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Quand les ados regardent des ados. Les teenseries comme supports de discussion avec ses proches

When Teens Watch Teens. Teenseries as a Way to Talk to Friends and Family
Laurence Corroy et Aurélie Pourrez

Résumés

Bien que les pratiques culturelles des adolescent.es ont largement intégré la consommation de séries sur les plateformes de visionnage, peu de recherches ont mené des études en réception auprès de ces publics. La plateforme Netflix, leader sur le marché français, propose des univers sériels qui mettent en scène comme personnages principaux des adolescent.es. Les séries pour adolescents ou teenseries ont le point commun de représenter le passage de l’adolescence comme une période de questionnement identitaire, social, sentimental, amoureux et sexuel. Elles s’adressent de manière privilégiée à une classe d’âge dont les lieux (lycée, chambre) et les thématiques (découverte de l’altérité, métamorphose pubertaire entre autres) lui sont particulièrement familiers. Cet article se propose de faire une focale sur leur réception par des adolescent.es, posant l’hypothèse qu’elles peuvent être des supports de discussion entre amis et en famille, permettant de se dévoiler, mais en graduant la nature des discussions et le degré d’engagement conversationnel selon l’intimité recherchée avec ses proches.

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Texte intégral

Introduction

1Depuis quelques années, la plateforme Netflix s’est imposée dans les pratiques de visionnage hexagonales1. Soucieuse de conserver ses plus jeunes utilisateurs, elle présente dans son catalogue un large panel de séries pour adolescents ou teenseries, dont les caractéristiques sont de présenter des adolescents comme protagonistes principaux des arcs narratifs déployés2. Les personnages principaux de ces teenseries évoluent dans des décors familiers pour les jeunes téléspectateurs – généralement le lycée – et leur permettent de développer des savoirs expérientiels fictifs dans lesquels puiser pour l’élaboration parallèle de leur propre identité.

2La représentation du passage de l’adolescence dans les séries met ainsi en scène un âge de métamorphose et de quête identitaire, le détachement des premiers liens, l’importance des réseaux amicaux qui s’incarnent dans des espaces probatoires circonscrits, une culture juvénile, ainsi qu’une éducation sentimentale et sexuelle, de plus en plus mise en scène explicitement (Corroy, 2014 ; Corroy, Ferrandery, 2024). Des études pointent « une individualisation et une autonomisation de la consommation sérielle » (Glevarec, Combes et Cibois, 2024) et laissent à penser qu’il s’agit de consommations culturelles solitaires, permettant de se détendre tout en regardant des univers sériels proches de ses propres vécus facilitant des processus réflexifs (Ezan, 2015). Celles-ci se corrèlent à une volonté de les développer dans un cadre confortable et intime (Combes et Glevarec, 2021). Cependant, dans le cadre d’une étude en réception sur les représentations de l’amour et de la sexualité dans les teenseries que nous avons menée auprès de lycéen·nes, nous avons posé l’hypothèse que celles-ci pouvaient être de puissants supports de discussions entre adolescents, en présentiel ou sur les réseaux sociaux numériques, ainsi qu’en famille.

3Elles joueraient ainsi non plus seulement un rôle dans la construction identitaire personnelle, mais feraient partie prenante d’un processus de médiation, qui permet de se penser soi avec les autres, dans une dynamique communicationnelle de co-construction de sens (Jullier et Laborde, 2024), de débat, d’ouverture à l’autre. Bien que l’algorithme de la plateforme personnalise les propositions de séries à regarder, de sorte que celles mises en avant varient d’une personne à l’autre (Desveaud, 2024), les adolescents ont déclaré être aussi sensibles aux recommandations de leur entourage amical et à ce qui circule sur les réseaux socio-numériques, ce qui peut faciliter les échanges avec les proches, la plupart ayant vu tout ou partie des mêmes séries.

  • 3 23 lycée général de centre-ville, 10 lycée général et technologique de centre-ville, 18 lycée génér (...)

4Notre étude s’est déployée sur 4 terrains au sein d’une métropole régionale : un lycée général de centre-ville, un lycée professionnel et technologique de centre-ville, un lycée général et technologique périurbain, un lycée professionnel périurbain3.

Terrains d’enquête et méthodologie

5L’étude en réception a été menée dans 4 lycées, par entretiens semi-directifs auprès de lycéennes et de lycéens volontaires pour participer à notre recherche. Une autorisation parentale a été demandée en amont, une autorisation pour chaque élève leur a aussi été présentée avant le début de l’entretien en leur expliquant le travail de recherche mené. 62 élèves se sont portés volontaires (30 garçons et 32 filles). Le plus jeune des enquêtés est âgé de 14 ans, le plus âgé a 20 ans, avec une moyenne d’âge de 16,3 ans. Les lycéen·nes interviewé.es sont majoritairement en première ou terminale (46), 11 sont en seconde, 5 en BTS.

