1Depuis les années 1980, l’accentuation des irrégularités d’enneigement a précipité la mise à l’arrêt des remontées mécaniques d’un nombre croissant de stations, touchant en particulier les petits domaines skiables de moyenne altitude (Gauchon, 1997 ; GREC-Sud, 2018 ; Métral, 2021). Ces vulnérabilités climatiques s’ajoutent aux vulnérabilités socioéconomiques d’un modèle de développement territorial qui tend à s’essouffler (Bourdeau, 2018 ; Bonnemains et al. 2019). Nourrie de la dramaturgie médiatique, l’expression « station fantôme » est aujourd’hui courante pour désigner ces arrêts d’activité1. La petite station de Céüze 2000 dont les remontées mécaniques sont inertes depuis 2018 n’a pas échappé à un tel traitement médiatique local et national2.
2Cet article retrace la trajectoire à la fois classique et atypique de cette doyenne des stations des Hautes-Alpes. Sa singularité offre un jeu de miroir alimentant les actuels débats sur la transition des territoires de montagne. Le questionnement de départ est le suivant : dans quelle mesure les vulnérabilités socioéconomiques d’hier, aggravées par les changements climatiques d’aujourd’hui, font-elles de Céüze 2000 un territoire propice à devenir un laboratoire de la transition ?
3La création des stations de sport d’hiver alpines répondit aux injonctions aménagistes du xxe siècle (Wozniak, 2006). Depuis une trentaine d’années, les certitudes modernistes ont cédé la place à d’hésitantes controverses qui s’inscrivent, aujourd’hui, dans le champ de réflexion de la transition. Omniprésente, la notion de transition donne lieu à des conceptions contradictoires et des crispations idéologiques (Oudot et de L’Estoile, 2020).
4Dans le cadre de cet article, la transition sera définie, à la suite de Theys et al. (2018) comme un passage, un entre-deux, une période d’instabilité et de tâtonnements entre deux phases de stabilité. De ce point de vue, l’histoire de l’aménagement des territoires de montagne peut être lue comme un enchaînement de transitions. Dans le cas de la station de Céüze 2000, les conflits ont joué un rôle particulièrement important dans les trajectoires territoriales.
5Les débats relatifs à la transition du tourisme en montagne, et tout particulièrement à celle des stations de sports d’hiver sont vifs (Vlès, 2021 ; Tuppen et al., 2020 ; Steiger, 2019). S’opposent aux deux extrêmes, le « tout ski » et « l’après-ski », voire « l’après-tourisme » (Bourdeau, 2018). Les débats portent tout particulièrement sur :
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Le scepticisme versus l’urgence climatique (Vlès, 2021 ; Bonnemains, 2018 ; Clivaz et al., 2015),
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La viabilité des modèles économiques (Bourdeau, 2018 ; Fablet, 2013 ; Achin, 2015),
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La capacité des acteurs politiques et socioéconomiques à effectuer une transition (Vlès, 2021) et
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l’évolution des pratiques des usagers oscillant entre hypermodernité et slow sports (Corneloup, 2020 ; Lebreton et al., 2020).
6La définition même du tourisme est réinterrogée, tout particulièrement à la lumière de la crise sanitaire récente, invitant à « réinventer le tourisme » (Bessy, 2021, p. 1) par le « bout du monde en bas de chez soi » (Bourdeau, 2020, p. 16), à « réenchant[ant] l’écologie relationnelle de proximité avec la nature » (Corneloup, 2020, p. 5).
7Les débats relatifs à la station Céüze 2000 sont au cœur de tels questionnements dont il s’agira de saisir les traits communs à l’arc alpin ainsi que les singularités. L’apport de cet article est de mettre en regard la trajectoire de gouvernance d’une station de ski avec l’évolution de ses modes de fréquentations, se donnant les moyens de rompre avec la notion de station fantôme et de saisir l’émergence par le bas de nouvelles pratiques.
