1Mondes virtuels, réalité augmentée, réalité virtuelle, jeux vidéo, serious games… Durant les dernières décennies, les technologies immersives ont fait irruption dans notre société, bousculant simultanément la plupart des sphères qui la composent (culture, santé, production, apprentissage…). Dans la présente contribution, nous proposons d’interroger la façon dont ces technologies sont appréhendées par les séries, et par les jeunes publics. La première partie de notre travail sera consacrée à la présentation du contexte – sociétal et académique – contemporain, marqué par l’arrivée et le développement exponentiel des environnements immersifs. Nous montrerons que les travaux et études consacrés à ce sujet explorent le plus souvent l’expérience vécue par les usagers, les ressorts et les enjeux de ces nouveaux environnements, mais occultent de questionner : d’une part, la façon dont les séries traitent cette thématique ; d’autre part, le point de vue des jeunes français sur la façon dont les séries abordent (ou devraient aborder) ce sujet.
2Dans la deuxième partie de notre travail, nous présenterons la démarche méthodologique que nous avons mise en place pour étudier et explorer ces deux aspects. Nous présenterons d’abord le corpus documentaire (centré sur la série Black Mirror) que nous avons constitué afin d’explorer la façon dont les technologies immersives y sont abordées et questionnées. Puis, nous présenterons la conférence et les entretiens que nous avons réalisés auprès de jeunes individus de 15-24 ans afin de connaitre le point de vue des jeunes générations sur ces environnements immersifs, et sur la façon dont ils sont – ou devraient – être abordés dans les séries.
3Enfin, nous clôturerons notre propos en mettant au jour les éléments émergeant de notre analyse. Nous montrerons que notre travail nous a permis d’aborder à la fois : les risques portés par les technologies immersives, la médiation de ces risques par la série Black Mirror, et l’opinion des jeunes générations (sur la manière dont les séries traitent – ou devraient traiter – ce sujet).
4Durant les dernières décennies, les environnements immersifs ont fait irruption dans nos sociétés et s’y sont développés de façon exponentielle (Jabar et al., 2022). Ces derniers se définissent comme des « environnements – réalité virtuelle (VR), réalité augmentée (AR), mondes virtuels, jeux vidéo, sérious games… – [proposant] aux sujets des niveaux plus ou moins importants d’engagements, sensoriels et psychiques, dans des interactions numériques » (Bonfils, 2014). Avec l’arrivée et le développement de ces environnements immersifs, de nombreux secteurs d’activités et sphères de nos sociétés ont été bousculés, voire bouleversés : le secteur culturel et artistique (Bernard, Andrieu, 2015 ; Jarry, Roux, 2022) ; celui de la santé (Jung, Gillet, 2020 ; Tisseron, Tordo, 2021) ; mais également les secteurs de la production (Chevalier, 2021 ; Rui et al., 2021), du management (Barbe, Boboc, 2022 ; Lamri, 2022), de la recherche (R&D) (Lombart et al., 2019) ou de l’apprentissage (Bonfils et al., 2010 ; Gobin-Mignot et al., 2019 ; Bailenson et al., 2008 ; Al-Ansi et al., 2023 ; Baxter, Hainey, 2023 ; Angulo Mendoza et al., 2023).
5Dans ce contexte, de nombreux débats et études ont émergé, progressivement, au sujet des technologies immersives, et ont cherché à saisir les ressorts et les enjeux portés par ces environnements (Bonfils, 2014). Certains travaux se sont attelés à décrypter les environnements immersifs, les éléments qu’ils interrogent, et notamment les questions de sensorialité (Sauvageot, 2003 ; Lombardo, Angelini, 2013 ; Tsaï, 2016), de corporalité (Bouldoires, 2005) et de présence (Mantovani, Riva, 1999 ; Banos et al., 2004). D’autres se sont penchés sur les enjeux portés par ce type d’environnement, et plus particulièrement sur les opportunités et les dangers qu’ils peuvent introduire (Bailenson, Lesher, 2024). En ce qui concerne les opportunités, des chercheurs ont évoqué la propension de ces technologies à offrir de nouvelles possibilités en termes d’identité (Amato, Pereny, 2013), d’écriture de soi (Virole, 2010), d’interactions et de relations à l’Autre (Dubey, 2001 ; Bonfils, 2012 ; Slater, Sanchez-Vives, 2016 ; Tisseron, 2022) mais également en matière d’apprentissage et d’acculturation à certains secteurs d’activités (Bailenson et al., 2008 ; Gobin-Mignot et al., 2019). En ce qui concerne les dangers, certains travaux ont souligné la façon dont ces environnements peuvent affecter la santé physique et mentale des usagers (Euhnee et al., 2020). En effet, certaines études ont évoqué les troubles physiques (vue, nausées, capacités sensorimotrices…) qui peuvent apparaitre chez les usagers des technologies immersives (Sharples, Patel, 2002 ; ansES, 2021). D’autres ont abordé les phénomènes d’addiction (Spiegel, 2018), de perte d’ancrage identitaire ou de conscience de soi qui peuvent survenir au contact de ces environnements (Georges, 2012 ; Banakou et al., 2013 ; Fourquet-Courbet, Courbet, 2015 ; Wexler, Roff, 2015).
