1Les stations de sports d’hiver de La Clusaz et du Grand Bornand se situent sur les communes éponymes dans les Aravis (Haute-Savoie), au sein de la Communauté de communes des vallées de Thônes (figure 1). En raison de leur ancienneté, il s’agit de stations dites de première génération selon la typologie de Knafou (1978). Celles-ci sont reconnaissables par la continuité des villages et des hameaux existants avec la station, où les sports d’hiver, portés par des investisseurs locaux et privés, se sont ainsi greffés à une activité déjà vivace.

2Ces stations sont aussi reconnaissables par un morcellement de leurs domaines skiables et un pouvoir local fort dans l’exploitation touristique. Elles répondent à des caractéristiques différentes (figure 2).

Figure 2. Les caractéristiques des domaines skiables du massif des Aravis

	Altitude basse	Altitude haute	Superficie du domaine skiable	Nombre de remontées mécaniques	Moment de puissance	Nombre total de pistes	Kilométrages de pistes	Nombre d’enneigeurs	Part du domaine enneigée artificiellement
La Clusaz – Manigod	1 100 m	2 600 m	375 ha	49	16 332,5	84	125	277	27,7 %
Le Grand Bornand	935 m	2 050 m	352 ha	24	11 415	48	84	270	46 %
Saint-Jean-de-Sixt	950 m	1 020 m	2 ha	2	42	5	2,12	0	0 %

© A. Troiano, 2021. Source : à partir du rapport de présentation, dossier d’arrêt, SCoT Fier-Aravis, 2019.

4Les stations et leurs domaines skiables respectifs sont actuellement dissociés, séparés par la montagne du Danay (1731 m), à l’intersection des limites communales. Cette montagne est régulièrement au centre de projets intercommunaux avec des tentatives d’opérer une liaison entre eux. Ce projet à éclipses signe son retour par la révision du Schéma de cohérence territoriale Fier-Aravis (SCoT) (entre 2015 et 2019) via une Unité touristique nouvelle structurante (UTNS). Cette liaison haute par le Danay annonce l’équipement d’un espace vierge avec, parmi ses objectifs, un domaine skiable relié sous l’entité « Grand Domaine Aravis » dépassant la rupture de charge associée à la liaison déjà en place par navettes et permettant d’attirer une clientèle internationale.

5Ces projets d’évolution des domaines skiables deviennent rares et sont donc d’autant plus visibles et décriés. Ils se heurtent alors à des mobilisations environnementales croissantes et à une visibilité supérieure à celle de l’époque où ils sortaient « au coup par coup ». En effet, la loi Montagne 2 (2016) exige leur affichage dans les documents d’urbanisme (PLU pour les UTN locales) et de planification (SCoT pour les UTN structurantes), les exposant davantage, comme en attestent les recours contre le SCoT de Maurienne (cf. conclusion). À l’heure où les conversations slaloment autour de, entre autres, économie du tout-ski, prégnance des domaines skiables dans l’économie des communes de montagne, évolutions climatiques et neige de culture, ce projet de liaison s’inscrit au centre des problématiques d’évolution des territoires de montagne.

