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Contributions féminines à la recherche en comportement informationnel

Women's Contributions to Information Behavior Research
Maud Stéphan-Hachem

Résumés

La recherche scientifique sur les comportements et pratiques informationnels, dont les débuts remontent au milieu du XXe siècle, a connu des modifications importantes dans les théories et approches adoptées, de même que dans les méthodes pratiquées et les catégories sociales concernées. Ces évolutions semblent résulter d’une participation accrue des femmes dans la recherche. Les études empiriques qui ont suivi, et qui se sont poursuivies jusqu’à nos jours, ont renforcé les tendances nouvelles. Ainsi, les études des comportements informationnels hors du cadre académique ou professionnel, sur des questions liées à la vie quotidienne des femmes en particulier, ont pris en compte des processus sociaux et interactifs de construction des connaissances, selon le paradigme socio-constructiviste et ont préféré, à la notion de comportement informationnel, celle de pratiques informationnelles. Elles ont également considéré les sources informelles d’information, ainsi que les changements dans les modes de circulation de l’information, introduisant l’idée d’une circulation horizontale et réticulaire de l’information, et se sont penchées sur la question de l’autorité cognitive des experts. Nous allons mettre en lumière la contribution des femmes à l’évolution des postures épistémologiques, ainsi que des méthodologies appliquées à l’étude du comportement informationnel, en nous demandant si cet apport s’inscrit dans une approche féministe de la recherche. Notre travail se fondera sur une revue de la littérature dans le domaine des comportements et pratiques informationnels. Il identifiera les principaux apports dans l’évolution des démarches de recherche, en particulier dans le contexte de la vie quotidienne, et les considèrera à la lumière des traits distinctifs des approches féministes en sciences sociales. La comparaison des démarches adoptées pour l’étude des pratiques informationnelles et des principales caractéristiques des approches féministes, a pu relever qu’elles se rejoignaient en de nombreux points, tant sur le plan épistémologique que méthodologique. Bien que les auteures ne se soient pas déclarées féministes, elles ont adopté un mode de connaissance qui les rejoint.

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Notes de la rédaction

Cet article est une version modifiée d’un article en langue arabe à paraître dans le livre Arab Women and Authority in Light of Digitalization and the Chaos of Knowledge, Bahithat, vol. 19.

Texte intégral

  • 1 Dans les années 70 le terme de quête d'information (information seeking) était le plus courant, pui (...)

1Dans le champ des sciences de l’information, les recherches concernant l’usage de l’information se sont, tour à tour ou parallèlement, penchées sur des questionnements si divers qu’il a fallu revoir les dénominations, passant de la recherche de l’information à son usage, aux besoins d’information, à la quête informationnelle (information seeking), au comportement informationnel qui englobera les trois précédentes dénominations, puis à la maîtrise de l’information et aux pratiques informationnelles1. Au-delà des termes utilisés, ce foisonnement révèle des changements tant épistémologiques que méthodologiques.

2S’il est vrai que ce domaine de recherche a débuté il y a bien longtemps, vers le milieu du XXe siècle, il a été profondément bouleversé d’abord par l’introduction des technologies dans les bibliothèques, l’informatisation des catalogues et la diffusion des bases de données, par la généralisation des moyens d’accès à l’information en ligne et enfin l’invasion des réseaux sociaux dans le comportement quotidien.

3Un autre facteur semble aussi intervenir dans l’évolution des démarches de recherche. En parcourant les revues de la littérature concernant le domaine des comportements informationnels, et notamment pour les questions liées au quotidien, le nombre de noms féminins évoqués comme références sur le sujet nous a interpellée. En effet, il s’est avéré que plus de 67 % des références que nous avons collectées citaient comme auteur premier un nom féminin. Par comparaison, selon les statistiques de l’Unesco de 2019, les femmes ne constitueraient que 30 % des chercheurs en général. En ce qui concerne les sciences de l’information, elles contribueraient à parts égales à la recherche, bien que représentant 80 % des professionnels en bibliothèques, documentation et gestion de l’information (Shah, 2023).

4Par ailleurs, ces mêmes auteures sont citées dans différentes revues de la littérature, ce qui semblait indiquer qu’il s’agissait là de références incontournables, liées à des modifications dans les tendances de la recherche. Une question s’est alors imposée à nous : quel serait donc l’apport spécifique de ces auteures en comportement ou pratiques informationnelles, et provient-il d’une approche typiquement féministe ? 

