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Co-construire des messages de santé publique : le cas du sel

Co-constructing Public Health Messages: the Case of Salt
Justine Benhamou et Clémentine Hugol-Gential

Résumés

Dès 1988, Pierre Meneton alertait sur les risques liés à la surconsommation de sel sur la santé des Français. Ce n’est que plus tardivement, au gré d’enjeux médiatiques et de transformation des politiques publiques (ANSES, PNSS, etc.) que le sel acquiert son statut d’enjeu de santé publique. Sachant cela, nos précédents travaux dans le cadre du projet ANR Sal&Mieux se sont intéressés à la manière dont « le sel s’est immiscé dans l’espace public et médiatique pour devenir un sujet de santé publique mais aussi [aux] modalités de gouvernances alimentaires et les modalités communicationnelles à déployer » (Hugol-Gential, Badau, Clerjon, 2023) en vue de mieux saisir les comportements des citoyens-mangeurs à l’aune des enjeux de médiatisation. Ces recherches ont notamment révélé l’inanité des méthodes de sensibilisation actuelles pointant comment des « manquements communicationnels couplés à l’absence de démarche intégrative et participative limitent alors l’acceptabilité sociale de la diminution du sel. » (Ibid.). Au cours des dernières décennies, la problématique du sel a fait l’objet de multiples rapports et décisions politiques, tous énonçant des messages injonctifs préconisant une réduction de la consommation de sel, s’inscrivant dans la catégorie plus générale des recommandations de modération alimentaire, à savoir « éviter de manger trop gras, trop sucré, trop salé ». Or, comme le démontre Michel Morin dans ses travaux sur le bon usage des campagnes de prévention « on ne change pas de normes par simple injonction et conseils, fut-ce de la part d’autorités respectées » (Morin, 2018 : en ligne). Ce contexte et les conclusions des travaux de recherche ont amené vers une réorientation de nos questionnements envers la substantiation et la configuration des messages de sensibilisation à l’égard des questions du sel dans l’alimentation. Considérant l’injonction comme facteur déterminant d’une défiance généralisée, et dans la perspective de se rapprocher de l’idéal de la « démocratie alimentaire » (Fouilleux, Michel, 2020) en suscitant une réappropriation des enjeux du sel dans l’alimentation, il s’est agi de comprendre comment les différents processus de réception et d’appropriation de messages plus neutres pouvaient ou non jouer un rôle sur les comportements de salage.

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Notes de l’auteur

Les données issues de ce projet de recherche sont issues du projet Sal&Mieux ANR-19-CE21-0009.

Texte intégral

Nous remercions chaleureusement Marie Yazji qui a participé activement à la conduite des focus-groups. Nos remerciements vont également à Thibault Roy, dessinateur et communicant au sein la mission culture scientifique de l’Université de Bourgogne pour la réalisation des campagnes illustrées.

  • 1 Le projet ANR Sal&Mieux (2020-2025) vise à optimiser l’utilisation du sel de table par les citoyens (...)
  • 2 En France, alors que la recommandation d’apport journalier en sodium est fixée à 5 grammes par jour (...)
  • 3 Dans notre approche, le terme « recommandation » renvoie à un ensemble de préconisations ou de cons (...)
  • 4 Dans le présent article, le terme d’« injonction » est employé conformément à la définition proposé (...)

1En 1998, Pierre Meneton alertait sur les risques liés à la surconsommation de sel sur la santé des Français. Ce n’est que plus tard, au gré d’enjeux médiatiques et de transformations sociales et politiques (ANSES, PNSS, etc.) que le sel acquiert son statut d’enjeu de santé publique. Sachant cela, nos précédents travaux dans le cadre de l’ANR Sal&Mieux1 se sont intéressés à la manière dont « le sel s’est immiscé dans l’espace public et médiatique pour devenir un sujet de santé publique mais aussi [aux] modalités de gouvernances alimentaires et les modalités communicationnelles à déployer » (Hugol-Gential, Badau, Clerjon, 2023) en vue de mieux saisir les comportements des citoyens-mangeurs à l’aune des enjeux de médiatisation. Ils ont notamment révélé l’inanité des méthodes de sensibilisation actuelles pointant comment des « manquements communicationnels couplés à l’absence de démarche intégrative et participative limitent alors l’acceptabilité sociale de la diminution du sel. » (ibid.). Au cours des dernières décennies, la problématique du sel a fait l’objet de multiples rapports et décisions politiques, tous énonçant des messages injonctifs préconisant une réduction de la consommation de sel2, s’inscrivant dans la catégorie plus générale des recommandations3 de modération alimentaire, à savoir « éviter de manger trop gras, trop sucré, trop salé ». Or, comme le démontre Michel Morin dans ses travaux sur le bon usage des campagnes de prévention « on ne change pas de normes par simple injonction4 et conseils, fut-ce de la part d’autorités respectées » (Morin, 2018 : en ligne).

2Cette assertion conduit à interroger la nature des messages relatifs à la consommation de sel diffusés auprès du grand public, ainsi que leurs modalités de leur réception et de leur compréhension par le grand public. L’inefficacité relative des stratégies communicationnelles fondées sur l’injonction « ressentie comme une atteinte au libre arbitre, qui sera d’autant plus mal vécue qu’elle porte sur ce qui est considéré comme un risque choisi » (Lamoureux, 2005 : 39) a donc conduit à explorer une voie alternative : celle de la co-construction des messages de sensibilisation. Cette démarche permettrait de pallier « la faible adaptation des messages d’information nutritionnelle adressés aux publics visés » (Sallé. Et al, 2021 : en ligne). Elle repose sur l’hypothèse selon laquelle une participation active des destinataires à l’élaboration des contenus pourrait potentiellement accroître l’efficacité des message de santé publique au sujet du sel : c’est-à-dire leur capacité à induire une modification des comportements alimentaires. L’investigation conduite se concentre sur l’analyse d’une méthodologie de co-construction des messages de santé publique, mise en contraste avec les approches traditionnellement injonctives, afin d’examiner comment cette approche influence la perception et la réception des campagnes actuelles par le grand public, tout en explorant les évolutions possibles à la lumière de ces résultats. Elle vise ainsi à comprendre dans quelle mesure cette méthode permet une prise de conscience et une réappropriation critique des enjeux liés à la consommation de sel par le grand public. Cette volonté d’interroger les processus de créations et les contenus des campagnes en santé publique, mène à adopter un tournant épistémologique mêlant à la fois questions de santé publique et de co-design. Comme le montrent Marine Royer et Marie-Julie Catoir-Brisson en 2017 dans leurs travaux interrogeant l’innovation sociale en santé par le design « le design joue un rôle central de médiation entre les différents acteurs » (Catoir-Brisson, Royer, 2017 : 66) pour améliorer la vie quotidienne et (Findeli, 2003). En outre, Jocelyn Raude souligne : « à la démarche de prévention descendante hiérarchique, certains promoteurs de santé entendent opposer désormais une démarche participative et respectueuse de l’histoire et des valeurs des groupes concernés par des enjeux sanitaires et sociaux spécifiques » (Raude, 2013 : 59). Après de nombreuses années à formuler des discours injonctifs traçant une ligne très fine entre pouvoir et devoir, les politiques publiques déploient de nouvelles modalités communicationnelles, à l’image de la dernière campagne de Santé Publique France lancée à partir de 2019 « augmenter, aller vers et réduire » qui ouvre la voie à des dispositifs engageants. Les démarches participatives et compréhensives aujourd’hui développées sont salutaires, car elles sont intégratives, pensées dans une logique de contraintes et de leviers disponibles (Hugol-Gential, 2023).