  • 4 Cf. en annexe.

6Les enquêté.es ont été anonymisé.es ainsi que le nom de leur lycée. La profession des parents, l’identité de genre des adolescent·es, leur âge ainsi que celui de leurs frères et sœurs le cas échéant, ont été demandés au début de l’entretien. L’origine sociale des élèves a montré de fortes disparités selon les lycées. Ainsi, les élèves ont des parents majoritairement cadres, de professions intellectuelles supérieures et de professions intermédiaires dans le lycée général de centre-ville et le lycée général et technologique de centre-ville, de professions intermédiaires, d’employés, de salariés et d’ouvriers au sein du lycée général et technologique périurbain et du lycée professionnel4.

7Les entretiens semi-directifs ont abordé, à partir d’un guide d’entretien, le contexte de visionnage des séries pour ados, leur série de prédilection au sein de cette catégorie, les personnages préférés, les représentations de l’amour de la sexualité qu’ils repèrent et les discussions éventuelles en famille, entre amis, sur les réseaux socio-numériques. Si nous avons pu observer chez les enquêtés des différences d’expression et d’aisance à l’oral selon les lycées, celles et ceux étant en lycée professionnel ayant parfois plus de difficultés à trouver leurs mots que les autres, les questions portant sur leurs habitudes de consommation et les discussions avec leurs proches n’ont pas révélé de différences significatives.

8Les données ont été traitées à partir des retranscriptions des entretiens.

Conditions de visionnage et séries électives

9Il n’est pas évident pour des adolescent.es de confier une part de ce qui relève de la vie privée à des chercheures venues au sein du lycée pour mener une enquête. Afin de les mettre à l’aise, nous avons au préalable éclairé ce que représente un travail de recherche et la définition de notre objet d’étude, à savoir une « série pour adolescents ». Puis, pour débuter l’entretien, il leur a été demandé s’ils avaient regardé des séries qui correspondaient à cette définition. L’ensemble des enquêté.es ont répondu par l’affirmative.

10Ce temps dédié au cadre de l’enquête s’avère fondamental car il n’est pas évident pour des adolescent.es de confier une part de ce qui relève de la vie privée à des chercheures présentes au lycée afin de mener une enquête, même s’ils ont été toutes et tous volontaires pour y participer (Amsellem-Mainguy et Vuattoux, 2018).

11Le contexte de visionnage a été abordé en premier car il permettait aux répondant.es de pouvoir développer les lieux qu’ils affectionnent, les moments préférés et de citer les personnes avec lesquelles ils regardent. De fait, les lycéen·nes se sont montrés prolixes et n’ont pas eu d’hésitation à répondre spontanément. Ils ont décrit pour certains les pièces préférées, les moments dans la journée ou la semaine, qui les accompagne, quand ce ne sont pas des consommations solitaires. Il peut y avoir des habitudes cumulatives, regarder seul·e (60 interviewés sur 62 le mentionnent) n’exclut pas obligatoirement de poursuivre ou d’alterner le visionnage en famille :

Mercredi, je l’avais regardée seule et après j’attends pour regarder la suite avec ma mère, mais c’est souvent ça. (Vanille, 16 ans, lycée général centre-ville)

12Les lieux conditionnent pour partie le fait d’être en seul ou en compagnie. Presque la moitié énonce une installation dans leur chambre – soit dans leur lit, soit sur leur bureau – tout comme dans le salon familial.

13La question de l’abonnement ou non à Netflix n’est pas en jeu lors de l’enquête car les adolescent.es bénéficient soit d’un abonnement parental soit de codes donnés par des proches pour accéder à la plateforme. Si de nombreuses teenseries sont interdites au moins de 16 ans sur Netflix, les limites sont aisément contournables :

Je suis abonné sur mon père qui était en train de regarder [Sex Education] et qui m’a dit que c’était pas de mon âge et que j’avais pas le droit de regarder parce que j’étais plus jeune. Moi, j’aime bien ne pas obéir, donc j’ai finalement regardé ! (Gabriel, 16 ans, lycée général de centre-ville)

14Malgré des consommations décrites par certain.es comme excessives et addictives, il semble s’opérer une autorégulation avec des oscillations entre périodes « avec » et périodes « sans ». Les consommations moyennes ne dépassent pas un ou deux épisodes par jour en période scolaire, se limitant au temps de transport en commun pour celles et ceux qui en ont. Une vingtaine de jeunes, principalement en terminale, associent le visionnage de séries aux périodes de week-ends ou de vacances pour une conciliation plus favorable avec le travail scolaire.