5L’exposé des principales contributions féminines à la démarche de recherche en comportement informationnel depuis la fin des années soixante-dix s’appuiera principalement sur les revues de la littérature de Case et Given (2016), Cordier et Sahut (2023), Courtright (2007), Julien et O’Brian (2016), Khoo (2014), Marcella (2020), Paganelli (2016) et Papen (2013). Nous nous pencherons ensuite sur les études entreprises par les chercheuses dans le contexte quotidien, avant de comparer leurs démarches aux approches féministes de la recherche en sciences sociales.

L’évolution des démarches de la recherche en comportement informationnel

6Depuis les années 1940, bien avant l’apparition du concept de comportement informationnel, le sujet était déjà au centre de l’intérêt des bibliothécaires, préoccupés par l’utilisation des ressources d’information dans leurs bibliothèques. Leur attention se portait d’abord sur la préparation et l’organisation des bibliographies et le développement des services bibliographiques, afin de mieux répondre à la demande des usagers.

7Les développements dus à l’informatisation des bibliothèques puis à l’utilisation généralisée des technologies numériques dans tous les aspects de la vie quotidienne ont donné lieu à une multiplication des recherches concernant la perception, la quête et l’usage de l’information, ainsi qu’à la diversification des méthodologies et des méthodes de recherche afin de les adapter aux changements de focus.

8Avec l’informatisation des bibliothèques dans les années soixante-dix, l’intérêt des chercheurs, des hommes dans leur majorité, s’est porté sur le développement des systèmes d’information afin d’augmenter leurs performances et de permettre l’échange de données. Brenda Dervin et Carole Kulthau, quant à elles, focalisent leur attention sur la dimension humaine dans le processus de recherche de l’information.

9On cite Brenda Dervin comme étant la première à avoir appelé, dès 1976, à passer des études centrées sur les systèmes d’information à des études centrées sur l’usager de l’information. Pour celle-ci, la bibliothèque ne devrait pas constituer l’objet central des recherches, mais plutôt les besoins en information des individus (Dervin, 1976 ; Dervin et Nilan, 1986, citées par Talja & Jenna Hartel, 2007, pp. 12-14). Parsley et Parker en 1966 avaient déjà évoqué l’importance des aspects psychologiques du comportement informationnel (cités par Talja & Hartel, 2007, p. 8), mais à la différence de Dervin, cette recommandation avait pour objectif de fournir des spécifications pour la conception des systèmes d’information.

10Contrairement aux modèles développés par les chercheurs, tels celui de Thomas Wilson et David Ellis (1999, pp. 251-252), et décrivant le processus d’interaction de l’usager avec le système d’information, le modèle de Brenda Dervin comprend trois pôles : la situation ou le contexte dans lequel se trouve l’usager et qui détermine sa quête d’information, ses lacunes et ses besoins informationnels, et le résultat de la recherche ; les deux premiers pôles intervenant dans la stratégie adoptée pour obtenir l’information (Wilson, 1999, p. 253).

11À son tour, Carol Kuhlthau (1989) enrichira cette démarche centrée sur l’usager par l’introduction de la dimension affective et émotionnelle dans la description du processus de quête d’information. Dans le modèle qu’elle a élaboré, le niveau émotionnel vient s’ajouter aux niveaux cognitif et pratique à chaque étape du processus de recherche de l’information. Le demandeur d’information passerait d’un état d’incertitude et d’anxiété relatif aux lacunes qu’il perçoit dans ses connaissances, à un bref moment d’optimisme quand un thème général émerge, puis à un état d’abattement, de confusion et de frustration devant l’étendue de la question et de la tâche à entreprendre. Il reprendrait confiance lorsqu’il parviendrait à définir ses questions, puis se sentirait satisfait ou déçu selon la pertinence des réponses obtenues et finalement jouirait d’un sentiment de complétude au vu de l’évaluation des résultats obtenus.

12L’intérêt des démarches de Dervin et de Kuhlthau réside dans la prise en compte de la dimension subjective durant le processus de recherche. Pour ces deux auteures, celui-ci n’est ni mécanique ni généralisable pour tous les usagers, le besoin d’information dépendant de la situation de chacun (Dervin, 1992, citée par Wilson, 1999). Toute réponse du système n’est pas nécessairement prise en compte, pouvant être rejetée ou adoptée selon le contexte propre à chaque individu ; ainsi un excès d’information apporterait plus de confusion que de clarification et ramènerait l’usager à l’état premier d’incertitude (Kuhlthau, 1989).