3La réflexion proposée ici se déploie selon quatre axes essentiels. Premièrement, elle propose une présentation du terrain d’étude et le cadrage méthodologique adopté, posant les bases nécessaires à la compréhension de la démarche scientifique sous-jacente. Ensuite, la seconde partie plonge au cœur de la dialectique entre injonction et réception, examinant la complexité des éléments modulant l’efficacité des campagnes de sensibilisation à la réduction de la consommation de sel. Le troisième volet s’attache à démêler le paradoxe des responsabilités, oscillant de l’État à l’individu. Enfin, la tension existante entre la responsabilité individuelle et l’action collective est abordée, esquissant le chemin vers une approche plus collaborative et inclusive de la santé publique, qui pourrait réconcilier les dimensions personnelle et collective de la prise en charge du bien-être alimentaire.

Terrain et cadrage méthodologique

4Dans le cadre du projet « Sal&Mieux » financé par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) un appareillage méthodologique a été déployé.

  • 5 Dans cet article, l’usage du masculin est adopté par souci de simplicité d’écriture et ne saurait r (...)

5Ce dernier est composé d’une part, de trois focus groups menés au cours du mois de janvier 2024. En réunissant trois groupes de 7 à 11 individus5 âgés de 18 à 25 ans autour de cette réflexion, l’objectif était de faire émerger des alternatives de sensibilisation novatrices, qui serait davantage assimilées par le grand public ; dans le sens où il s’agit de favoriser une meilleure intégration des messages de sensibilisation, afin qu’ils soient non seulement compris, mais aussi mémorisés sur le long terme. Cette assimilation implique que les individus intègrent les messages à leur cadre de référence personnel et social, facilitant ainsi l’adoption des comportements ou attitudes recommandés. L’efficacité des stratégies repose donc sur leur capacité à générer une compréhension profonde et à encourager un changement durable des habitudes. La mise en mot et en image de ces propositions de co-construction de messages/dispositifs info-communicationnels à l’égard de la réduction d’apport en sodium dans l’alimentation est notamment rendue possible par la participation d’un illustrateur professionnel spécialisé en médiation scientifique. A noter que l’ensemble des participant·e·s, 23 au total, étaient des étudiant·e·s en Master de communication sensibilisés aux différentes stratégies de communication. Cette implication d’apprenants avancés dans le domaine communicationnels confère aux conclusions qui vont suivre une richesse distinctive, car ces individus se situent à l’intersection de la théorie académique contemporaine et de la pratique innovante. Ils possèdent une compréhension aiguisée des dynamiques communicationnelles actuelles, tout en étant eux-mêmes des consommateurs de l’information de santé publique, ce qui leur permet d’apporter une perspective à double facette : celle du communicant et celle du public. Leur participation a donc été précieuse, car elle est imprégnée d’un savoir académique actualisé et d’une sensibilité aux tendances émergentes en communication, notamment sur le versant du numérique. Ces focus groups, privilégiés pour leur capacité à favoriser des interactions entre participants et à générer de propositions créatives en phase avec notre démarche liée à la co-construction, ont été animés en deux grandes étapes.

6Dans une première phase, les participants ont été invités à évaluer un corpus de campagnes existantes, en les classant de la plus efficace à la moins efficace, tout en justifiant leurs choix et en explicitant les critères de classification utilisés. Cette démarche a conduit les participants à analyser un ensemble diversifié de campagnes de sensibilisation, tant au niveau des registres que des supports employés. Le corpus étudié comprenait des affiches, des publications sur Instagram, des vidéos YouTube – réalisées notamment par des influenceurs tels que Tibo InShape – ainsi que des publicités institutionnelles et commerciales diffusées à la télévision. Toutefois, il convient de souligner que le contenu spécifiquement consacré à la réduction de la consommation de sel demeure relativement limité. Ainsi, sur les 12 campagnes examinées, 5 étaient directement centrées sur la réduction de la consommation de sel, tandis que les 7 autres abordaient de manière plus générale des thématiques liées à l’alimentation ou à la réduction de la consommation de sucre. Ces campagnes ciblaient une variété de publics, avec une attention particulière portée aux jeunes adultes et aux familles.

7À la suite de cette première étape, dont l’objectif était de remettre en question des éléments fondamentaux relatifs à ce que doit ou ne doit pas être une campagne de sensibilisation autour de l’alimentation, en s’appuyant sur leurs propres perceptions, la seconde phase s’est concentrée sur la conception de leur propre support de communication. Pour ce faire, ils ont bénéficié de l’expertise de notre illustrateur professionnel, spécialisé dans la médiation scientifique.

8En outre, une analyse de contenu manuelle réalisée selon démarche thématique proposée par Pierre Paillé et Alex Mucchielli (2012) a permis de décomposer les discours des verbatims de ces focus groups en unités de sens révélant l’intérêt des réflexions créatives sur la consommation de sel et ses implications pour la santé publique.

9Enfin, pour compléter notre analyse et décrypter les dynamiques intrinsèques de notre corpus, le logiciel IRaMuTeQ a été mobilisé pour effectuer une analyse graphique des co-occurrences. Cette fonctionnalité a permis de cartographier les relations entre les termes les plus fréquemment utilisés ensemble dans les verbatims, révélant ainsi les associations de concepts et les réseaux sémantiques prédominants et donc les unités de sens qui se dégagent. Cette étape méthodologique, par sa capacité à visualiser les interconnexions entre les idées exprimées, a enrichi l’analyse des thématiques. Il était pertinent de coupler notre analyse qualitative avec l’utilisation d’IRaMuTeQ pour plusieurs raisons. Premièrement, le logiciel permet une cartographie visuelle des co-occurrences dans les verbatims, permettant de rendre compte de façon plus lisible des relations sémantiques entre les termes utilisés par les participants. Par ailleurs, l’utilisation d’IRaMuTeQ permet de traiter un vaste corpus de données textuelles de manière systématique, minimisant ainsi le risque d’erreurs potentielles inhérentes aux analyses manuelles. Ce traitement automatisé permet de garantir une meilleure objectivité dans l’identification des thématiques récurrentes, tout en assurant la quasi exhaustivité de l’exploration des relations sémantiques.