8La montagne de Céüse est découpée en 4 communes (fig. 1). Située sur la commune de Manteyer, la station Céüze 2000 est à 25 minutes en voiture de la ville de Gap, préfecture du département des Hautes-Alpes. Historiquement pensée comme une station touristique de sport d’hiver, Céüze 2000 se rapproche plus d’un stade de neige périurbain, de par sa topographie, ses caractéristiques socioéconomiques et sa fréquentation (Gauchon, 1997).
- 3 L’orthographe « Céüse » désigne le massif et l’orthographe « Céüze » désigne la station de ski.
- 4 Le Dauphiné libéré, 5 mars 1962, « M. Robert Lecourt, ancien ministre a officiellement inauguré le (...)
- 5 30 novembre 1962, Dauphiné libéré. « Née d’une histoire marseillaise GAP-Céüze reste la station gap (...)
9Comme pour de nombreux autres sites de ski alpin, la genèse de la station de Céüze 20003 fut initiée par les structures fédératives de ski. À Céüse, ces initiatives demeurent régionales, portées par la fédération provençale de ski qui, dès 1933, signe avec la commune de Manteyer un bail emphytéotique pour la construction d’un refuge. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le tourisme social est soutenu par l’État, les départements et les villes, principalement par la création de ski club et le développement des classes de neige qui participent à la diffusion de la pratique du ski (Balseinte, 1958). Céüze 2000 incarne à ce titre le « prototype des stations de ski scolaire4 » dont le développement est reconnu et encouragé par les autorités publiques5.
10Comme pour bien d’autres stations, le coût de l’installation de remontées mécaniques a nécessité une prise en charge intercommunale (Clarimont et al., 2009). À Céüze 2000 est créé dès 1951 un Syndicat intercommunal à vocation unique (SIVU), associant la commune de Manteyer à la ville de Gap, rejoints en 1986 par la commune de La Roche-des-Arnaud.
11La station se compose aujourd’hui de 8 téléskis allant de 1550 mètres à 2060 mètres d’altitude. Aucun réseau de neige de culture n’a été développé. Le site a compté au maximum 500 lits touristiques. Aujourd’hui, mis à part un ou deux logements, seul le bâtiment de la colonie de vacances de la commune de Noisy-le-Sec (93) accueille encore des séjournants.
Figure 1 : Carte de localisation de la station de Céüze 2000 au sein du périmètre du SCOT de l’Aire Gapençaise
Anouk Bonnemains
12Notre corpus de données réunit des sources documentaires (1932-2021) issues des archives départementales et des comptes rendus des collectivités territoriales, des sources médiatiques (fig. 2) ainsi que des matériaux d’enquêtes qualitatives et quantitatives. Ces données ont permis la construction d’une frise chrono systémique (Spiegelberger et al., 2018).
Figure 2 : Corpus de données
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Comptes-rendus : conseils municipaux (Manteyer + Sigoyer) et communautés de communes Büech-Dévoluy
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Comptes-rendus : conseils SIVU
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Enquêtes publiques lors de procédures de d’Utilité Publique
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Courriers administratifs entre les services du département des Hautes-Alpes et les acteurs de la station de Céüze
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Études et prospectives
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Revue de presse et documents multimédias
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1932-1951
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1 + Bail emphytéotique
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1952-1978
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1979-1995
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1996-2015
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2016-2021
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Totalité des documents analysés
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- 6 Une partie des entretiens et l’enquête en ligne ont été réalisés en collaboration avec les étudiant (...)