13Le modèle proposé par Kuhlthau se distingue en ce qu’il n’est ni linéaire ni unidirectionnel, mais répétitif et complexe. Il ne s’agit pas non plus d’une simple transmission de message de sa source au demandeur d’information, la situation de celui-ci et ses dispositions intellectuelles et affectives influant sur la réception du message. Kuhlthau rejoint ici Dervin qui considère le message non comme un objet que l’on transmettrait indifféremment à son récipiendaire, mais comme un construit, créé dans des conditions d’espace-temps spécifiques à l’individu et dépendant des conditions de la transmission des deux pôles de la communication (Dervin, 2011, citée par Agarwal, 2012, p. 65).

14C’est ainsi que les recherches en comportement informationnel prendront en considération le contexte de la demande d’information, qu’il s’agisse d’un cadre organisationnel, professionnel, scientifique ou privé, de l’objectif de la requête et de la tâche requise, du rôle du demandeur d’information et de son statut, de son état d’esprit, de ses connaissances ainsi que de son environnement technologique et culturel (Courtright, 2007 ; Paganelli, 2013), tous facteurs contextuels variés et imbriqués qui interviendraient dans la manière avec laquelle l’individu reçoit l’information et l’acquiert pour construire ses connaissances.

15Brenda Dervin introduit ici le concept de « fabrication du sens » (sense-making). Par ce processus « les individus adoptent différents comportements informationnels afin de combler les lacunes dans leur compréhension du monde et atteindre un produit final qui comprend leurs connaissances, opinion, intuition, évaluation et réponse affective » (Dervin, 1992, citée par Genuis, 2012, p. 1554). Le modèle (ou « métaphore ») de Dervin qui aboutit à la fabrication du sens (The Sense-Making Metaphor) s’inscrit dans une perspective constructiviste cognitive, considérant que les individus construisent leurs idées par un processus personnel qui réinterprète leurs expériences passées, leurs idées et leurs connaissances. C’est ce que Dervin nomme le pont informationnel (Dervin, 1992, citée par Maurel, 2010, para. 5). Mais outre la situation de l’individu, son modèle fait intervenir le contexte culturel et social et les structures de pouvoir (Naumer et al., 2008, Fig. 1). Dervin se rapproche donc du socio-constructivisme, qui sera adopté par les chercheuses en pratiques informationnelles.

16En effet, celles-ci considèrent insuffisante l’approche psychologique du comportement informationnel, qui s’intéresse aux processus mentaux sans tenir compte du contexte social et culturel ainsi que des structures du pouvoir avec lesquelles l’individu interagit pour interpréter l’information, construire ses connaissances et donner sens au monde qui l’entoure (McKenzie, 2003a ; Naumer et al., 2008 ; Savolainen, 2008, 2017). C’est pourquoi elles préfèreront au terme de « comportement informationnel » connotant une démarche behavioriste, celui de « pratiques informationnelles », choisi par Pamela McKenzie, qui reflète « le passage d’une analyse cognitive à sociale » (McKenzie, 2003a, p. 24-25).

Les pratiques informationnelles dans un contexte quotidien

17Jusqu’à la fin des années soixante-dix, les études du comportement informationnel hors d’un cadre organisationnel défini étaient rares. Les modèles de comportement informationnel étaient fondés sur l’étude de requêtes pour l’exécution de tâches spécifiques dans un cadre professionnel, ou pour les besoins de la recherche scientifique. Ainsi les modèles partaient de besoins informationnels centrés sur un sujet bien défini et traduits en une question de recherche précise. De tels modèles ne pouvaient convenir à la description de comportements informationnels plus flous, résultats de besoins très variés et moins bien définis, et pour lesquelles le terme de « pratiques informationnelles » semble plus adéquat.

18C’est Maria Bates, dès 1974, qui évoque une « information vitale » (life information), information qui englobe tout ce qui est essentiel à la survie de l’individu, mais aussi ce qui l’aide à se réaliser (Talja & Hartel, 2007, p. 13). Le propos de Maria Bates concerne principalement les services des bibliothèques publiques. Il faut attendre la fin des années quatre-vingt-dix et le début des années 2000 pour voir de nombreux chercheurs et surtout chercheuses s’engager dans cette voie, hors des murs de la bibliothèque, le plus connu étant Savolainen (2008) et la création d’un secteur particulier de la recherche en comportement informationnel sous le titre Everyday Life Information Seeking (ELLIS).