6Nous constatons ainsi : d’une part, que de nombreux chercheurs se sont intéressés aux environnements immersifs ; d’autre part, que les recherches académiques se penchent le plus souvent sur l’expérience vécue par les usagers (Bonfils, 2015) et sur les ressorts, les enjeux de ces expériences immersives. Nous remarquons, en revanche, que peu de travaux se sont intéressés à la façon dont les objets culturels contemporains (films, séries…) traitent le sujet des environnements immersifs. Par ailleurs, peu de travaux sondent le point de vue des jeunes générations sur la façon dont les objets culturels abordent – ou devraient aborder – ce sujet. Pourtant, ces questions nous semblent particulièrement intéressantes. En effet, dans un contexte sociétal marqué par l’éducation et la sensibilisation aux médias et aux technologies (Blocquaux, 2017), il nous parait intéressant d’explorer la façon dont les objets culturels investissent le sujet des technologies immersives. Plus particulièrement, il nous semble intéressant d’étudier la façon dont les séries abordent cette thématique contemporaine, dans la mesure où les fictions télévisées sont souvent appréhendées comme des objets culturels capables d’aborder – voire refléter – les problématiques sociétales (Katz, Liebes, 1990 ; Tomoiaga, 2019 ; Laugier, 2022). Par ailleurs, il nous parait important – voire crucial – d’étudier le point de vue des jeunes générations, souvent assimilées à des générations-cibles des technologies immersives (Marty, Missonnier, 2010), sur la façon dont les objets culturels appréhendent – ou devraient appréhender – cette thématique. Dans la présente contribution, nous avons donc choisi de remédier à ce manque, et de nous pencher sur ces aspects.
7Afin d’étayer notre propos, nous avons mis en œuvre un canevas méthodologique ancré dans une approche qualitative (Paillé, Mucchielli, 2003) et combinant trois techniques de recueil de données : un corpus documentaire, une conférence-débat et des entretiens.
8Dans un premier temps, nous avons donc choisi de constituer un corpus documentaire centré sur la série Black Mirror (Brooker, 2011), car cette série nous a paru particulièrement opportune. En effet, notre objectif est de saisir comment les objets culturels contemporains interrogent les environnements immersifs, et la série Black Mirror – tout comme de nombreuses séries de science-fiction avant elle (Michaud, 2018) – est particulièrement connue pour sa propension à questionner les technologies en général, et les environnements immersifs en particulier (Haddouk, 2017 ; Caussade, 2018 ; Rabeyron, Charlet, 2022).
9En ce qui concerne notre démarche méthodologique, nous avons procédé en plusieurs étapes. Nous avons d’abord visionné les 27 épisodes de la série Black Mirror. Cette phase nous a permis d’identifier les dix épisodes abordant la question des environnements immersifs en thématique principale. Pour chacun de ces dix épisodes, nous avons formalisé un résumé explicitant l’angle par lequel les technologies immersives sont évoquées. Nous avons regroupé ces résumés dans un tableau de synthèse. La figure suivante illustre le travail effectué durant cette première phase.
Figure 1. Épisodes de Black Mirror abordant la thématique des environnements immersifs
Épisode, scénariste, réalisateur, année
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Angle d’approche des technologies immersives
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« La chasse », en anglais « White Bear » (Brooker, Tibbetts, 2014)
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Les technologies immersives sont utilisées pour sanctionner des coupables, des criminels, en leur faisant revivre – indéfiniment – un quotidien (immersif) de lynchage.
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« Blanc comme neige », en anglais « White Christmas » (Brooker, Tibbetts, 2014)
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Les technologies immersives permettent de plonger dans le vécu des individus accusés de crimes, de délits, afin de connaitre la vérité sur les faits qui leur sont reprochés, et être en mesure – ou pas – de les disculper.