13Nos enquêtes de terrain associent observations directes (menées depuis 2018), entretiens auprès d’acteurs institutionnels, économiques, riverains et usagers (N=26), ainsi qu’une enquête par questionnaire en ligne menée en 2019 et 2020 (N=832)6. Malgré une diffusion nationale du questionnaire, l’échantillon est majoritairement composé de pratiquants locaux et de riverains (les trois quarts résident dans les Hautes-Alpes et 70 % habitent dans une des deux communautés de communes sur lesquelles se trouve la montagne de Céüse). La proportion d’hommes est un peu plus élevée que celle des femmes (52,6 % de l’échantillon contre 48 % pour l’ensemble de la population française). Toutes les tranches d’âge sont représentées, avec une majorité de 30 à 59 ans (63,4 % des répondants) et une plus faible présence des 60 ans et plus (22,7 % de l’échantillon, contre 31 % de la population française). Les cadres sont surreprésentés (35,6 % de l’échantillon, 15 % en région Sud, 16,20 % en France hexagonale). La surreprésentation des moins de 60 ans et des cadres serait induite par les inégalités sociales et démographiques d’accès aux outils numériques et aux sports de pleine nature (Hoibian et al., 2019 ; Legleye et Roland, 2019).
14Simonet (2020) identifie trois principales formes d’adaptation aux changements climatiques : l’adaptation autonome, au coup par coup sans planification, l’adaptation d’ajustement privilégiant le maintien du modèle territorial en place et l’adaptation transformationnelle visant explicitement la modification de la nature même du modèle. À l’instar des destinations touristiques sur d’autres types de territoire (urbain, littoraux, ruraux), les stations de sports d’hiver connaissent des trajectoires diverses avec des scénarios de maintien d’activités ou de bifurcation (Duhamel et al., 2011).
15Les grandes et très grandes stations de ski tendent à opter pour une adaptation d’ajustement. La clé de voûte est l’implantation de la neige de culture (Scott et al., 2006), avec, en France, un taux de couverture de neige artificielle de 35 % en 2018 (Bonnemains et al., 2019 ; Berard-Chenu et al., 2021). Ces stratégies sont largement soutenues par la puissance publique, réitérées par le plan Montagne (2021-2027) de la région Sud.
16À l’opposé, certaines petites stations de basse altitude pour lesquelles la neige de culture n’est ni techniquement viable ni économiquement accessible ont opté pour une adaptation transformationnelle, s’orientant vers un autre type de tourisme, tels la montagne de Lure ou le Mont Aigoual (Bonnet et al., 2021).
- 7 Extrait du registre des délibération de la communauté de commune de Buëch Dévoluy du 1er avril 2019 (...)
- 8 Rapport du SIVOM de GAP, 1993, « Opportunité de développement du site de Céüze. Diagnostic et poten (...)
17Pour sa part, Céüze 2000 s’inscrit dans une adaptation hésitante, oscillant entre aspiration au maintien du modèle et recherche d’alternatives. Les irrégularités d’enneigement y ont eu comme conséquences cinq saisons de non-ouvertures du domaine skiable entre 2001-2019 et des réductions de durée d’exploitation, inférieure à 20 jours pour certaines saisons. En 2006, un projet d’enneigement artificiel voit le jour donnant lieu à une discorde entre la Mairie de Manteyer et celles de Sigoyer et de Pelleautier concernant l’impact de la production de neige de culture sur la ressource en eau. Au terme de plusieurs années de procédures, le tribunal administratif de Marseille rejette le recours des communes de Sigoyer et Pelleautier. Le projet ne voit cependant pas le jour, sans être tout à fait abandonné. La technologie comme solution d’adaptation au changement climatique reste ancrée dans certains esprits. Dans son appel à délégation de service public de 2019, la Communauté de Communes Buëch Dévoluy inscrit en effet « un programme d’enneigement artificiel […] envisagé au plus tard sur l’exercice 20207 ». Pourtant, dès 1993, le rapport de diagnostic de la station fait le constat d’un « déséquilibre entre charges trop élevées et recettes trop faibles cré[ant] des difficultés d’ordre structurel, aggravées par des difficultés conjoncturelles lorsque l’enneigement est insuffisant8 ».
- 9 Le Dauphiné libéré, 30 janvier 1962, « Céüze, la station qui monte… et qui bat les records 404 voit (...)
- 10 Ibid.
