Introduction

1Le tourisme en montagne dans les Alpes est en cours de restructuration et de diversification depuis les années 2000 (Macchiavelli, 2008 ; Langenbach et Jaccard, 2019). Dans cette transition, les pratiques sportives en montagne dite « peu aménagée » (ski de randonnée, alpinisme, randonnée pédestre, etc.), soit en dehors des pôles urbains que constituent les stations, jouent un rôle important (Tissot, 2000 ; Margaryan and Fredman, 2017 ; Clivaz et Langenbach, 2020). Toutefois, l’évolution de ces pratiques fait l’objet d’un déficit de connaissance majeur, qui justifie un besoin de données quantitatives et qualitatives concernant la fréquentation de la montagne peu aménagée sur le temps long.

2Une donnée spécifique à ce domaine est la fréquentation des cabanes (terme utilisé en Suisse) — ou refuges (terme utilisé en France) — de montagne. Par leur rôle d’abri et d’étape pour les pratiquants des sports de nature, elles sont des lieux centraux dans l’organisation des pratiques. À ce titre, le nombre et le profil socio-professionnel des personnes qui les fréquentent (Hoibian, 2020) font figure d’informations cruciales pour l’étude de la fréquentation et de l’évolution des pratiques sportives. Toutefois, c’est une donnée qui n’est pas toujours facilement accessible, notamment sur le temps long et qui présente plusieurs biais. Dans cet article, nous proposons de discuter de l’intérêt et des limites des données de fréquentation des cabanes de montagne en Suisse et en France pour l’étude de l’évolution de la fréquentation et des pratiques de la montagne « peu aménagée ». Un exemple d’analyse pour un échantillon de cabanes dans les Alpes valaisannes (Suisse) sera présenté afin d’identifier les facteurs qui expliquent l’évolution de la fréquentation des cabanes étudiées, et de discuter en quoi ils renseignent sur la fréquentation et les pratiques sportives de la montagne peu aménagée.

3Le présent article a également pour objectif de tester une approche méthodologique, couplant des analyses quantitatives et qualitatives, dans le cadre des projets de recherche Refuges Sentinelles (Alpes françaises) et HutObsTour — « Les refuges comme observatoires de la transition touristique. Repositionnement de la montagne peu aménagée et de ses métiers dans les Alpes franco-suisses ». Un des objectifs généraux de ce projet HutObsTour est d’étudier le rôle de la montagne peu aménagée dans la transition touristique en cours, au travers des dynamiques socio-spatiales observables autour des cabanes (Clivaz et al., 2021).

Définition et fonctionnement des cabanes de montagne

Un refuge est un établissement d’hébergement gardé ou non, recevant du public, situé en altitude en zone de montagne, dans un site isolé caractérisé par l’absence d’accès par voie carrossable ou remontée mécanique, et par l’inaccessibilité pendant au moins une partie de l’année aux véhicules de secours. Il offre un hébergement collectif à des personnes de passage, avec une capacité limitée à 150 places, et peut dispenser un service de restauration. Au titre de sa fonction d’intérêt général d’abri, le refuge dispose en permanence d’un espace intérieur ouvert au public. Lorsque le refuge est gardé, cet espace comprend au moins une salle permettant de consommer ses propres provisions. Lorsque le refuge n’est pas gardé, cet espace offre également un hébergement sommaire.

5En Suisse, les « cabanes de montagne » ne sont pas définies dans la législation fédérale. Elles répondent dans l’ensemble à la définition française à l’exception des conditions d’accès dans la mesure où certaines sont accessibles par voie carrossable ou téléportée.

6La majorité des cabanes de montagne fonctionnent avec une ouverture estivale de juin à octobre avec un gardien — ou une gardienne — qui accueille les clients et prépare les repas en journée et le soir. Certaines cabanes ouvrent également au printemps, de mars à mai, pour accueillir les skieurs de randonnée. Lorsque le gardien est présent, il réalise un décompte précis du nombre de nuitées. Quand le gardien n’est pas présent (automne-hiver et printemps dans certains cas) la cabane est dite « fermée », et aucun dispositif de comptage de la fréquentation n’est mis en œuvre. Toutefois, un local dit « d’hiver » reste en principe ouvert avec le minium nécessaire — des matelas, des couvertures et dans certains cas des ustensiles de cuisine, un peu de nourriture et du gaz ou du bois — pour des usagers de passage ou en cas de secours. Sur le plan financier, les gardiens payent dans la majorité des cas un loyer au propriétaire et se rémunèrent grâce aux recettes tirées de la vente de boissons et des repas.

