« Des univers nouveaux s’étendent au contact de l’univers ancien, puis l’absorbent de plus en plus rapidement : ce sont des Nouveaux Nouveaux Mondes, à la fois matériels et immatériels, qui se constituent continûment dans les domaines du vivant, de l’intelligence artificielle et des automates, de la communication et des réseaux liés, de l’imbrication du réel et du virtuel. Ces mondes existent, ils sont habités par les contemporains qui les pratiquent sans les bien connaître, qui en entrÉtiennent l’expansion dans la quasi-ignorance de ce qu’ils y deviennent. » Georges Balandier (2006, p. 22)
- 1 Ce qu’avait bien identifié et souligné la revue de l’Institut National de l’Audiovisuel (INA) avec (...)
1La question transversale de l’immersion peut être revisitée grâce à ce dossier thématique, 13 ans après celui que les sixièmes « Cahiers de la SFSIC » (2011) consacraient aux « Perspectives de recherches sur les environnements immersifs ». Cela nous donne l’opportunité de saisir la façon dont notre discipline aborde au long cours cette problématique de l’immersion, bien identifiée de façon globale par les « études médiatiques ». Ces dernières forment un courant universitaire pluridisciplinaire interrogeant les nombreuses évolutions technologiques, culturelles et sociologiques, par lesquelles nos divers médias, anciens et nouveaux, se sont structurés ou métamorphosés1, avec plusieurs préoccupations récurrentes. Quelles sont leurs influences sur les milieux humains et génèrent-ils des comportements durables, des effets plus ou moins complexes ? Comment des dispositifs singuliers, technologiques, sensibles et intellectuels, articulent-ils styles de vie et « modes de fréquentation médiatiques » (Amato, 2010), pour mettre en relation mondes et personnes, œuvres et idées, conceptions et imaginaires ? Guident-ils des actes inaperçus ou, a contrario, des décisions existentielles ?
2Si le penseur atypique Félix Guattari, auteur de l’ouvrage Les Trois écologies (1989), pouvait affirmer à juste titre que « les machines technologiques d’information et de communication opèrent au cœur de la subjectivité humaine, non seulement au sein de ses mémoires et de son intelligence, mais aussi de sa sensibilité, de ses affects, de ses fantasmes inconscients » (1990, p. 2 et 3), qu’en est-il lorsque c’est au tour de l’être humain de se retrouver dans la technique, subjectivement, en investissant des mondes à part entière, à travers écrans, ordinateurs et réseaux ? Car il est devenu commun de nous médiatiser en paquets de données reconstituées « ailleurs », dans un monde factice, comme si l’être humain avait fini par se télégraphier cybernétiquement, réalisant partiellement l’anticipation de Nobert Wiener, comme le rappelle Nathalie Pinède (2024, p. 407). En l’occurrence, les entités graphiques interactives que sont les avatars (Amato, Perény, 2013) nous donnent accès et permettent d’évoluer dans des environnements jugés immersifs (Bonfils, Renucci, 2008) ? Comme le précisait Jacques Perriault à propos de la notion de simulacre et des nouveaux médias, toutes ces questions se posent dans un contexte où l’être humain se fait « partie prenante de la Technique » (2010, p. 22), loin d’une vision des TIC où il serait externalisé.
3Familière de la complexité surgissant à l’intersection des phénomènes techniques et sociaux, notre discipline considère aussi de l’intérieur ces « machines à communiquer » (Schaeffer, 1970), qui nous transportent et transfigurent, au cœur de nouvelles réalités artificielles. Déjà, depuis plus d’un siècle, le cinéma avec son emprise sensorielle déploie sa formidable machinerie pour plonger un public assemblé devant la toile illuminée au cœur des représentations filmiques. Mais lors d’une séance, restant toujours du même côté de l’écran, l’audience n’a jamais franchi qu’en imagination cette limite tangible. Prendre en référence le dispositif bien institutionnalisé du cinéma aide à « réfléchir » et à penser les évolutions des médias interactifs issus de l’informatique contemporaine, qui eux, réalisent un stade ultérieur. Dépassant les formes figées de l’audiovisuel enregistré, les dispositifs immersifs nous déplacent à distance et nous font « spectacteurs » (Weissberg, 1999), en nous propulsant dans le contenu même d’une image interactive, désormais ductile et influençable, ce qu’ont théorisé Étienne Perény (2013) et Marcin Sobieszczanski (2015) en France. Par contraste avec le cinéma, les médias audiovisuels participatifs & immersifs relevant des technologies Interactives engagent notre comportement, tels que les jeux vidéo, les réalités virtuelles, mixtes ou augmentées, les métavers, voire les vidéos 360°. Non seulement ils enveloppent nos sens, mais ils requièrent des interventions effectives, en acte.
4Introduire notre propos de la sorte permet d’illustrer la manière dont les études médiatiques qui nous inspirent recourent à une double méthodologie. L’une est de nature génétique, matérielle, archéologique et historique, autrement dit rétrospective. L’autre reste comparative, analysant des similitudes et différences entre des configurations et variantes, des lignées et des types de médias, classés en catégories et agencements, genres et sous-genres. Bien que tournées vers une certaine abstraction de nature scientifique, ces recherches médiatiques ambitionnent de tenir ensemble approches conceptuelles et concrètes, technologiques et « socio-biologiques », en tenant ensemble conditions objectives et expériences vécues. Autrement dit, elles sont aussi « naturalistes » et empiriques que phénoménologique et culturelle, en examinant la pratique médiatique elle-même à divers plans : intimes, personnels, collectifs, imaginaires, etc. D’où un intérêt bien particulier accordé à la sensibilité, à l’entendement, à la psychologie, aux pratiques, ainsi qu’aux raisons techno-scientifiques, économiques et civilisationnelles qui expliquent ces évolutions médiatiques.