Entre injonction et réception : complexité des facteurs influençant l’efficacité des messages de sensibilisation à la consommation de sel

10Dans la phase analytique des matériaux collectés lors des focus-groups, la méthodologie de l’arbre thématique, telle que décrite par Paillé et Mucchielli, pour analyser et classifier les données a été utilisée. La première phase de l’analyse thématique repose sur la phase de repérage, elle vise à identifier les principaux thèmes qui se veulent pertinents par rapport aux intentions de recherche de notre étude. En optant pour une logique de thématisation en continu, c’est à dire pour une démarche « ininterrompue de thèmes, et simultanément, de construction de l’arbre thématique » (Mucchelli, Paillé, 2012 : 241). Se faisant, cinq thématiques communes ayant émergées dans nos trois groupes d’étude ont été dégagées :

  • Mise en question de l’efficacité : les participants ont remis en question l’efficacité des campagnes actuelles, soulignant souvent un manque de résonance personnelle et d’impact comportemental. Ils ont exprimé le besoin de messages plus directement liés à leur vie quotidienne, leurs choix alimentaires et une description plus explicite de la mention « trop salé » dans des slogans type « Évitez de manger trop gras, trop sucré, trop salé ».

  • Nécessité d’alternative de communication plus engageantes : l’avis général qui ressort de nos verbatim était que les méthodes qui ont souvent été privilégées (type shockvertising) ne suffisent plus. Les suggestions incluaient notamment l’utilisation de réseaux sociaux, d’applications mobiles, et de jeux éducatifs pour rendre l’information plus interactive et personnalisée.

  • Rôle de l’éducation (institutionnelle, familiale) : L’importance de l’éducation dès le plus jeune âge a été soulignée, avec l’idée que les écoles devraient jouer un rôle central dans l’éducation nutritionnelle. Des programmes scolaires intégrant des ateliers pratiques sur l’alimentation saine étaient recommandés.

    • 6 Désigne l’influence des éléments visuels (images, vidéos, etc.) sur la perception, les émotions et (...)

    Impact du contenu visuel6, interactif : L’efficacité du contenu visuel et interactif pour capter l’attention et améliorer la rétention d’information a été largement reconnue. Les participants ont proposé l’utilisation de vidéos, infographies, et quiz interactifs pour illustrer les conséquences de la consommation excessive de sel.

  • Crédibilité des sources : La confiance dans l’information a été identifiée comme cruciale. Les participants ont souligné la nécessité que les messages viennent de sources crédibles et reconnues, telles que des professionnels de la santé et des institutions publiques, pour augmenter leur acceptation et leur efficacité.

11Pour illustrer ce choix de thématisation, le tableau ci-après présente des extraits des verbatims associés à leurs thématiques :

Figure 1. Thématiques et extraits des verbatims

Thématiques

Extraits du corpus

Mise en question de l’efficacité 

« Je voulais dire, il avait dit qu’il trouvait qu’il manquait d’informations moi je trouve qu’il y en a trop justement et ça amène à un sentiment de manque parce qu’en fait c’est pas clair. On nous dit une chose et après on nous dit le contraire. Même du point de vue de la communication publique, on nous dit cinq fruits et légumes par jours pas trop gras pas trop sucré mais en même temps on voit tout le temps les même pubs qui passent pour McDo etc à la télé. C’est pas du tout contrôlé donc ça fait un peu contradictoire »

Nécessité d’alternative de communication plus engageantes 

« Pardon par rapport à ce qu’on a dit avant je pense aussi que ça doit être encourageant et pas moralisateur parce que j’ai l’impression que tout le monde a choisi des choses assez encourageantes positives »

Rôle de l’éducation (institutionnelle, familiale) 

« Euh oui moi je voulais dire aussi qu’à l’école je me souviens avoir eu des journées par exemple pour la semaine du goût ou on nous apprenait un peu euh je crois qu’on découvrait de nouveaux fruits légumes et tout. Et on nous montrait aussi euh comment ne pas manger trop gras, trop, sucré trop salé. Je me souviens aussi qu’on avait eu par exemple euh une journée ou on avait eu un petit déjeuner euh bah tous ensemble pour nous montrer ce que c’était un petit déjeuner équilibre par exemple »
« Y a des parents qui font extrêmement attention à ce que leurs enfants vont manger qui vont prendre bio qui vont faire attention aux matières grasses etc. »

Impact du contenu visuel, interactif 

« Pour moi je trouve que c’est quelque chose qui a pas qui est pas assez impactant et pas assez visible par rapport aux autres publicités »
« Moi je te rejoins mais en même temps je trouve qu’il y a des limites à ça. Je pense qu’il y a énormément de parents aussi qui s’en fichent et peut-être que c’est mieux ou de viser justement les jeunes à partir du collège. Enfin dès qu’ils sont sur les réseaux sociaux il faut qu’on accompagne notre ère et on s’informe beaucoup sur les réseaux sociaux
 »

Crédibilité des sources 

« Y a aussi la crédibilité de la source. Là c’est un compte insta, il peut nous mentir autant qu’il veut »

12Une fois cette étape de la recherche achevée, la seconde phase de l’analyse par thématique, la fonction de documentation (Mucchelli, Paillé, 2012), a été mise en œuvre. Cette seconde phase d’analyse consiste à « tracer des parallèles ou de documenter des oppositions, des divergences, des complémentarités » (ibid. : 236) entre les thèmes qui prendront sens grâce à la construction d’un arbre thématique. Le résultat obtenu est représenté ci-dessous :