7Il convient de préciser qu’il existe des « bivouacs non gardés » qui sont des cabanes de petite taille qui ne sont jamais gardées par un gardien, et sont accessibles en usage libre par les alpinistes/randonneurs. Théoriquement, les utilisateurs doivent payer leur nuitée en laissant la somme correspondante dans un tronc installé sur place.

Les données de fréquentation des cabanes

8Dans cette section, nous présentons l’organisation et la disponibilité des données en fonction des gestionnaires des cabanes pour ensuite discuter en quoi il s’agit d’une donnée intéressante pour étudier la fréquentation de la montagne peu aménagée, malgré un certain nombre de biais et de limites qu’il convient de prendre en compte dans l’analyse et l’interprétation des résultats.

Organisation et disponibilité de la donnée

9Les données de fréquentation des cabanes actuellement disponibles consistent en un nombre de nuitées par saison (printemps-été) et/ou par année. En fonction du gestionnaire, la quantité, l’ancienneté et la précision des données disponibles sont très variables.

10Les données issues du Club Alpin Suisse (CAS) sont parmi les plus complètes et les plus précises. Pour chaque cabane, le nombre de nuitées par saison (printemps et été), le détail des tarifs appliqués (membres du CAS, non-membres, jeunesse du CAS, enfants de moins de 7 ans, jeunes 7-18 ans et nuitées gratuites) et le taux d’occupation moyen par couchette (nombre de nuitées enregistrées en une saison divisé par le nombre de couchettes) sont renseignés. Ces données, issues des sections locales propriétaires des cabanes, sont archivées par le comité central du CAS depuis 1969 mais restent incomplètes jusqu’en 1985. La base de données est informatisée à partir de 1997. Malheureusement, cette base de données ne couvre que les cabanes du CAS. Pour les cabanes gérées par un autre acteur (public ou privé), en général situées en moyenne montagne, il faut contacter individuellement chaque gestionnaire et demander l’accès aux données qui pourront par ailleurs être formatées différemment, et dans certains cas indisponibles. On constate souvent une réticence de la part des gestionnaires à communiquer ces données qui informent indirectement sur les revenus associés à la gestion de la cabane. Il est donc beaucoup plus difficile de constituer une base de données pour les cabanes qui ne sont pas gérées par le CAS. Dans le canton du Valais, sur un total de 71 cabanes, 40 sont détenues par le CAS, soit 56 % (Obin, 2020).

11En France, les données issues de la Fédération française des clubs alpins et de montagne (FFCAM) sont moins complètes et précises. La base de données est exhaustive à partir de 2001, date de son informatisation. D’après le service Patrimoine Bâti de la FFCAM, les données antérieures auraient été perdues, du moins à l’échelle nationale. À l’échelle des sections locales du CAF, l’archivage et la sauvegarde des données sont très variables. Le Club alpin de Briançon, gestionnaire de 11 cabanes, dispose du nombre de nuitées par année et par cabane depuis 1946, et la section de Saint Gervais, gestionnaire de 4 cabanes, depuis 1995. À l’inverse, les clubs alpins de Chamonix et de Grenoble ne possèdent aucune donnée antérieure à 2001. Pour certaines cabanes, des données ponctuelles ont été retrouvées dans des numéros de la revue La Montagne et Alpinisme éditée par la FFCAM et dans des rapports de l’Association pour la Recherche, l’Innovation et l’Adaptation en Montagne (APRIAM-Belden, 1988), de l’Agence Française de l’Ingénierie Touristique (AFIT-Giard, 1996 ; Steen et al., 2001) et de la Direction Tourisme Montagne et Parcs (DTMP, 2012), ainsi que dans divers ouvrages et travaux d’études et de recherche. Il est à noter que les données françaises sont dans l’ensemble moins précises car elles ne donnent pas le détail des tarifs appliqués, et ne dissocient pas le nombre de nuitées enregistrées au printemps de l’été, en n’indiquant qu’un nombre annualisé de nuitées par refuge.

Biais et limites de la donnée

12Le nombre de nuitées dans les cabanes ne représente pas l’ensemble de la fréquentation de la montagne. Outre le fait que de nombreux secteurs ne sont pas équipés de cabanes, un certain nombre de personnes fréquentent la montagne à la journée ou bivouaquent sans utiliser les cabanes. Par exemple, au col du Midi (3522 m, massif du Mont-Blanc), la pratique du bivouac entre juin et septembre 2019 et 2020 représente en moyenne 3 tentes par jour avec un maximum de 15 le dimanche 4 août 2019 (source : La Chamoniarde). De même, toutes les personnes qui fréquentent la cabane en journée ne sont pas comptabilisées et inversement, une même personne qui fréquente le refuge plusieurs nuitées de suite ou dans une même saison ne peut pas être identifiée. De plus, le nombre de nuitées comptabilisées hors des périodes de gardiennage est très biaisé. Tous les utilisateurs ne payent pas ou ne s’acquittent pas du montant indiqué. Il est ainsi impossible de faire un comptage précis de la fréquentation hors gardiennage. Ce problème est le même pour les bivouacs non gardés.