6Cet article s’inscrit dans le champ de la géographie politique de l’environnement (Laslaz, 2017) et de la polémogéographie (Laslaz, 2005). Il participe aussi à la compréhension des phénomènes de conflictualité, qui « fait référence aux caractéristiques et au processus d’un ensemble de situations conflictuelles sur un espace (les acteurs des conflits, les types de manifestation, la durée, l’intensité, la résonance médiatique, la fréquence spatiale). L’étude de la conflictualité en géographie renvoie à l’analyse des dynamiques sociales, spatiales et temporelles des oppositions où l’espace est objet, support, enjeu ou impacté par des oppositions » (Cadoret dans Gérardot [dir.], 2012). Sans entrer dans un déterminisme structurel ou historique à la conflictualité, les domaines skiables sont concernés de longue date par les tensions avec des logiques de protection. Leur espace est alors « polémogène » (Laslaz, 2016). Le conflit environnemental « traduit une opposition forte entre acteurs, exprimée par différents niveaux de violence, qui est déclenchée par un équipement, une infrastructure ou une politique de protection (en projet ou réalisés) modifiant un environnement (considéré au sens large) familier (quotidien, hebdomadaire, saisonnier) pour lesdits acteurs exerçant des activités ou résidant à proximité. L’échelle concernée est donc locale et régionale, et le conflit implique la co-présence » (Laslaz, 2020). Mais le conflit n’est pas toujours exprimé, tangible et vivace : il peut être latent, sous-jacent, et prêt à se déployer à la moindre étincelle. C’est en cela qu’étudier ses prémices, ses risques de survenue, est tout aussi intéressant, sous la forme de ce que nous nommons ici le potentiel conflictuel. Dans le cas des Aravis, il peut notamment être révélé par la création d’associations et de collectifs ou dans le cadre des procédures de consultation et de concertation publiques.

7Comment la révision du SCoT Fier-Aravis relance-t-elle de potentielles perspectives d’aboutissement du projet de liaison entre La Clusaz et Le Grand Bornand par le Danay ? Et comment ce dernier, au-delà de son potentiel conflictuel, en termes d’aménagement, d’environnement et d’usages, est-il vecteur d’un conflit de représentations conduisant à un processus de territorialisation, et ce, à plusieurs échelles ?

8Pour tenter de répondre à ces questions, la méthodologie mise en œuvre s’appuie sur des lectures, notamment des documents d’enquête publique et relatifs au SCoT, un travail de terrain (photographies) et une collecte d’informations par le biais de 14 entretiens semi-directifs menés auprès des différents acteurs du territoire (exploitant, élu, technicien de collectivité, services de l’État, collectif citoyen…) via des grilles établies au préalable. Les conditions de déroulement des entretiens ont parfois elles-mêmes révélé la dimension polémique du sujet, quand la plupart ont été difficiles à obtenir et que certains acteurs n’ont pas donné suite aux demandes d’entretiens. Les propos issus de ces derniers ont été anonymisés.

La liaison La Clusaz-Le Grand Bornand, un serpent de mer remis au goût du jour par le SCoT Fier-Aravis

9Repenser les connexions entre stations alimente depuis des décennies le projet de liaison, récemment renforcé par l’argument du raccordement au fond de vallée.

Un projet à éclipses qui pèse dans les débats locaux depuis des décennies

10Une liaison par le Danay « est déjà là » (collectif citoyen, 01/03/2021) entre les deux stations : elle est de plusieurs natures (piétons, VTT, ski de fond) et notamment permise par une piste forestière créée sur les trois communes (figure 3). Cependant, elle ne procure pas « l’effet d’un domaine relié » (service foncier et urbanisme, 22/03/2021) car « on n’est pas sur les Trois Vallées » (id.).

Renforcer la liaison existante n’est pas une idée nouvelle, l’antériorité historique de ce projet est profonde. Effectivement, allant du premier plan commun traduit en plusieurs langues pour la saison d’hiver 1966-1967 à la création du « Ski-Pass Aravis » à l’hiver 1984-1985 et les navettes, les stations des Aravis tentent de s’inscrire dans la continuité des différentes logiques de développement des domaines skiables qui ont été développés dans le contexte du Plan Neige. Alors qu’une « mise en route en 1985-1986 et la livraison en 1987-1988 » (Boutry, 1983-1984) était annoncée par le maire du Grand Bornand de l’époque, la liaison n’est qu’actualisée par l’UTNS, et la figure 4 illustre les temporalités de cette remise au goût du jour.