5Rendues possibles par une conjonction de progrès, la maturation de ces médiums inédits se trouve de même orientée par des rêves et des projets qui gouvernent la production de machines, aussi désirées que désirantes, dépositaires d’intentions particulières. En suivant leurs origines analogiques, puis leur digitalisation progressive intervenue avec l’informatique, « les nouveaux médias » de la fin du XXe siècle se sont sophistiqués et standardisés. Ils ont franchi un autre seuil qualitatif et quantitatif en s’interfaçant avec les réseaux de télécommunications passés au « tout numérique », au début du XXIe. Les immersions interactives servent bien des finalités : divertissement, conception, formation, promotion, à travers des environnements acceptables et habitables, appréhendables à nos sens et à notre esprit. Une question difficile à élucider reste de savoir si ces milieux hybrides, mêlant humains et robots logiciels non humains, sont susceptibles de favoriser de nouvelles possibilités d’émancipation ou au contraire d’aliénation, et comment ils nous font évoluer, à force de nous faire circuler entre les mondes réels et virtuels.
- 2 Comme les processus de productions d’items virtuels monétisables, appelés farming.
6Pour remonter à leurs sources, les médias informatiques ont profité de la dissociation fondamentale entre le substrat matériel et la couche logicielle (Triclot, 2011) qui rend intégrables, calculables et modifiables aussi bien les informations du message déployé que l’activité du destinataire (Amato, Perény, 2008). Au fil de cette digitalisation, les lecteurs, auditeurs, téléspectateurs se sont faits appelés « utilisateurs », aptes à modifier les conditions de consultation et même les contenus, en les actualisant de bien des manières. Parce que programmés, c’est-à-dire écrits à l’avance, les œuvres ou dispositifs sont explorables. On s’y fraye une trajectoire particulière, comme avec les hypertextes ou les hypermédias. Ou alors, les informations sont co-produites avec le système et avec d’autres utilisateurs, dans le cas des services collaboratifs ou des réseaux sociaux-numériques. A ce propos, on serait en droit de parler « d’immersion informationnelle » (Sadin, 2011), au sens d’une plongée cognitive dans des données mises en forme et inter-reliées. A contrario, l’immersion situationnelle et sensorielle offerte par les univers persistants et les jeux en ligne, ou par la réalité virtuelle collaborative des environnements 2D ou 3D temps réels, propose des environnements graphiques compatibles avec le fonctionnement de nos modèles perceptifs et comportementaux. S’y ébattre et évoluer à travers son avatar est un loisir commun, voire un travail pour ceux qui y construisent des lieux ou produisent des richesses virtuelles à revendre2. L’infrastructure technologique des serveurs et des réseaux soutient l’existence de ces véritables mondes parallèles. Aujourd’hui, tout cela apparait banal, et même surévalué après la fin de bulle spéculative du métavers apparue entre 2021 et 2023 qui annonçait une vie quotidienne multipliant les immersions médiatiques.
- 3 Du côté des hypermédias, le succès de la métaphore du « surf » provient selon nous de sa capacité à (...)
- 4 Nous avons pu étudier aux débuts de l’ADSL les usages des mondes persistants dans le cadre du proje (...)
7S’il nous a fallu dépeindre à grands traits cette fresque des usages numériques contemporains, c’est pour mettre en contraste deux figures, l’une diffractée et l’autre homogène. Il y a celle polymorphe et transversale de la personne multi-appareillée, qui consulte, contribue, surfe, socialise et se réinvente d’un support ou d’un service à l’autre, en quelques gestes, passant d’un médium à une nouvelle œuvre. Et il y a, ce sujet humain pleinement immergé dans un milieu cohérent, visuel et sonorisé, qui éprouve une expérience prenante et homogène. Pris dans un continuum spatio-temporel habitable qu’il s’approprie, il vit un état plus compréhensible et rassurant que celui très dispersé et éclaté3 que prodiguent les « plateformes » hypermédiatiques et des « médiums » pulsés (notifications et alertes) ou fluxés (streaming). Ainsi, en opposition à un contexte de forte expansion et de diversification des « expériences utilisateurs » (UX, pour « User Expériences »), la notion d’immersion désigne une expérience plus unificatrice. Il faut dire que ces bulles (Lucas, Amato, 2013) stabilisent un moment privilégié où respirer, en suspension du temps ordinaire, où se protéger des autres mondes fragmentés et accélérés qui nous accaparent, à l’heure de l’infobésité et de la sur-sollicitation attentionnelle. S’expérimente alors une nouvelle condition technologique harmonieuse, voire ennuyeuse. Ceci posé, notre enjeu à ce stade sera de repérer les dénominateurs communs de cette expérience immersive, grâce au recul de quelques décennies dont nous disposons depuis leur généralisation au tournant du millénaire4.
