1Roşia-Montană est une commune de Transylvanie dans le massif des Apuseni des Carpates roumaines, située à une altitude de 876 m et connue pour ses mines d’or datant de l’époque romaine (ancien castrum d’Alburnus Maior). Exceptionnel du point de vue historique, organisationnel et paysager, le territoire de la commune a intégré le patrimoine mondial de l’UNESCO en 20211.
Carte 1 : Localisation de Roșia-Montană
Radu C. Barna, 2022
2Les habitants avaient organisé leur communauté autour des « biens communs » pour des raisons liées à la rudesse du milieu montagnard (manque d’accessibilité et de services, des activités rendues difficiles par la morphologie, isolement pendant l’hiver, etc.) et aux risques inhérents à l’activité minière. Mais si de tout temps l’or a exercé une fascination sur les humains et a souvent détruit des communautés, est-ce que ce sont les « communs » qui peuvent expliquer le développement de cette communauté ? Quelle est l’influence du milieu montagnard ? Qu’en est-il du « commun » actuel ?
3Pour répondre à ces questions, une mise en perspective de l’organisation des quatre périodes marquantes de la commune, par une approche historique, sera réalisée, en faisant appel au concept de développement, défini comme « l’amélioration des possibilités pour les populations locales à satisfaire leurs besoins » (Barna, 2008). Mais comme les besoins humains sont variés et de plus déterminés par l’époque, la culture et l’information, nous allons retenir comme repère le concept de capabilité de Sen (cité par Robeyns et Morten, 2021). Ceci parce que les valeurs communes et les interactions humaines créent des synergies qui donnent naissance à un développement intégré, c’est-à-dire au contrôle local sur l’économie, intégrée à son tour dans la vie culturelle, sociale et politique (Jayet, Puig, Thisse, 1996). C’est ainsi que non seulement la dotation en ressources définit le développement mais surtout la capacité des gens à la convertir en libertés réelles. Celle-ci dépend du degré d’autonomie accordée par l’État ou d’une vision alternative de rationalité sociale et économique qui peut venir des membres de la communauté ou de l’extérieur. Ces aspects pourraient expliquer l’influence réciproque entre développement et « communs », ainsi que la construction du « commun » actuel à Roşia-Montană.
4Les « communs » sont pour Bollier (2004, cité par David, Le Dévédec, 2015, p. 3) « une ressource + une communauté + un ensemble de règles sociales ». Ces règles sont une question de gouvernance car avant qu’elle devienne efficace et équitable, il fallait que les gens s’entendent sur l’usage de la ressource (Ostrom, Hess, 2007). Le « commun » naît donc à la suite d’idées et de volontés et il est à penser comme co-activité et non comme co-appartenance, copropriété ou copossession (Dardot, Laval, 2015).
5David et Le Dévédec (2015), ainsi que Buchs et al. (2019), expliquent la transformation « des communs », c’est-à-dire un système de ressources et/ou des architectures institutionnelles liées à la répartition des ressources, en « commun », système de valeurs qui oriente l’action collective. Ce « commun » peut être défini comme « les facilitées — matérielles, institutionnelles ou culturelles — que les membres d’une communauté fournissent à tous les membres de cette communauté afin de prendre soin des intérêts communs » (Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2018). Et pour que cela soit effectif, Dardot et Laval (2015) soulignent l’importance d’une culture partagée et d’une histoire héritée. À cela nous ajoutons la culture du partage qui, en cas de difficultés dues au milieu, comme en zone de montagne où les activités possibles sont plus restreintes et le besoin de collaboration plus important, pourrait avoir obligé les habitants à coopérer depuis longtemps.
Photo 1 : Vue générale de Roșia-Montană en hiver
6Pour analyser les quatre périodes mentionnées (xviii-xixe siècles, période communiste, période post-1989, période actuelle), nous allons prendre comme repère le développement dans les domaines économique, politique, social et identitaire/culturel, à travers certains aspects :
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Pour le développement économique, nous allons prendre en considération la sûreté matérielle, la possession des biens et des moyens de production.