18La trajectoire de Céüze 2000 souligne à quel point le modèle de la station de ski alpin relève d’une logique d’industrie lourde, exigeant de fortes capacités d’investissement et une montée en gamme (Bonnemains, 2015). Très tôt, Balseinte (1958) a démontré avec un calcul de dispersion que les stations de ski auraient besoin d’une clientèle à fort pouvoir d’achat pour être économiquement rentables. À Céüze 2000, malgré la mention dans la presse locale en 19629 de la présence de personnalités de la musique (Y. Giraud et M. Herand), politiques (M. Monteil), de différentes agences nationales (J. Pierron), de grandes entreprises (M. Maisonneuve), la fréquentation, certes soutenue10, demeure locale et sociale. De ce fait, Céüze 2000 n’a pas la capacité économique de développer et moderniser ses remontées mécaniques, ni même de prendre en charge les inspections trentenaires réglementaires du Service technique des remontées mécaniques et des transports guidés (STRMTG).
19En 2017, la CCBD est lauréate d’un contrat station prévoyant la révision trentenaire de certaines remontées et l’installation d’un dispositif de neige de culture. Cependant, aucun des deux projets n’aboutira. Aujourd’hui la pertinence du recours à la neige de culture à Céüze 2000 n’est plus à l’ordre du jour à la CCDB. Lors de notre enquête par questionnaire, 73 % des usagers interrogés considèrent que face au changement climatique, la solution n’est plus d’installer des canons à neige à Céüze 2000.
20L’autre pilier économique du modèle de la station de sports d’hiver est l’immobilier touristique (Fablet, 2013). Or, à Céüze 2000, les quelques projets qui ont émergé au cours du temps ont été entravés par des conflits d’intérêts locaux. Aujourd’hui, l’unique hôtel-restaurant est à l’arrêt et ne trouve pas repreneur. Un immeuble est en friche, d’autres aux volets clos semblent en prendre le chemin.
21Céüze 2000 est ainsi dépourvue des lourds aménagements techniques et immobiliers qui font le succès économique d’une station de sports d’hiver. En contexte de changement climatique qui met en cause la pérennité du modèle des stations de ski modernistes, un tel retard aménagiste pourrait-il favoriser une adaptation transformationnelle ? À Céüse, les retards d’hier pourraient-ils devenir aujourd’hui une opportunité environnementale ?
22En France, il existe trois principales formes de gestion des domaines skiables (Marcelpoil et al., 2006) :
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une gestion directe par la collectivité territoriale que l’on nomme une régie,
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une gestion parapublique à travers une société d’économie mixte et
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une gestion privée via une Délégation de services publics (DSP).
23Dans les trois cas, la mise en place d’une stratégie touristique sur le long terme nécessite une gouvernance coordonnée basée sur un partenariat public/privé.
24Depuis sa création, les formes de gouvernance de Céüze 2000 alternent entre privé et public ne parvenant pas à faire émerger un plan d’aménagement global de la station. La reconstitution de la trajectoire de la station de Céüze 2000 de 1932 à 2021 met en exergue quatre bifurcations (fig. 3). La première, en 1951, est le passage d’initiatives privées (chalet, téléski artisanal, hôtel-restaurant) à un soutien économique des collectivités locales pour le développement du site. C’est le temps des installations des remontées, des constructions d’hébergements sociaux et touristiques.
- 11 « Les Manteyards n'ont jamais eu conscience qu'ils possédaient sur ce val perché un site touristiqu (...)
25La seconde bifurcation, en 1970, est l’émergence de conflits bloquant les aménagements touristiques et engendrant un immobilisme dans le développement de la station. Des conflits opposent les acteurs du développement touristique à un agriculteur éleveur manteyard propriétaire d’un tiers des terrains où passe le domaine skiable. Ces tensions foncières rendent difficile l’émergence d’une multifonctionnalité de la montagne de Céüse11. S’ajoutent des conflits internes aux acteurs du tourisme, l’hôtelier-restaurateur de la station s’opposant à tout projet de développement pouvant lui faire perdre son quasi-monopole. Des projets, tels qu’un lotissement de 25 hectares, le prolongement de la route ou la construction d’un télésiège, ne voient jamais le jour. Après 10 ans de conflits et une enquête d’utilité publique, deux téléskis supplémentaires sont construits en 1986.