15Le confort est apprécié : les épisodes sont regardés en mode cocooning, faisant écho à un « nid » (Combes et Glevarec, 2021). Le visionnage s’apparente à un rituel, au cours duquel tous les sens sont mobilisés. Plus d’un quart des enquêté·es souligne l’importance du repas ou du goûter pris pendant l’épisode (élément apparaissant dans la description de leur installation pour regarder une série) :

Je me mets dans mon lit, un petit peu cosy et je regarde (Vanille, 16 ans, lycée général centre-ville)
Un écran d’ordi. Je me fais un café et je regarde (Bar 31, 16 ans, lycée général centre-ville)
Avant, je regardais énormément, vraiment tous les soirs. Et là, je dirais que c’est plutôt pendant le week-end et pendant les vacances. Parce qu’avec le lycée, c’est vrai que c’est une transition assez importante et je n’ai pas forcément le temps, en fait, de regarder les séries. Dans le salon. Oui, sur la télé. Je mange tout le temps devant la télé. J’essaye d’associer ça avec de la nourriture. Avec des petits gâteaux, c’est mon plaisir. (Iris, 15 ans, lycée général de centre-ville)
J’aime bien être posée comme ça et je peux me concentrer sur l’histoire, absorber l’énergie (Joséphine, 16 ans, lycée général de centre-ville)

16Au-delà du lieu confortable et réconfortant, apparaît à plusieurs reprises la notion d’ambiance procurée par les teenseries, déjà visualisées, mises en bruit de fond pour se concentrer sur d’autres activités. Le bruit de fond permet à l’adolescent·e de créer une atmosphère ou une aura dans laquelle s’envelopper ou se concentrer (Bégout, 2018, Pourrez, 2024) :

Je regarde pas forcément tout le temps, je le mets souvent en bruit de fond quand j’ai besoin de travailler, de dessiner ou de ranger. Je regarde des choses que j’ai déjà vues ou juste pour avoir un bruit, du son ou alors de la musique. (Morgane, 17 ans, lycée technologique de centre-ville)
Souvent, je les regarde en faisant quelque chose d’artistique, comme du dessin ou du tricot. Moi, souvent, pour me concentrer sur quelque chose, il me faut en plus un autre truc, que ce soit de la musique ou une série. (Sandre, 15 ans, lycée technologique de centre-ville)

17Il leur a ensuite été systématiquement demandé quelles séries ils avaient préféré afin que l’entretien s’oriente plus spécifiquement sur celles-ci. Quatre séries ont été citées par un tiers des enquêtés : Sex education, Elite, Outer Banks et Stranger Things. Ce sont aussi celles qui sont les plus appréciées des lycéen.nes interrogé.es et le plus souvent choisies pour l’entretien. Les raisons d’aimer ces séries sont diverses car elles relèvent de sous-catégories bien différentes. Si Sex education et Elite sont centrées sur le quotidien des élèves d’un lycée, Outer Banks et Stranger Things relèvent plutôt de la série d’aventures pour la première et de l’univers de la science-fiction horrifique pour la seconde. Quels que soient la série et le genre sériel dominant, cela n’empêche pas les adolescents de se projeter, de se questionner sur les personnages et d’avoir envie d’en parler, car une des propriétés qui fonde les teenseries est de justement proposer un panel de personnages adolescents qui interagissent ensemble et vivent des moments de crise au fur et à mesure qu’ils grandissent.

Discussions en famille

  • 5 35 sur 62 ont déclaré avoir déjà discuté des séries qu’ils regardent avec leurs parents. 11 ont évo (...)

18Après avoir évoqué les conditions de visionnage et les séries préférées, nous avons posé la question à nos enquêté.es si les séries qu’ils affectionnaient étaient un sujet de conversation, voire de discussion en famille et/ou entre amis. Le fait d’avoir déjà décrit les conditions de visionnage et les personnes susceptibles de partager avec eux ces consommations sérielles ont facilité les échanges. Le premier résultat, tout à fait significatif, est que deux répondants seulement ont déclaré ne jamais aborder ce sujet avec leurs proches, famille ou amis confondus. C’est donc une écrasante majorité qui échange avec son entourage au sujet des séries. Pour autant, des distinctions très nettes apparaissent. Plus de la moitié des enquêté.es5 ont déjà discuté des séries qu’ils regardent avec leurs parents. Si certains mentionnent leurs parents sans faire de distinction, une majorité en revanche évoque des pratiques sérielles et des conversations différentes. Si les parents sont cités sans distinction, les enquêtés font état d’échanges autour des séries mais il s’agit plutôt de les informer du type de séries regardées par l’adolescent.e. Une seule enquêtée a souligné avoir eu quelques échanges avec son père sur Sex education, au moment où elle a commencé à la regarder.