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« Playtest », en anglais « Playtest » (Brooker, Trachtenberg, 2016)
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Les technologies immersives permettent de proposer aux joueurs de jeux vidéo (et aux testeurs de jeux vidéo) des immersions personnalisées, « sur mesure », ajustées à leur personnalité et à leurs émotions.
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« San Junipero », en anglais « San Junipero » (Brooker, Harris, 2016)
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Les technologies immersives offrent une échappatoire aux personnes âgées ou malades, avant et après la mort.
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« Tuer sans état d’âme », en anglais « Men against fire » (Brooker, Verbuggen, 2016)
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Les technologies immersives sont utilisées dans le cadre militaire, pour amener les soldats à éradiquer certaines populations, en leur évitant le traumatisme qu’ils pourraient garder de ces missions.
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« USS Callister », en anglais « USS Callister » (Brooker, Haynes, 2017)
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Un créateur de jeu vidéo utilise les technologies immersives pour capturer et emprisonner tous les employés de son entreprise dans un univers intergalactique.
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« Pendez le DJ », en anglais « Hang the DJ » (Brooker, Van Patten, 2017)
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Les technologies immersives plongent les individus dans une succession de rencontres amoureuses, sensée se clôturer par la rencontre du partenaire – statistiquement – idéal.
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« Black Museum », en anglais « Black Museum » (Brooker, Mc Carthy, 2017)
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Les technologies immersives sont utilisées pour punir
les individus accusés de crimes, en enfermant leur conscience dans un hologramme martyrisable à l’infini.
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« Striking Vipers », en anglais « Striking Vipers » (Brooker, Harris, 2019)
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Deux garçons échappent à leur réalité en se retrouvant dans le jeu « Striking Vipers » : un jeu recréant, par réalité virtuelle, les sensations physiques et les émotions.
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« Mon cœur pour la vie », en anglais « Beyond the sea » (Brooker, Crowley, 2023)
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Les technologies immersives permettent à deux astronautes d’effectuer leurs missions dans l’espace, tandis que leurs doubles robotiques (leurs « répliques ») vivent sur Terre avec leur famille.
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10Dans un deuxième temps, nous avons procédé à l’analyse de notre tableau de synthèse. Nous avons opté pour une analyse de contenu thématique (Bardin, 2013) en vue de saisir la façon dont la série Black Mirror appréhende et interroge le sujet des environnements immersifs. Nous avons plus précisément identifié, pour chaque épisode, le secteur dans lequel les technologies immersives sont mobilisées (contexte), la façon dont elles sont utilisées (usage) et les questionnements introduits – plus ou moins explicitement – par l’épisode.
11Notons que pour cette première phase de recherche (corpus documentaire), nous n’avons pas choisi de recourir à des outils d’indexation vidéo automatisée, car les séries télévisées constituent des œuvres complexes, riches en nuances narratives, émotions et subtilités visuelles, que les outils automatisés ne parviennent pas toujours à détecter et à décrypter. C’est pourquoi, nous avons choisi de visionner et d’analyser chaque épisode individuellement et « manuellement », afin de saisir les éléments visuels et sonores complexes, mais également les variations contextuelles ou culturelles (ironie, sarcasme, sous-texte culturel…).
12L’analyse du corpus regroupant les dix épisodes sélectionnés nous a permis de constater, dans un premier temps, que la série Black Mirror laisse entrevoir différents contextes et usages dans lesquels ces technologies peuvent – ou pourraient – être mobilisées. Ces contextes sont relativement variés : personnels ou professionnels, contemporains ou anticipatifs.
13Certains épisodes esquissent des usages personnels des technologies immersives. Ces derniers montrent des personnages recourant à ces environnements dans le cadre de leur vie personnelle. Certains jouent à des jeux vidéo immersifs (« Playtest », « USS Callister », « Striking Vipers ») ; d’autres suivent un programme – immersif – sensé aboutir à la rencontre du partenaire idéal (« Pendez le DJ ») ; d’autres encore recourent à une alternative – immersive – sensée « contourner » la maladie ou la mort (« San Junipero »).
14D’autres épisodes présentent des usages professionnels des technologies immersives. Les épisodes « Tuer sans état d’âme » et « Mon cœur pour la vie » dépeignent l’usage des environnements immersifs dans certaines professions sensibles (militaire, cosmonaute). Les épisodes « La chasse », « Blanc comme neige » et « Black museum » imaginent plus spécifiquement des usages des technologies immersives dans le secteur de la justice (pour enquêter sur des criminels, ou pour les sanctionner).