Figure 2. Arbre thématique

Figure 2. Arbre thématique

13En procédant ainsi, les contributions des participants ont été analysées, articulant l’analyse conduite autour d’un cadre cohérent qui reflète la complexité et la richesse des perspectives recueillies lors de ces focus groups. Alors qu’« il existe peu de notices spécifiques portant sur la question du sel et sur les modalités pratiques permettant de réellement diminuer sa consommation de sel. Ces manquements communicationnels couplés à l’absence de démarche intégrative et participative limitent alors l’acceptabilité sociale de la diminution du sel » (Hugol-Gential, Badau, Clerjon, 2023), l’étude par champs sémantiques des verbatims des trois focus groups révèle l’intérêt des perceptions publiques pour l’acceptabilité sociale du sujet, envisageant ainsi « de nouvelles gouvernances faisant intervenir le citoyen dans une démarche participative » (ibid.). Effectivement, l’arbre thématique ainsi construit révèle par exemple que les individus ont engagé des conversations sur les campagnes de santé publique actuelles mettant en cause leur efficacité et la nécessité attenante d’alternatives de communication plus engageantes. Plus précisément, les participants semblent considérer le rôle de l’éducation (sur les plans familiaux et institutionnels), l’impact du contenu visuel et interactif, et l’importance de la crédibilité des sources pour façonner la compréhension et le comportement du public envers la consommation de sel. Nous proposons ci-après une présentation plus détaillée de ces thématiques :

  • Thématique « efficacité » :
    Les participants ont remis en question l’efficacité des campagnes actuelles, soulignant souvent un manque de résonance personnelle et d’impact comportemental. Ils ont exprimé le besoin de messages plus directement liés à leur vie quotidienne pour une meilleure compréhension, lecture de leurs choix alimentaires.

  • Thématique « Nécessité d’alternatives de communication plus engageantes » :
    L’avis général était que les méthodes traditionnelles d’information ne suffisent plus. Les suggestions incluaient l’utilisation de réseaux sociaux, d’applications mobiles, et de jeux éducatifs pour rendre l’information plus interactive et personnalisée.

  • Thématique « Rôle de l’éducation » :
    L’importance de l’éducation dès le plus jeune âge a été soulignée, avec l’idée que les écoles devraient jouer un rôle central dans l’éducation nutritionnelle. Des programmes scolaires intégrant des ateliers pratiques sur l’alimentation saine étaient recommandés.

  • Thématique « Impact du contenu visuel et interactif » :
    L’efficacité du contenu visuel et interactif pour capter l’attention et améliorer la rétention d’information a été largement reconnue. Les participants ont proposé l’utilisation de vidéos, infographies, et quiz interactifs pour illustrer les conséquences de la consommation excessive de sel.

  • Thématique « Crédibilité des sources » :
    La confiance dans l’information a été identifiée comme cruciale. Les participants ont souligné la nécessité que les messages viennent de sources crédibles et reconnues, telles que des professionnels de la santé et des institutions publiques, pour augmenter leur acceptation et leur efficacité.

14Ces résultats laissent apparaître une demande claire pour des approches plus participatives, interactives dans la sensibilisation à la consommation de sel. Ils soulignent le potentiel de la conception collaborative dans le développement de messages de santé publique plus résonnants. Aussi, il est à noter que cette étude met en lumière la complexité des habitudes alimentaires et les défis de leur modification pour lesquelles l’étude réalisée semble ouvrir deux scènes de réflexion, l’une politique l’autre individuelle et familiale.

Le paradoxe des responsabilités : de l’État à l’individu

15Pascale Hébel souligne « qu’insciemment, nous associons encore les qualités premières de l’aliment (par exemple l’énergie du bœuf vivant, la pureté et la naturalité du lait…) à des promesses ou menaces pour notre propre être » (Hébel, 2010 : 43). Ces enjeux de menaces ou de dangers qui deviennent risques prennent racines dans un contexte où l’alimentation tend à s’inscrire dans une démarche préventive liée à une situation d’urgence et alarmiste. Hélène Romeyer et Amirouche Moktefi notent le contexte de la « mise en risque » dans le numéro de Communication et langages qu’ils coordonnent autour de la prévention. Ils rappellent d’ailleurs que dès les premières pages de la première version du PNNS (2001, page 2), Bernard Kouchner souligne « Pays de la gastronomie heureuse, des restaurants étoilés et des repas dominicaux, la France est aujourd’hui plongée dans l’angoisse et la confusion » (Romeyer & Moktefi, 2013 : 44). Le PNNS vise alors à préserver un modèle français avec des enjeux de culture, de santé et d’économie. La médiatisation de la question alimentaire s’est ici accompagnée d’une action de l’État qui « vise notamment à éduquer, à sensibiliser les populations et à accompagner les actions préventives » (Romeyer & Moktefi, 2013 : 45). L’alimentation est alors un enjeu de santé public géré en grande partie par un discours étatique qui promeut la responsabilité individuelle visant à limiter les pratiques dites « à risque ».

16Dans un article de 2017, Caroline Ollivier-Yaniv note que depuis l’affaire du sang contaminé « la santé publique n’a cessé d’être publiquement mise en cause » (2017 :71) et la question du risque alimentaire a connu un essor important après plusieurs crises sanitaires dont la vache folle dans les années 1990 puis l’Escherichia Coli qui a causé des dizaines de décès en Europe (Raude, 2015). Cette perception du risque est aujourd’hui au cœur d’un paradoxe dans nos sociétés occidentales puisque bien que notre système alimentaire soit aujourd’hui bien plus sécuritaire, « la perception dominante des occidentaux est pourtant que les risques alimentaires sont plus élevés qu’ils ne l’étaient autrefois » (Raude, 2015 : 46). L’arrivée du PNNS en 2001 porté par le Ministère de la Santé est venue en écho à cette succession de crises sanitaires qui ont généré l’émergence de thématiques s’agrégeant autour de l’alimentation : « risque », « principe de précaution » ou bien encore « scandale » créant ainsi un espace de recevabilité des discours portés par le Programme National Nutrition Santé (Romeyer, 2015). Le PNNS avec son ministère de tutelle participe alors à une phase de nutritionnalisation de la société (Poulain 2009, Romeyer 2015) avec une visée hygiéniste liant largement l’alimentation, et plus spécifiquement ici la nutrition, à la santé. C’est ainsi que « dans les sociétés libérales post-modernes, les pouvoirs publics, généralement soutenus ou précédés par des groupes sociaux diversifiés (associations, lobbies), œuvrent en effet à anticiper les risques qui pèsent sur la sécurité et la santé des individus de manière générale ». (Ollivier-Yaniv, 2013 : 93), la prévention est alors une « logique structurante » (ibid. : 94).

17Les campagnes de santé publique promouvant une alimentation saine ont un impact sur les représentations des citoyens. Ainsi comme le souligne Pascale Hebel (2010), il y a aujourd’hui un lien de plus en plus fort qui est fait entre alimentation et état de santé. En outre une étude diachronique sur les données du CREDOC entre 1988 et 2007 montre une montée en puissance de la notion « d’équilibre » dans les représentations du bien manger : « En 1995, bien manger se définissait par les mots en rapport avec le plaisir de l’alimentation. En 2007, ‘bien manger’ se définit par des mots en rapport avec la raison, donc avec la conscience d’un problème ; la dimension hédoniste, elle, est réduite au seul mot ‘plaisir’, et n’est plus sujette à dissertation » (Hebel, 2010 : 47).