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Pour le développement politique, nous allons nous intéresser à l’autonomie, comprise comme liberté de disposer du territoire et de s’organiser, mais aussi au partage entre ce qui relève du domaine public, commun ou privé.
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Le capital social étant essentiel pour la mobilisation des ressources territoriales, nous l’avons retenu via l’atmosphère de confiance et de solidarité.
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Le développement culturel caractérisé par des spécificités comme les valeurs et les normes communes.
7Nous avons choisi ces idées générales parce que les besoins humains sont difficilement comparables au travers des quatre époques retenues, et parce que des indicateurs plus précis ne sont pas disponibles. Et si dans une même époque, comme celle qui s’étend sur les xviii-xixe siècles, il y a eu des périodes de crise, ou comme dans la période communiste, des périodes d’épanouissement, nous avons retenu la tendance générale.
8L’article place ainsi le développement de la commune dans une perspective historique, en essayant d’identifier, d’une part, les éléments qui déterminent la constitution et le fonctionnement des « communs » en lien avec le développement et, d’autre part, les continuités entre les étapes historiques. Cela en rendant compte de l’importance de la co-activité et des arrangements mis en place pour la rendre possible, ainsi que de tous les aspects qui renforcent la capabilité des gens. Et si pour le xviiie siècle la difficulté de l’analyse peut provenir d’un manque d’information, pour le « commun » actuel, la difficulté peut provenir de la prédominance des aspects immatériels et intangibles. Ceci d’autant plus qu’à la complexité interne du territoire vient s’ajouter une complexité du milieu externe, devenu global.
9Afin de compléter les données documentaires, nous avons réalisé six entretiens. Ils ont été semi-directifs et ont duré en moyenne deux heures. Notés de E1 à E6, ils étaient :
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E1 (habitant, commerçant et ancien ingénieur des mines de l’État),
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E2 (habitant, retraité, ancien topographe des mines de l’État),
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E3 (habitant, propriétaire d’un gîte agritouristique, président de l’association Alburnus Maior de défense du patrimoine local),
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E4 (engagé de la compagnie canadienne qui possède actuellement la seule licence d’exploitation d’or de la commune, guide du musée des mines, ancien ingénieur des mines de l’État),
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E5 (journaliste et député) et
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E6 (avocat).
10Les entretiens ont été conduits sur la base du guide d’entretien qui avait comme thèmes principaux la satisfaction des besoins, l’autonomie et la co-activité. En dehors des entretiens formels effectués, nous avons recueilli les témoignages de nombreuses autres personnes (villageois et bénévoles), utiles pour confirmer des informations et pour mieux cerner l’atmosphère actuelle.
11L’institution en 1691 de l’administration autrichienne en Transylvanie prévoyait, pour les villes minières de montagne (Bergstädte), un statut autonome « Opidum montanum ». Elles étaient régies par la Direction des mines (Erarium), soumise directement à la Commission impériale des mines de Vienne (Balog, 2016). Ce statut prévoyait que « tous les mineurs sont exempts sur l’impôt personnel ainsi que sur les moulins et le nécessaire à l’entretien de deux vaches » (Montan-Handbuch des Österreichischer Keiserthums 1857, cité par Balog, 2016, p. 45). À côté de la législation favorable, l’impôt sur le profit est resté jusqu’en 1850 de 10 %, ceci dans les conditions où les habitants avaient la propriété du sol et du sous-sol. La seule contrainte était le monopole de l’État sur le commerce de l’or, ce qui obligeait les mineurs à vendre leur production dans les magasins de l’État, à des prix très bas.