- 12 « je trouvais que cette situation n’était pas situation d’avenir, n’était pas une situation claire (...)
26En 1995, la troisième bifurcation a des airs de rupture, avec le retrait de la ville de Gap du SIVU12. La station ne parviendra pas à se relever financièrement de cette scission. Le désengagement de Gap induit aussi une fracture territoriale exacerbée ensuite par les créations et restructurations des communautés de communes qui scindent le massif de Céüse en deux entités peu enclines à dialoguer. Les décennies 1995-2015 sont particulièrement instables, oscillant entre gestion par le SIVU et gestion privée (fig. 3). En 2015, le SIVU est dissous sur ordre de la préfecture. Quatrième bifurcation, la gestion de la station revient alors à la Communauté de commune des deux Buëch qui devient en 2017 Buech-Dévoluy.
Figure 3 : Frise chronosystémique de la station de Céüze 2000.
A. Bonnemains.
27En 2015, la CCBD se voit ainsi confier un héritage embarrassant. Malgré les études réalisées dès 2001, puis de nouveau en 2009 et 2013 concernant des scénarios d’avenir de la station, les élus peinent à arbitrer entre renforcement du modèle touristique hivernal, diversification des activités ou changement de modèle économique. La CCBD opte d’abord pour un maintien du modèle hivernal. Elle se met en 2019 à la recherche d’un repreneur en délégation de service public. Une seule proposition est faite. Les négociations n’aboutissent pas. Dès lors, la CCBD annonce la non-exploitation de la station.
28Céüze 2000 constitue un enjeu fort des élections locales de 2020 dont l’issue est marquée par un remplacement des élus de Manteyer et communautaires de la CCBD. La nouvelle équipe municipale de Manteyer se démarque par sa proactivité sur le dossier, initiant un groupe de travail, auquel se joint ensuite la CCBD. Cependant, les premiers enthousiasmes (projets de station Rossignol, d’activité de chiens de traîneaux, de démontage ou bien de réouverture des remontées mécaniques, etc.) cèdent rapidement la place à de nouvelles hésitations propices à la non-décision exacerbée en période de confinements sanitaires Covid-19.
29Des dynamiques associatives locales relatives à l’avenir de Céüze 2000 ont émergé dès 2007. Leurs trajectoires s’inscrivent dans la tendance des évolutions contemporaines des mobilisations citoyennes (Lascoumes, 2012). Sur la forme, elles glissent de la contestation à la proposition. Sur le fond, elles se fond porteuses de revendications environnementales et alternatives, passant de la défense du modèle de la station de ski alpin à la formulation de projets d’adaptations transformationnelles en faveur de l’« après-ski ». Ce faisant, les mobilisations relatives à Céüse s’inscrivent dans le schéma classique d’un monde associatif tentant de pallier le difficile portage institutionnel de projets territoriaux (Chopart et al. 2001). Cependant, à Céüse ces trajectoires militantes ne sont ni linéaires, ni stabilisées.
30En 2007, l’association « Céüze passion » est créée par des personnels de la station de ski, rejoints par des usagers du site. Ils initient une pétition qui recueille 1 600 signatures en faveur de la pérennité de l’activité de ski alpin. À partir de 2010, l’association ajoute à sa mission de sauvegarde de la station des activités d’animation : carnaval, vide-grenier, marché de Noël, derby de Céüze. Lorsque les remontées mécaniques sont mises à l’arrêt, l’association oscille entre son objectif initial de sauvegarde de la station et l’amorce d’une bifurcation vers l’« après-ski ». « On nous dit que Céüse a 30 ans de retard. Je pense qu’il ne faut pas chercher à rattraper ce retard, mais à regarder l’avenir en cherchant une idée innovante » défend ce représentant de l’association rencontré en 2019. Il évoque à la volée parcours de trail, de VTT, accrobranche, itinéraires de promenade en raquettes et équestres.
- 13 En psychologie la notion de conflit de loyauté est principalement utilisée dans l’analyse des confl (...)