15En filigrane, à travers les épisodes que nous venons d’évoquer, la série Black Mirror introduit plus largement divers questionnements relatifs aux technologies immersives. Plus spécifiquement, elle pointe différents risques inhérents au recours à ces environnements. Nous repérons trois types de risques mis en lumière par la série. D’une part, les dangers en matière de santé physique – et notamment les maux de tête, les nausées, la désorientation – abordés, entre autres, dans les épisodes « La chasse », « Playtest » et « Tuer sans état d’âme ». D’autre part, les risques en matière de santé mentale, et notamment les états d’addiction (« Hang the DJ »), de dépression (« Playtest ») ou les phénomènes d’escapisme et d’évitement de réalité (« San Junipero », « USS Callister », « Striking Vipers »). Enfin, les épisodes étudiés pointent un dernier type de danger lié aux technologies immersives : le risque d’un recours immoral à des environnements immersifs, par des entreprises ou des institutions, que celles-ci soient militaires (« Tuer sans état d’âme »), policières, ou judiciaires (« La Chasse », « Blanc comme neige », « Black museum », etc.). Ainsi, la série Black Mirror aborde la thématique des technologies immersives dans dix épisodes, livrant in fine un regard particulièrement (et exclusivement) techno sceptique, voire techno pessimiste, sur ces technologies. En questionnant ainsi les environnements immersifs, Black Mirror semble relayer un discours tourné vers une sensibilisation, voire une éducation aux technologies immersives. Il nous a semblé intéressant de recueillir le point de vue des jeunes générations sur cette série et sur le discours techno pessimiste qu’elle relaie sur les environnements immersifs.
16Après avoir étudié la façon dont Black Mirror aborde et questionne la thématique des technologies immersives, nous avons souhaité connaitre le point de vue des jeunes générations sur ces technologies, mais également sur le regard porté par la série Black Mirror sur ces environnements. Nous avons donc choisi de sonder l’opinion de jeunes individus de 15-24 ans (tranche d’âge typifiée par le CNC) au moyen de deux types de recueil de données différents.
17Le premier recueil de données est une conférence, réunissant 52 lycéens. Cette conférence a été organisée dans le cadre des SISM (Semaines d’Information sur la Santé mentale), un événement national et annuel dédié à la santé mentale. Nous avons livré cette conférence en octobre 2023, au sein d’un lycée situé en région toulousaine. Le thème de notre conférence était : « Les technologies et leurs risques », avec un focus annoncé sur les technologies immersives.
18Avant de commencer cette conférence, nous avons pris soin de respecter les principes éthiques relatifs à la participation des individus. Nous avons présenté notre recherche, ses objectifs (saisir le point de vue des jeunes générations sur la façon dont Black Mirror traite la thématique des environnements immersifs). Nous avons demandé aux lycéens-participants l’autorisation d’enregistrer la conférence (via l’application “enregistreur vocal” de notre téléphone mobile) et d’utiliser leurs propos dans le cadre de nos recherches, en leur garantissant que leurs identités ne seraient à aucun moment divulguées ou associées aux résultats de l’étude. Nous leur avons ainsi assuré la confidentialité de leurs informations personnelles.
19Après avoir obtenu l’accord des participants, l’événement a pris la forme d’une conférence-débat, découpée en deux temps. D’abord, une projection de différents extraits de la série Black Mirror abordant le sujet des technologies immersives. Ensuite, un débat invitant les étudiants à donner leur point de vue sur les environnements immersifs, et sur la façon dont ce thème est abordé dans Black Mirror. Notre objectif était de connaitre le point de vue de la jeune génération (ici, des lycéens âgés de 15 à 18 ans) sur les technologies immersives, sur la façon dont cette thématique est traitée dans Black Mirror et sur la manière dont les séries devraient, selon eux, aborder ce sujet. Nous avons enregistré la conférence (projection et débat) et retranscrit l’intégralité des échanges, avant d’analyser cette retranscription au moyen d’une analyse de contenu thématique (Bardin, 2013), visant à révéler les éléments émergeant de l’échange.