19Pour un tiers de nos enquêté.es, des discussions et des échanges nourris avec leurs mères sont possibles, d’autant plus facilités qu’elles acceptent de regarder les séries qu’ils affectionnent, s’y intéressent parfois spontanément et même leur en recommandent :

Avec mon père, très peu parce que même si c’est lui qui a commencé à aller sur Netflix, il ne consomme pas du tout ce que nous on regarde. Avec ma mère, c’est l’opposé. Je lui raconte tout, je lui conseille plein de séries. C’est même elle qui finit par m’en conseiller parce qu’elle consomme encore plus Netflix que moi. Donc oui, je parle quand même pas mal des séries que je regarde avec mes parents. (Thomas, 17 ans, lycée général de centre-ville)
Quand ma mère regarde quelque chose, elle va me dire : « Tiens, j’ai regardé ça, je pense que ça pourrait t’intéresser », etc. (Aliya, 16 ans, lycée général de centre-ville)
Y a ma mère qui regarde aussi beaucoup de séries, beaucoup de films du coup ouais c’est ça. On se dit « Ouais j’ai vu ça, c’était sympa, tu peux aussi regarder et inversement ». (Ilias, 19 ans, lycée général et technologique de centre-ville)
Oui, oui, oui. Parce que ma mère, elle est intéressée par mes séries. (Emmanuel, 16 ans, lycée général et technologique périurbain)

20Les échanges prennent encore une tout autre tournure s’il est question de séries regardées ensemble. Les consommations sérielles avec les mères peuvent être circonstancielles – le visionnage a lieu dans le salon, l’adolescent y rejoint sa mère ou inversement – ou électives. Ces dernières sont décrites de manière très positive, les adolescents soulignant qu’ils partagent avec leurs mères « les mêmes goûts ». Regarder des séries avec les mères représente un marqueur de la complicité que les adolescents ressentent avec elles, notamment quand il est question d’univers sériels qui développent des thématiques amoureuses et sexuelles. C’est l’occasion pour les adolescents et leurs mères d’évoquer les personnages, leurs rencontres amoureuses et sexuelles et ainsi de parler à mots feutrés de leurs propres interrogations ou expériences.

21Il s’agit alors d’un cercle vertueux, les séries facilitant des échanges autour de sujets intimes, ce qui resserre leurs liens :

On était très ouvertes sur la discussion, on parlait de tout, donc on en rigolait beaucoup aussi. C’est qu’il y a eu aussi cette prévention on va dire : ça se passait dans la série mais ça se passait dans la vraie vie donc on parlait de ce qui se passait pour nous au lycée, ça permettait d’aborder la discussion. (Morgane, 17 ans, lycée général et technologique de centre-ville, à propos de Sexe education)
À certains épisodes, elle me disait, elle me demandait si ça allait et tout. Parce que la série, elle est un peu, je sais pas trop comment dire, mais c’est un peu triste. Et c’est des sujets sensibles. (Jane, 16 ans, lycée professionnel, 13 Reasons Why)
Je suis dans une bonne relation avec ma mère et la preuve est que je regarde Sex Education avec elle, donc je suis capable de parler de ce genre de choses avec elle. (Jas, 16 ans, lycée général et technologique périurbain)

22Aucun adolescent n’a mentionné de séries adolescentes qui seraient regardées, ensemble ou séparément, par leurs pères. Les pratiques sérielles avec les pères sont marquées par l’adaptation des enfants aux appétences paternelles : ce sont les adolescents qui se conforment aux goûts paternels et visionnent et échangent avec eux autour des séries qu’affectionnent les pères – des séries pour adultes, notamment policières. Quand les parents sont différenciés, les adolescents distinguent leurs pères, intéressés par les séries policières ou à suspense, ou tirées de faits réels, alors que les mères semblent développer une plus large palette de consommation sérielle, qui peut inclure les teenseries.