11Par ailleurs, ce projet peut également faire écho à celui d’une liaison entre les deux golfs de La Clusaz et du Grand Bornand, actuellement suspendue. La connexion par le Danay peut être qualifiée de projet à éclipses, de « serpent de mer », ou de « marronnier » (service foncier et urbanisme, 17/03/2021), dans la mesure où il « ressort du chapeau » (collectif citoyen, 01/03/2021) régulièrement. Ce collectif citoyen s’est constitué en opposition au programme touristique global du SCoT arrêté en 2019 et en amont de l’enquête publique sur la révision de celui-ci (7 décembre 2019-8 janvier 2020), pour laquelle la mobilisation a battu des records à l’échelle nationale, totalisant 2963 participations (registres matérialisés et dématérialisés confondus). La contestation se structure autour de la réunion citoyenne ayant réuni 400 personnes à Thônes en janvier 2020 à l’initiative du collectif citoyen, lors de laquelle des associations de protection de l’environnement sont également représentées ; leurs avis peuvent alimenter les réflexions des services de l’État et réciproquement (Mountain Wilderness, 2019).

La volonté de créer un grand domaine relié dans un contexte jugé inadapté par certains

12La liaison comprendrait quatre tronçons, dont deux à La Clusaz car deux options se profilent pour la commune : soit en direction du centre-village, soit en direction du secteur de Balme, une des portes d’entrée du domaine skiable (figure 5).

13Néanmoins, les élus de Saint-Jean-de-Sixt décident de ne plus être partie prenante du projet mettant ainsi fin à l’ambition d’en faire la « porte d’entrée au futur Grand Domaine Aravis » (SCoT Fier-Aravis, 2019) (figure 3).

14Le maintien des tronçons entre La Clusaz et Le Grand Bornand ravive le souhait de « proposer un produit plus attractif notamment sur les standards de la concurrence internationale » (CCVT, 2019) « dans une économie touristique largement mondialisée » (id.) où « la connectivité du territoire, c’est-à-dire sa capacité à être relié et sa capacité à s’inscrire dans des réseaux d’échanges, est une condition majeure de son développement » (id.).

15En ajoutant une piste, la liaison permettrait la création d’un produit ski avec une liaison forte par un point haut de 212 km de pistes de ski alpin, assurant « le passage d’un cap » (SCoT Fier-Aravis, 2019) et le fait d’« exister sur un domaine skiable de plus grande ampleur » (élu, 23/03/2021). Ce positionnement commercial via le kilométrage de pistes est un des principaux arguments mis en avant par les élus, décrits comme « obsédés » (services de l’État, 24/03/2021) par ce chiffre supérieur à 200 km, qui assurerait leur visibilité auprès des tour-opérateurs. Cette fuite en avant quantitative est inscrite dans les logiques équipementières des grands domaines reliés depuis les années 1970.

L’articulation de la liaison au projet d’ascenseur valléen Thônes-plateau de Beauregard

16Le choix du tronçon à destination du village pour La Clusaz apparaît très rapidement comme un argument favorable au développement de la mobilité douce par un couplage au projet d’ascenseur valléen reliant Thônes au plateau de Beauregard (figure 6). En effet, cette variante « s’intègre dans une logique globale de mobilité à l’échelle du territoire » (conseil municipal de La Clusaz, 13/09/2018) car un de ses objectifs est de « supprimer les navettes hydrocarbonées entre les trois communes » (CCVT, 2019) avec une supplantation des énergies fossiles « tant au niveau des réseaux de bus inter-stations que des véhicules individuels » (id.).

Les facteurs de contestation du projet

18Trois principaux champs d’arguments sont invoqués par les opposants au projet.

