1« Ils·elles n’ont pas les codes ». Voilà des propos entendus mainte fois lors du premier déconfinement, autant par des professionnels de la montagne que des élus locaux. En juin 2020, la quantité inhabituelle de touristes nouvellement venus à la montagne avait créé un surprenant malaise : la fréquentation massive de personnes débarquant pour la première fois en montagne bousculait une certaine intériorisation de cette dernière comme un espace « réservé ». Sans nier la réalité d’incivilités, le déconfinement m’avait fait découvrir que tel un Monsieur Jourdain de la haute montagne, je répondais malgré moi à des codes de « bonnes » pratiques. Et que d’autres, manifestement, non.

2Le film L’Ascension, de Ludovic Bernard, ne parle pas de déconfinement. Sorti en 2017, il retrace le cheminement d’un jeune banlieusard (Samy) prêt à gravir l’Everest pour prouver à celle qu’il aime (Nadia) qu’il n’est pas un incapable. Nadia est une jeune femme espiègle que l’attitude quelque peu lymphatique de Samy tient à distance. Cette frustration génère la réponse antédiluvienne du mâle conquérant : réaliser un exploit prouvant à la belle la valeur intrinsèque du prétendant. Certains terrassent des dragons ou des morts-vivants, Samy, lui, se propose plus modestement de gravir le plus haut sommet du monde : l’Everest. Sans aucune expérience de la montagne, il parvient à l’aide de gros mensonges à intégrer une expédition « commerciale » (dont les membres paient très cher pour être pris en main et convoyés — autant que faire se peut — jusqu’au sommet). Jeune noir du 9-3, sans emploi, Samy se retrouve au milieu d’hommes blancs, « quadras » à « quincas », aisés autant que dépositaires des fameux « codes » de la montagne (tenue vestimentaire, rythme de progression, matériel, références culturelles de sommets et d’alpinistes, etc.). Ce décalage est abordé sur le ton de la comédie et de nombreux spectateurs avancent le côté plaisant de ce « feel-good movie » (www.allocine.fr, consulté le 6 mars 2023).

3J’ai découvert l’existence de ce film lors d’une intervention en prison en tant que scientifique. Discutant alors sur l’entraînement requis pour mener nos recherches en altitude, l’un des détenus me demanda si je connaissais le film sur « le gars d’un quartier qui a réussi à aller tout en haut ». Je ne savais pas de quoi ni de qui il s’agissait. Aucun des trente détenus présents n’était jamais allé en montagne ; aucun n’avait jamais vu de glacier ou de paroi abrupte. Le seul rapport à cet espace était une personne à qui l’un d’eux pouvait s’identifier. Et dont je n’avais jamais entendu parler.

4L’Ascension est ainsi tirée de l’histoire de Nadir Dendoune, journaliste et auteur originaire de La Courneuve, qui réussit sans n’avoir jamais fait d’alpinisme à atteindre le sommet de l’Everest (il avait tout même effectué un tour du monde en vélo, preuve d’une certaine endurance). Dendoune en a fait le récit dans un ouvrage publié chez JC Lattès : Un tocard sur le toit du monde.

5Contrairement au film, le livre est l’expression d’une colère. Il n’aborde pas le sujet avec légèreté, et il n’est pas question non plus d’une quête amoureuse. Au contraire. Dendoune témoigne ainsi : « De la part des alpinistes, j’ai ressenti un vrai mépris de classe. Et tout ce mépris que je subissais en France m’est revenu à la gueule. C’est la rage qui m’a fait atteindre le sommet » (www.libération.fr, 20 janvier 2017). « La haute montagne, c’est un sport de blancs, de bourgeois. Je voulais aller là où on ne m’attend pas » (idem). Et là où il n’avait pas les codes.

6Ces propos mettent en lumière un de ces non-dits — car non conscientisés — des Alpes européennes : l’appartenance ethnique dominante (Sallenave, 2022). Une catégorisation qui joue un rôle clé dans la situation dramatique des Alpes briançonnaises : « l’identification policière [aux frontières] reproduit des catégories sociales ancrées dans l’imaginaire collectif : elle participe en cela à produire la normalisation des corps “blancs” et la stigmatisation des corps “noirs” » (Bachellerie, 2020).

7Nadir Dendoune est co-scénariste du film. Il a donc fait un chemin et des choix importants entre un livre de colère et une comédie cinématographique. Signe d’apaisement ? Quoiqu’il en soit, L’Ascension porte un message qui lui est propre : celui d’une banlieue qui ne se résume pas à un ghetto, celui de jeunes hommes et femmes portés par les mêmes aspirations que l’ensemble de la population.

8Dans son livre, Dendoune raconte vouloir brandir, au sommet, deux petits drapeaux : celui de la France, son pays malgré tout, et celui de l’Algérie, d’où viennent ses parents. Il ne sortira finalement que ce dernier, ratant de son propre aveu l’occasion d’un début de réconciliation entre ses deux identités. Dans le film, Samy aussi ne sort qu’un petit drapeau : celui de la France. Symbole fort et discret d’un désir multiculturel.