Ben on regarde pas du tout les mêmes types de série, c’est-à-dire que mon père, il regarde des courtes séries et puis il aime beaucoup la science-fiction, etc., style que j’apprécie beaucoup moins. Et puis c’est vrai que les séries que je regarde c’est souvent 7 saisons, 8 saisons, avec 20 épisodes par saison, et enfin c’est pas pour un adulte forcément plaisant à regarder. Ça devient long à regarder à un moment donné, même pour nous. (Eléonore, 16 ans, lycée général de centre-ville)
Moi j’aime tout ce qui est science-fiction, un peu imaginaire, mon père, lui, il aime plus les séries, un peu policières. Il regarde Barnaby et Inspecteur Marlow. Il déteste tout ce qui est science-fiction. Et ma mère, elle regarde un peu de tout, je regarde plus ce qui est un peu généralement paranormal, elle aime bien ça. (Théo, 16 ans, lycée général de centre-ville)

23Une dizaine d’élèves ont aussi cité des échanges avec leurs frères et sœurs, voire pour trois d’entre eux des discussions avec leurs cousins et leurs cousines. La sororie ou la fratrie se retrouve fréquemment pour regarder une série qu’ils affectionnent, parler de leurs personnages préférés et de l’actualité des acteurs. Ces conversations se rapprochent de celles qu’ils décrivent avec leur sphère amicale.

Conversations sérielles entre pairs

  • 6 44 élèves sur 62 mentionnent des conversations avec leurs amis, 7 avec leur petit·e ami·e, ce qui n (...)

24Plus des deux tiers des élèves interrogés parlent avec leurs amis des séries qu’ils suivent6. Lorsqu’il ne s’agit pas de leurs meilleurs ami.es, les conversations se focalisent plutôt sur l’évaluation qualitative des séries regardées et la publicisation de celles qu’ils jugent les meilleures. Les échanges sont alors de l’ordre du conseil et de la recommandation. Si garçons et filles peuvent échanger avec des amis des deux sexes, il est néanmoins plus fréquent de se tourner vers une sphère amicale du même sexe que soi.

25Le désir d’échanger est vif lorsque l’adolescent est fan d’une série. S’il a la chance d’avoir dans son cercle amical des amis qui se déclarent fans aussi du même univers sériel, une veille informationnelle est mise en commun, chacun étant à l’affût des actualités médiatiques qui concernent les dates de sortie des prochaines saisons, des informations sur les acteurs, des extraits diffusés, des commentaires glanés sur les réseaux sociaux etc. L’ensemble de ces données, que nous définissons comme un ordre métasériel, n’approfondit pas les connaissances diégétiques de la série mais nourrit les connaissances qui sont liées à sa diffusion, la manière dont elle est estimée par les téléspectateurs, la vie des acteurs, leur actualité personnelle. Les discussions se nourrissent de l’ensemble des news qui sont trouvées, sur Internet essentiellement.

26Plus la fréquentation amicale est poussée, plus les conversations sont nourries. Le degré d’engagement conversationnel se corrèle à l’intensité des liens amicaux. Débattre avec ses meilleurs amis permet un espace sécurisé pour pouvoir échanger sur la série de prédilection, les personnages et leurs actions ainsi que les thématiques abordées et la manière dont elles le sont. Des connaissances intradiégétiques, concernant les narrations ou des compétences transnarratives (Goudmand, 2021) sur les canevas sériels des teenseries en général transparaissent.

Et oui, avec mes amis, oui, oui j’en parle tout le temps. Surtout parce que je suis en internat aussi. On en parle tout le temps. On débat sur les séries. T’as préféré un tel, moi j’ai préféré lui, etc. Voilà, on débat. On débat parce qu’on a accès à un foyer le soir. Et puis du coup, on débat là. (Emmanuel, 16 ans, lycée général et technologique périurbain)
Mais nous, on a des conversations vachement, vachement poussées. On ne parle pas juste de : « Ah, t’as vu tel épisode ? » On parle des conséquences derrière. Or, je trouve bien que du coup, Rebecca et Cheryl se mettent avec une fille. C’est vachement intéressant de voir que ça change des séries. Il n’y a pas que des couples hétéros. On donne nos avis : « Qu’est-ce que tu en penses ? », « Moi, je crois que c’est super bien », « Ah, moi, j’ai moins aimé. » Parce que, vraiment, on débat juste d’une série ou même d’un épisode. On part dans un débat d’une heure. Donc, c’est vachement riche, nos conversations sur les séries. (Amélie, 19 ans, lycée général et technologique périurbain, au sujet de Riverdale)
Alors… Oh là là, moi, j’ai beaucoup regardé de séries sur la drogue. Mais sinon, moi, j’ai regardé un peu en décalé par rapport aux autres 13 Reasons Why. Je sais qu’on en avait discuté. Que, dans l’ensemble, on trouvait sur l’aspect d’une série c’était bien réalisé, on se prenait au jeu, etc. Après, tout le côté qui, justement, parle du suicide, de viol, etc. On était d’accord qu’il ne fallait pas le prendre au premier degré. Mais, oui. Sinon, la plupart du temps, c’est plus… On critique plus la réalisation que vraiment les thèmes qu’il y a dedans. (Mathilde, 17 ans, lycée général de centre-ville)