Les arguments d’ordres environnemental et agricole

19De « mobilité durable décarbonée » (association de protection de la montagne et de l’environnement, 26/03/2021) au « prétexte écologique » (accompagnateur et guide, 22/03/2021) comme « arnaque » (id.), l’argument environnemental est un des facteurs principaux de la contestation. Pour l’opposition au projet, l’argument écologique de la liaison apparaît comme « une ligne de plus dans le discours » (collectif citoyen, 01/03/2021) et un outil de « différenciation marketing » (association de protection de la montagne et de l’environnement, 26/03/2021) pour « piquer le client au voisin sur un équipement démarquant supplémentaire » (collectif citoyen, 01/03/2021). La finalité de la liaison est très largement questionnée, d’une part un outil de mobilité efficace imposerait de fermer les routes mais ce ne sera pas le cas, donc « si c’est pour faire une balade en télécabine, autant qu’ils prennent le bus ça fait moins d’impacts » (moniteur, 22/03/2021). La conclusion tirée par les services de l’État est que « la question est bien posée mais la réponse était mauvaise » (services de l’État, 15/03/2021). Outre la mobilité, la contestation repose également sur les aménagements connexes tels que la piste de ski alpin et une retenue à usage mixte pour la neige de culture et l’alimentation en eau potable. Ces équipements et les gares viendraient se localiser en contrebas de la Tête du Danay sur des terrains plus plans, mais cela n’est pas sans impact pour les agriculteurs présents sur le site car situés « dans la bonne terre et le seul pré qu’il y a » (agriculteur, 22/03/2021). Les Aravis apparaissant comme un massif relativement préservé et porté par la filière reblochon depuis l’AOC en 1958, cette nouvelle ligne de câbles et les équipements qu’elle implique (ouverture et élargissement de pistes, constructions de nouvelles remontées mécaniques et de nouveaux lits, etc.) sont vus d’un mauvais œil.

L’argument de l’enneigement comme sécurisation du « produit ski »

21La neige de culture « concourt, tout comme le déplacement des domaines skiables à des altitudes plus élevées et la recherche d’interconnexions, à envisager les possibilités de valorisation du manteau neigeux par extension des espaces à enneigement garanti » (Paccard et al., dans Antoine et Milian, 2011). Cette recherche d’interconnexion peut être supposément plus forte pour Le Grand Bornand catégorisée comme nettement plus dépendante à la neige de culture que sa voisine de La Clusaz, dotée de combes encaissées exposées au nord et plus hautes en altitude (Spandre et al., 2019).

22Les études intégrant la neige de culture laissent entrevoir la possibilité d’une viabilité du ski à l’horizon 2030-2050 « avec des faits avérés par des scientifiques » (élu, 23/03/2021) sur lesquels les élus se basent, de fait car il « faut bien s’appuyer sur quelque chose » (id.) : « il peut [alors] paraître intéressant d’investir sur ce type d’équipements » (id.). Émerge une nette disparité d’interprétation des différentes études dans les discours des différents acteurs aux intérêts divergents. À cela s’ajoutent les variations interannuelles car « le réchauffement climatique ne fonctionne pas encore comme on voudrait » (skieur de pente raide, 22/03/2021) avec « la météo [qui] ne joue pas pour eux [à savoir les partisans d’un ralentissement et d’un arrêt de l’équipement] car cette année il y a eu de la neige » (id.) et cette rhétorique aboutit en effet au discours suivant : « on a encore des années d’exploitation devant nous avec des hivers comme ça » (service foncier et urbanisme, 22/03/2021).

L’argument de la fuite en avant équipementière

23Le projet de la liaison par le Danay, ajouté aux autres projets du SCoT Fier-Aravis, est perçu comme relevant d’une autre ère touristique par la prédominance des projets d’extension des domaines skiables dans les UTNS (figure 8). Il nécessite de « replacer le débat dans la globalité des débats » (collectif citoyen, 01/03/2021) car « nous on a plus de neige, mais eux n’auront plus d’eau » (id.) traduisant une sensibilisation croissante du grand public (Marcelpoil et al., 2010).