13De plus, on ne peut pas toujours établir de lien entre le nombre de nuitées et une pratique sportive en particulier. Une cabane, surtout en moyenne montagne, peut être fréquentée par des alpinistes, des randonneurs, des VTTistes, etc. Le nombre de nuitées n’est qu’une donnée quantitative et ne renseigne pas sur l’évolution qualitative de la fréquentation. Un nombre stable de nuitées dans une cabane pendant la saison estivale peut ainsi masquer une diminution du nombre d’alpinistes, compensée par une augmentation du nombre de randonneurs ou de public familial ou scolaire. Cette limite ne s’applique pas aux cabanes supports d’une seule pratique comme certaines cabanes de haute altitude, fréquentées uniquement par des alpinistes, ou certaines cabanes ouvertes au printemps, fréquentées uniquement par des skieurs de randonnée. Quand ils sont recensés, les différents tarifs appliqués peuvent difficilement être utilisés pour caractériser le type de clientèle qui fréquente chaque cabane car ils sont très génériques et un même tarif peut englober plusieurs types de clients différents. Par exemple, dans les cabanes du CAS ou de la FFCAM, le tarif pour les membres du club est le même que pour les professionnels de la montagne (guide de haute montagne, accompagnateur, etc.). De même, dans les données du CAS, les « enfants » sont groupés avec les « jeunes » depuis 2007. Il convient également de préciser que la qualité des données est aussi dépendante des gardiens et de la rigueur avec lequel ils les enregistrent et les font remonter au club ou section propriétaire de la cabane.

14Enfin, idéalement, le nombre de nuitées devrait être analysé en fonction de la durée d’ouverture des cabanes (soit un taux de remplissage par saison) qui peut varier d’une année à une autre. Malheureusement, les dates d’ouvertures et de fermetures sont des informations difficiles à obtenir car elles ne sont pas — ou très rarement — conservées par le gestionnaire ou le gardien.

Intérêt de la donnée

15Malgré l’ensemble de ces limites et biais, le nombre de nuitées par saison dans les cabanes présente l’intérêt majeur d’être une des seules données qui permettent de quantifier et de localiser la fréquentation de la montagne peu aménagée. C’est aussi la donnée qui présente la plus grande profondeur historique et permet donc d’étudier des tendances sur plusieurs décennies.

16Le nombre de nuitées dans les cabanes est particulièrement intéressant et présente le moins de limites dans les secteurs où l’usage des cabanes est nécessaire pour la très grande majorité des pratiquants. Dans une étude de fréquentation basée sur les données issues des cabanes, le choix du secteur d’étude est donc particulièrement important. Il va déterminer à quel point la donnée est représentative de la fréquentation sur le terrain. Les données issues des cabanes situées dans des secteurs de haute montagne isolés, inaccessibles depuis une remontée mécanique et difficilement fréquentables en aller-retour à la journée sont ainsi particulièrement adaptées. À l’inverse, le nombre de nuitées pour les cabanes de moyenne montagnes accessibles en aller-retour à la journée ou en voiture/remontées mécaniques sera beaucoup moins représentatif de la fréquentation réelle.

17Il est aussi possible de mettre en place une méthodologie afin de réduire, au moins en partie, certaines des limites évoquées. Par exemple, faire des observations en immersion dans les cabanes pour mieux comprendre les modalités de fréquentation, distribuer des questionnaires aux clients, installer des dispositifs de photo-constat ou des capteurs de présence pour mesurer la fréquentation en période non gardiennée, etc. Dans cette étude nous avons choisi de compléter la donnée quantitative du nombre de nuitées par une approche qualitative avec la réalisation d’entretiens avec les gardiens de cabanes concernés, afin de leur demander d’expliquer l’évolution de la fréquentation à partir de leur expérience.

La fréquentation des cabanes de haute montagne du Val d’Hérens et du Val d’Anniviers

18Dans cette section, un exemple d’analyse pour les cabanes de haute montagne du val d’Hérens et du val d’Anniviers (Valais, Suisse) sera présenté avec l’objectif d’identifier les facteurs qui expliquent l’évolution de leur fréquentation, et de discuter en quoi ils renseignent sur l’évolution de la fréquentation et des pratiques sportives de la montagne peu aménagée.