31Les dernières forces vives de l’association sont partagées entre colère et découragement, alors même que leurs actions de communication et de maintien de certaines animations après l’arrêt des remontées fait d’eux, presque malgré eux, des acteurs d’une transition vers l’« après-ski ». Une analyse de contenu de la page Facebook de l’association est révélatrice de ces hésitations qui donnent à voir des formes de conflits de loyauté13 entre l’objectif initial de pérennisation de la station et une valorisation de la montagne de Céüse qui s’inscrit pleinement dans une diversification d’« après-ski » (produits du terroir, activités sportives affranchies des remontées mécaniques…). En septembre 2021, l’association annonce sa dissolution, concluant ainsi : « Aujourd’hui d’autres personnes proposent d’autres voies pour Céüze, ce n’est pas notre vision de la station, bonne chance à eux ». Dans le même post, il est indiqué que « cette page restera activée par plaisir pour essayer de centraliser et partager toutes les infos sur le massif de Céüze ». L’officialisation de la dissolution de l’association peut être lue comme le besoin pour ses anciens salariés et usagers de la station de faire le deuil de leurs revendications initiales. Le maintien de l’activité de la page donne à voir une volonté de rester impliqués dans l’animation non plus de la « station », mais du « massif ».
- 14 Tel ce commentaire de Monsieur Claude Mézenc lors de l’enquête publique d’utilité publique de 1979, (...)
32La formule « autres personnes [qui] proposent d’autres voies pour Céüze » désigne tout particulièrement la jeune association « Idées De Demain » (IDD) qui s’est saisie du dossier depuis 2019. Créée en 2015, IDD a d’abord été initiatrice du « Salon bio des Alpes » de Gap. Sous l’impulsion de deux de ses membres, IDD se constitue comme force de proposition en faveur d’une « reconversion du domaine skiable de Céüze et de création d’un “parc nature” » (document de travail IDD, 2019). L’expression de préoccupations environnementales était visible dès les premières controverses relatives à l’aménagement de Céüze 200014. Le projet d’IDD passe un cap en s’inscrivant dans une logique explicite de « transition » appréhendant la non-ouverture des remontées mécaniques comme une opportunité à saisir pour l’entrée dans l’« après-ski ».
33IDD répond aux caractéristiques de l’association environnementale (Lascoumes, 2012). Ses initiateurs sont, pour certains, diplômés du supérieur exogènes au territoire, ayant de précédentes expériences associatives leur conférant des compétences en termes de constitution de dossiers de demandes de financement, d’animation, de réunions, de concertation et d’activation de réseaux militants et universitaires. En 2021, IDD initie plusieurs temps de concertation, associant témoignages d’acteurs d’autres territoires, analyse d’universitaires et ateliers thématiques visant le recueil et la mise en débat des attentes et propositions des participants concernant l’avenir de Céüse. Ces initiatives se heurtent aux limites classiques de la concertation : nombre réduit de participants, surreprésentation de personnes acquises à la cause environnementale, relative homogénéité sociale (Pellizzoni, 2012). Dans un premier temps, les défenseurs de la réouverture des remontées mécaniques de Céüze 2000 tournent le dos à la concertation puis la rejoignent ponctuellement.
34Malgré le contexte sanitaire Covid-19, IDD parvient à concrétiser son projet de création d’un parcours de course d’orientation sur le domaine skiable. Si l’utilisation du parcours demeure timide, son inauguration, en mai 2021, a néanmoins été un moment symbolique à souligner. Furent en effet réunis les représentants des deux communautés de communes du massif, partageant un même discours sur la nécessité de penser un développement « 4 saisons » à l’échelle du massif de Céüse en dépassant les clivages administratifs et les divergences politiques.