20Outre ce premier recueil de données, et afin de ne pas nous limiter à un échange collectif, et centré exclusivement sur une population de lycéens, nous avons organisé 24 entretiens – individuels cette fois – avec de jeunes individus de 15 à 24 ans, englobant des élèves de lycée, de Licence ou de Master. Pour ce qui est des entretiens individuels avec les lycéens, nous nous sommes déplacée dans les lycées de notre Département (Hérault). Nous sommes allée à la rencontre des lycéens et nous leur avons expliqué notre démarche (recherche universitaire sur les technologies immersives et sur la façon dont elles sont abordées dans la série Black Mirror). Nous leur avons expliqué que nous recherchions des individus de 15-24 ans, ayant vu l’intégralité de Black Mirror et acceptant de se livrer à un entretien sur les technologies immersives/sur cette série. Nous avons invité les lycéens intéressés et volontaires à nous contacter, au moyen d’une carte-contact. En ce qui concerne les étudiants, nous avons procédé de la même façon, cette fois au sein de notre établissement (Université Paul-Valéry de Montpellier). Nous avons simplement précisé la limite d’âge (enquête ciblée sur les 15-24 ans) afin de rester dans la tranche d’âge que nous nous étions fixée.
21Notons qu’avant le début de chaque entretien, chaque participant a préalablement rempli un formulaire de consentement éclairé. Ce formulaire présentait clairement les objectifs de la recherche, le déroulement des entretiens, ainsi que l’utilisation des données recueillies. Il garantissait également l’anonymat des participants, la protection de leur identité et de leurs informations personnelles. Aucune donnée identifiable n’a donc été utilisée dans les analyses, permettant ainsi aux participants d’exprimer leur opinion librement et en toute confidentialité.
22Notre objectif, avec les entretiens, était de recueillir – de manière fouillée et approfondie – le point de vue des jeunes individus : sur les technologies immersives, sur la façon dont cette thématique est abordée dans Black Mirror et plus largement sur la façon dont cette thématique devrait être abordée, selon eux, dans les objets culturels tels que les séries ou les films.
23Dans cette perspective, notre guide d’entretien s’est composé de trois parties. D’abord, une partie dédiée aux technologies immersives (la façon dont les jeunes individus définissent ces technologies, leur perception, leur opinion). Puis, une partie consacrée à la série Black Mirror (la façon dont cette série aborde les environnements immersifs, leur point de vue et leur ressenti sur le regard porté par Black Mirror sur ce thème). Durant cette partie, centrée sur la série, nous avons mobilisé deux documents-starters. Le premier est un montage vidéo présentant les dix épisodes de Black Mirror abordant les environnements immersifs (quelques secondes de chaque épisode seulement, afin de permettre aux interviewés de se remémorer les épisodes). Le deuxième est le tableau de synthèse dans lequel nous avions consigné le résumé de ces dix épisodes. La plupart du temps, les interviewés nous ont demandé de « garder ce tableau sous les yeux », pour « avoir les épisodes en tête ». Enfin, la troisième et dernière partie de notre guide d’entretien abordait avec les interviewés la façon dont les séries (et plus largement les objets culturels) devraient, selon eux, appréhender la question des environnements immersifs. In fine, les différentes parties de nos interviews nous ont permis de sonder les jeunes individus sur les technologies immersives et sur la façon dont les séries traitent ce sujet (leur avis ? leur ressenti ? l’incidence de ces séries/épisodes sur leur perception de ces environnements). En outre, ces entretiens ont constitué une occasion d’initier, avec les jeunes interviewés, une réflexion quant à l’approche qui pourrait s’avérer ad hoc – selon eux – pour sensibiliser et éduquer les jeunes générations à ces technologies. Précisons à ce titre que nous n’avons pas opté pour des recueils tournés vers l’observation ethnographique (observation de situations de visionnage – individuel ou collectif – de la série) mais plutôt pour des recueils tournés vers l’échange approfondi (entretiens individuels et débat collectif) car nous ne cherchions pas à saisir la réception en situation (réactions et impressions vis-à-vis d’un ou plusieurs épisodes de Black Mirror) mais un point de vue plus global, plus réflexif, sur les environnements immersifs, sur la façon dont Black Mirror appréhende ces environnements, et sur la manière donc ce sujet devrait être appréhendé dans les séries et les films.
24En ce qui concerne la méthode d’analyse, nous avons retranscrit l’intégralité des 24 entretiens réalisés, et procédé à une analyse de contenu thématique (Bardin, 2013) en vue de faire émerger les thèmes récurrents et signifiants émergeant des propos des interviewés.