Échantillon de cabanes étudié

19Afin de constituer une base de données la plus robuste possible et la plus adaptée à l’étude de l’évolution des pratiques sportives de montagne (cf. section « Intérêt de la donnée », plus haut), nous avons sélectionné les cabanes de haute montagne des vals d’Hérens et d’Anniviers. Ces deux vallées sont localisées en Suisse, dans les Alpes Valaisannes, en rive gauche du Rhône et comprennent de nombreux sommets à plus de 3500 m, 5 sommets à plus de 4000 m et 17 glaciers (Fig. 1). Chaque cabane sélectionnée répond aux critères de sélection suivants. Elle est (i) isolée et inaccessible en voiture/remontées mécaniques, (ii) gérée par le CAS et (iii) une cabane de haute montagne, définie dans ce travail comme toute cabane support de la pratique de l’alpinisme.

20L’échantillon se compose de 8 cabanes (classées d’ouest en est ; Fig. 1) : Dix (2928 m), Vignettes (3153 m), Bertol (3311 m), Dent Blanche (3507 m), Moiry (2826 m), Mountet (2886 m), Arpitettaz (2786 m) et Tracuit (3259 m). Cet échantillon comprend ainsi l’ensemble des cabanes de haute montagne des deux vallées étudiées à l’exception de la cabane de la Tsa (2606 m ; Fig. 1) et des Aiguilles Rouges d’Arolla (2814 m ; Fig. 1). Ces deux dernières sont respectivement gérées par la Société des guides du Val d’Hérens et l’association de la cabane des Aiguilles Rouges, et nous ne disposons pas de leurs données de fréquentation.

21Les principales caractéristiques des cabanes étudiées sont présentées dans le tableau 1. L’ensemble des cabanes ouvre l’été et est fréquenté par des alpinistes. Cinq des cabanes sont aussi accessibles pour des randonneurs pédestres, sans utiliser du matériel (corde, baudrier, crampons, piolets, etc.) et des techniques d’alpinisme. A l’exception de la cabane de Moiry qui est accessible rapidement depuis un parking (1h30) et qui est par conséquent très fréquentée pour le repas de midi et par des randonneurs à la journée, les cabanes étudiées sont relativement longues à atteindre avec un temps de marche compris entre 3h30 et 6h. Par conséquent, la grande majorité des alpinistes ou randonneurs qui fréquentent ces secteurs dorment à la cabane le soir. De plus, il n’y a pas de site de bivouac en plein air majeur à proximité. Par conséquent, on peut estimer que le nombre de nuitées comptabilisé dans ces cabanes représente la quasi-totalité des alpinistes et/ou randonneurs qui fréquentent ces secteurs.

22Au printemps, 6 des cabanes sont ouvertes pour le ski de randonnée, dont 3 situées sur l’itinéraire emblématique de la Haute Route à ski qui relie Chamonix à Zermatt. Au même titre qu’en été, elles sont relativement longues à atteindre avec des temps d’ascension à ski compris entre 4h et 7h (Tableau 1). On peut donc aussi estimer que le nombre de nuitées comptabilisé dans ces cabanes au printemps représente la plupart des randonneurs à ski qui fréquentent ces secteurs.

23Le nombre de nuitées par année (printemps et été) est connu pour l’ensemble des cabanes étudiées pour les années 1970, 1975, 1976, 1979 à 1982 et de 1985 à 2019 sauf pour Arpittetaz ou aucune donnée antérieure à 1985 n’a été retrouvée. Le nombre de nuitées par saison (printemps et été) est connu sur la période 1995-2019 pour les cabanes des Dix et des Vignettes, de 1986 à 2019 pour les cabanes de Bertol, de la Dent Blanche, de Moiry, du Mountet et de Tracuit et de 1988 à 2019 pour Arpitettaz. Quelques données saisonnières antérieures à 1986 ont aussi été retrouvées. La base de données est donc continue pour les 8 cabanes étudiées, de 1985 à 2019 (35 ans) pour le nombre de nuitées par année et de 1995 à 2019 (25 ans) pour le nombre de nuitées par saison (printemps et été). L’analyse présentée dans la section suivante ne portera donc que sur ces périodes où la base de données est complète et continue pour l’ensemble des cabanes.

