur – puisqu’il est une condition nécessaire de l’expérience, ce qui n’est pas le cas d’un stimulus d’amorçage qui est éphémère et contingent.

41Même si des métaverses ou des jeux vidéo permettent également aux utilisateurs de s’incarner dans un avatar en leur permettant, avec plus ou moins de liberté, de créer leur avatar (e.g. nom, taille, morphologie, force, habilité, intelligence), trois précisions doivent être apportées.

  • 3 Cette remarque exclut évidemment les métavers et les jeux-vidéos utilisant des interfaces de réalit (...)

42En premier lieu, à la différence des autres types de dispositifs (e.g. métaverse en ligne, jeu vidéo), le corps occupe un rôle singulier uniquement dans les environnements virtuels en tant qu’il est une condition nécessaire et suffisante de l’immersion puisqu’il implique des boucles de rétroaction sensorimotrices, quand les métavers ou les jeux vidéo placent l’utilisateur face à un écran et pas dans un environnement3.

43En second lieu, la situation permettant de mettre en évidence l’effet proteus diffère de la situation lors de laquelle l’utilisateur choisit ou crée son avatar, car pour vérifier l’existence d’un tel effet, il est plus pertinent d’imposer un avatar à l’utilisateur. En laissant l’utilisateur créer son avatar, c’est lui-même qui le/se caractérise. Ainsi, il peut paraître (tauto-)logique de considérer qu’il va s’approprier les caractéristiques de son avatar.

44En dernier lieu, il est important de préciser que l’effet proteus ne consiste pas seulement, sur la base de l’observation des caractéristiques de l’avatar, à s’approprier ses seules caractéristiques visibles. En effet – et c’est tout l’intérêt de l’effet proteus, les caractéristiques de l’avatar ne sont que les éléments sur la base desquels l’utilisateur va inférer d’autres éléments qui excèdent largement les premiers : en s’appuyant sur des stéréotypes, la connaissance, le cas échéant, de l’avatar, l’utilisateur va lui conférer d’autres caractéristiques non visibles (e.g. force, intelligence, sensibilité).

45Néanmoins, il est nécessaire de préciser qu’il existe certaines études concluant à l’absence d’effet proteus. Par exemple, il a été montré que les différences observées en termes de comportement entre deux groupes de femmes immergées dans un environnement virtuel ne sont pas prédites par l’effet proteus (McCain et al., 2018) : un groupe de femmes s’incarnait dans l’avatar de Kim Kardashian tandis que l’autre s’incarnait dans un avatar féminin générique. Contrairement à ce que prédit l’effet proteus, les participantes à qui l’avatar de Kim Kardashian a été attribué n’ont pas adopté son comportement d’achat de luxe et leur narcissisme estimé était inférieur à celui de l’autre groupe. Or, en conclure que l’effet proteus n’a pas fonctionné est discutable. En effet, en considérant seulement l’effet mécanique de l’avatar sur l’utilisateur (i.e. en réduisant l’effet proteus à un simple effet d’amorçage), on néglige le fait que l’on n’adhère pas nécessairement au comportement de l’avatar – en l’occurrence, être une femme cherchant à s’épanouir dans la consommation d’objets de luxe. En effet, l’utilisateur ne disparaît pas lorsqu’il s’incarne dans un avatar. Ainsi, paradoxalement, le fait que les femmes s’incarnant dans l’avatar de Kim Kardashian ont agi en opposition avec le comportement attendu de Kim Kardashian, atteste du fait que, d’une certaine manière, l’effet proteus existe : elles ont bien identifié le stéréotype, elles ont bien incarné un corps, mais ont tenté de changer le comportement de leur avatar parce qu’il ne correspondait pas à leurs valeurs et/ou parce qu’elles ont cherché à se dissocier des jugements indésirables sur soi (Mezulis et al., 2004).