8En ce qui concerne l’approche rétrospective et en particulier génétique, l’immersion médiatique procède selon deux orientations bien identifiables.
9L’une consiste à bâtir un monde en se référant surtout à une réalité déjà existante qu’il s’agit de reconstituer. Celle-ci s’y trouve transposée et refigurée, fidèlement par rapport à une certaine source. Cela relève d’une logique documentaire, au sens du cinéma et de l’histoire, pour aboutir à une forme de restitution crédible et acceptable. L’essentiel du projet initial de la Réalité Virtuelle s’inscrit dans ce parti-pris, notamment en vue d’applications scientifiques, industrielles ou formatives. On peut aussi y rattacher la branche réaliste des jeux vidéo dit de simulation, notamment sportive (football, glisse, courses, etc.), les jeux historiques (guerre, énigmes, reconstitutions) ou les jeux de gestion réalistes de type Les Sim’s ou Sim’s City (Electronic Arts). A ce titre, ils forment des dispositifs qui réalisent une transposition cohérente et finalisée d’un référentiel d’origine (une activité, une époque, un endroit, etc.) vers un référentiel médiatique fréquentable, et même habitable car immersif, retranscrivant en une situation analogue, plus ou moins isomorphe et précise. D’où une reproduction selon une logique mimétique, par imitation.
- 5 MMORPG pour « Massively Multiplayer Role Playing Games » : jeux de rôles massivement multijoueurs
- 6 Univers inventé en 2003 par la société Liden Lab qui présente une longévité exceptionnelle pour le (...)
10L’autre orientation consiste à fabriquer des simulations habitables de mondes imaginaires ou fictionnels, ce qu’incarne un autre domaine des jeux vidéo relevant de la science-fiction, de la fantaisie médiévale, des univers mythologiques, oniriques, uchroniques, utopiques ou dystopiques… L’ambition consiste à inventer plus qu‘à reproduire, à composer plutôt qu’à transposer, autrement dit à visualiser et à « matérialiser » en images des mondes fictionnels. Ils prennent des formes sophistiquées et bien connues, comme avec les jeux vidéo persistants multi-joueurs (les fameux MMORPG5) et les métavers comme Second Life6 qui accueillent les avatars d’humains au sein d’espaces le plus souvent insolites et imaginaires. Ces mondes peuvent être issus d’autres médias linéaires, textuels plus abstraits (roman), ou visuels plus tangibles (bande-dessinées, films), qui auront subi des modalités transmédiatiques d’adaptation par extrusion, expansion ou extension, élagage, mixage… Certaines propositions prétendent créer de toutes pièces des mondes originaux, bien qu’on y trouve toujours quelques inspirations d’autres œuvres, et un mélange de réel et fictionnel. Concernant cette vaste catégorie, nous argumenterons ici la pertinence du terme de « compositifs » (Amato, 2024) pour établir notre approche de recherche fondamentale, parce que ces dispositifs sont à la fois « composites », du fait des matériaux réagencés, et parce qu’ils réalisent la « composition » d’un monde unique et singulier, au sens de l’anthropologie la plus récente (Descola, 2014) qui désigne ainsi l’agencement et l’ontologie d’un univers.
- 7 Dont celui exploré par un Jean-Louis Boissier, dans toute son œuvre d’artiste et de commissaire d’e (...)
- 8 Nous en avons eu un bon exemple avec la société Amadeus au Salon de RV Laval Virtual 2024 qui aide (...)
11Venons-en aux ressorts technologiques à la base de l’immersion interactive, que les Sciences de l’Info-Communication ont pour vocation d’éclairer, avec l’aide de la philosophie des techniques et des sciences de l’ingénieur (informatiques, électroniques) ou du design (ergonomie, esthétique, sémio-pragmatique). Il y a tout lieu de parler d’emblée des immersions de nature hypermédiatique, qui se fondent sur une base ordonnée d’images photographiques ou filmiques permettant de les relier les unes aux autres. Comme l’a démontré le « premier hypermédia » (Nielsen, 1990), le bien connu Aspen Movie Map, (MIT, 1978), ancêtre des cédéroms et même d’un certain cinéma interactif7, il suffit d’organiser des photos d’une petite ville du Colorado, Aspen, et de les commuter par un vidéodisque informatisé pour créer une illusion de continuité spatiale. En effet, en cliquant de l’une à l’autre, on obtient l’expérience d’une visite virtuelle, similaire à l’actuelle fonction « vue depuis la rue » (street view) du populaire Google Map, qui en constitue l’héritier direct. En activant cette visualisation hyperimage, la carte laisse place à un territoire rendu par une succession de bulles photographiques à 360°, d’où une immersion principalement perceptive et situationnelle (Lucas, Amato, 2013), sans intervention possible sur l’environnement. Cet exemple nous amène aux œuvres en vidéo dites 360° visionnées via des casques de réalité virtuelle ou même avec des « téléphones intelligents » insérés dans un boitier optique. Des vidéos sphériques reliées entre elles s’enchainent grâce à une commande, selon une interactivité de visualisation (Amato, 2006) où le regard peut balayer l’environnement jusqu’à passer, par un saut brusque ou une transition douce, d’une bulle panoramique filmée à l’autre, selon une logique hyperlien qui justifie là encore de parler d’hypermédia immersif, en ce qui concerne l’objet, et d’immersion hypermédiatique, quant à l’expérience du sujet (Perény, 2013). Par exemple, il n’est pas toujours besoin de reconstituer complètement et fidèlement un monument en 3D pour offrir une bonne appréhension des lieux. La vidéo en 360° indicielle peut suffire à fixer une attention contemplative plus propice à une immersion esthétique et fidèle, par exemple pour préparer un voyage touristique8.