25L’analyse des données recueillies auprès des jeunes individus (via notre conférence et nos entretiens individuels) offre une opportunité de saisir leur point de vue sur les environnements immersifs et sur la façon dont cette thématique est abordée dans la série Black Mirror. Cette démarche est l’occasion de constater que les jeunes publics ont des opinions particulièrement contrastées.
26Certains saluent la pluralité d’environnements immersifs et de dangers mis au jour par Black Mirror. Ils indiquent que la série offre « un gros panorama des dangers » portés par les technologies immersives et permet d’avoir un « bel échantillon des dérives » que pourraient avoir ces environnements. D’autres soulignent la « justesse », la « gravité » et la « puissance » des épisodes de Black Mirror. Ils indiquent que la série parvient à « toucher », à « bouscule[r] », à « déranger », à « faire réfléchir ». Ils estiment que la série adopte « le bon ton » : « un ton drama pour un phénomène qui pourrait vraiment devenir drama ». Ils jugent qu’« il y a des sujets, comme ça, qu’on ne peut pas aborder avec un ton léger ou décalé », et qu’« un sujet comme ça doit être a minima abordé avec un ton grave ».
27D’autres, au contraire, se montrent beaucoup plus sceptiques. En effet, certains déplorent que les secteurs évoqués dans la série (pour aborder la thématique des technologies immersives) sont « toujours les mêmes », alors que d’autres secteurs sont partiellement ou entièrement occultés : « il y a des domaines qu’on voit pas du tout, alors que sur la justice, par exemple, il y a deux ou trois épisodes dessus » : « il y a plusieurs épisodes sur les dérives possibles dans la justice, alors qu’un seul aurait suffit ». Dans la même perspective, certains individus interviewés regrettent qu’« on voit toujours les mêmes dangers […] ; les dangers si les technologies immersives étaient utilisées par l’armée, par les gouvernements ; mais d’un autre côté, il y a des dangers hyper réels et hyper concrets, qui ne sont pas montrés, comme les fractures que ces technologies pourraient créer entre les gens valides et les gens handicapés ». D’autres vont dans le même sens : « on nous montre plein de fois des dangers du type “je tombe dans la réalité virtuelle pour échapper à ma vie”, mais on ne nous montre pas les fossés que la réalité virtuelle pourrait créer, les fractures entre ceux qui pourront avoir des équipements immersifs et ceux qui ne pourront pas, parce que ça coûte trop cher […] donc les fractures que ça va créer » ; « et puis, ils abordent même pas l’utilisation des données, qui va exploser avec les technologies immersives, alors que ça, pour le coup, c’est un risque beaucoup plus réel, beaucoup plus près de nous ».
28Outre ces réserves quant au choix des secteurs et des aspects évoqués dans Black Mirror, certains interviewés déplorent que la série « aborde le sujet avec des scenarios qui sont loin de la réalité, loin de nous », « avec des métiers hyper rares, du type cosmonaute, militaire, ce qui fait que ça touche moins ». Ainsi, certains interviewés regrettent, dans l’approche Black Mirror, un manque de « réalisme », un excès de « fiction » qui nuit, selon eux, à une « réelle prise de conscience des dangers » portés par les technologies immersives.
29Pour d’autres, c’est le « manque de nuances » qui fait qu’ils n’ont « pas eu d’effet électrochoc ». Ils regrettent que la série adopte un point de vue « exclusivement pessimiste », « trop dark » : ils indiquent que ce côté « tout noir » est « trop déprimant mais surtout trop arrêté pour que je le trouve constructif ». Certains abondent dans le même sens en indiquant que Black Mirror porte – sur les technologies immersives – un regard « à sens unique, [qui] ne va que dans un sens : le sens négatif et pessimiste » ; « j’aurais préféré qu’il y ait des épisodes qui montrent les inconvénients, les côtés négatifs, mais aussi des épisodes qui montrent les côtés positifs, ça m’aurait sûrement fait plus réfléchir que ce côté “full négatif” ». Ainsi, pour différents individus enquêtés, la série Black Mirror livre un discours incomplet et manichéen sur les technologies immersives, qui est « tellement partiel et partial que ça me convainc moins que si on nous montrait les côtés négatifs mais aussi les choses positives, les avantages, les opportunités ».