46Par ailleurs, s’il existe, dans cette étude, une différence significative entre les deux groupes de femmes, cela pourrait attester du fait que l’avatar influence l’utilisateur, mais que des variables (modératrices ou médiatrices) pourraient interférer (e.g. croyances, valeurs, motivations propres aux utilisateurs). En fait, cet argument réintroduit, en un sens, « l’esprit » comme un facteur capable de modérer ou de médier le rapport entre le corps de l’utilisateur et le corps de l’avatar. Or, ce n’est pas de l’esprit dont il s’agit, mais bien du corps. Non pas un corps-organe (i.e. qui fonctionne, qui peut être décrit, autopsié), ni même un corps-objet qui est seulement perçu, utilisé, mais un corps-signifiant car, comme le souligne Philippe Bonfils (2014, p. 107) : « Dans les environnements immersifs, le corps physique ou simulé par l’avatar fait signe et sens dans une sémiosis en actes ». Un corps qui, tel un pli, pour reprendre l’expression de Gilles Deleuze (1988), enveloppe le soi pour celui qui l’observe – en l’occurrence l’utilisateur : l’avatar est une « enveloppe, accueillant en creux l’utilisateur » (Lucas et Amato, 2013, p. 85). Car sans le corps de l’avatar de Kim Kardashian, il est impossible pour la femme qui l’habite temporairement de développer le soi de Kim Kardashian ou l’idée qu’elle s’en fait et de prendre de la distance avec ce soi. Ainsi, même lorsque l’effet proteus ne semble pas fonctionner, le corps demeure une condition nécessaire à l’expérience : le corps vécu de l’utilisateur et le corps perçu puis développé, déplié, de l’avatar.

47Insistons sur le fait que le déploiement du corps de l’avatar ne peut se réduire au simple processus d’inférence. Certes, l’utilisateur, peut inférer, à partir de sa perception du corps de l’avatar, un certain nombre de caractéristiques qui sont invisibles si l’on s’en tient au corps-objet (e.g., l’avatar est grand, donc il est fort). Or, la relation de l’utilisateur à l’avatar ne s’épuise pas dans la série d’inférences conscientisées consistant à produire des croyances à propos du corps de l’avatar (e.g. glisser du corps-objet au stéréotype qui lui correspond). En réalité, nous avons affaire à un chiasme ou un entrelacs pour reprendre l’expression de Maurice Merleau-Ponty (1964) : l’utilisateur habite le corps de l’avatar et l’avatar habite le corps de l’utilisateur. Lorsque l’utilisateur perçoit le corps virtuel dans lequel il est, il ne peut être à distance de ce corps. Il peut, certes, penser ceci ou cela de ce corps – et donc de la personne ou du groupe social, ethnique, qui lui est associée, mais cela n’a pas à entrer dans la conscience de manière nécessaire – au sens premier du terme. Sans que l’utilisateur fasse quoi que ce soit, l’avatar se déploie en lui, s’immisce dans son être. Et même quand il refuse de se comporter comme son avatar le ferait selon lui, l’avatar l’habite déjà. Il est déjà trop tard. Et c’est justement parce qu’il l’habite déjà que l’utilisateur peut essayer, par son comportement, de le mettre à la porte de son corps. Mais l’avatar lui colle à la peau. L’utilisateur est prisonnier de ce corps – qu’il accepte ou qu’il rejette – et l’avatar est entré en lui. Et ce n’est pas une métaphore.

48En effet, que se produit-il lorsqu’un utilisateur habite temporairement le corps d’Albert Einstein (Banakou, Kishore et Slater, 2018) ?

49Soit deux groupes d’hommes randomisés qui ont, au préalable, répondu à un test estimant leurs fonctions exécutives et à un test estimant la capacité à produire des associations d’idées automatiques ou inconscientes : au premier groupe on affecte l’avatar d’Albert Einstein. Au second, un avatar neutre (i.e. pour lequel il est difficile, a priori, d’inférer ses capacités intellectuelles) correspondant à l’âge de l’utilisateur. Suite aux cinq minutes laissées aux utilisateurs pour explorer l’environnement, ils ont des tâches à réaliser qui mobilisent leurs facultés cognitives.

50Après l’expérience, le groupe « Albert Einstein » obtient des résultats significativement supérieurs concernant les fonctions exécutives et le test d’associations d’idées. Qui plus est, l’augmentation des compétences cognitives est plus importante pour les utilisateurs ayant une faible estime de soi et s’étant incarné dans le personnage d’Albert Einstein.