19Le contexte informationnel propre à ce type de requête est bien différent de celui de la recherche scientifique ou professionnelle. En effet, l’information scientifique et professionnelle est soumise à un contrôle des autorités intellectuelles qui agissent comme un filtre : les articles scientifiques sont soumis à un comité de pairs avant d’être publiés ; la publication de livres dépend non seulement de la décision du comité de lecture mais surtout de la politique éditoriale de la maison d’édition ; l’acquisition de livres et périodiques scientifiques doit elle aussi s’accorder à la politique de la bibliothèque ; enfin l’information relative à ces documents est elle aussi formatée en fonction des normes du système. On peut ainsi imaginer la difficulté à transgresser les limites que tout ce système d’autorités intellectuelles a érigé entre les producteurs et les demandeurs d’information, sans compter les barrières financières que le système capitaliste a imposées.

20Les requêtes pour les besoins informationnels liés au quotidien ont trouvé d’autres chemins pour accéder à la connaissance. Le processus de recherche lui-même est moins systématique et plus souple, la consultation des sources d’information ressemble plus à la cueillette au cours d’un vagabondage qu’à l’extraction systématique de pierres précieuses au fond d’une mine. Les sources d’information sont plurielles, tant formelles qu’informelles. Les informations récoltées au cours de cette navigation hasardeuse sont ensuite évaluées, triées et sélectionnées par l’usager lui-même, selon ses besoins du moment, son état d’esprit, ses dispositions. Ainsi l’usager élabore son propre système de références, en fonction de son expérience, des connaissances déjà acquises et de son milieu socio-culturel.

La rencontre d’information

21À la différence du contexte organisationnel et scientifique où les requêtes d’information sont définies et ciblées, et le comportement informationnel généralement actif et systématique, l’information peut être obtenue par le hasard de rencontres, ou par une navigation non planifiée. C’est ce que Maria Bates a joliment évoqué comme une « cueillette de baies » (Bates, 1989).

22Sanda Erdelez (1997) adopte plutôt le terme de « rencontre d’information (information encountering), pour évoquer la diversité des situations, selon le lieu, l’occasion mais aussi l’état psychologique et cognitif de l’individu à cette occasion. Outre les sentiments, actions et pensées de l’usager, il faut prendre en compte ses besoins d’information actuels et ceux passés et à venir, qui favorisent une telle rencontre. Les informations auxquelles est exposé l’individu sans les avoir cherchées peuvent être relatives à un problème donné ou à un domaine d’intérêt général. Ces expériences témoignent qu’un individu peut passer d’un problème à l’autre, d’un besoin à l’autre, ou s’intéresser à plusieurs questions en parallèle. Une information croisée au cours d’une recherche sur un sujet donné peut être perçue comme utile pour un autre sujet ou un autre problème. Elle répondrait à un besoin latent, qui se serait révélé lors d’une rencontre hasardeuse (Reneker, 1992, citée par Erdelez, 2000, p. 123). Les modèles du comportement informationnel élaborés dans la littérature scientifique ne rendent pas compte de ce phénomène de « pollinisation croisée », car ils sont réduits à la description d’une requête à la fois (Erdelez, 1999, p. 28).

23Kirsty Williamson (1998) souligne également que l’on peut acquérir des informations fortuitement (incidental information acquisition), notamment au cours des routines quotidiennes telles que la lecture de journaux ou lors d’activités sociales. Notons que la notion d’habitude ou de routines est présente dans le terme de « pratiques informationnelles » proposé par McKenzie (2003a). Williamson et Erdelez évoquent toutes deux la disposition d’esprit qui facilite de telles rencontres fructueuses bien que fortuites.

24Le cas des femmes enceintes de jumeaux, analysé par Pamela McKenzie (2003a) illustre comment l’information, même non sollicitée, peut venir incidemment, au hasard de rencontres et par des voies autant formelles qu’informelles. Les personnes concernées peuvent les adopter ou les ignorer, les confronter, évaluer les différentes sources, en fonction de leur état d’esprit du moment, des circonstances qui leur sont particulières, de leurs besoins scientifiques, psychologiques, émotionnels, ainsi que des habitudes en cours dans leur environnement socio-culturel (Spink & Cole, 2001).

Des élites aux plus marginalisés

25S’écartant du contexte professionnel et académique pour l’étude des pratiques informationnelles, les auteures se sont intéressées à des catégories sociales diverses, socialement marginalisées et longtemps négligées par les chercheurs en sciences de l’information : les femmes en premier, mais aussi les personnes âgées, les prisonniers, les travailleurs non qualifiés, les homosexuels, les populations rurales, etc.