- 9 Dans son sens exact du terme Réalité Virtuelle forgé par Jaron Lanier, virtual veut surtout dire qu (...)
12Du côté maintenant de l’image digitale de synthèse, la Réalité Virtuelle9 (RV) a très tôt fait le choix d’un « affichage monté devant la tête » (Head-Mounted Display) pour occulter l’environnement proche, et forcer une attention complète. Cela nous plonge dans un milieu évolutif et « comportemental », qui se donne à vivre en tant que continuum habitable, au même titre qu’avec les jeux vidéo, mais avec plus de prégnance et d’évidence en raison de la vue subjective. L’immersion repose sur un engagement sensori-moteur en fonction de ce qui est perçu, avec des réactions, initiatives et des rétroactions qui alimentent un couplage humain-ordinateur fort (Beaufils & Berland, 2022 ; Perény, 2015). La cognition est resituée dans un contexte cohérent qui articule le plan perceptif et les possibilités d’action (agentivité). D’où une immersion bien plus corporelle et incarnée que celle des hypermédias. À ce titre, les jeux vidéo et la réalité virtuelle constituent des médiums fortement cybernétiques, basés sur le contrôle et les comportements, d’où la notion de cybermédium (Amato & Perény, 2008) dont découle le concept d’immersion cybermédiatique, davantage basée sur la simulation que celle basée sur la représentation que proposent les hypermédias visuels.
13La recherche a du prendre en charge les préoccupations des communautés professionnelles spécialisées (utilisateurs de logiciels 3D ou de vidéo 360°) à propos de la correspondance ou de la disjonction des référentiels et des mondes, de leur corrélation à une réalité ou à un imaginaire purement inventé. Cela a nécessité d’évaluer et de confirmer la portée descriptive et analytique des études médiatiques, en mettant au point un « vocabulaire critique sur l’interactivité » (Barboza, Weissberg, 2006) capable de mieux théoriser les immersions. Une retombée attendue une meilleure conception du design et des dispositifs, ce qui intéresse les réalisateurs RV, les game designers, les concepteurs transmédias, pour mieux atteindre leurs objectifs, avec une certaine économie de moyens.
14Pour récapituler notre proposition, voici un tableau qui distribue cette conceptualisation techno-logique entre supports médiatiques et finalités, selon qu’il y a rapport de correspondance avec une réalité tangible ou avec une fiction. Nous avons croisé ces deux catégories avec la nature technologique du médium, soit hypermédiatique (assemblage de documents et médias) soit cybermédiatique (monde virtuel comportemental avec un continuum spatio-temporel). Des exemples sont donnés pour mieux illustrer le propos.
Tableau 1. Tableau des types médiatiques d’immersion et des dispositifs.
Type de médias → Type de dispositifs ↓
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Hypermédias immersifs (représentation interactive)
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Cybermédias immersifs (simulation comportementale)
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Dispositifs de transposition « Transpositifs » But : reconstituer des lieux issus d’un référent concret transposé dans le virtuel, dans un quasi- + ou – similaire
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Visites virtuelles réalistes, narrations interactives en illustrations, photos ou films 360° indiciels, issus du réel par dessins, enregistrements ou scans. [N.B. : on rangera les drones téléopérés offrant une vision en direct d’endroits survolés dans une autre catégorie, non présentée ici, à caractère télévisuelle]
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Réalité virtuelle « fidèle » ; jumeaux numériques de lieux reproduits ; architecture ; jeux vidéo sportifs ; reconstitutions historiques ; réplication de lieux contemporains par mesure du réel (LIDAR, scan) ou grâce aux modèles de C.A.O. Métavers professionnel répliquant des lieux (FIFA, Notre-Dame, ski, etc.)
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Dispositifs de composition « Compositifs » But : rendre tangible des environnements imaginaires ou fictionnels.
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Visites de mondes imaginaires, à base d’images fixes ou animées. Cette catégorie se nourrit de créations humaines figuratives (3D, illustrations…). Notons que les productions issues des IA génératives se multiplient (des exemples sur Youtube, avec sa fonction de lecture à 360°)
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Fictions imaginaires, jeux persistants fictionnels, jeux vidéo au sein de mondes fabuleux, réalité virtuelle artistique, métavers inventés et fantastiques.
(Cela correspond à l’essentiel de l’offre de divertissement jeux vidéo et aux MMORPG)
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- 10 Dans « Par-delà nature et culture » (2005), il catégorise le naturalisme de l’Occident, plus récent (...)