51En somme, cette étude montre empiriquement l’existence de l’effet proteus. Et cet effet, médié par le corps de l’avatar, touche des fonctions qui ne relèvent traditionnellement pas du corps mais de « l’esprit » : l’âme ou l’esprit, n’en déplaise à Aristote, n’est pas comme un pilote en son navire.

Conclusion et perspectives critiques

52De manière synthétique, cette contribution a cherché à démontrer que le corps constitue, dans la réalité virtuelle, à la différence d’autres dispositifs permettant de vivre une expérience immersive tels que le roman et le cinéma dit « immersif », non seulement une condition nécessaire, mais également suffisante pour vivre ce type d’expérience. S’il peut sembler, en première analyse, qu’il existe entre ces dispositifs une continuité puisque le corps constitue une condition nécessaire à l’immersion commune aux trois dispositifs, il semblerait, qu’en réalité, les dispositifs de réalité virtuelle actent une rupture en termes d’immersion. Si le corps est nécessaire pour lire un roman et pour s’y plonger, il s’efface au profit de l’imagination du lecteur. Dans le cinéma dit « immersif », le dispositif cherche à intégrer le corps en stimulant les perceptions, mais sans boucle de rétroaction sensorimotrice (i.e. sans interactivité) à la différence des dispositifs de réalité virtuelle. Ainsi, ce qui fait qu’il y a rupture, c’est que, dans un environnement virtuel, le corps est une condition suffisante pour vivre une expérience immersive ; l’« esprit » n’intervient qu’après et, même lorsqu’il intervient, nos activités cognitives et émotionnelles sont incarnées. Et cela est d’autant plus vrai dans les dispositifs de réalité virtuelle proposant à l’utilisateur de s’incarner dans un avatar grâce à l’effet proteus. Or, l’effet proteus ne consiste pas en l’impact d’un stimulus (l’avatar) sur l’utilisateur. D’ailleurs, le terme même d’ « effet » est réducteur car il présuppose qu’il s’agit d’une relation causale entre l’avatar et l’utilisateur. Or, la relation entre l’utilisateur et l’avatar relève du chiasme : l’un et l’autre s’entre-habitent.

53En somme, pour caractériser cette rupture, il conviendrait peut-être de qualifier le corps différemment en fonction du dispositif : peut-être, pour le dire de manière générique, un corps-obstacle pour le roman puisqu’il s’agit d’oublier le corps pour s’immerger dans l’univers du roman ; un corps-spectateur dans le cinéma immersif, puisqu’il sollicite les sens sans permettre l’interaction sensorimotrice ; enfin, un corps-acteur dans la réalité virtuelle.

54Le rôle du corps dans la réalité virtuelle semble ainsi être singulier. Mais comment qualifier cette singularité sur le plan de ses enjeux, même implicites ? Comment mettre à distance ce rôle du corps si fondamental dans la réalité virtuelle pour tout simplement continuer à penser, à exercer sa critique ? En somme, comment qualifier sa valeur de cette singularité sur le plan axiologique ?

Organisez un faux hold-up. Vérifiez bien l’innocence de vos armes, et prenez l’otage le plus sûr, afin qu’aucune vie humaine ne soit en danger […]. Exigez une rançon, et faites en sorte que l’opération ait tout le retentissement possible – bref, serrez au plus près de la « vérité », afin de tester la réaction de l’appareil à un simulacre parfait. Vous n’y arriverez pas : le réseau de signes artificiels va s’emmêler inextricablement avec des éléments réels (un policier va réellement tirer à vue ; un client de la banque va s’évanouir et mourir d’une attaque cardiaque ; on va vous verser réellement la rançon bidon), bref, vous allez vous retrouver sans le vouloir immédiatement dans le réel, dont l’une des fonctions est précisément de dévorer toute tentative de simulation, de réduire tout à du réel – c’est même ça l’ordre établi, bien avant l’entrée en jeu des institutions et de la justice.
[…] Une simulation de délit, si elle est avérée, sera ou punie plus légèrement (parce qu’elle n’a pas de « conséquences ») ou punie comme offense au ministère public (par exemple si on a déclenché une opération de police « pour rien ») – mais jamais comme une simulation puisque justement en tant que telle aucune équivalence avec le réel n’est possible, et donc aucune répression non plus.
Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, 1981, p. 37