27Quelques adolescent.es regardent aussi et échangent avec leur petit·e ami·e. C’est plus rare (les lycéen.es sont loin d’être tous « en couple »), mais lorsqu’ils le mentionnent, les échanges sont nourris et intenses et sont, comme avec leurs amis les plus proches, de l’ordre de la projection normative. Les personnages se conduisent-ils bien ? Ont-ils raison ?

Oui, on en parle toujours. Oui, c’est ça. Par exemple, pour Skins que je suis en train de regarder cette semaine avec ma copine, à chaque fin d’épisode, parce que chaque épisode porte sur un personnage particulier, et ben on va donner nos avis sur le personnage, sur les événements qui lui sont arrivés, est-ce que telle chose est sa faute, est-ce qu’il aurait dû agir de telle manière à tel moment… (Marco, 19 ans, lycée général et technologique de centre-ville)
J’en ai pas mal parlé avec, bah, mon ex copain. On la regardait ensemble aussi, puis, ouais, on avait des débats pendant longtemps. C’était cool on disait : « mais non, moi je vois pas ça comme ça, je trouve que c’est bien qu’elle en ait parlé ». « Mais non, moi je pense qu’elle aurait dû garder ça pour elle »… Des fois, il y avait un truc choquant, on était énervé une fois que la série était finie. Je me rappelle d’une anecdote, on finit un épisode, on va se coucher, moi je m’endors puis il me réveille et me dit : « non mais moi je veux pas qu’elle lui dise ! » « Mais de qui et de quoi tu parles ? » Du coup, il m’a réveillée en pleine nuit. On en a parlé en pleine nuit… (Morgane, 17 ans, lycée général et technologique de centre-ville, au sujet Sex education)

28Le plaisir à regarder des teenseries et à échanger autour de ces productions culturelles (Damour, 2015), dont ils décodent aisément les saillances récurrentes (type de personnages, narrations), tient à la fois d’un cadre dont ils sont très familiers (généralement celui du lycée), des éléments de décalage qui leur permettent de s’évader (lycée huppé, fêtes vertigineuses par exemple) et des choix éthiques, amoureux, amicaux des personnages qui peuvent les surprendre et les amener à se questionner et questionner leurs proches à une période de construction identitaire et de détachement des premières figures d’attachement (Giles, Maltby, 2004 ; Corroy, 2014).

Engagements numériques

  • 7 Lors de nos entretiens 45 adolescent·es sur 62 ont mentionné avoir un usage des réseaux sociaux lié (...)

29Les réseaux sociaux numériques entretiennent ou éveillent la curiosité des jeunes téléspectateurs mais de manière différente selon les plateformes7. Instragram encourage ou renforce les attachements parasociaux aux personnages préférés et/ou aux acteurs qui les incarnent. Curieux d’en savoir davantage, les lycéen·nes ne différencient pas vraiment les comptes des personnages de ceux des acteurs, ce qui ne signifie pas qu’ils les confondent. Ils s’abonnent aux uns ou aux autres, souvent les deux. Cela concourt au plaisir et augmente l’intensité du visionnage que de pouvoir, par les contenus transmédiatiques consultés, continuer en dehors des épisodes à penser à l’univers sériel apprécié. Le casting de la série peut d’ailleurs jouer lui-même sur des effets de réel, rendant plus floue la frontière entre le récit fictionnel et la réalité, les acteurs postant des éléments de leur vie qui sont proches de ceux de leur personnage, comme le remarque un adolescent au sujet d’Elite :

Il y a un an, quand j’ai commencé à regarder Elite, j’avais suivi tous les personnages, tous les acteurs. Je les avais suivis sur les réseaux. […] Mais par contre, j’ai fait un constat. Certains acteurs n’étaient vraiment pas différents de leurs personnages en fait. Sur leurs comptes, ils vont beaucoup exposer leur personnalité. Mais on remarque que la personnalité de l’acteur, elle ressemble à la personnalité du personnage qu’il a interprété. Je pense que c’est le point fort qui a fait que dans certaines séries, l’acting était très bien fait. Parce que l’acteur, il ne change pas beaucoup son comportement. (Mars, 17 ans, lycée général de centre-ville)

30En savoir davantage sur certains personnages ou sur l’actualité des acteurs n’est pas nécessairement assimilé à des pratiques faniques. Plus rarement, ceux ou celles qui se déclarent fans d’une série vont avoir tendance à suivre tous les personnages ou tous les acteurs de l’univers sériel qu’ils aiment ainsi que les comptes officiels de la série.