35À l’échelle nationale, la montée en gamme de l’offre touristique et le déclin du ski social tendent à dissuader un public aux revenus modestes ou moyens (Hoibian et al., 2019). En outre, la clientèle des stations de ski aspire à une diversification récréative de ses séjours sur, hors et au pied des pistes oscillant entre hypermodernité (par ex. snowpark connecté) et postmodernité (par ex. randonnées contemplatives) (Courneloup, 2020). Pour sa part, Céüze 2000 a conservé un ski social, à la faveur de la pérennisation d’au moins une de ses colonies de vacances, mais aussi grâce à sa situation périurbaine. Contrairement à bien d’autres stations, Céüze 2000 ne s’est pas dotée d’équipements hypermodernes.
36Mais, à force d’être « en retard », Céüze 2000 pourrait-elle être aujourd’hui en avance, sous l’impulsion d’usages spontanés du site ? En effet, malgré ses remontées mécaniques inertes depuis 2018, Céüze 2000 n’est pas désertée. En lieu et place du vide fantomatique annoncé par les médias, le site est le théâtre d’un ballet tout à la fois paisible et foisonnant de pratiquants récréatifs qui s’inscrivent peu ou prou dans les slow sports postmodernes (Lebreton et al., 2020). Toute l’année, le parking de la station est bondé. Ainsi, 85 % des usagers interrogés se rendent à Céüse quelle que soit la saison. Les journées ensoleillées sont les plus attractives. Céüse est aussi un espace de repli en cas de météorologie incertaine et/ou de risques avalanches élevés. Les pratiquants s’y succèdent du lever du jour jusqu’au crépuscule. Certains s’y livrent à des activités nocturnes : ski à la lampe frontale, bivouacs, observation de la faune.
37La randonnée à pied prédomine (68 % des répondants). En périodes d’enneigement, promeneurs en raquettes (41 %) et skieurs de randonnées de tous niveaux (35 %) investissent l’ensemble du plateau de Céüse (fig. 4). Aux pieds des anciennes pistes, jeunes enfants et adolescents se lancent dans d’hilares parties de luges, quelques téméraires dévalent les pentes du Pic de Céüse jusqu’à la station (25,4 %). Plus haut, les ailes des snowkites tractent leurs pilotes vers les pentes sommitales (1,7 %).
38Ainsi, les observations de terrain montrent une forte fréquentation du site non seulement malgré l’arrêt des remontées mécaniques, mais aussi grâce à lui (photo no 1). Le périmètre du domaine skiable et plus largement l’ensemble du plateau de Céüse sont principalement investis par des pratiquants affranchis des remontées mécaniques et dotés d’une capacité d’adaptation aux irrégularités d’enneigement. Consciemment ou inconsciemment, sinon malgré eux, ces pratiquants adoptent des modes de fréquentation de la station préfigurant son possible « après-ski ».
Photo no 1 : Céüze 2000
Des randonneurs à ski investissant le domaine skiable malgré, sinon grâce à, l’arrêt des remontées mécaniques, samedi 11 janvier 2020.
39Pour certains d’entre eux, l’arrêt des remontées mécaniques est vécu comme une aubaine leur permettant de reconquérir le domaine skiable et les invitant à rêver d’un démantèlement des téléskis. Ils sont 54,3 % à se dire favorables ou très favorables au démantèlement des remontées mécaniques de Céüze 2000. Ces derniers prônent le développement spontané ou structuré d’activités récréatives adaptées au changement climatique et respectueuses du milieu naturel. Quelques-uns rêvent d’une totale renaturation du site.
40D’autres enquêtés aspirent en revanche à une remise en activité des remontées mécaniques. Les 45,7 % des répondants se disant pas ou peu favorables au démontage des remontées mécaniques de Céüze 2000 sont principalement d’anciens usagers de la station de sports d’hiver. Même lorsqu’ils y pratiquent aujourd’hui le ski de randonnée ou la promenade en raquettes, ils regrettent le temps tout proche des téléskis. « J’aimais son côté petite station familiale à taille humaine. J’aimais ses pistes et son paysage. […] Je regrette sa disparition » (usager interviewé sur site, 2019). Les habitants des communes de la montagne de Céüse sont les plus enclins à exprimer une telle nostalgie. Pour eux, l’attachement au lieu est particulièrement fort, un attachement identitaire, mais aussi économique, en tant que pourvoyeur d’emplois que plusieurs d’entre eux occupaient alors. Si le démantèlement des remontées mécaniques demeure un point de crispation, en revanche les pratiquants interrogés adhèrent majoritairement à l’idée d’y développer une nouvelle offre de loisirs (84 %), y compris des loisirs hivernaux ne nécessitant pas de remontées mécaniques (79 %).