24Le projet du Danay est actuellement dénoncé comme relevant d’une « vision passéiste » (collectif citoyen, 01/03/2021) qui « aurait pu être d’actualité il y a 40 ans » (propriétaire de refuge, 21/05/2021) sauf que « ici [à La Clusaz], ils n’en n’ont jamais voulu » (collectif citoyen, 01/03/2021). Ce retour des projets de liaison est fréquent car leur non-réalisation est perçue comme responsable d’un dysfonctionnement ou d’un retard : « cela a été imaginé à un moment donné, on ne l’a pas fait, si ça ne marche pas c’est parce qu’on ne l’a pas fait » (membre du comité de massif, 26/03/2021) et par conséquent « on avait imaginé donc il faut le faire » (id.). Il remet en exergue des intérêts potentiellement divergents entre les deux stations, la liaison s’avérant plus centrale pour le domaine du Grand Bornand, mais l’obligeant toutefois à constituer un nouveau front de neige.

25L’évolution des domaines skiables est bien souvent liée à la construction de nouveaux lits touristiques. Cette dialectique est décrite comme une « fuite en avant » (Puppato, 2013) par le modèle économique qu’il impose :

fondé sur la vente de charges foncières pour abonder le budget des collectivités afin d’investir dans des équipements lourds, […] et l’augmentation tarifaire des remontées mécaniques pour compenser la diminution du nombre de skieurs et rester à l’équilibre, conduit inévitablement à une fuite en avant (ibid.).

27Ce projet de liaison répondrait alors du « principe du pied dans la porte » (collectif citoyen, 01/03/2021) : la liaison nécessiterait une offre d’hébergements, associée à des pistes, avec un aboutissement par étapes du projet global de liaison et d’extension des domaines skiables, comme ce fut imaginé au travers des 8 UTNS (figure 8).

Controverses et potentiel conflictuel autour d’un projet en suspens

28Cette dernière partie propose une montée en généralité et une tentative de conceptualisation du potentiel conflictuel, éclairée par les formes de spatialisation du conflit et le contexte d’insuffisante concertation déplorée par les opposants à cette liaison.

Le potentiel conflictuel : propositions pour une théorisation

29Le « potentiel conflictuel » (Laslaz, 2016) renvoie à différentes acceptions : premièrement, il peut être compris comme l’opportunité que donne le conflit de mettre les acteurs autour de la table et d’avoir une fonction sociale utile, performative, en dépit de son coût.

30Deuxièmement, il permet de déceler, au même titre que l’acceptabilité constitue le potentiel dans lequel s’anticipe l’acceptation, la survenue possible d’un conflit, parce que les conditions sociales, les antagonismes pour qu’il advienne sont réunis. A fortiori parce qu’en revenant à l’étymologie du mot « potentiel », elle désigne quelque chose dont l’effet n’est pas immédiat.

• L’extension des différents espaces concernés, dans une dimension horizontale.

• Le nombre des échelles mobilisées dans le conflit, dans une dimension verticale.

• Le nombre ou l’étendue des objets supports de la contestation, qui représentent l’emprise de la contestation. Ici, il s’agit du Danay, mais aussi des projets d’équipements touristiques que la liaison générerait dans les différents villages.

• Les formes de violence utilisées, qui sont les paroxysmes de cette contestation mais aussi la condition même du conflit.

• La densité sociale des acteurs impliqués ; on entend par ce terme, outre le nombre, le potentiel conflictuel des acteurs (quatrième acception de cette notion), c’est-à-dire leur capacité à se mobiliser, à s’inscrire dans des réseaux, à s’opposer, voire à s’affronter.