55Comme souvent chez Jean Baudrillard, l’ontologique et l’axiologique sont mêlés : ce n’est pas le simulacre en soi qui pose problème, mais c’est le fait qu’il ne soit jamais reconnu comme tel. En effet, n’existe-t-il pas un présupposé implicite, voire une espèce de tautologie dans le fait de chercher à démontrer théoriquement et à montrer empiriquement que le rôle du corps est singulièrement fondamental dans l’immersion dans la réalité virtuelle ? La preuve du rôle du corps dans la réalité virtuelle n’est-elle pas déjà contenue, d’une certaine manière, dans une question implicite : en quoi le rôle du corps est-il réel – ou plus réel – dans la réalité virtuelle ? La valeur de la réponse à cette question, son repère, son échelle, tout cela est déjà posé, avant même la question. Or, ce que l’on cherche à comprendre, c’est l’expérience immersive – qui cherche à quitter le réel. Cependant, ce que nous (re-)trouvons, c’est le réel. Logique, dirions-nous, car connaître, comme l’affirme en substance Friedrich Nietzsche, c’est remplacer de l’inconnu par du connu : connaître, c’est reconnaître.

56Rien d’alarmant en apparence. Mais, si un juge se demande légitimement si un accusé a réellement commis ce crime, c’est parce que l’accusé et le crime sont réels. Or, conférer une valeur à l’expérience immersive sur la base de sa proximité/écart au réel réduit considérablement la richesse possible de son étude d’une part. D’autre part – et cela est plus préoccupant – que penser d’une société, d’une science également, qui fixent la valeur de leurs objets – voire de leurs sujets – en fonction de leur degré de réalité – elle-même ayant pour valeur leur degré d’utilité ? Qui plus est, lorsque ces objets-sujets ont leur corps en immersion. Car l’immersion consiste précisément à s’affranchir de la réalité (i.e. sensation d’être dans un autre environnement que l’environnement réel). Quoi de plus paradoxal ?

57Mais peut-être que ce paradoxe a une explication. Peut-être (c’est une hypothèse), que cette inflation technologique aux pouvoirs quasi surnaturels (e.g. augmenter les performances cognitives d’un individu simplement en le faisant habiter le corps d’Albert Einstein) est l’exact opposé de l’immersion et que le corps en est l’instrument, le complice involontaire.

58En effet, le paradoxe de l’immersion est qu’elle a pour finalité de nous plonger ailleurs que dans ce que nous nommons le « réel » et que, pour nous y plonger, les dispositifs de réalité virtuelle cherchent à rendre cet autre environnement le plus réel possible. En clair, plus l’environnement virtuel a des effets réels, plus il a de la valeur. Mais quelle valeur ? Ne faudrait-il pas, au contraire, procéder, comme l’a fait Friedrich Nietzsche en son temps, à un renversement des valeurs ? Ne faudrait-il pas redonner la possibilité au corps de produire ce que le roman a su garder et chérir : l’imaginaire. Capable d’échapper aux déterminations techniques et technocratiques, l’imaginaire n’est pas le vassal du réel. Pourquoi ne pas penser le corps comme matrice d’imaginaire, voire comme une matrice imaginaire ?

59Parce que sans limites, sans référence au réel, l’imaginaire échappe au contrôle, au pouvoir. Et c’est, peut-être, cela qui dérange. On passe encore, dans certains pays, les livres sous le manteau. Quand ce sera le tour des casques de réalité virtuelle, ce sera le signe que l’immersion du corps est devenue émancipatrice.