Méthode

24Les nombres de nuitées par année et par saison pour ces 8 cabanes nous ont été communiqués par le comité central du CAS. Ils ont fait l’objet d’un traitement statistique sous Excel pour analyser quantitativement l’évolution de la fréquentation des cabanes étudiées. Le nombre de nuitées par année ou par saison est présenté par la moyenne du nombre de nuitées sur une période de 4 années/saisons consécutives, afin de gommer les variations interannuelles de la fréquentation liées par exemple aux conditions météorologiques et nivologiques. Dans le même objectif, l’évolution interannuelle de la fréquentation de chaque cabane est calculée par une moyenne glissée sur 4 ans. Lors de l’analyse de l’évolution interannuelle du nombre de nuitées, une variation de 0,5 % a été considérée comme stable.

25L’analyse quantitative de l’évolution du nombre de nuitées a ensuite été complétée par une approche qualitative avec 15 entretiens semi-directifs, réalisés au cours de l’année 2021, avec les gardiens et les propriétaires des cabanes étudiées. L’évolution du nombre de nuitées de la/les cabanes concernant la personne interviewée lui était présentée puis, il lui était demandé d’expliquer cette évolution. L’objectif de l’entretien était donc d’identifier les facteurs qui conditionnent la fréquentation de chaque cabane. Les entretiens ont duré entre 45 minutes et 1h30.

Résultats

Évolution de la fréquentation pour l’ensemble des 8 cabanes

26Sur la période 1985-2019 (35 ans), la fréquentation totale des 8 cabanes considérées représente 31 612 nuitées en moyenne par année, avec un nombre maximum de 39 575 nuitées en 1990 et un minimum de 26 116 en 2015. Entre 2014-2015 et 2018-2019, le nombre de nuitées enregistrées par année représente en moyenne 4 % du total annuel des nuitées touristiques des vals d’Hérens et d’Anniviers. Ce nombre de nuitées présente une tendance générale à la diminution sur l’ensemble de la période (Fig. 2). Il passe de 33 509 nuitées en moyenne par an entre 1985-1988 à 29 423 entre 2016-2019, soit une diminution de 12 % (4 087 nuitées).

27Sur la période 1995-2019 (25 ans), la fréquentation estivale représente 21 567 nuitées en moyenne par année, soit 70 % de la fréquentation annuelle. Le nombre de nuitées en été est en diminution (Fig. 2). Il passe de 22 570 nuitées en moyenne par été entre 1995-1998 à 20 050 entre 2016-2019, soit une diminution de 11 % (2 520 nuitées).

28Sur la même période 1995-2019, la fréquentation printanière représente 9 200 nuitées en moyenne, soit 30 % de la fréquentation annuelle. Le nombre de nuitées au printemps est en augmentation (Fig. 2). Il passe de 8 854 nuitées en moyenne par printemps entre 1995-1998 à 9 380 entre 2016-2019, soit une augmentation de 6 % (526 nuitées).

29La part de la fréquentation estivale dans la fréquentation totale par année diminue donc légèrement entre 1995 et 2019. En effet, sur la période 1995-1998, l’été représente en moyenne 72 % de la fréquentation annuelle et le printemps 28 % alors que sur la période 2016-2019, l’été représente 68 % de la fréquentation annuelle et le printemps 32 %.

Évolution pour chaque cabane de la fréquentation en été et au printemps

30En été, la fréquentation de cinq des 8 cabanes étudiées (Dix, Vignettes, Bertol, Mountet et Arpitettaz) est en diminution (Fig. 3a, 3 b). La fréquentation est stable pour la cabane de la Dent Blanche et elle est en augmentation pour les cabanes de Moiry et de Tracuit (Fig. 3a, 3 b).

31Au printemps, la fréquentation augmente pour 3 cabanes (Bertol, Arpittetaz, Tracuit ; Fig. 3a, 3 c), stagne pour 2 cabanes (Vignettes, Mountet ; Fig. 3a, 3 c) et diminue dans un cas (cabane des Dix). La fréquentation printanière de deux des cabanes (Dent Blanche et Moiry) n’est pas prise en compte dans ce travail, ces cabanes n’étant pas gardées au printemps.

32Le schéma d’évolution de la fréquentation qui concerne le plus de cabanes (4 sur 8 ; Vignettes, Bertol, Mountet, Arpitettaz) est une baisse de la fréquentation estivale et une hausse ou stagnation de la fréquentation au printemps. Depuis 2008 la cabane des Vignettes est même plus fréquentée au printemps qu’en été. Les cabanes de la Dent Blanche, de Moiry et de Tracuit sont les seules dont la fréquentation estivale stagne ou augmente et la cabane des Dix voit sa fréquentation diminuer en été et au printemps.