18Hélène Romeyer met alors en lumière que « c’est dans ce contexte que la prévention s’enrichit de la notion de promotion de la santé, qui recentre l’action sur l’individu devant gérer son potentiel de ressources pour se comporter de façon la plus optimale possible c’est-à-dire la prévention » (2015 : 58). Les lignes donc entre autonomisation et individualisation, responsabilisation et culpabilisation sont encore très fines et doivent être interrogées.

19Caroline Ollivier-Yaniv indique que « la démarche de recherche a donc intérêt à prendre en considération les circonstances et les interactions locales tout autant que les propriétés sociales et culturelles des personnes » (2018 : 10). Ceci souligne alors l’apport d’une méthodologie en prise avec le terrain permettant d’apporter une finesse qualitative. Les démarches participatives et compréhensives aujourd’hui développées sont salutaires car elles sont intégratives, pensées dans une logique de contraintes et de leviers disponibles, néanmoins, elles ne peuvent pas faire l’économie d’un appareillage critique autour des enjeux d’individualisation limitant les responsabilités publiques, politiques et mettant au cœur de l’action le mangeur comme unique acteur de sa santé et de la filière agroalimentaire. Ainsi, des éléments attestant de la tendance à individualiser la problématique de l’alimentation, se manifestent de manière flagrante à travers l’analyse des verbatims inhibant une réflexion plus nuancée sur les rôles respectifs des différents acteurs impliqués dans la chaîne de l’alimentation :

« Moi je pense vraiment assumer ce fait là. Pas prendre une décision, mais voilà se dire, moi j’ai peut-être ces contraintes-là etc., mais je vais essayer de manger mieux autant que possible » (Focus group 1)

« Je ne dis pas que tout le monde devrait s’intéresser à ça mais si on veut manger mieux, au moins commencer par avouer, dire qu’on veut manger mieux. Après je veux dire qu’il y a quand même pas mal d’information en libre accès. » (Focus group 1)

« Mais je pense qu’une personne qui n’en a rien à faire et juste prendre du plaisir et pas trop se prendre la tête. Moi je connais des gens comme ça. Moi je pense que peu importe les campagnes de communication qu’on peut concevoir, ces personnes-là resteront sur leur avis » (Focus group 1)

20En effet, le modèle qui tend à se déployer ces dernières décennies est celui d’un modèle « agroindustriel », « tertiarisé » ou « agrotertiaire ». Jean-Louis Rastoin explique que ce système se définit « par son caractère intensif, spécialisé, concentré, globalisé et financiarisé » (2015 : 112). Ce système a des effets positifs, comme celui d’avoir une alimentation sûre, peu coûteuse et donc de faire reculer la faim à une échelle mondiale. Pour autant, cela pose également tout un ensemble de questions que souligne Jean-Louis Rastoin : « L’agro-industrialisation est parvenue à éradiquer la plupart des maladies infectieuses d’origine alimentaire, mais d’autres sont apparues : pandémie du type vache folle ou grippe aviaire et surtout les maladies chroniques, en partie liées à la composition des produits agroindustriels ont explosé (obésité, maladies cardiovasculaires, diabètes, cancers) » (2015 : 113). Émerge alors le difficile arbitrage de la qualité et de la quantité mais aussi de l’accessibilité de cette alimentation de qualité. Car, si aujourd’hui en France, une bonne partie de la polulation semble protégée du manque de nourriture, c’est bien la qualité de cette dernière qui pose des problématiques égalitaires faisant que le mangeur n’est qu’un maillon d’une chaîne et que son autonomisation doit prendre en considération le système complexe dans lequel il évolue.

21C’est ce que révèle l’analyse du dendogramme généré par IRaMuTeQ. Il met en évidence des connexions significatives qui confirment et approfondissent ces éléments à la lumière des cinq thématiques identifiées selon la méthodologie de Paillé et Mucchielli. Le dendogramme réalisé selon le principe des co-occurrences présenté ci-après offre une représentation graphique qui permet une lecture transversale des thèmes évoqués dans la première partie de cet article :

  • 7 Delaby, M., & Andrault, O. (2017, 24 janvier). Sel et alimentation (infographie) – Les chiffres clé (...)

22Dans l’analyse du dendogramme, les termes « problème », « famille », « enfant », « jeune » et « adulte » sont agglomérés, suggérant que les sujets interrogés associent étroitement les défis liés à l’alimentation à la sphère personnelle, laissant entendre que les solutions émanent principalement des cercles familiaux et privés. Cette proximité d’association sémantique pourrait indiquer une perception selon laquelle l’éducation alimentaire et les correctifs aux problèmes de consommation de sel incombent avant tout aux parents et à l’environnement domestique. Par contraste, les connexions du terme « gouvernement » avec « mauvais », « culpabiliser » et « envie d’alternative » reflètent une possible critique des politiques publiques, perçues comme accusatrices ou employant un ton inadéquat, plutôt que comme des sources de solutions viables. Cette disposition met en relief une tendance à privatiser la question de l’alimentation, réduisant ainsi le rôle perçu des institutions gouvernementales et industrielles dans la résolution des problèmes alimentaires actuels. Ces résultats entrent ainsi en résonance avec les travaux de Jean-Louis Rastoin, qui critique l’agro-industrialisation pour avoir négligé certaines responsabilités en matière de santé publique, tout en offrant une abondance de nourriture bon marché et souvent enrichie en sel. Selon le site UFC Que Choisir, 80 % des apports journaliers en sel proviennent des aliments transformés par l’industrie et l’artisanat7.

23La disposition du dendogramme, qui associe la résolution des problèmes alimentaires aux individus, spécifiquement aux jeunes et à leurs familles, reflète cette problématique soulevée par Rastoin : un système alimentaire qui a réussi à éradiquer la faim mais qui, par sa nature même, a déplacé le fardeau des conséquences sanitaires sur les épaules des citoyens-mangeurs, sans assumer pleinement sa part de responsabilité. Des discours qui, aussi discutables soient-il, semblent ancrés dans l’inconscient des individus interrogés. Cela sous-tend l’importance d’une restructuration dans laquelle gouvernements et industries devraient jouer un rôle plus actif et collaboratif en matière de santé publique nutritionnelle. Elle est d’ailleurs minoritairement évoquée lors des sessions de focus groups :

« Et en fin de compte, si le gouvernement ou les autres ne font rien ne on ne peut pas attendre non plus qu’ils [la société] se bougent » (Focus group 2) ; « Même du point de vue de la communication publique, on nous dit cinq fruits et légumes par jours, pas trop gras pas trop sucré, mais en même temps on voit tout le temps les mêmes pubs qui passent pour McDo etc. à la télé. C’est pas du tout contrôlé donc ça fait un peu contradictoire » (Focus group 2).