32Par leur fonction même, les stations de montagne disposent donc d’un potentiel conflictuel, que les contextes sociaux économiques, culturels et politiques révèlent (le « milieu pré-conflictuel » de Lahaye, 2008). Les conflits qui les concernent, autour de leur existence, des valeurs qu’elles portent, de leurs finalités, sont réels, mais une lecture simpliste selon laquelle ces stations seraient « menacées » et affaiblies par ces conflits est erronée : ils participent à leur quotidienneté et à l’amélioration des interactions sociales qui les animent aussi. Plus largement, les « conflits ne constituent pas un dysfonctionnement de l’action publique, mais bien une modalité généralisée de sa mise en œuvre » (Melé et al. [coord.], 2003), une sorte de régulation de son fonctionnement. Le même auteur (Melé [dir.], 2013) définit ultérieurement l’action publique, non pas comme l’action des pouvoirs publics, mais comme la somme d’actions mettant en jeu un public, présenté « comme l’ensemble des individus se considérant comme potentiellement affectés par les conséquences d’une décision ». Cela concerne donc les nombreux collectifs, locaux ou plus éloignés, qui peuvent exprimer leur concernement et leur mobilisation. L’action publique est le « produit d’interrelations entre un nombre limité d’acteurs organisés », selon un registre qui n’est plus celui de leur hiérarchie, comme cela a pu l’être par le passé, mais de l’échange (Ollivier-Trigalo et Piéchaczyk, 2002), qui s’exprime notamment dans les réunions d’information ou les tentatives de concertation.

33Le conflit environnemental et son potentiel sont révélateurs d’une géographie politique locale qui peut être une clé de lecture intéressante pour ce projet de liaison avec « la question, évidemment géopolitique, de l’usage et donc du contrôle du territoire : à quoi doit-il servir ? » (Subra, 2018) et par conséquent au profit de qui et de quoi, selon quelles priorités. La réponse révélera donc intrinsèquement les rapports de forces entre les acteurs et leurs intérêts respectifs dans l’aboutissement du projet.

34Le projet de liaison par le Danay présente alors un potentiel conflictuel aussi bien dans la possibilité de survenance d’un conflit (environnemental notamment), qu’à travers les ressources permises par ce conflit. Le potentiel conflictuel repose sur la réalité que peut impliquer la perspective d’aboutissement de ce projet : produit ski ou produit mobilité. Aucun des deux n’échappe à une situation conflictuelle.

35La dynamique conflictuelle grandissante peut être synthétisée dans une frise chrono-systémique (figure 10) replaçant les différents éléments y contribuant dans le temps et les uns par rapport aux autres. L’UTNS de ce projet apparaît alors comme déstructurante, car elle souligne par son potentiel conflictuel la dualité des perspectives d’avenir des stations de sports d’hiver entre aménagement et ménagement de l’existant, pratiques touristiques, attentes et accessibilité, capacité aussi à se repenser hors du « tout ski ». De ce point de vue, les promoteurs d’une telle infrastructure argumentent en faveur de son caractère bi-saisonnier et sa participation à la diversification touristique, argument rejeté par l’autre bord.

La construction spatiale du conflit et les usages de la concertation

36Par la confrontation des individus et de leurs perceptions de l’espace, le conflit environnemental peut également se définir comme « le croisement de conflits de personnes, de représentations, de perceptions qui se projettent et se matérialisent dans un territoire et un environnement, ou plutôt dans la conception que chaque groupe social se fait de ce dernier » (Laslaz, 2016). Cette conception propre à chacun peut être associée au conflit d’usages avec des intérêts et des utilisations différentes de l’espace dans une co-spatialité impliquant une co-présence. Dans le cadre d’un projet d’aménagement conflictuel, le conflit a une base nécessairement spatiale, par les acteurs et par l’espace qui en constitue l’enjeu ou l’objet.