33Cependant, les cabanes dont la fréquentation évolue de la même manière ne présentent pas les mêmes caractéristiques ou le même mode de fonctionnement. Il n’est par exemple pas possible de grouper ces cabanes en fonction de leur clientèle ou de leur accessibilité. Il est donc nécessaire d’analyser les facteurs explicatifs des variations de fréquentation plus en détail pour chaque cabane.

Identification des facteurs d’évolution de la fréquentation

34L’identification des facteurs qui expliquent les variations de la fréquentation des cabanes étudiées est issue des entretiens semi-directifs réalisés avec les gardiens et les propriétaires. Les variations de fréquentation de ces cabanes sont discutées sur deux échelles de temps différentes : la tendance sur l’ensemble de la période étudiée et les variations annuelles.

Évolution à long terme

35D’après les gardiens des cabanes des Dix, des Vignettes, du Mountet, de Bertol et d’Arpitettaz, la baisse tendancielle de la fréquentation estivale est liée à une diminution du nombre d’alpinistes. Pour les cabanes accessibles aux randonneurs (Dix, Mountet, Arpitettaz, Moiry, Tracuit), ces derniers compensent pour partie la baisse du nombre d’alpinistes, ce qui entraine au mieux une stagnation de la fréquentation estivale (p. ex. cabane d’Arpitettaz). Le gardien actuel de la cabane des Dix estime que sur ses neuf années de gardiennage, le pourcentage d’alpinistes par rapport aux randonneurs est passé de 50 % à 30 %. Les randonneurs représenteraient donc aujourd’hui 70 % de la clientèle. Cette diminution du nombre d’alpinistes en été ne concerne toutefois pas les cabanes de Tracuit et de la Dent Blanche, qui donnent accès à des sommets de plus de 4 000 m d’altitude, et restent pour cette raison fréquentées par une part toujours aussi importante d’alpinistes. D’ailleurs, ce sont deux des trois cabanes qui voient leur fréquentation se maintenir ou augmenter pendant l’été.

36D’après l’ensemble des personnes interviewées, la hausse de la fréquentation au printemps est liée à l’essor du ski de randonnée, qu’elles évaluent comme significative depuis le milieu des années 2000. L’évènement militaire et sportif de « La Patrouille des Glaciers » s’est aussi beaucoup développé ces dernières années avec 4 800 inscrits en 2018 contre 2 934 en 2004, et fait ainsi une publicité de plus en plus importante pour l’itinéraire de la Haute Route à ski.

37La manière de gérer la cabane et notamment les réservations impacte aussi l’évolution de la fréquentation. Dans les années 1980-1990, il était coutumier que le gardien accepte plus de clients que le nombre de couchettes disponibles. Des personnes dormaient alors dans le réfectoire et dans les couloirs si nécessaire. Par exemple, à cette époque, la cabane des Dix qui comptait 140 couchettes, enregistrait régulièrement plus de 200 personnes par nuit. Ce type de pratique a progressivement disparu, notamment depuis le début des années 2000, face à l’évolution des attentes de la clientèle, notamment en termes de confort, et à l’obligation des gardiens de ne pas dépasser un nombre maximum de personnes présentes en même temps dans la cabane afin de respecter les normes de sécurité incendie. Les gardiens évitent aussi de plus en plus le surbooking pour ne pas avoir à faire deux services pour le repas du soir. Cela entraine une diminution importante du confort des clients et limite le nombre de consommations. Dans l’ensemble, le fait de ne pas faire de surbooking implique que les pics de fréquentation sont moins importants.

38La seule cabane étudiée qui présente une augmentation forte de sa fréquentation en été est la cabane de Moiry avec une hausse de 35 % du nombre de nuitées entre les périodes 2006-2009 et 2011-2014 (Fig. 3a et 3b). Cette augmentation fait suite à la rénovation de la cabane en 2008 et à l’arrivée d’un nouveau gardien en 2009. D’après le gardien et le propriétaire de la cabane, cette hausse importante de la fréquentation est liée à une combinaison de facteurs. La rénovation de la cabane lui donne un bon niveau de confort et le nouveau gardien à particulièrement travaillé à améliorer les services proposés — notamment la restauration et à équiper de nouvelles voies d’escalade dans des niveaux techniques accessibles à proximité de la cabane. D’après le gardien et le propriétaire, la combinaison de ces actions avec les caractéristiques de la cabane (Tableau 1) — accès rapide et facile, belle vue sur les glaciers, plusieurs courses d’alpinisme faciles et rapidement réalisables depuis la cabane — la rend attractive pour plusieurs types de public : (i) des randonneurs, souvent néophytes, dont l’objectif est de monter passer une nuit dans une cabane de haute montagne confortable et dans un bel environnement et (ii) des alpinistes amateurs et des guides avec leurs clients, intéressés par l’accessibilité de la cabane et le fait qu’elle permette de pratiquer des activités de haute montagne variées dans des niveaux techniques faciles ou peu difficile et rapidement réalisables depuis la cabane. D’ailleurs, le gardien a travaillé à accueillir des alpinistes qui viennent à la cabane sur plusieurs jours pour profiter de la variété des activités possibles. Cet exemple montre que la rénovation d’une cabane et un changement de gardien peuvent entrainer une évolution de sa fréquentation à long terme en lien avec la qualité des services proposés et notamment l’accueil et les repas et des relations qu’il entretient avec ses clients et les professionnels du secteur. Dans l’échantillon de cabanes étudiées, seule la cabane Bertol est également concernée par un phénomène de ce type. Entre 2010 et 2015, la gardienne entretenait de bonnes relations avec les guides, ce qui contribuait selon les témoignages recueillis à une part importante de la fréquentation de la cabane.