31Les usages de TikTok mentionnés servent plutôt à connaître les avis des autres internautes sur la série qu’ils regardent, en découvrir de nouvelles et éclairer ou mettre l’accent sur des scènes qui leur avaient échappé ou qui font débat, reprises en boucle sur la plateforme. Nouveaux éclairages, reprises de moments clés leur permettent de comprendre la série différemment :

C’est souvent drôle, parce que en plus ça apporte une autre perspective. Y’a des choses qu’on rate dans les séries. Young Royals, c’était sur TikTok. Parce que souvent, je vois passer des petits extraits… (Joséphine, 16 ans, lycée général de centre-ville)
Je trouve ça intéressant, ou même certains fans qui expliquent certains aspects d’une des séries que je comprends pas, j’adore. Y a des gars sur TikTok qui expliquent certains points de série, ou, ou genre ils expliquent dans quel ordre regarder certains films. (Théo, 16 ans, lycée général de centre-ville)

  • 8 Un seul enquêté a mentionné le fait d’avoir réalisé avec d’autres internautes des pronostics sur la (...)

32Hormis suivre des comptes, liker ou éventuellement partager un post, rares sont celles et ceux qui osent prendre davantage la parole sur Internet8. Les raisons avancées peuvent être celles d’un manque de temps ou d’une exposition de soi jugée dangereuse sur Internet.

En conclusion

33L’écriture narrative des séries depuis une dizaine d’années présentes sur les plateformes telles Netflix a permis de développer des personnages mouvants (Esquenazi, 2009 ; Favard, 2018). C’est en particulier le cas lorsqu’il s’agit d’adolescents qui évoluent, grandissent physiquement : les effets de réel sont accrus par la maturation physique des jeunes acteurs au fil des saisons.

34Les personnages présentés vivent, dans la série, par un processus d’essentialisation du passage de l’adolescence, des crises, des transformations, des évolutions tant morales que physiques. La saisonnalité des univers sériels permet d’accentuer en verticalité et en horizontalité les personnages : verticalité par la profondeur accrue de la psyché des personnages au fur et à mesure des épisodes (Pearson, 2007) et horizontalité du développement de leur caractère par la trajectoire longitudinale empruntée par ceux-ci qui mûrissent et grandissent en prenant de l’âge. Il n’est donc pas surprenant que les adolescents interrogés aient massivement répondu suivre sur les réseaux sociaux les personnages ou les acteurs qui les incarnent. Les relations parasociales développées sont d’autant plus efficientes qu’il s’agit d’adolescents qui regardent d’autres adolescents. Elles permettent tout autant de s’interroger sur soi (que ferais-je à sa place ?) que de confronter son point de vue avec ses amis et sa famille. Elles servent aussi de révélateur : les traits de personnalité préférées, les valeurs citées servent de marqueurs pour les répondants de ce qu’ils sont ou vers quel type de personnalité ils veulent tendre (Rarity, Leitao et Rutchick, 2022). Tel que l’explique Inès, 15 ans, en seconde dans un lycée général, qui apprécie les femmes, « très fortes dans les séries », qui ont « une énergie masculine » dont elle dit s’inspirer. En particulier le personnage de Sabrina dans la série du même nom :

C’est une fille qui a vécu énormément de choses difficiles, comme du coup la perte de ses parents. Et je pense qu’elle a un fond pur. Mais du coup, se découvrir être la fille de Satan, c’est un peu compliqué à gérer. Et elle a pu accéder à son pouvoir et le retranscrire dans son entourage. Et elle est toujours avenante avec les autres. Elle me fait un peu penser à moi et à mon caractère. Parce qu’elle est quand même sensible. Et du coup, je me dis que même si on est sensible, on peut quand même réussir à être forte en certains moments. C’est ça que j’aime bien chez elle.

35À la lumière de cette enquête, il apparaît que les teenseries suscitent de façon massive le besoin d’échanger à leur sujet, auprès de ses parents tout comme de ses amis. Les écoutes entre parents et enfants, notamment avec la mère, sont présentées de manière très positive et favorisent les discussions sur des sujets qui touchent l’actualité des adolescent.es., les séries apparaissant ainsi comme un outil de médiation opérationnel pour aborder des sujets sensibles.