60Espérons qu’il n’y ait rien de prophétique dans les propos de Jean Baudrillard lors d’un entretien accordé au journal Le Monde en 2005 où il déclarait : « Dans le monde des écrans, le corps devient un membre fantôme […]. L’homme réduit à son cerveau, son cerveau à un ordinateur, et le tout réduit à l’écran. Fini le stade du miroir. Jusqu’où peut aller ce processus de désincarnation ? »

61Or, il est à craindre que soit préférée la cité par projets (Boltanski et Chiapello, 1999) – le grand bluff de l’épanouissement par la servitude volontaire, participative et assumée – à la cité inspirée (Boltanski et Thévenot, 1991) qui valorise la création. Et par cité, il faut entendre des « métaphysiques politiques » (Boltanski et Chiapello, 1999, p. 696), parce que ces cités « dessinent le contour d’un monde » (Boltanski et Chiapello, 1999, p. 882). Mais on nous exhorte à croire que ce monde ne suffit pas – on cherche des exoplanètes, on crée des mondes virtuels – et, pourtant, tout ce que nous faisons nous ramène à ce monde-là.

62L’immersion – même par le corps, même sans l’esprit – ne consiste, peut-être, finalement, qu’en l’illusion de larguer les amarres. Nous ne sommes pas comme les prisonniers enchainés dans une caverne devant le spectacle d’une illusion comme chez Platon. Nos chaînes, de plus en plus numériques, nous plongent dans le spectacle du réel, dans le désert du réel pour reprendre l’expression de Slavoj Žižek (2005). Immerger le corps pour mieux l’apprivoiser, pour lui faire croire qu’il voyage alors qu’il est englué dans le réel. Immerger le corps pour mieux le contrôler, pour lui faire croire qu’il vit une expérience optimale, alors que, peut-être, il s’enfonce dans le réel comme dans les sables mouvants. Surtout ne pas trop faire de mouvements pour ne pas accélérer l’enfouissement. Se laisser immerger. Docilement. Ou résister ?

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Notes

1 Il est à noter que cette course au nombre de « D » (dimensions) ne correspond à rien d’autre que l’ajout d’éléments techniques supplémentaires (e.g. sièges qui bougent, vaporisateurs d’eau) et ne correspond pas à une augmentation des dimensions spatiotemporelles contrairement à ce que cela pourrait laisser entendre. Il s’agit, finalement, de ce Jean Baudrillard (1981, p. 158-159) qualifiait d’« Escalade dans la production d’un réel de plus en plus réel par addition de dimensions successives ».

2 Un extrait intéressant d’un rapport liant l’innovation technologique et la politique marketing : « À titre d’exemple, on peut évoquer de manière significative, même si nous sommes là très loin du cinéma aux yeux du puriste, la politique d’innovation entreprise par McDonald’s pour proposer à ses clients de nouveaux produits, de nouvelles infrastructures et de nouveaux concepts […]. L’exemple de McDonald’s rappelle la nécessité pour toute entreprise, et c’est aussi vrai pour la salle de cinéma, de se remettre en cause et de se renouveler. Mais cette remise en cause et ce renouvellement, pour bénéficier à la fois au spectateur et à la salle, ne peuvent simplement signifier le remplacement des équipements obsolètes ou la rénovation des espaces d’accueil. Ils doivent également amener la salle à proposer à son public une expérience différente. » (p. 41). (Source : https://www.cnc.fr/documents/36995/156431/Rapport+sur+la+salle+de+cin %C3 %A9ma+de+demain.pdf/5df08bfb-2e6a-1c10-43cd-a8d36d485487)

3 Cette remarque exclut évidemment les métavers et les jeux-vidéos utilisant des interfaces de réalité virtuelle.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Olivier Nannipieri, « Corps en immersion : continuité ou ruptures ? »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 29 | 2025, mis en ligne le 13 février 2025, consulté le 24 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/rfsic/16177

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Auteur

Olivier Nannipieri

Olivier Nannipieri est maître de conférences HDR en sciences de l’information et de la communication à l’Institut Méditerranéen des Sciences de l’Information et de la Communication (IMSIC) de l’Université de Toulon. Ses recherches portent sur l’expérience immersive et en particulier sur la question de la présence dans les environnements virtuels et augmentés. Courriel : olivier.nannipieri[at]univ-tln.fr

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