39Les effets du changement climatique entrainent l’évolution des itinéraires d’accès aux cabanes (Mourey et Ravanel, 2017 b ; Mourey et al., 2019a) et des itinéraires d’alpinisme (Mourey et al., 2019b). Cette évolution se caractérise par une augmentation de la difficulté technique et de la dangerosité des itinéraires et par un décalage vers le printemps et l’automne des périodes où les conditions sont les plus favorables pour la pratique de l’alpinisme et de la randonnée en altitude. Cette évolution des itinéraires entraine une baisse de la fréquentation de certaines cabanes et contribue à la diminution du nombre d’alpinistes en faveur des randonneurs. Par exemple, l’accès à la cabane de Bertol est rendu de plus en plus difficile techniquement et plus dangereux par la fonte du glacier de Bertol et des chutes de pierres (Mourey et al., 2019a). D’après le propriétaire de la cabane, cela contribue à expliquer la diminution du nombre d’alpinistes qui fréquentent la cabane, notamment des débutants pour lesquels l’accès est devenu trop compliqué. Les 8 cabanes étudiées font face à des problèmes similaires à cause de l’évolution de l’accès à la cabane ou des itinéraires d’alpinisme.

Évolution interannuelle

41À l’échelle interannuelle, nous avons identifié 5 facteurs principaux qui expliquent les variations de la fréquentation :

1. Des conditions météorologiques, nivologiques et glaciaires défavorables à la pratique des sports de montagne peuvent entrainer une baisse de la fréquentation des cabanes.

2. Des travaux de rénovation nécessitent parfois la fermeture de la cabane durant une saison, ou une réduction du nombre de places. Par exemple, la cabane Bertol a été fermée pendant l’été 2000 pour des travaux de rénovation, avec par conséquent une fréquentation nulle cette saison-là (Fig. 3 b). Pour les cabanes situées sur un même itinéraire comme la Haute Route à ski ou le trek Chamonix-Zermatt l’été, la fermeture d’une cabane une saison pour rénovation peut entrainer une baisse de la fréquentation des cabanes situées à proximité, une étape de l’itinéraire étant supprimée.

3. Des évènements sportifs attirent plusieurs milliers de participants et nécessitent un dispositif logistique très lourd qui repose en grande partie sur les cabanes. Dans le secteur étudié, la course militaire de ski-alpinisme « La Patrouille des Glaciers » qui relie Zermatt à Verbier (4 800 compétiteurs en 2018), a lieu les années paires, ce qui amène plus de monde ces années-ci — participants venant reconnaitre le parcours, militaires pour la gestion de la course, organisateurs — dans les cabanes situées sur le tracé (Dix, Vignettes). Pendant la course, la cabane Bertol est complètement réservée pour la logistique de l’évènement, ce qui représente environ 200 nuitées.

4. Des émissions de télévision ont fait une publicité importante pour la Haute Route. En 2006 l’émission « Passe-moi les jumelles » (RTS) a consacré une série d’épisodes de 30 minutes sur la Haute Route en été, et trois ans plus tard (2009) sur la Haute Route à ski au printemps. D’après Jean Marc Schouller, préposé à la cabane pour la section du CAS de Neuchâtel, la hausse de la fréquentation de la cabane Bertol de 937 nuitées (+ 30 %) entre 2004-2006 et 2007-2009 (Fig. 3) est en grande partie liée à ces émissions.

5. Les réseaux sociaux spécialisés (skitour, CamptoCamp) apportent un surcroit de visibilité d’un itinéraire d’ascension, qui selon les gardiens peut drainer plus ou moins durablement des flux supplémentaires de fréquentation à l’échelle de la cabane.