37Cette base spatiale du conflit, et ce qu’elle implique, ont pu être invoqués au cours des phases de concertation de la révision du SCoT Fier-Aravis. La concertation est le « processus dans lequel les acteurs s’engagent afin de gérer ensemble un ou des biens, espaces ou territoires qui leur sont communs ou d’influencer des actes et décisions déterminants pour l’avenir de ces biens communs » (Beuret, 2006). Subra (2016) la définit comme « un ensemble de pratiques et de procédures qui permettent d’associer la population et les acteurs institutionnels d’un territoire (ou seulement ces derniers) à des décisions qui les concernent ». Elle apparaît indissociable du conflit et de son processus puisque « les rivalités entre acteurs ne cessent pas avec la première réunion publique » (id.) étant donné que « les acteurs […] continuent de poursuivre les mêmes objectifs : pour les uns, l’adoption du projet, pour les autres, son abandon ou des modifications substantielles » (id.). Ici, c’est même cette concertation qui a révélé le conflit. En effet, au cours des réunions publiques, l’opposition avance un discours des élus « comme si tout était figé » (collectif citoyen, 01/03/21) et que les projets s’élaboraient « à l’insu des habitants » (membre du comité de massif, 26/03/21). Cependant, si par « les gens qui sont sur le projet » (id.) sont entendus les élus des différentes communes ayant contribué au vote de l’arrêt de la procédure de révision du SCoT Fier-Aravis, alors certains d’entre eux se sont également exprimés dans l’enquête publique évoquant une moindre concertation entre eux au cours du processus de révision en amont de son arrêt. Leurs avis, aux airs de « mea culpa » (Observation n^o 1276) soulignent un manque de concertation « intra-SCoT » : le vote est décrit comme s’étant déroulé « sans en avoir connu le contenu et les aboutissants, si ce n’est par un exposé très évasif et très incomplet lors d’une unique séance du conseil municipal durant laquelle [les élus ont] dû voter instantanément, sans aucun recul » (id.). Cet avis est partagé à l’échelle intercommunale : « on a peu pour habitude d’aller à l’encontre des communes, ce qui nous a amené au SCoT qu’on a fait » (élu, 29/04/21) avec l’usage donc de fonctionner en regroupant les différents projets portés par les communes sans forcément porter de regard critique (id.). Celui-ci s’exprime dans les phases de consultation de manière explicite mais également implicite par la forte part d’anonymat des avis rédigés (30 %) montrant que « la parole n’est pas libérée » (collectif citoyen, 01/03/21). D’autant plus que les élus ne sont pas « tous en phase sur ce sujet-là [de la concertation] » (élu, 29/04/21) avec « d’autres élus qui ont des approches plus classiques » (id.) avec « l’ancienne méthode » (id.) où le projet n’est présenté qu’à la fin aux citoyens sans que ces derniers ne prennent part au processus décisionnel (id.).

38Ce potentiel conflictuel révélé par la concertation renvoie donc à un processus d’appropriation de l’espace, répondant lui-même à une réflexivité sur son aménagement. Les représentations et valeurs sont mobilisées par chacun des acteurs du conflit, stigmatisées réciproquement en fonction des visions de l’intérêt général induisant un rapport de forces ; le regroupement d’individus en ayant une vision partagée crée une solidarité de destin. La concertation peut tenter de concilier l’ensemble des intérêts des différents acteurs pour faire évoluer le projet et optimiser le potentiel conflictuel vers une issue. Celle-ci est diverse et variée, allant du compromis à l’abandon du projet ; néanmoins au regard de ces différentes perspectives, il peut être intéressant d’étudier le degré de satisfaction de l’issue choisie (ou subie) pour chacun des acteurs, et de le comparer à la motivation pour l’investissement de départ dans le conflit (figure 11).

39Le conflit est donc utile car constructeur socio-spatial et révélateur d’une territorialité latente, il peut même conduire à « la mise en place de dispositifs de gouvernance innovants » (Cattaruzza et Sintès, 2011), mais s’il est « ignoré ou non maîtrisé, il risque de réapparaître dans d’autres contextes, dès que l’occasion se présente, avec le risque de mettre en échec d’autres projets » (Kirat et Torre, 2008). Il « rebondit alors d’un projet à l’autre tant qu’il n’est pas géré, et tout nouveau projet risque d’être kidnappé par les conflits latents du territoire » (id.), ce qui renvoie aux différentes formules utilisées au cours des entretiens, telles que « ça ressortira » (skieur de pente raide et agriculteur, 22/03/21), pour qualifier le projet de liaison du Danay et les autres projets touristiques du SCoT.

Conclusion