26Ainsi, le livre de Maria Bates s’intéresse aux travailleurs, aux jeunes enfants, aux femmes et aux artistes (citée par S. Talja et J. Hartel, 2007, p. 13). Kirsty Williamson (1998) consacre sa recherche aux pratiques informationnelles des personnes âgées dans un contexte rural ; Pamela McKenzie s’intéresse à la quête informationnelle des femmes sur des questions de santé sexuelle et reproductive, en situation de grossesse gémellaire(2003a) ou souffrant d’endométriose (2011) ; l’étude d’Alison Yeoman (2010) a pour objet les pratiques informationnelles des femmes en phase de ménopause ; et Paulette Rothbauer (2004) celles des lesbiennes et des femmes allosexuelles.

27Quant à Elfreda Chatman (1996 ; 1999), elle consacre plusieurs recherches à des catégories de personnes vivant dans un cercle étroit (life in the round), dont elles ne peuvent transgresser les limites : les concierges, les mères célibataires, les personnes âgées et les prisonnières. En s’appuyant sur la notion de « petit monde », elle développe une théorie de « la pauvreté informationnelle », mettant à jour les obstacles qui entravent le partage de l’information : la peur du risque, la méfiance envers les étrangers à leur monde (outsiders) et leurs corollaires : la pratique du secret et de la tromperie. L’information à laquelle ces personnes sont exposées est sélectionnée en fonction des normes sociales de leur environnement. De plus, l’information n’est acceptée que si les membres du petit monde reconnaissent la légitimité de la source de l’information et lui confèrent une forme d’autorité.

Vers une redéfinition des autorités intellectuelles

28Les résultats des études de Chatman (1999) soulèvent la question de la légitimité des sources d’information. Elle repose, dans le cas des « petits-mondes », sur une forme de consensus entre les membres du groupe sur la confiance à accorder à la source d’information. Sans quoi, toute information est rejetée.

  • 2 “Not absolute time, but another type of meaning constructed between people through their interactio (...)

29Quoiqu’il en soit, d’autres études, hors des milieux étroits tels que les prisons et les maisons de retraite, ont montré que l’autorité cognitive n’est ni stable ni acquise inconditionnellement. Elle ne repose pas sur les seuls critères scientifiques ou sur l’expertise, et peut varier selon la situation du demandeur d’information, l’objectif de sa demande et l’usage attendu de l’information obtenue, ainsi que différents éléments contextuels, dont la dimension du temps social, rarement prise en considération (Davies & McKenzie, 2002, p. 1)2. À titre d’exemple, pour les femmes en grossesse gémellaire, le facteur temps est important dans la définition de leur besoin informationnel ainsi que dans leur usage de l’information (McKenzie, 2003a).

30De nombreuses études se sont penchées sur les pratiques informationnelles concernant les questions de santé et révélant l’usage par les femmes de multiples ressources informationnelles, formelles aussi bien qu’informelles. Le recours aux médias sociaux : forums de santé, blogs, etc., peut leur sembler plus utile que les sources scientifiques dont l’autorité est établie, parce que véhiculant une information fondée sur l’expérience (Hirvonen et al., 2019 ; Papen, 2013, p. 20). Les récits de leurs quêtes d’information montrent qu’elles procèdent par comparaison, complétant et confrontant l’information des experts au récit des expériences vécues. L’expérience fait ainsi autorité, « nouvelle forme d’expertise fondée sur le vécu des usagers et dont la légitimité s’appuie sur leur expérience et leur parcours de vie » selon les termes de Paganelli et Clavier (2014, p. 5).