12Basée sur le besoin de protection dû aux conditions risquées du travail dans les mines, la solidarité s’est organisée autour de la « fraternité du fond des puits » (Rus, 2014). Mais l’exploitation était différente de celle en place dans la même période en Californie, surtout parce que les mineurs n’étaient pas des chercheurs d’or. Leurs activités étaient réglées par les conditions spécifiques de la montagne : climat, pentes, force hydraulique, contraintes, etc. et ils étaient fiers d’être des « rosieni » (habitants de Roşia-Montană). Ils font partie de la population des « moti » (qui occupe la partie sud des monts Apuseni) pour qui l’identification primaire se fait en rapport avec la montagne, comme le montre l’expression usuelle encore aujourd’hui « Nous sommes comme les sapins : en plaine on fane » (citée en 1934 par Bogza [1962]). Toutes les évocations documentaires de la zone minière font référence aux montagnes entourant la vallée de Roşia (garantes de sécurité et de liberté), aux rivières et étangs qui faisaient fonctionner les diverses machines et au climat. Les mines étaient fermées pendant l’hiver (trois, quatre et parfois cinq mois par année) parce que l’eau était gelée (Netea, 1977).
13Les ménages étaient structurés autour d’une économie liée à l’élevage et à la forêt et la richesse relative du village n’a pas séparé les habitants de la vie de l’espace des Apuseni. Les échanges étaient intenses et les habitudes et croyances étaient toujours liées aux événements fondamentaux de la vie. Ils avaient participé à toutes les révoltes, révolutions et guerres, ensemble avec les autres moti, et ils trouvaient souvent leur épouse/époux lors de la foire aux mariages organisée annuellement sur le mont Gaina. Encore aujourd’hui, les tombes des jeunes qui meurent ne sont pas surplombées de croix mais de sapins.
Photo 2 : Des activités encore traditionnelles
Radu C. Barna, 2014
14Il y avait dans cette période deux formes principales de propriété : les petites exploitations, presque toutes les familles de la commune possédant au moins un puits, et celle de la commune où la propriété était indivisible. Avant la loi des mines de 1854, qui avait transféré la propriété du sous-sol à l’État, il était possible pour la commune de concessionner à une association de mineurs un « périmètre communautaire de mine » situé sur les terres communales, d’un maximum de 5153 m2. C’est ainsi que les mines communes sont nées. L’organisation des exploitations était régie par un Collège minier formé de tous les propriétaires des mines (Balog, 2016).
15Au milieu du xixe siècle, 94 % de la production d’or provenait des exploitations détenues par les habitants (communes et individuelles), l’extraction étant basée sur des technologies traditionnelles qui avaient leurs origines dans l’époque médiévale (Santimbreanu, Bedelean, 2002). Ces auteurs expliquent le manque de modernisation par la culture des rosieni qui voyaient cette activité non comme une source d’enrichissement mais comme une simple activité de leur vie quotidienne. Depuis tout petit ils apprenaient le caractère social de cette activité et qu’« ils devaient extraire de la mine juste ce qu’il fallait » (E4). Ils devaient partager, investir dans la communauté et soutenir tous les mouvements (révolutions, révoltes, guerres) qui leur garantissaient la liberté. Un des exemples anciens est le nommé Mihail Gritta qui, après avoir sorti de la montagne 1700 kg d’or, n’a pas arrêté le travail dans les mines et avait construit sept églises et sept écoles dans des villages aux alentours (Rus, 2016). Aujourd’hui, l’exemple est donné par un habitant qui, bien qu’il soit millionnaire, s’investit fortement dans toutes les actions civiques et continue de gérer un des magasins du village.
16Cette mentalité a été facilitée par l’Erarium, qui s’était interdit d’accorder des licences d’exploitation à des étrangers de la commune ainsi qu’à ceux qui n’avaient pas suivi l’école minière du village (Balog, 2016). À cela avait contribué la solidarité entre les villages, comme nous le montre la révolte de toute la région provoquée par la concession d’une mine envers une entreprise française dans le village voisin de Bucium en 1886. Des témoignages transmis oralement dans la région et recueillis en 2012 par Gotiu (2013) soulignent aussi le fait que la nouvelle technologie de cette entreprise aurait modifié le partage des sources d’eau. En effet, les moulins étaient disposés en cascade sur les rivières et les étangs étaient dotés de systèmes complexes de régulation afin de faire bénéficier tous les moulins de la même force hydraulique.