15S’il est facile de comprendre que la notion de transpositif désigne un dispositif opérant une reconstitution plus ou moins fidèle d’une réalité existante, détaillons l’autre notion, plus complexe. Le terme « compositif » vaut pour tout dispositif qui fabrique un monde habitable et figurable, où séjourner et évoluer, digne d’être vécu et abordé comme ontologiquement consistant. Autrement dit, un dispositif médiatique pourrait être qualifié de compositif s’il produit un espace relationnel et pragmatique crédible, suscitant des régimes de croyance effectifs et rendant possible une participation concrète, des évolutions tangibles, malgré son caractère imaginaire et axiomatique, qu’il faut accepter tel quel. Leur caractère hybride et composite provient aussi du fait qu’ils mêlent des êtres vivants et des entités programmées dans une image interactive tenant de l’analogique (la représentation et la simulation) et de la logique abstraite (les instructions et le langage informatique). Cela justifie alors d’inscrire cette notion de compositif dans la lignée de la réflexion de Joëlle Le Marec (2002) sur les dispositifs conçus comme « composites ». D’autre part, nous faisons référence aux travaux de Philippe Descola, anthropologue reconnu, qui fait l’hypothèse que les changements de régimes iconiques annoncent d’importantes mutations civilisationnelles. Suivant ses théories sur les quatre grandes « ontologies » que l’humanité aurait élaborées10, nous pouvons mieux interroger les « modes de mondiation » (Descola, 2011) spécifiques que réalisent les médias immersifs, c’est-à-dire leurs manières de construire des mondes virtuels richement peuplés. Plus récemment, ce même chercheur (2014) a développé le terme de « composition des mondes », d’abord en référence au processus de figuration iconique qui réalise une composition plastique et analogique d’un espace visible, mais aussi en lien avec la manière dont on compose ; au sens de négocier, de faire avec ; nos relations avec les différentes entités et parties prenantes d’un monde. Autant de sources pour réfléchir à l’ontogénèse (création de l’être) et au statut de quasi-réalité des environnements immersifs, qui s’accréditent au fil de leur pratique et constituent des espaces intermédiaires, à la fois réels et irréels, alimentant des débats philosophiques incontournables sur leur statut ontologique (Perény, Amato, 2013).
16Ces logiques techniques étant clarifiées, et mieux conceptualisées, examinons les raisons pour lesquelles la notion d’immersion l’a emporté sur d’autres, au point de servir de matrice aux témoignages, discours promotionnels, représentations socialisées de la technoculture du numérique, ce qui en retour oriente l’agenda et la socialisation des recherches en SHS ou en ingénierie et sciences informatiques.
- 11 Nous avions nous-même avancé cela dans notre thèse (Amato, 2008) en déconstruisant les trois métaph (...)
- 12 Autour de cette question, nous avons durant plusieurs années (2013-2023) analysé le court-métrage « (...)
- 13 Avec un nouveau paradoxe : lorsque la réalité médiatique (et non pas médiatisée) rejoint la problém (...)
17Tout d’abord, soulignons que l’immersion médiatique tient de la métaphore, ce qu’argumente bien après nous11, Mathieu Triclot (2012) en expliquant qu’elle repose sur une comparaison avec la plongée dans un milieu liquide. Néanmoins, parce qu’elle efface les conditions technologiques de l’expérience à l’origine de ce « bain d’images interactives », cette analogie consolide une sorte de paradigme naturaliste. À la suivre, les mondes artificiels concurrencent la réalité ordinaire, voire la rejoignent ou la dépassent en qualité et richesse, en raison d’une prouesse annoncée : fournir des flux d’informations sensorielles d’une qualité sonore et visuelle (voire haptique avec le retour d’effort de type résistance ou vibration) atteignant la valeur nominale de nos sens, c’est-à-dire d’une résolution et précision équivalente (Fuchs, 2016). Une telle « rivalité » entre milieux de vie naturels et artificiels pose une équivalence entre eux. Elle a motivé bien des travaux, dont témoignent les publications en RV centrées sur les prochains progrès atteignables. Cet horizon de constantes sophistications ne va-t-il pas nous conduire à vivre des configurations dignes de la science-fiction, vers un plus-que-réel, à la manière de l’hyper-réalisme de la figuration picturale12 ? Nous aurions alors affaire à une supra-réalité « eidétique », hallucinante de précision, saturant nos percepts, éveillant nos affects, à base de traitements nouveaux, comme la 3D en relief et la stéréoscopie, et en plus chargée de fonctionnalités donnant des super-pouvoirs, le tout nous amenant de l’autre côté de la vallée de l’étrange (MacDorman, 2019).13
- 14 Un terme qui peut renvoyer au ravissement, esthétique et délicieux, comme à la notion de ravisseur (...)
18Pourtant, il y existe d’autres options interprétatives que celle de l’immersion. L’une met plutôt en évidence un incontestable « augmentation du coefficient charnel de présence à distance » identifié par Jean-Louis Weissberg (2001), qui a travaillé dans notre discipline la notion de téléprésence, de télévirtualité et de téléopération. Cette « distance », marquée dans le préfixe « télé », aurait pu soutenir l’idée d’une extension de soi, ou bien encore celle d’une subdivision de soi, une ubiquité à base présences multiples. Dans cette dernière conception, se crée un écart et une articulation entre notre condition primaire et une autre dimension artificielle, et par là secondaire. C’est justement cela qui a été escamoté par cette nouvelle propriété médiatique préjugée positive, l’« immersivité », propre à tout environnement pouvant accueillir et envelopper ceux qui s’y rendent. La technologie étant capable de nous ravir14 en détournant les sens humains, l’immersion offre le rêve magnifié d’une totale présence en un lieu faisant milieu, dont la facticité deviendrait indécelable. Motivée par des activités exploratoires ou ludiques, la personne aura plongé subjectivement au-delà de l’écran, jusqu’à se croire délocalisée-relocalisée dans un de ces « nouveaux nouveaux Mondes » que Georges Ballandier (2006) évoque dans notre exergue.