36Enfin, le degré d’implication affective auprès de son cercle amical influe grandement sur la nature des discussions entre lycéens. Les conversations sur les teenseries sont autant d’occasions, au fond, de se dévoiler, ce qui induit une prise de risque pour les adolescent.es. Seuls les pairs les plus proches, meilleurs ami.es et petits ami.es sont choisi.es pour débattre des comportements et des choix éthiques des personnages.

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Bibliographie

BEGOUT Bruce, « L’ambiance comme aura. Le pouvoir atmosphérique des individualités », Communications, 2018, n° 102(1), 81-98.

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POURREZ Aurélie, « Hartley, cœurs à vif », dans Arnaud Alessandrin, Evelyne Barthou, Mélanie Bourdaa, Laurence Corroy, Maxime Duviau, Aurélie Pourrez (dir.), Teen séries, Double ponctuation, 2024, 85-100.

RARITY E. C., LEITAO M. R., RUTCHICK A. M. (2022). “Identification with characters in parasocial relationships predicts sharing their personality traits”, Psychology of Popular Media.

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Annexe

Tableau 1. Catégories socioprofessionnelles des parents

Tableau 1. Catégories socioprofessionnelles des parents

Tableau 2. Séries citées et séries préférées par les enquêté·es

Tableau 2. Séries citées et séries préférées par les enquêté·es
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Notes

1 Cf. Utilisation des plateformes de vidéo à la demande payante France | Statista.

2 En janvier 2024, pour un internaute qui n’a pas encore de compte Netflix, la plateforme propose actuellement une thématisation des teenseries en 14 catégories (« Trouvez votre prochain coup de cœur », « drames coréens », « à regarder en un week-end », « séries comiques », « séries à suspense », « nouveautés sur Netflix », « séries et films pour jeunes adultes », « séries internationales », « séries SF et fantastique », « feuilletons », « séries dramatiques », « séries dramatiques à regarder sans modération », « soirée filles », « séries dramatiques internationales », « séries sincères). Ces catégories sont en trompe-l’œil, dans la mesure où une série peut être classée plusieurs fois, ce qui donne l’impression d’un catalogue plus important qu’il n’est réellement. En excluant les animes, une veille sur l’année 2022 nous a permis de compter une moyenne d’une centaine de séries cataloguées « séries pour ados » proposées (le catalogue est mouvant, des séries sont enlevées et d’autres ajoutées tout au long de l’année).

3 23 lycée général de centre-ville, 10 lycée général et technologique de centre-ville, 18 lycée général et technologique péri-urbain, 11 de lycée professionnel périurbain. Nous remercions Julie Brusq et Mouna El Gaïed, membres de Sexteens.

4 Cf. en annexe.

5 35 sur 62 ont déclaré avoir déjà discuté des séries qu’ils regardent avec leurs parents. 11 ont évoqué leurs parents sans les distinguer, 3 leur « père » et leur « mère », 3 parlent de leurs parents puis spécifiquement de leur mère, 22 uniquement leurs mères, 4 uniquement leurs pères. 9 ont regardé au moins une teenserie avec leur mère, 2 avec leurs deux parents, 0 avec seulement leur père.

6 44 élèves sur 62 mentionnent des conversations avec leurs amis, 7 avec leur petit·e ami·e, ce qui n’exclut pas aussi des échanges avec leurs amis. Cf. les travaux de Dominique Pasquier (2009), qui évoque la performativité des publics des mêmes contenus culturels.

7 Lors de nos entretiens 45 adolescent·es sur 62 ont mentionné avoir un usage des réseaux sociaux lié aux teenseries regardées.

8 Un seul enquêté a mentionné le fait d’avoir réalisé avec d’autres internautes des pronostics sur la suite de l’histoire de Sex Education sur Discord.

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Table des illustrations

Titre Tableau 1. Catégories socioprofessionnelles des parents
URL http://journals.openedition.org/rfsic/docannexe/image/16567/img-1.png
Fichier image/png, 147k
Titre Tableau 2. Séries citées et séries préférées par les enquêté·es
URL http://journals.openedition.org/rfsic/docannexe/image/16567/img-2.png
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Pour citer cet article

Référence électronique

Laurence Corroy et Aurélie Pourrez, « Quand les ados regardent des ados. Les teenseries comme supports de discussion avec ses proches »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 29 | 2025, mis en ligne le 28 mars 2025, consulté le 24 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/rfsic/16567 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13lfo

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Auteurs

Laurence Corroy

Laurence Corroy est professeure des universités à l’université de Lorraine, directrice adjointe du Crem.

Articles du même auteur

Aurélie Pourrez

Aurélie Pourrez est maître de conférences à l’université de Lorraine, au Crem.

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