La tension entre responsabilité individuelle et action collective : vers une approche collaborative de la santé publique

24La démarche participative dans la recherche se retrouve dans un ensemble de dispositifs de recherches tels que : recherches participatives, recherches collaboratives ou bien encore recherches-actions. Si ces différentes manières de faire impliquent l’intégration de l’enquêté cela se fait à des degrés divers. Selon Christine Audoux et Anne Gillet (2015), la recherche participative fait intervenir l’enquêté qu’elles dénomment l’acteur citoyen comme intervenant uniquement à un temps précis de la recherche pour la collecte des données. La recherche participative ne prévoit pas, par exemple, d’intégrer l’enquêté dans la définition de la méthodologie de la recherche contrairement à la recherche-collaborative où les enquêtés sont ici intégrés tout au long de la chaîne.

25Enfin, toujours selon Christine Audoux et Anne Gillet (2015), la recherche-action ne précise pas véritablement l’implication des enquêtés dans le processus de recherche, c’est la visée de la recherche qui est modifiée avec un enjeu de transformations sociales qui n’est pas poursuivi dans la recherche collaborative ou participative. Sur cette définition de la recherche-action, le point de vue d’Eliane Christien-Gueissaz (citée par Rurka et Rousseau, 2018) diverge : « Comme une démarche dont l’objet est co-construit par un (des) chercheur(s) et des acteurs en interaction et comme un processus qui laisse des traces. Ces traces, ce chemin, signent l’évolution des partenaires impliqués dans leurs pratiques, dans leurs représentations et leurs connaissances (quelles soient pragmatiques ou scientifiques) » (2006 :21).

26Ici il est bien question d’une recherche qui se co-construit dans une démarche collaborative avec comme matériau la trace qui donne une lisibilité centrale dans une logique de co-construction. Les auteurs soulignent alors que ce dispositif « vise à redonner aux acteurs un certain pouvoir sur la recherche, l’engagement des uns influence l’engagement des autres » (Rurka et Rousseau, 2018 : 73). Les frontières entre les différentes modalités de recherche ne sont donc pas fermes mais on observe une distinction entre un dispositif qui intègre l’enquêté dès la définition de l’objet et de la méthodologie de recherche et un dispositif dont l’enquêté a pour rôle délimité de fournir des données. Maurice Blanc (2011) note de son côté l’importance de ne pas séparer les dispositifs de recherche et de considérer également sans coupure épistémologie recherche fondamentale et recherche appliquée, recherche de terrain et recherche de cabinet : « la recherche en sciences sociales a du mal à se sortir des schémas simplistes ; particulièrement en France : la recherche fondamentale est valorisée au détriment de la recherche appliquée, la coupure épistémologique est opposée à la réflexivité, etc. » (2011 : 69). Les démarches participatives permettent de dessiner de nouvelles modalités communicationnelles délaissant un discours injonctif uniquement basé sur les apports nutritionnels nécessaires et ouvrant la voie à des approches bien plus globales.

  • 8 Un exemple de création est présenté en annexe de l’article

27C’est en ce sens que les données mobilisées ouvrent des perspectives analytiques. Les focus groups ont suivi un protocole triphasé. Premièrement, un brainstorming a été conduit sur les enjeux de l’alimentation comme problème de santé publique, favorisant l’émergence de réflexions collectives préliminaires. Sur cette base, les participants ont été invités à classifier un éventail de campagnes de sensibilisation existantes – couvrant des médias et sources variés tels que des affiches, des publications sur les réseaux sociaux et des publicités vidéo tant industrielles que gouvernementales – en élaborant des critères de tri. La dernière étape a quant à elle consisté en la création de supports de sensibilisation personnalisés sur la consommation de sel, en collaboration avec l’illustrateur8.

28La première phase a notamment permis de pointer les manquements actuels en termes de communication en santé publique. Les extraits proposés ci-après illustrent les éléments mis en exergue par les participants :

« Les choses publiquement transmises c’est soit flou et contradictoire, soit contradictoire et trop d’information, soit c’est très flou comme le « pas trop gras, pas trop sucré, pas trop salé » Qu’est-ce que trop gras ? Qu’est-ce que trop salé ? Où ça s’arrête ? Et qu’est-ce qu’on mange concrètement ? Parce que quand on nous dit ça, on ne nous dit rien. Ça veut dire quoi ? Il faut manger un brocoli sans rien, à la vapeur ? Sans sel, sans sucre, sans gras ? » (Focus group 1)

« Dans la majeure partie des cas y’a pas de réelle sensibilisation là-dessus. Comme y’a pas non plus de publicité où on voit une personne qui a mangé gras toute sa vie et qui a des problèmes de cœur. On voit pas non plus les effets que ça a sur la santé avec euh tous les problèmes de reins, les choses comme ça. Ça reste pour moi trop en surface » (Focus group 3)

29Lors de la phase de classification, les principaux critères retenus ont été la lisibilité, le ton du message et l’impact du visuel. Cette méthode participative a permis de distiller des standards d’évaluation qui incarnent les perceptions, préférences et les axe de compréhension pouvant encourager une réception favorable et une adhésion plus significative aux messages de santé publique. De cette analyse se dégage la quintessence d’une campagne de santé publique réussie au regard de quatre principes clés :

  • Avoir des sources fiables :

« Y a aussi la crédibilité de la source. Là c’est un compte Insta, il peut nous mentir autant qu’il veut. » (Focus group 1).

30La confiance est un pilier fondamental, les messages de santé publique doivent être validés par des professionnels de la santé ou des institutions reconnues.

  • Communiquer pour éduquer :

« Bah c’est vrai que je pense surtout que ça passe surtout par l’éducation de la famille, c’est eux qui vont nous apprendre comment manger et comment ne pas manger. Parce que je trouve que les jingles comme ça de Santé Publique France pour les enfants qui regardent beaucoup la télé ou des choses comme ça, moi j’étais comme ça quand j’étais plus jeune et je l’ai tellement entendu que je l’ai normalisé. Et quand on normalise un jingle bah y a plus aucun effet je trouve. » (Focus group 3)

31L’éducation institutionnelle et familiale semble jouer un rôle prépondérant dans la compréhension et le comportement du public. Les messages devraient donc s’adresser à diverses générations à des fins éducatives et compréhensives tout au long de la vie.