31Plusieurs études soulevant la question de l’autorité cognitive concernent le domaine de la santé. Les femmes affirment leur autonomie tant dans la sélection des sources que dans la réception de l’information, et portent un regard critique sur les professionnels de la santé. Ainsi par exemple, pour s’informer sur les traitements hormonaux durant la phase transitoire de la ménopause, et pour faire face à l’incertitude, les femmes multiplient les sources d’information et confrontent les divers types d’autorité afin de construire un sens qui leur soit propre (Genuis, 2012 ; 2014). Certes, « l’expertise des professionnels est attendue, convoquée voire critiquée » comme le soulignent Paganelli et Clavier (2014, p. 12). L’industrie pharmaceutique est souvent montrée du doigt, mais les malades ou leurs proches ne rejettent pas la valeur scientifique des informations que leur fournissent les professionnels de la santé, s’y accrochant surtout en cas de risque. Cependant, le récit de leur quête d’information dévoile comment les femmes, confrontées à une maladie chronique, ou anxieuses de la suite de leur grossesse gémellaire, éprouvent le besoin de les commenter et de les évaluer à la lumière de leur expérience propre et de la connaissance qu’elles ont de leur propre corps (McKenzie, 2003b). Le partage d’expériences semblables est particulièrement valorisé pour le soutien moral et psychologique qu’il peut apporter (Yeoman, 2010). Ainsi le concept même d’autorité serait à revoir et à redéfinir. Dans ce sens, Neal et McKenzie (2011, p. 133) distinguent différents types d’autorité : outre l’autorité scientifique et l’autorité de l’expérience, elles proposent l’idée d’une autorité personnelle, ou soi-même comme autorité, ainsi que d’une autorité affective.

32Avec l’utilisation des médias sociaux, la circulation de l’information est devenue horizontale et réticulaire, le demandeur d’information se sent libre de choisir ses sources d’information et ses références, s’autorisant parfois à transgresser l’autorité cognitive des experts, des professionnels et des scientifiques, pour adopter l’information qui lui paraît convenir le mieux à sa situation, à ses besoins propres et à son expérience personnelle. Mais le risque est grand d’ébranler les fondements de l’autorité des experts, dans un contexte de chaos informationnel. L’individu lambda n’ayant pas les compétences pour juger de la valeur scientifique de l’information, se basera sur des critères personnels, subjectifs ou sociaux, tels que le prestige de l’émetteur d’information, ou la confiance qu’il lui inspire, ou simplement les relations personnelles. En faisant du nombre de like ou de followers la mesure de la confiance et de la crédibilité, celles-ci perdent leur sens véritable et ouvrent la voie au populisme et à l’émergence de dictateurs (Da Empoli, 2019), forme suprême de la domination masculine.

L’apport des chercheuses en pratiques informationnelles à la lumière des approches féministes

33S’il est vrai qu’il y a plusieurs approches féministes en sciences humaines et sociales, nous nous contenterons de comparer leurs caractéristiques communes avec les principaux apports des chercheuses en pratiques informationnelles.

34La critique féministe de la recherche en sciences sociales cible d’abord le choix des problématiques, arguant du constat que ce qui mérite d’être étudié est relatif à celui qui pose le problème. Par conséquent, les recherches auraient toujours porté sur ce qui préoccupe principalement les hommes. Pour Sandra Harding (1987, p. 462), définir ce qui nécessite une explication scientifique à partir de la perspective bourgeoise et de l’expérience de l’homme blanc, ne donne que des explications partielles et perverses. La recherche féministe se caractérise donc d’abord par le choix de problématiques importantes pour les femmes et générées par leurs expériences.

35« L’androcentrisme », selon le terme d’Hélène Charron et d’Isabelle Auclair (2016, p. 2), se manifeste en sciences de l’information, où les recherches consacrées au comportement informationnel s’intéressaient traditionnellement aux besoins informationnels professionnels et académiques, et ne considéraient pas les questions liées à la gestion du quotidien, domaine lié à l’espace privé où les femmes ont longtemps été confinées. Les documentalistes traitaient de « l’information scientifique et technique ». En appelant à étudier les comportements informationnels de la vie quotidienne, Maria Bates et Brenda Dervin ont en quelque sorte rejeté à la fois l’androcentrisme et la hiérarchie des domaines et des sujets. Et, tandis que les recherches portaient principalement sur les fonctions des systèmes d’information, Dervin, pour sa part, soulignait la nécessité de centrer les recherches sur l’usager. De même, en introduisant les émotions dans l’étude des processus de recherche de l’information, Kuhlthau donnait accès à la sphère cachée du privé et de l’humain, rejoignant la recherche féministe qui lie l’émotion à la connaissance (Campbell & Wasco, 2000, p. 786). La contribution des femmes à la recherche en science de l’information a donc recentré les questionnements sur des aspects qui avaient été sinon exclus, du moins marginalisés, considérés moins importants au regard de ceux qui dominaient le secteur de la recherche et de la documentation.