- 15 Expression notamment de Fanny Georges (2003)
19Selon nous, une grande part du succès de la métaphore immersive provient du fait qu’elle « masque l’écran » et son rôle d’interface sensible. Avec elle, la surface d’affichage disparait et se fait profondeur à investir corporellement, sensoriellement et cognitivement pour agir. D’où cette expression insistant sur le sentiment de passage, qui a guidé une grande partie de nos travaux : la « traversée de l’écran », instituant un « stade de l’écran »15 à franchir pour advenir autrement.
- 16 L’ensemble des travaux produits autour du dispositif scientifique « Devenez Avatar » mis au point a (...)
20Enfin, l’immersion a permis de gommer un autre phénomène essentiel, à savoir la bilocalisation (ou bilocation en anglais), qui désigne le fait que nous nous trouvons toujours à deux endroits à la fois : quelque part, par exemple dans un bureau, une salle de jeu ; tout en vivant l’aventure d’un ailleurs, là-bas, dans un autre environnement, par exemple sur une plage, dans un temple, etc. Sous ce prisme, il n’y avait plus plongeon, mais simple interfaçage de deux lieux ; non pas téléportation c’est-à-dire disparition/apparition, mais plutôt co-habitation dans deux espaces, par maintien d’une double localisation ici et là-bas. Cela implique de considérer une présence partagée d’un côté et de l’autre, certes focalisée sur le lieu de destination finale, avec une plus ou moins grande conscience de son ancrage originel16, qu’évoque si bien la méta-analyse concernant la bilocalisation de Furlanetto et al. (2013).
21Nous en venons à la seconde métaphore médiatique fort habile qui a joué en faveur des médias interactifs et immersifs : l’avatarisation du sujet. Quand dans un média immersif ce dernier prend l’allure d’un signe (le curseur), d’un protagoniste (le héros), d’un équipage (un groupe) ou de forces (une armée) qu’il contrôle aux yeux des autres participants, ou juste de lui-même, il y a consensus culturel pour dire alors que par son truchement, le sujet « s’incarne » dans l’espace artificiel et que ce support constitue son avatar (Barnabé, Delbouille, 2018).
22En raison de son origine religieuse hindou (Casilli, 2005), cette métaphore de l’avatar suggérait d’emblée :
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une « descente à travers » (ava tara en sanscrit) dans un autre monde, à la façon d’un dieu spirituel qui vient s’occuper des affaires des mortels prisonniers d’un monde plus matériel.
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une métamorphose identitaire et corporelle, avec la possibilité d’adopter un nouveau corps et rôle, souvent configuré par l’utilisateur lui-même qui l’a engendré puis personnalisé.
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des capacités d’influence supérieures et décisives (super-pouvoirs, interventions majeures) qui caractérisent le plus souvent « les avatars jouables des mondes numériques » (Amato et Perény, 2013)
- 17 En référence au discours transhumaniste qui très tôt a investi les avatars de vertus futuristes com (...)
23En même temps, deux opérations mentales complémentaires s’y rattachent. D’une part, cette notion reconduit un dualisme corps-esprits plutôt flatteur pour l’utilisateur, qui positionne l’être humain en pur esprit agissant en surplomb, ce qui le compare implicitement à une divinité. Il en devient capable de se « téléverser »17 dans un nouveau corps programmé (Andrieu et al., 2023), plus ou moins figuré à l’image selon qu’il soit vu à la troisième personne (jeux d’aventure) ou à la première (FPS). D’autre part, le caractère nécessairement réducteur de l’opération d’avatarisation normalise une expérience de moindre qualité. En effet, le mot avatar dans un de ces emplois péjoratifs renvoie en occident à une forme dégradée, à une variante détériorée par rapport à l’original ; comme on parle du dernier avatar d’un projet, d’une loi, d’un produit, etc. Cela « couvre » et rend acceptables les défauts et limites du nouveau corps artificiel de substitution. Bien qu’extraordinaire, cette créature agissante n’en reste pas moins rudimentaire, jetable et provisoire ; toujours moindre que l’esprit qui le contrôle.
- 18 La distinction entre encorporation et incorporation mériterait des développements et constitue un s (...)
- 19 Certains travaux s’y réfèrent, notamment dans le domaine des arts numériques, comme la travailler C (...)
24Mieux, s’avatariser dans un être de pixels et d’algorithmes redouble la métaphore immersive, car cela revient à « se glisser dans la peau d’un personnage », à se couler en lui, donc à s’immerger dans une enveloppe charnelle (Klevjer, 2012). Cela engage une métaphore de l’incarnation annonçant qu’il va s’agir de « s’encorporer »18 dans l’avatar, de s’embarquer dans une corporalité digitale, nouveau véhicule compatible avec un « milieu spécifique », créant un nouvel Umwelt, un terme de la biologie désignant le milieu naturel d’un être vivant. En définitive, il y a de quoi estimer que cette métaphore de l’avatar a pour effet d’effacer la condition corporelle originelle, celle du sujet assis devant son écran (JV), ou bien bougeant avec son masque immersif et ses manettes (RV). Ces situations auraient pu être traitées par une autre comparaison, notamment celle de la marionnette dirigée par un virtuose à travers les fils, renvoyant davantage à un rapport de corps à corps assumé19.