  • Proposer un contenu impactant :

« Quand on a un visuel bah clair, attirant ça va plus nous donner envie de regarder et comprendre le message » (Focus group 3)

32Les messages de santé publique pourraient tirer parti de l’attrait sensoriel et de l’engagement cognitif qu’offrent les contenus visuels et interactifs sur les plateformes numériques.

  • Avec des alternatives engageantes

« Il faut qu’on accompagne notre ère et on s’informe beaucoup sur les réseaux sociaux et nous on sera jeunes parents, enfin parents un jour, donc si des un peu plus tôt on peut nous informer de ces choses-là et cibler une population un peu plus jeune je pense que ce serait plus efficace » (Focus group 3)

33« Depuis plusieurs années, l’internet a investi le champ de la santé transformant les processus de construction et de circulation des savoirs, les relations entre les acteurs et les pratiques de santé. » (Joëlle Kivits, Catherine Lavielle, Christine Thoër, 2009 : 7), c’est pourquoi, face à l’insuffisance des méthodes traditionnelles, les communicants semblent devoir explorer et intégrer des outils tels que les réseaux sociaux, les applications mobiles et les jeux éducatifs pour rendre l’information plus interactive et personnalisée.

34Cette démarche participative s’inscrit dans une volonté d’appréhender les dynamiques d’appropriation et de création de contenu de santé publique notamment par un jeune public, de nombreux travaux ayant montré l’importance de l’enfance dans la construction des habitudes alimentaires. Les propositions émanant de ces groupes de travail révèlent une diversité d’approches créatives et ciblées en ce sens.

35Le premier groupe a imaginé une bande dessinée inspirée par l’univers des Ghostbusters, où le sel, métaphoriquement représenté par un fantôme invisible, doit être rendu visible au grand public grâce à des lunettes magiques. L’objectif est de sensibiliser sur les lieux insoupçonnés de présence du sel afin d’en maîtriser la consommation. Cette proposition prend la forme d’un carrousel de bandes dessinées destiné à être partagé sur la plateforme Instagram pour le compte d’une association, témoignant ainsi d’une intégration réfléchie des modalités contemporaines de consommation de l’information.

36Le deuxième groupe a conçu, sous le couvert du Ministère de la Santé, une affiche destinée à être exposée dans les cantines scolaires, incorporant un jeu mathématique ludique articulé autour de l’équation « moins de sel multiplié par moins de risques égale plus de santé ». Cette approche vise à éduquer de manière interactive et engageante, en utilisant le contexte éducatif comme vecteur de sensibilisation à la gestion de l’apport en sodium.

37Enfin, le troisième groupe a proposé une affiche humoristique réalisée par le Ministère de la Santé et qui redonne les éléments de consommation mais également qui tend à donner les alternatives possibles à la consommation de sel.

38Ces propositions illustrent une appropriation créative des enjeux de santé publique par les futurs professionnels en communication, mettant en lumière l’efficacité potentielle de supports visuels et interactifs dans la sensibilisation aux bonnes pratiques alimentaires. Elles démontrent également l’importance d’adopter des stratégies de communication diversifiées et adaptées aux différents publics cibles, en s’appuyant sur la culture populaire, l’humour et l’interaction pour véhiculer des messages de santé cruciaux. Ces initiatives de sensibilisation participative conçues par les futurs professionnels en communication incarnent l’essence même du concept de « care » tel que défini par Joan Tronto (2009) comme « activité caractéristique de l’espèce humaine recouvrant tout ce que nous faisons dans le but de maintenir, perpétuer, réparer notre monde afin que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend […] tout ce que nous cherchons à relier en un morceau complexe en soutien à la vie » (ibid., : 13- 143). La création de campagnes participative axées sur la réduction de la consommation de sel s’apparente à des actes de « care », dans le sens où elles visent à maintenir, perpétuer et réparer notre monde, en promouvant une alimentation plus saine. Ainsi, les participants ne se contentent pas de veiller sur leur propre bien-être, mais étendent cette sollicitude aux autres (politiques, industriels) et à la société dans son ensemble. Ces campagnes participatives, par leur caractère éducatif et interactif, ne font pas que diffuser des informations : elles cultivent une forme d’entraide et de soutien mutuel, des valeurs fondamentales à la vie en société et à la continuité de celle-ci grâce à la diffusion de supports co-construits et adapté aux nouveaux besoins cognitifs et sensibles des citoyens-mangeurs.

39La création de campagnes participatives axées sur la réduction de la consommation de sel, en tant qu’actes de « care », a un impact profond sur les modalités communicationnelles en santé publique de plusieurs manières.

40D’abord avec une approche centrée sur l’individu. Ces campagnes impliquent activement les individus dans le processus de création et de diffusion des messages. Cela permet de produire des contenus plus adaptés et personnalisés, favorisant une communication plus empathique et engagée. Aussi, Les campagnes participatives ont un caractère éducatif qui va au-delà de la simple transmission d’informations. En impliquant les participants dans le processus de création, elles facilitent l’apprentissage et renforcent les compétences nécessaires pour faire des choix éclairés concernant leur santé.

41Ainsi, les campagnes participatives axées sur le « care » influencent profondément les modalités communicationnelles en santé publique en promouvant une approche plus inclusive, interactive et empathique. Elles ont pour ambition de reconnaître et valoriser le rôle actif des individus dans la gestion de leur santé et dans le soutien aux autres, ce qui peut conduire à des changements de comportement plus durables.

Conclusion

42Cette recherche a exploré les dynamiques complexes entre la communication en santé publique et les campagnes participatives. Pour rappel, en se concentrant sur la co-construction des messages et en contrastant cette approche avec les méthodes plus directives, nous avons visé à comprendre comment une stratégie de communication publique basée sur la participation peut influencer la perception et les comportements alimentaires liés à la consommation de sel parmi le grand public. Ainsi, il a été question d’analyser dans quelle mesure la participation active des destinataires à l’élaboration des contenus pouvait accroître leur adhésion aux recommandations vis-à-vis des habitudes de salage. Pour ce faire, une méthodologie qualitative, participative et créative avec l’organisation de trois focus groups a été développée. Ces séances de discussion ont permis de recueillir des données sur la manière dont les participants perçoivent la question du sel, les campagnes de santé publique actuelles mais aussi de mettre en œuvre un processus créatif visant à renouveler les modalités communicationnelles en santé publique.