17Tous ces aspects avaient pris une forme mythologique et sont entrés dans la culture populaire : les mines étaient habitées par des fées (vâlve) qui étaient les vraies propriétaires de l’or. Elles étaient une sorte de repère moral, car elles punissaient la cupidité et demandaient le partage avec les moins chanceux. Des légendes parlent ensuite des mineurs qui allaient dans les puits avec un œil couvert pour ne pas voir trop d’or (FCRM, 2011).
- 2 Dénommée d’après une unité de mesure de l’or : 1 piseta = 4,8 g or.
18Au cours du xviiie siècle, la « fraternité du fond des puits » s’est matérialisée par la constitution d’une Bruderlade (caisse des frères), fonds destiné aux aides mutuelles et aux retraites des mineurs, et avec le fonds pisetal2. Le fonds pisetal était une caisse commune qui avait servi à la construction de l’hôpital, de l’école minière et des 21 étangs nécessaires pour le fonctionnement des moulins. Il finançait aussi d’autres activités économiques et agricoles, l’entretien des étangs et d’autres infrastructures, ainsi que l’école élémentaire, les écoles paroissiales et les associations culturelles. Tous les producteurs de la commune (mines, moulins, commerces, traitement, etc.) étaient dans l’obligation de contribuer à ce fonds à hauteur de 4-5 % de la valeur de la production (Santimbreanu, 2009).
19L’organisation, les histoires et les légendes vont se révéler très importantes dans la transmission de la culture et de l’esprit du lieu. Ce sont eux qui vont permettre, des siècles plus tard, à réimaginer une organisation basée sur d’autres valeurs que celles du marché.
Photo 3 : Ancien moulin exposé dans le village
20Radu C. Barna, 2020
21En 1948, tous les moyens de production deviennent propriété de l’unique entreprise d’État qui exploite la zone. La Constitution de la République populaire roumaine du 13 avril 1948 stipulait dans son article 6 : « Les richesses de n’importe quelle nature du sous-sol, les ressources minérales, les forêts, les eaux, les sources […] appartiennent à l’État comme des biens communs au peuple » (cité par Cristea, 2007). La conséquence majeure de cette nationalisation a été la disparition de toute propriété individuelle ou commune des villageois, parce que les trois prérogatives qu’un sujet de droit peut avoir sur un bien, usus (le droit d’utilisation), fructus (le droit de bénéficier des fruits) et abusus (le droit d’aliéner la propriété) étaient en totalité attribuées à l’État. Il s’agissait aussi d’une accaparation du territoire, car les habitants n’avaient plus le droit de participer au choix du type de développement et plus aucun droit concernant les ressources du territoire.
22Les modifications dans le système des propriétés ont produit des transformations dans le processus de production et donc dans la vie des gens, mais il y a eu aussi des modifications dans la structure de la population ainsi que des changements en ce qui concerne le cadre physique du village (Marza, 2012). L’histoire a été réinventée et tous les aspects de la vie (matériels, spirituels, culturels, l’école, l’hôpital, etc.) étaient organisés et financés par l’État (E4).
23Parce que les rosieni étaient en opposition avec l’idéologie communiste (en rapport avec la disparition de la propriété privée et de la soumission sociale et culturelle aux directives du parti communiste), l’élimination de toute opposition a été recherchée, mais aussi celle des symboles, des idées et des valeurs économiques et sociales anciennes, qui étaient considérées comme étant bourgeoises et décadentes (Haiduc, 2012). De nombreuses familles ont été relogées dans des habitations appartenant à l’État et d’autres ont été obligées de quitter le village (Cristea, 2007).
24La réorganisation des activités a été accompagnée aussi d’un afflux de mineurs venus d’ailleurs, mais qui n’avaient pas connaissance de la culture locale. Cette période est restée vive dans la mémoire collective aussi bien à cause de la perte de l’ancrage social que de la désintégration communautaire (FCRM, 2011).