30Après avoir interrogé les jeunes individus sur la façon dont Black Mirror aborde et questionne la thématique des environnements immersifs, nous leur avons demandé l’approche qui serait, selon eux, opportune et adaptée (dans les séries et dans d’autres objets culturels) pour sensibiliser aux risques – actuels ou à venir – des technologies immersives. Cette réflexion conclusive, abordée en dernière partie de notre conférence et de nos entretiens, nous a permis d’identifier un certain nombre d’éléments, à notre sens particulièrement féconds, concernant notamment les formes culturelles (séries, films, livres…), les genres (fiction, documentaire, comédie…) ou les tons (grave, réaliste, humoristique…) susceptibles de sensibiliser les jeunes générations aux technologies immersives.
31Lorsque nous demandons aux individus enquêtés la forme culturelle (séries, films, livres…) qui leur parait la plus adaptée pour aborder la question des environnements immersifs, ces derniers centrent le débat sur les séries et les films ; les livres sont quasi immédiatement évincés du débat. Entre les séries et les films, les jeunes individus soulignent que le « format série » est « le plus adapté pour sensibiliser aux risques des technologies immersives ». Ils jugent les films « trop courts », « trop limités en temps pour sensibiliser vraiment » alors que « dans les séries, le format permet de prendre le temps, de planter un décor avant de faire passer le message, qui va plus toucher le récepteur ». Ainsi, les interviewés estiment que les séries sont « un format qui permet de toucher plus » ; plus précisément « les séries bien faites, pas celles qui trainent en longueur et qui tournent en rond pour jouer la montre ou étirer le nombre de saisons ». En ce qui concerne la dynamique « anthologique » adoptée par Black Mirror (un thème différent par épisode), les avis sont moins unanimes. Certains estiment que « pour le coup, Black Mirror a adopté le format idéal : une série, avec des thèmes différents à chaque épisode » ; ils jugent que dans ce type de format, « le côté “série” est addictif, mais le fait que chaque épisode soit différent fait qu’on ne se lasse pas ». Ils arguent que ce format permet aux créateurs de la série de « faire plusieurs épisodes différents sur un même thème, ce qui permet d’aborder différentes facettes de ce thème ». D’autres sont moins convaincus par cette dimension « anthologique » : ils indiquent que « finalement, dans Black Mirror, il n’y a que quelques épisodes de 40 minutes / une heure sur les environnements immersifs, et pas toute la série », « du coup, on n’a pas vraiment de suivi », « ça aurait peut-être fait plus réfléchir si tous les épisodes se suivaient, qu’on connaissait les personnages, qu’on s’y attachait et qu’on les voyait être victimes des technologies immersives ». Ainsi, si le format sériel semble faire consensus chez les individus enquêtés, la dynamique « anthologique » adoptée dans Black Mirror semble faire débat.
32Au-delà des formes culturelles, nous abordons avec les jeunes individus enquêtés les genres (documentaire, fiction, comédie, drame…) qui devraient être privilégiés, selon eux, pour sensibiliser à la question des environnements immersifs. Sur ce point, certains éléments font consensus : le sujet des technologies immersives « ne peut pas être abordé par la comédie, que ce soit la comédie dramatique, la comédie romantique, ou pire, la comédie musicale » ; ainsi, pour nos répondants, la comédie est un genre jugé « inadapté », « inapproprié » pour parler des technologies immersives. Le genre dramatique est, quant à lui, jugé plus « approprié ». Les interviewés soulignent toutefois la nécessité de ne pas « tomber pour autant dans le drama », « dans un mood trop dramatique » : ils indiquent en effet que « quand c’est trop drama, quand c’est too much, ça ne touche plus, c’est trop alarmiste ». Le genre fictionnel est jugé, lui aussi, adapté pour aborder cette thématique : « en racontant une histoire, ça embarque et donc ça sensibilise », à condition toutefois que cette fiction reste assez « près de nous », qu’elle « n’[aille] pas trop loin » et qu’elle ne « part[e] pas en science-fiction », car « c’est le meilleur moyen de nous perdre ». Le documentaire, enfin, est envisagé par les enquêtés comme un genre qui « peut être touchant », « peut être adapté, parce que ça fait vrai », « c’est réaliste, donc ça touche plus ». Certains pointent toutefois différentes limites des documentaires, en soulignant que ces derniers peuvent devenir « trop longs », « trop ennuyeux », « pas assez attrayants », et « trop réalistes, justement, trop normaux ».