25Voici maintenant mieux définies deux formes d’instanciation, l’une charnelle, donnant corps pour exister et agir (incarnation), l’autre environnementale et situationnelle, donnant espace pour se localiser, se déplacer in situ (immersion). Cela contribue à mieux caractériser les médias immersifs 2D ou 3D temps réels interactifs. Ils établissent des mondes quasi-habitables et le plus souvent peuplés, où prendre corps et se déployer (Delbouille, 2019). Ces médias organisent une « logistique de l’interaction » (Perény, 2013) dans laquelle l’avatar suscite une forme d’immersion corporelle faisant croire que nous sommes contenus dans un tiers corps, lequel se fait lui-même socle d’une inclusion mondaine, par spatialisation dans un nouveau milieu.
Tableau 2. Intensifications et effacements produites par les métaphores de l’avatar et de l’immersion
Effets des métaphores de l’avatarisation et de l’immersion
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Avatar immersif / Corps pilotable
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Univers simulé / Monde habitable
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Intensifications
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Possession corporelle
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Inclusion mondaine
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Effacements
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Des rapports et interfaçages entre le corps vivant et la créature artificielle (avec leur correspondances ou paradoxes)
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Des convergences (congruences) ou divergences (dissonances) entre le monde d’origine et le monde investi (exemple, être sur terre dans son bureau et faire un jeu se déroulant sous l’eau)
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26Pour conclure ces analyses de métaphores envisagées comme concept pragmatique, l’avatarisation et l’immersion semblent bien fournir à qui les adoptent deux approches opératoires et pertinentes qui se complètent et se consolident. L’immersion souligne cet exotisme relatif au fait d’évoluer au cœur d’un environnement différent et dépaysant, de manière plus ou moins naturelle ou naturalisée, alors que l’avatarisation indique une transformation de soi, pour plonger dans une autre enveloppe corporelle et en profiter en s’y métamorphosant. Cette immersion identitaire se réalise envers une entité spécifique à laquelle s’identifier, l’avatar au sens large, qui va du personnage préétabli à la créature fabriquée, en passant par des rôles ou forces plus abstraits (armée, ville, essaims, formes de vie, etc.). Il suffit d’entrer dans ce simulacre de corps, de vivre grâce à lui une immersion environnementale crédible et forte dans un monde à part entière, pour que se réalise une promesse inouïe, celle d’être éligibles à d’autres dimensions et d’autres destinées, loin de nos déterminismes premiers.
- 20 Comme l’illustrait en son temps le film « les dieux sont tombés sur la tête » de Jamie Uys (1980), (...)
27Que se passent-ils quand on passe à l’échelle supérieure avec plusieurs humains qui se trouvent avatarisés et immergés dans le même lieu virtuel ? Les travaux d’ethnographie contemporaine (Servais, 2020), étudiant les relations humaines qui se nouent dans des dimensions virtuelles, tendent à montrer qu’elles vont au-delà de la seule « dynamique socio-technique » (Akrich, 1989). Par cette expression bien connue, nous entendons les rapports sociaux se développant avec et autour des objets technologiques20, lorsque par exemple se construisent des échanges humains concernant un outil à manipuler. Avec l’artificialisation du monde et l’aménagement de son environnement, les rapports socio-techniques concernent tout ce qui se passent dans des espaces de vie fabriqués, c’est-à-dire les habitats, par exemple des étudiants à l’université ou des clients dans un supermarché. Mais peut-on encore penser les interactions virtuelles avec cette grille socio-sociotechnique, dans un domaine où la notion d’habitat fut d’ailleurs inaugural, avec le jeu en réseau du même nom (Habitat, jeu en réseau de LucasArts, 1986) qui officialisa le terme avatar (Morningstar et Farmer, 1994) ?
28Soulignons d’abord que tous les participants d’un monde immersif médiatique ne peuvent advenir les uns par rapport aux autres que dans la mesure où ils ont su maîtriser leur ordinateur et appareillage, autrement dit maitriser ce niveau socio-technique relatif à l’appropriation de la dimension matérielle. A partir de ce socle maitrisé, ils peuvent se projeter (i. e. s’instancier) ; via les réseaux et les infrastructures ; dans l’un de ces fameux environnements immersifs qui nous occupent ici. Ces mondes, ontologiquement parlant, résultent intégralement et continûment du travail énergétique et informationnel des technologies mobilisées, qui en produisent et maintiennent l’intégrité à chaque instant, enchainant les processus, synchronisant perceptions et actions, présence et milieu. Si les utilisateurs ont l’impression de s’y retrouver à travers leur avatar, se voyant les uns les autres sous cette forme graphique et pratique, c’est parce qu’ils y séjournent subjectivement de manière substantielle, bien que temporairement. Diverses fonctionnalités fixent les possibilités relationnelles à toutes les échelles (intime, interpersonnelle, groupale, sociale). Les vivants s’y infiltrent et s’y adaptent in virtuo, grâce par exemple, aux moyens de contrôle ou de communication (messagerie textuelle ; serveur vocal), aux fonctions de géolocalisation cartographiques, aux répertoires d’expression gestuelle, aux types d’interactions ou de contenus, voire à la personnalisation des interfaces. Tout ceci définit et contraint la nature des relations humaines possibles. Sans céder à un déterminisme mécaniste et simpliste, nos remarques soulignent que la technologie organise et conditionne l’expérience humaine. Ainsi, la notion de « DISTIC, Dispositifs Sociotechnique d’Information et de Communication » (Bonfils, 2015) devient la base soutenant des dynamiques humaines au cœur de la technologie, auxquelles nous allons donner statut à part entière grâce à un néologisme qui va inverser la perspective.