25Pourtant, avec le temps, Roşia-Montană avait commencé à renaître sur certains aspects. Et ceci était dû au fait qu’après des années passées à travailler ailleurs, de nombreux rosieni étaient rentrés à la maison et avaient commencé à faire de l’agriculture (E1). L’État prenait comme taxe un quart de la production (il n’y avait pas d’autres taxes et impôts), en sachant que l’agriculture de montagne (autour d’environ 1000 m d’altitude) n’a pas été collectivisée (Netea, 1977). Ce changement a été important, car, d’un côté, ces anciens habitants de la commune ont apporté avec eux l’histoire et la culture de leur ancien lieu d’expatriation et, d’un autre côté, ils ne dépendaient pas de l’entreprise de l’État, étant retraités. Cette culture et l’autonomie avaient conféré à ces gens l’idée et la liberté de s’organiser autrement, et les difficultés de la vie en montagne les ont incités à refonder certaines formes de solidarité et d’action commune. Ont ainsi été jetées les bases d’un système informel d’entraide à l’image du fonds pisetal de même que celles des activités communes liées aux travaux agricoles et à la vente des produits de la forêt (E2).
26Après 1989, les réformes économiques roumaines ont été réalisées sous la supervision du Fonds monétaire international (FMI) et de l’Union européenne (UE). Ayant décidé la fermeture de la plupart des mines du pays pour des raisons de rentabilité, les décideurs politiques les ont ensuite concessionnées à des entreprises étrangères. L’État roumain a signé en 1995 un contrat concernant les ressources de Roşia-Montană avec la société Gabriel Ressources3, avec siège off-shore et cotation à la bourse de Vancouver. En 1997, celle-ci a créé la « joint venture » Roşia-Montană Gold Corporation (RMGC)4.
27Le projet de cette société est fondé sur l’exploitation en carrière ouverte avec une technologie à base de cyanures. Pour une durée de vie de l’exploitation estimée à environ dix-sept ans, ce projet préconise la destruction de plusieurs montagnes qui entourent le village pour les transformer en carrières. Le projet implique aussi la délocalisation d’une grande partie des villages de la commune de Roşia-Montană (www.rmgc.ro).
28L’association Alburnus Maior a été constituée en l’an 2000 par approximativement 300 familles de la commune, opposées au projet de RMGC. Leur campagne « Sauvez Roşia-Montană » s’est transformée en un mouvement soutenu par des dizaines d’ONG en Roumanie et à l’international en faisant la connexion avec la « network society » comme la CEE Bankwatch, Mining Watch Canada, Greenpeace, Friends of the Earth, Reclaim the fields, etc. (Gotiu, 2013). Pour cette campagne, l’espace de montagne a servi d’attraction et de légitimation car c’était lui qui était en danger et c’était la montagne, les eaux et les forêts qui constituaient un bien commun bien au-delà du pays. Le logo de la campagne est d’ailleurs la stylisation d’une feuille et d’une montagne ensanglantée.
Photo 4 : Le sigle « Sauvez Roșia-Montană »
declic.ro
29L’articulation de cette résistance s’est diversifiée petit à petit, et à côté des actions de protestation ou de celles en justice, des expressions artistiques et événementielles ont été développées : cours, expositions, débats, divers festivals (théâtre, films, musique), conférences scientifiques et écoles d’été (restauration/architecture, activisme civique, en lien avec la nature et l’Histoire). L’attraction de l’espace montagnard a été très forte par l’architecture spécifique des villages des Apuseni, par le paysage et le voisinage des aménités naturelles comme les colonnes basaltiques de Detunate ou le rocher Vulcan et par du patrimoine culturel avec valeur symbolique de biens communs comme les étangs, le musée ou les galeries romaines. Le principal événement de mobilisation a été la fête du foin (Fân-Fest) qui communiquait les idées de solidarité et de liberté autour du paysage montagnard (emplacement des activités dans des forêts, clairières ou autour des étangs). Cette communauté a su faire appel aux sensibilités des Roumains et aux valeurs universelles en stimulant le soutien et l’implication de nombreuses personnes dans le pays et à l’international (Gotiu, 2013). À la suite de cette mobilisation, le projet de RMGC a été bloqué en 2008.