41En somme, une majorité des pratiquants rencontrés a d’ores et déjà adopté des modes de fréquentation relevant du registre de l’« après-ski ». Pour certains, ces modes de fréquentation sont en adéquation avec leurs aspirations à la transition récréative de Céüse, tandis que d’autres donnent à voir des dissonances entre leur mode de fréquentation du site et leur volonté du maintien du modèle de la station de ski alpin.
Figure n° 4 : Enquête par questionnaires auprès des usagers récréatifs du massif de Céüze
42Période de Passation : janvier 2020, nombre de réponses exploitables : 832.
43La trajectoire territoriale de Céüze 2000 est à la fois classique et singulière. Céüze 2000 est caractéristique des petites stations de moyenne montagne compilant des difficultés foncières, gestionnaires, économiques et environnementales (Métral, 2021). Mais, à Céüze 2000, les deux piliers indissociables de la station de sport d’hiver que sont l’extension du domaine skiable et de l’immobilier de loisir (Marcelpoil et al., 2016), n’ont jamais été réunis. Céüze 2000 n’entre dès lors pas dans la compétition à laquelle se livrent les stations de sports d’hiver à partir des années 1970. Telle est sa singularité. Elle demeure une station sociale, scolaire, de proximité, périurbaine. Elle est le « bout du monde en bas de chez soi » (Bourdeau 2020) et « l’around door » (Corneloup 2020) avant l’heure.
44L’arrêt de ses remontées mécaniques n’en a pas fait une station fantôme. Bien au contraire, ses pentes sont investies par de nombreux usagers y déployant des pratiques relevant peu ou prou de slow sports. Attisées par les oppositions politiques, les différences culturelles, les nostalgies et les rancœurs, les actuelles crispations autour du possible démantèlement des remontées mécaniques occultent l’existence d’aspirations communes à nombre de protagonistes et d’usagers rencontrés lors de nos enquêtes : que Céüse demeure un espace récréatif offrant à tous une nature tout à la fois accessible et remarquable.
45Pendant que les élus hésitent, que les associatifs concertent, que les experts prescrivent, les usagers, pour leur part, inventent par leurs foulées des formes de transitions récréatives. Sont aussi en train de naître de micro-initiatives résidentielles et professionnelles réinvestissant les locaux désaffectés de la petite station de Céüze 2000. Ces frémissements ouvrent les champs des possibles pour l’aménagement, voire le ménagement de ce territoire. Au lieu d’un laboratoire livré aux nouveaux marchands de la transition, Céüse semble s’orienter timidement vers « une transition par le bas », c’est-à-dire par les pratiquants locaux et les initiatives citoyennes (Hourcade et Van Neste, 2019). Sont-ils en passe de transformer les vulnérabilités héritées en opportunités pour ce territoire singulier ?
46Les initiatives citoyennes se multiplient aujourd’hui dans les territoires de montagne (Landel et al., 2018). Elles contestent le modèle industriel de la station d’hiver, s’opposent aux projets d’aménagement visant son renforcement (pétitions contre les projets de remontées mécaniques à la Grave, à Saint-Véran, à l’Alpes d’Huez-Les 2 Alpes, contre les retenues collinaires à La Clusaz). Elles prennent aussi à bras le corps des projets de territoires, tels que la réhabilitation et le repeuplement du village d’Ostana dans la Haute Vallée du Pô, ou plus récemment la reprise de la station d’Err-Puigmal dans les Pyrénées. Se posera, certes, rapidement la question de la viabilité économique de ces alternatives. Des projets à suivre donc.
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