- 21 La dimension technosociale concerne aussi les plateformes hypermédiatiques, avec le cas typique des (...)
- 22 Et l’une des surprises fut que certaines personnes puissent préférer s’en tenir uniquement à des in (...)
29L’enjeu est de poursuivre cette caractérisation des nouvelles formes d’existences artificielles produites par ces médias immersifs qui confient des avatars interactifs aux « pilotes » humains. La question sous-jacente reste : comment ces mondes virtuels définissent-ils une nouvelle trame de réalité partageable ? Pour y répondre, le terme « techno-social » ambitionne de retourner la perspective socio-technique, et son primat du social, pour souligner avec le préfixe « techno » que la technologie devient le préalable à toute socialité qui surgira en son sein. Avec l’adjectif technosocial, utilisé depuis 2010 (Péreny & Amato), il s’agissait d’aborder autrement qu’avec des approches classiques à dominante sociologique ces fameuses « sociabilités en ligne »21 tant celles-ci s’avèrent originales et singulières. Selon nous, elles font rupture dans notre longue histoire anthropotechnique, en tant qu’elles nous imposent d’entrer dans les machines sous la forme d’informations22 afin d’y agir. Qu’il s’agisse de profils de plateformes ou d’avatars de jeu vidéo, seule la digitalisation des individus, plus précisément l’avatarisation dans notre terminologie, rend possible ensuite toute rencontre ou coopération.
30Une fois posée cette distinction entre sociotechnique et technosocial, récemment présentée au XXIIIe congrès de la SFSIC (Amato, 2024), il devient plus aisé d’articuler ce qui se passe autour de chaque ordinateur (et serveur), bien concrètement dans le monde ordinaire, et ce qui se passe dans le monde virtuel entre les humains avatarisés.
Figure 1. La dimension techno-sociale se déployant dans la technique organisée par la société
31Ce schéma aide à visualiser que la dimension socio-technique (en jaune à l’extérieur) concerne les rapports humains avec les objets ou milieux technologiques concrets, par exemple quand on s’assemble autour d’un ordinateur ou d’un gadget, dans un véhicule ou un habitat, etc., selon des socialisations privées ou publiques présidant à l’appropriation et à l’intégration de la technique. Au milieu, en gris, la dimension technologique en tant que telle constitue une strate radicalement singulière, une altérité produite par l’humanité, dont la richesse et complexité méritent d’être analysées et comprises en tant que telles (programmations, traitements, protocoles, transductions, etc.). Enfin, au centre, en orange foncé, se déploie la dimension techno-sociale qui émerge de cet ensemble de règles, fonctionnalités, contraintes. C’est en son sein que se co-fabrique le milieu immersif médiatique à l’intérieur duquel se rencontrent les êtres vivants et d’autres entités programmées, valant partenaires, comme les robots, ennemis ou alliés, et autres interactants.
32Pour ouvrir le débat, ce cadre théorique prétend aider à envisager la manière dont le corps humain se couple avec la matérialité technologique des agencements concrets (écrans, appareils, périphériques), qu’animent des couches logicielles (OS, programmes, algorithmes et protocoles) et matérielles (réseaux, serveurs) en considérant cette destination visée, la dimension techno-sociale. Certes, la dimension socio-technique intègre les cultures et sens communs métabolisant des objets, machines et logiciels bien identifiables. Cela forge des habitudes, des compétences et connaissances, et une esthétique relationnelle, une sensibilité. Mais les immersions prolongées, elles, configurent et entrainent aussi certaines manières d’être et d’agir, une « technésthésie » au sens du théoricien de l’art technologique Edmond Couchot (2018), voire une « cyberesthésie » au sens de l’artiste-chercheur Yann Minh (2013). Ces néologismes désignent la sensibilité esthétique résultant de la fréquentation de dispositifs techniques, lesquels nous modifient charnellement et cognitivement, nous assignant des percepts et des affects, favorisant sensations et imagination. Dans ce contexte de tension complémentaire, donc synergique, la distinction posée entre transpositifs et compositifs pourrait favoriser de nouvelles perspectives de recherche et méthodologies de terrains, qui tiennent mieux compte du couplage réel/virtuel. Ils s’agiraient de décomposer et cerner les interdépendances entre les référentiels mobilisés (fictifs ou concrets) ; entre les activités finalisées et des rôles attribués (Gorisse et al., 2017) ; avec en arrière-plan la question politique et anthropotechnique cruciale de savoir comment les dynamiques techno-sociales rejaillissent en retour sur les logiques socio-techniques qui les ont rendues possibles. Ce chantier visera une compréhension fine des effets techno-sociaux qui restent difficiles à identifier et délimiter, tant s’étendent les formats hybrides et les réalités médiatiques mixtes.