33Enfin, en ce qui concerne le ton qui serait – pour les jeunes individus enquêtés – le plus adapté pour sensibiliser aux technologies immersives, ces derniers indiquent qu’un ton « direct », un « ton cru ferait forcément plus réfléchir » ; en d’autres termes, « un regard cash, voire trash, qui ne va pas par quatre chemins » ; un discours « qui ne ferait pas de langue de bois » et qui aborderait le thème avec « un ton ni trop léger, ni trop drama ». Les enquêtés mentionnent également un ton « objectif », qui « montrerait les bons côtés et les mauvais » : un ton « neutre », qui « ne serait pas focus que sur le négatif ou sur le positif », et qui « ferait réfléchir parce qu’on verrait les dérives […], mais on verrait aussi les côtés positifs ».
34Ainsi, nos échanges avec les jeunes publics (dans le cadre de notre conférence et durant nos entretiens) nous ont permis de découvrir différents éléments concernant les formes culturelles (série), les genres (drame, fiction, documentaire) et le ton (direct et neutre) susceptibles de sensibiliser les jeunes générations à la thématique des environnements immersifs.
35Au moyen d’une enquête qualitative, combinant un corpus documentaire (centré sur la série Black Mirror), une conférence et des entretiens (avec de jeunes individus de 15-24 ans), nous avons exploré comment la série Black Mirror interroge le sujet des environnements immersifs, puis nous avons sondé l’opinion des jeunes publics sur l’approche adoptée dans Black Mirror, et – plus largement – sur le regard que les séries (et les objets culturels) devraient porter, selon eux, sur ces technologies.
36Le corpus documentaire constitué autour de la série Black Mirror nous a permis de constater que cette série laisse entrevoir différents contextes et usages (personnels, professionnels) dans lesquels ces technologies peuvent – ou pourraient – être mobilisées. En outre, cette étape nous a permis de comprendre que Black Mirror introduit différents risques liés aux environnements immersifs (troubles physiques, troubles mentaux, usages immoraux de ces technologies) et livre un regard particulièrement techno pessimiste, qui semble tourné vers une sensibilisation, voire une éducation aux technologies immersives.
37Les échanges avec les jeunes publics (dans le cadre de notre conférence et de nos entretiens) nous ont quant à eux permis de constater que ces derniers ont des opinions particulièrement contrastées sur la façon dont Black Mirror appréhende le sujet des environnements immersifs. Certains associent en effet la série à un panorama juste et puissant sur ces technologies, quand d’autres déplorent un certain nombre de redondances, un manque de réalisme, ou un manque de nuances dans la façon de traiter cette thématique. L’écart entre ces différents points de vue rappellent que les environnements immersifs (d’une part) et les objets culturels comme les séries (d’autre part) constituent de puissants générateurs de représentations, individuelles et subjectives, collectives et sociales, particulièrement variées et diversifiées. Outre ces opinions (particulièrement contrastées), nos échanges avec les jeunes publics nous ont permis de les sonder sur les formes culturelles, les genres et les tons qui pourraient être adaptés, selon eux, pour sensibiliser les jeunes générations aux technologies immersives. Les jeunes individus enquêtés ont souligné la pertinence du format “série” (devant les films et les livres) et des genres fictionnel, dramatique et documentaire pour sensibiliser à cette thématique (à condition, toutefois, que les réalisateurs restent “mesurés”, justement, dans le degré de fiction, de drame et de documentarisme). Par ailleurs, les jeunes individus enquêtés ont indiqué la nécessité d’adopter un ton direct et neutre – ni strictement techno sceptique, ni strictement techno optimiste – pour susciter une réflexion et une prise de conscience chez les jeunes générations. Ils ont ainsi suggéré de ne pas nier ou diaboliser l’existence des environnements immersifs, mais de les aborder via des scenarios lucides et constructifs, capables de révéler leur potentiel et de sensibiliser à leurs dangers.
38In fine, et plus largement, notre travail s’est attelé à aborder les risques inhérents aux technologies immersives, en superposant le regard porté par une série (Black Mirror) et le regard porté par les jeunes générations (15-24 ans). La démarche méthodologique que nous avons mise en place nous a permis d’interroger à la fois : les risques portés par les environnements immersifs, la médiation de ces risques par les industries culturelles, et l’opinion des jeunes générations (sur la façon dont les séries appréhendent – ou devraient appréhender – ces risques). En cela, les éléments émergeant de la présente recherche dressent, selon nous, de fructueux horizons de recherche : ils ouvrent notamment la voie à des investigations plus approfondies, à des études comparatives, qui permettraient d’explorer la façon dont les objets culturels contemporains appréhendent, sensibilisent, voire éduquent aux « nouveaux » environnements immersifs.