36La science a traditionnellement analysé les expériences des seuls hommes, les femmes n’étant pas reconnues comme agents de savoir (Charron & Auclair, 2016, p. 1). Les féministes ont donc développé des méthodes pour faire entendre les voix des femmes, pour écouter le récit de leurs expériences, reconnaissant celles-ci comme source potentielle de connaissances. Pour Harding (1987, p. 8), étudier les femmes à partir de leurs expériences propres leur permet de mieux se comprendre et de comprendre le monde.

37C’est aussi la méthodologie adoptée par les chercheuses dans les travaux concernant les pratiques informationnelles. Elles ont mis l’accent sur les besoins informationnels des femmes, ont écouté le récit des quêtes d’information, notamment pour des problèmes de santé sexuelle, et ont fait entendre l’indicible, l’intime, par des méthodes d’entretiens, de groupes de discussion, et l’analyse de leur journal rédigé au cours de la quête informationnelle. Leur posture épistémologique relève d’une démarche interprétative, où l’on cherche à saisir le sens que prennent les évènements pour ceux et celles qui les vivent, et que prennent les actions pour ceux et celles qui les accomplissent, (Charmillot, n. d). Ainsi, les chercheur-e-s construiraient le sens en confrontant leur expérience propre à celle de l’autre, sujet de leur recherche.

38Dans leur souci de considérer les expériences vécues et les significations qu’elles prennent pour les individus, les chercheuses en sciences de l’information se sont adressées aux catégories jusque-là exclues de la recherche, les femmes en premier, mais aussi les personnes âgées, dans les maisons de retraite, les ruraux, les prisonnières, les concierges (Chatman, 1999). Ce faisant, elles semblent s’inscrire dans les courants féministes post-coloniaux, qui critiquent les pratiques de recherche traditionnelles focalisées sur l’homme blanc en particulier (Harding, 1987, p. 6) et appellent à se tourner vers les plus marginalisés.

39Nombreuses sont les féministes qui critiquent le positivisme dans sa prétention à l’objectivité scientifique, les conditions sociales et politiques, ainsi que les facteurs de genre, de classe, de race, etc. intervenant dans la production des connaissances (Campbell & Wasco, 2000, p. 781). En particulier, la science, traditionnellement écrite d’un point de vue masculin, ne saurait prétendre à l’objectivité. Il faudrait donc considérer la situation individuelle et sociale de celui qui a effectué la recherche, prendre l’information en tenant compte des conditions de sa production, qu’elle soit d’origine masculine ou féminine. C’est « l’épistémologie du point de vue » de Sandra Harting (1987) et le « savoir situé », concept de Donna Haraway en 1988 (citée par Charron & Auclair, 2016, p. 2).

40En avançant que l’information n’est pas un objet en soi transmissible sans altération, qu’elle est déterminée par l’espace et le temps (Davies & McKenzie, 2002), par la situation du producteur de l’information et le contexte social de la production et de l’échange de l’information, les auteures des recherches en pratiques informationnelles ont rejoint le point de vue des féministes sur le savoir situé. S’inscrivant dans une démarche socio-constructiviste, elles considèrent que la connaissance, et le sens même du monde, est le fruit de l’interaction entre l’information et la situation tant individuelle que sociale et culturelle du demandeur d’information.

41La réponse au problème du positionnement des chercheur-e-s se trouve dans l’autoréflexivité (Millette, 2023, parag. 10), par laquelle ils-elles prennent conscience de la subjectivité qui façonne leur point de vue, et se soumettent à un examen au même plan que l’objet de la recherche. « Ainsi la chercheuse ne nous est pas invisible, elle n’est pas une voix anonyme de l’autorité, mais celle d’une personne réelle, historique, avec ses intérêts propres » (Harding, 1987, p. 9).

42Les féministes ont tenté de « minimiser les rapports de pouvoir » entre les chercheur-e-s et les participants à la recherche (Harding & Norberg, 2005, p. 2012), pour renverser la vision masculine dominante, où le chercheur semblait l’autorité cognitive ultime. Dans les études des pratiques informationnelles, notamment en matière de santé, la question de la reconnaissance des autorités cognitives a été soulevée. Elles ont montré que les femmes déterminent leurs problématiques, et choisissent les sources d’information selon leur situation propre. Sans aller jusqu’à nier aux experts toute légitimité, ces femmes font cependant preuve d’indépendance intellectuelle, ne se soumettent pas passivement aux autorités médicales, et comparent plutôt les informations obtenues auprès de plusieurs sources, tant formelles qu’informelles (Papen, 2013, p. 20). Elles les évaluent à la lumière de leur expérience, en font usage en fonction de leurs besoins personnels et de la connaissance qu’elles ont de leur propre corps (Battaia, 2016 ; Genuis, 2012 ; Neal & McKenzie, 2011 ; Paganelli & Clavier, 2014). Ainsi elles deviennent leur propre source d’autorité.