43Les participants ont exprimé un besoin accru en messages qui valorisent la collaboration, l’éducation et le soutien mutuel, contrastant avec leur réaction souvent sceptique ou défensive face aux directives perçues comme autoritaires. Cette recherche révèle donc l’importance cruciale d’intégrer les principes de « care » dans la conception des campagnes de santé publique, soulignant comment une approche empathique et inclusive peut favoriser une meilleure acceptation des messages de santé et encourager des changements comportementaux significatifs au sein de la population.

44Ainsi, les campagnes co-construites émergent comme des manifestations de « care », contribuant à un monde où le citoyen-mangeur aspire à vivre mieux, non seulement pour lui-même mais également pour la société dans son ensemble. En outre, ces démarches réaffirment l’importance de l’engagement citoyen dans la démocratie alimentaire, mettant en évidence la nécessité pour les gouvernements et les industries d’adopter une approche plus collaborative en matière de santé publique nutritionnelle. Cette étude, tout en proposant de nouvelles perspectives, appelle à une continuité dans la recherche sur l’efficacité de la communication en santé publique et sur l’élaboration de messages de sensibilisation qui respectent et valorisent l’expertise collective des citoyens-mangeurs. En guise de projection vers les travaux à venir, cet article pose les jalons pour des recherches futures, notamment des enquêtes de réception des campagnes de sensibilisation co-construites. Ces enquêtes par questionnaires seront menées auprès d’un panel diversifié d’individus représentatif de la population française et, viseront à évaluer différents déterminants de la communication : la clarté, la compréhension, l’efficacité perçue du message… Ces démarches prospectives pourraient fournir des données précieuses pour affiner les stratégies de communication en santé publique.

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Bibliographie

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Annexe

Exemple de production créative

Cette bande-dessinée est ici issue de focus-group 3. Elle serait d’après notre groupe, émise par le Ministère de la santé et aurait pour ambition d’informer tout en utilisant un ton humoristique. Cette campagne vise à :

  • Redonner les indications de consommation de la part de l’OMS : 5 grammes par jour

  • Donner la consommation actuelle en France : 10,2 grammes chez les hommes, 8,2 grammes chez les femmes

  • Donner des exemples d’aliments très saler

  • Et enfin, donner des alternatives au sel

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Notes

1 Le projet ANR Sal&Mieux (2020-2025) vise à optimiser l’utilisation du sel de table par les citoyens-mangeurs, dans un objectif de réduction des apports en sodium sans compromettre le goût des aliments. Coordonné par le Centre des Sciences du Goût et de l’Alimentation (CSGA) de Dijon, ce projet regroupe cinq partenaires académiques et se concentre sur plusieurs axes : comprendre les pratiques de salage domestique, étudier l’interaction du sel avec les aliments, et identifier les meilleures stratégies pour préserver la perception gustative tout en réduisant la quantité de sel utilisée. L’objectif principal est de contribuer à la santé publique en réduisant l’apport en sodium, qui reste généralement plus élevé que les recommandations. La phase info-communicationnelle du projet explore également des méthodes de communication efficaces pour sensibiliser les individus à des pratiques de salage plus saines.

2 En France, alors que la recommandation d’apport journalier en sodium est fixée à 5 grammes par jours, UFC Que Choisir révèle que la consommation moyenne pour une femme est d’environ 8,2 grammes contre 10,2 grammes pour un homme (Delaby, Andrault, 2017).

3 Dans notre approche, le terme « recommandation » renvoie à un ensemble de préconisations ou de conseils émis par des autorités politiques et publiques (gouvernements, organismes de santé, etc.) pour guider le comportement des individus en matière de consommation alimentaire. Ces recommandations, en particulier ici celles concernant la réduction de la consommation de sel, sont des injonctions faites sous le couvert d’intérêt en santé publique. Elles s’inscrivent dans un cadre plus large de prévention et de promotion de la santé, avec des messages comme « éviter de manger trop gras, trop sucré, trop salé ». Dans ce contexte, une « recommandation » ne se limite pas à un simple conseil neutre. Elle peut prendre une forme plus directive, voire normative, puisqu’elle s’adresse à des populations dans le but de modifier leurs pratiques de consommation, souvent avec l’idée qu’il s’agit d’une nécessité pour le bien-être collectif. La notion de « recommandation » doit donc être comprise comme une tentative de régulation douce, ou nudge (Thaler, Sunstein, 2010), mais dont l’efficacité est souvent limitée sans un accompagnement plus large de mesures éducatives ou culturelles.

4 Dans le présent article, le terme d’« injonction » est employé conformément à la définition proposée par Patrick Charaudeau, qui la conçoit comme un acte de langage perçu comme directif, impliquant une relation asymétrique où le locuteur impose une action à réaliser (Charaudeau, 1983).

5 Dans cet article, l’usage du masculin est adopté par souci de simplicité d’écriture et ne saurait refléter une quelconque négligence envers les questions de genres. Il convient de noter que, dans le cadre de cette étude, le panel était à 70 % féminin et à 30 % masculin, illustrant ainsi une représentativité mixte des participants.

6 Désigne l’influence des éléments visuels (images, vidéos, etc.) sur la perception, les émotions et le comportement des récepteurs. Il englobe l’effet cognitif (facilitation de la compréhension et de la mémorisation), émotionnel (réactions affectives plus immédiates que le texte), et comportemental (incitation à l’action). 

7 Delaby, M., & Andrault, O. (2017, 24 janvier). Sel et alimentation (infographie) – Les chiffres clés de la consommation de sel – Conseils. UFC-Que Choisir. https://www.quechoisir.org/decryptage-sel-et-alimentation-infographie-les-chiffres-cles-de-la-consommation-de-sel-n23977/.

8 Un exemple de création est présenté en annexe de l’article

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Table des illustrations

Titre Figure 2. Arbre thématique
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Pour citer cet article

Référence électronique

Justine Benhamou et Clémentine Hugol-Gential, « Co-construire des messages de santé publique : le cas du sel »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 29 | 2025, mis en ligne le 17 février 2025, consulté le 24 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/rfsic/16722 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13lfr

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Auteurs

Justine Benhamou

Justine Benhamou est docteure en sciences de l’information-communication. Elle a effectué un post-doctorat sur le projet ANR SAL&MIEUX au sein du laboratoire CIMEOS à l’Université de Bourgogne. Courriel : benhamoujustine8[at]gmail.com

Clémentine Hugol-Gential

Clémentine Hugol-Gential est professeure en sciences de l’information-communication. Elle dirige le Master MASCI de l’Université de Bourgogne et est directrice-adjointe du laboratoire CIMEOS. Courriel : clementine.hugol-gential[at]u-bourgogne.fr

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