Évolution de la fréquentation et des pratiques sportives de la haute montagne peu aménagée

42Dans la section précédente, nous avons montré que de nombreux facteurs en interaction expliquent les variations de la fréquentation des cabanes. L’identification de ces facteurs et notamment ceux qui s’expriment sur le temps long, conjuguée à l’analyse des variations de fréquentation, renseigne sur l’évolution des modes de pratiques des activités sportives dans les secteurs concernés.

43Les données de fréquentation des 8 cabanes de haute montagne étudiées dans ce travail confirment une diminution de la fréquentation estivale de la haute montagne, avec une baisse de 11 % du nombre de nuitées entre 1995-1998 et 2016-2019. D’après les personnes interviewées, cette diminution est en grande partie liée à une baisse du nombre d’alpinistes dans les cabanes de haute montagne. La baisse du nombre d’alpinistes durant l’été ne s’applique toutefois pas aux cabanes donnant accès à des sommets de plus de 4 000 m, ou à des courses d’initiation, qui restent des destinations emblématiques prisées par les alpinistes. Ces deux constats confirment les travaux de Hoibian (2008) et Bourdeau (2014) qui identifient une diminution du nombre d’alpinistes et une concentration des pratiquants sur les courses faciles techniquement et/ou emblématique et/ou rapidement accessibles. Cette évolution de la pratique de l’alpinisme s’explique pour partie par l’évolution des modes de pratiques des activités sportives qui, dans le contexte socio-culturel actuel, ne sont pas en accord avec les fondements de l’alpinisme et se caractérisent par l’essor de multipratiques tournées vers des activités plus ludiques, techniquement accessibles, et avec une prise de risque limitée, dans le cadre de séquences temporelles réduites, propices à la fréquentation d’espaces périphériques à la haute montagne. Cette diminution du nombre d’alpinistes est aussi favorisée par les effets du changement climatique qui agissent comme un accélérateur de cette tendance, en impliquant une augmentation de la technicité et de la dangerosité des itinéraires et un besoin accru d’engagement dans la pratique.

44Les données de fréquentation des cabanes soutiennent aussi le constat du développement de la pratique du ski de randonnée avec une augmentation de 6 % du nombre de nuitées au printemps entre 1995-1998 et 2016-2019. Ce constat est unanimement confirmé par les acteurs interviewés et rejoint les conclusions de Muller (2019) et Lamprechet (2020) ainsi que de nombreux observateurs (Kréziak et al. 2022). Toutefois, d’après notre étude, la hausse de la fréquentation au printemps ne permet pas de compenser la baisse estivale de la fréquentation (Fig. 2).

Conclusions et perspectives

45Cet article discute la pertinence des données de fréquentation des cabanes de montagne pour l’étude de l’évolution des sports de montagne, et plus largement de la transition touristique en cours dans la montagne dite « peu aménagée ». Nous avons montré que ce matériau présente plusieurs biais et limites, et s’avère plus particulièrement adapté à l’étude de la fréquentation de secteurs de haute montagne où l’usage des cabanes est nécessaire pour la très grande majorité des pratiquants. L’analyse développée à titre d’exemple pour 8 cabanes de haute montagne dans les Alpes valaisannes permet ainsi de quantifier la fréquentation dans le secteur d’étude et d’identifier les facteurs qui en expliquent l’évolution. Celle-ci se caractérise par une diminution estivale et une hausse au printemps, en lien avec une diminution du nombre d’alpinistes et une augmentation du nombre de randonneurs à ski.

46En perspective, les programmes inter et trandisciplinaires Refuges Sentinelles (https://refuges-sentinelles.org, depuis 2016) et HutObsTour (https://wp.unil.ch/​hutobstour, depuis 2020), ont pour objectif de combler certains des biais et limites des données de fréquentations présentées dans cet article. À travers une démarche collaborative impliquant des gardiens, des guides, des accompagnateurs et les clubs alpins, des données de fréquentation plus amples et précises que le nombre de nuitées par saison seront acquises, et notamment le nombre de nuitées journalières et la destination (pratique, sommet, itinéraire) de chacune des personnes qui dorment dans la cabane. Ces relevés de destinations élaborés, collectés et interprétés avec les acteurs de terrain visent une analyse beaucoup plus fine des modes de pratiques des activités sportives en montagne peu aménagée et de leur évolution. Au total, 35 cabanes sont concernées par au moins un de ces deux programmes entre les Alpes françaises (massifs des Écrins, de la Vanoise et du Mont-Blanc) et suisses (Valais).