43Sur le plan de la méthodologie, les auteures dont nous avons exposé les contributions semblent bien avoir adopté celle des féministes, telle que résumée par Campbell et Wasco (2000, p. 783). Elles s’appuient sur des méthodes qualitatives, telles que les entretiens ou l’analyse de blogs et de journaux personnels, rassemblant les femmes dans des groupes de discussion pour leur donner la parole. L’échange au sein de groupes, où la relation de pouvoir ne semble pas peser, a encouragé les participantes à s’exprimer, notamment sur les aspects émotionnels de leur relation à l’information.

44Cependant, si les méthodes qualitatives, et notamment les entretiens et les discussions de groupe, réduisent la relation de pouvoir entre la chercheuse et les participantes à la recherche, les comptes-rendus des études empiriques que nous avons pu consulter ne donnent pas d’indications plus précise sur la manière d’instaurer des échanges plus équilibrés. De plus, nous n’avons pas pu relever un effort d’autoréflexivité, qui considèrerait les biais introduits par la situation de la chercheuse elle-même, et qui nous semblait devoir être concomitant d’une prise en compte du « savoir situé ». Cet effort apparaît peut-être dans des études auxquelles nous n’avons pas pu accéder, et la réserve que nous faisons ici ne saurait prétendre à l’exhaustivité.

45Pour résumer, dans le domaine des recherches en pratiques informationnelles, les auteures ont innové, rejoignant la démarche féministe, par le choix des problématiques qui concernent les femmes, par la focalisation de leurs travaux sur des catégories sociales marginalisées, construisant leur connaissance sur les expériences et les voix des femmes et des exclues. Elles ont adopté l’idée que le savoir est situé, et ont considéré le contexte social et culturel de production et de réception de l’information, rejetant l’approche positiviste dominante. Elles ont refusé la hiérarchie établie des sujets et des domaines de recherche, et ont préféré des méthodes favorisant l’échange plutôt que celles instaurant une relation de pouvoir du chercheur sur le sujet de sa recherche. Enfin, elles ont reconsidéré la définition même de l’autorité cognitive.

46Pourtant, aucune de ces auteures ne s’est déclarée féministe. Même Brenda Dervin (2006) s’est étonnée d’avoir été ainsi qualifiée. Cependant, elle ne s’en est pas défendue non plus, et elle n’a pas manqué de souligner le renouveau qu’une approche féministe pouvait apporter à la recherche en communication. Heidi Julien (2005), pour sa part, préfère l’expression « the women way of knowing », comme une manière proprement féminine de savoir. Quoiqu’il en soit, en réussissant à affirmer la légitimité de leur démarche de recherche et en démontrant l’apport cognitif de l’expérience vécue, en particulier celles des femmes et des personnes marginalisées, ces auteures n’ont-elles pas fait montre d’une certaine forme de féminisme ?

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Notes

1 Dans les années 70 le terme de quête d'information (information seeking) était le plus courant, puis on a vu apparaître les termes de besoins et usages de l'information (information needs and uses), que Thomas Wilson va englober dans le terme plus général de comportement informationnel (information behavior) en 1982. Pamela McKenzie introduira au début des années 2000 celui de pratiques informationnelles.

2 “Not absolute time, but another type of meaning constructed between people through their interactions”. Cela apparait dans le travail en groupe par exemple, où chacun a une notion propre du temps (Davies & McKenzie, 2002).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Maud Stéphan-Hachem, « Contributions féminines à la recherche en comportement informationnel »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 29 | 2025, mis en ligne le 17 février 2025, consulté le 25 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/rfsic/16730 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13lfs

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Auteur

Maud Stéphan-Hachem

Maud Stephan-Hachem est professeur des sciences de l’information, actuellement retraitée de l’Université Libanaise, elle est chercheuse indépendante, membre fondateur et présidente de l’association Assabil pour les bibliothèques publiques, membre du comité administratif et du comité de parrainage de la fondation Shamaa (Base de données arabe en sciences de l’éducation) et membre de l’Association des chercheuses libanaises (Bahithat). Ses travaux portent sur l’édition, la lecture, les pratiques culturelles et l’accès à l’information.

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