30Des « rooted cosmopolitans » au sens de Tarrow (2005), possédant une identité à la fois locale et globale, sont venus dans le village, attirés aussi par les idées de retour à la terre et aux communautés locales (www.rosiamontana.org). Convaincus par le sens de ces idées, ils ont « grandi » ensemble avec les villageois et, pendant que ces derniers ont évolué vers une identité globale, les autres ont adopté l’identité locale (Gotiu, 2013). Une des phrases fréquemment utilisées par les gens impliqués était : « Nous sommes ici pour grandir » (bénévole du programme « Adopte une maison »). Ils ont trouvé un sens à la vie et une communauté d’appartenance diffusant des valeurs basées sur la solidarité, dans lesquelles ils se retrouvaient (Velicu, 2015). Ceci était possible parce que les objectifs locaux ont intégré des valeurs universelles comme la protection de l’environnement, la démocratie directe, la qualité de vie : « Nous avons levé la tête », disait E3. C’est ainsi que la rencontre entre les besoins des habitants et des gens venus d’ailleurs a permis à toutes ces personnes d’horizons multiples d’imaginer des activités communes et de poser les bases d’une vraie communauté en ces lieux.
31Au début des années 2000, afin d’implémenter son projet, la compagnie RMGC a acheté de nombreuses maisons qu’elle a abandonnées par la suite. L’image de ces maisons qui étaient en train de s’effondrer évoquait l’idée d’un lieu en décomposition où il n’était plus possible de vivre. Pendant ce temps, la communauté locale était désorientée à cause des conflits créés autour du projet et du sentiment d’impuissance face aux pouvoirs publics et de l’argent. Ces trois phénomènes, la fragmentation de la communauté, la dépendance du pouvoir et la destruction du village, étaient intimement liés (Gotiu, 2013).
32La volonté d’agir ensemble s’est matérialisée, entre autres, par le projet « Adopte une maison à Roşia-Montană », lancé par l’association ARA (Architecture, restauration, archéologie)5 de Bucarest, qui avait proposé de restaurer, à l’aide du travail bénévole et des donations, une partie des maisons et du patrimoine. La première à avoir été restaurée a été la maison paroissiale unitarienne, transformée en salles de cours, de conférences et d’expositions. Dans la lutte contre le projet de RMGC, sa refonctionnalisation a joué un rôle symbolique très important. Elle a montré que l’existence d’une communauté constituée autour d’une vision de l’avenir basée sur des activités communes pouvait être plus efficace et utile (www.simpara.ro).
Photo 5 : Activités de la campagne « Adopte une maison »
declic.ro
33Cette communauté a « adopté » les gens venus d’ailleurs et s’est structurée autour de valeurs communes, matérialisées dans un projet de construction d’un « commun » global et local à la fois. Dans ce cas, les valeurs étaient les mêmes : droits des habitants, autonomie vis-à-vis de l’État et des grandes entreprises, respect de la nature, démocratie, développement (E1, E5). Le « commun » est le territoire de Roşia-Montană en entier, avec son histoire et sa culture, et conçu sur l’idée d’un agir commun. Le territoire de la commune, conférant des droits et des possibilités de développement mais aussi des devoirs et obligations, est devenu un vrai « commun » parce que les gens lui accordent de la valeur et sont disposés à renoncer à autre chose en échange (temps et argent). La gestion des activités est commune car la plupart des décisions sont des exercices de démocratie directe, toutes les activités organisées prenant ainsi un sens beaucoup plus complexe, motif pour lequel on appelle Roşia-Montană « la Mecque de l’activisme civique en Europe » (Gotiu, 2013).
- 6 Par la loi no. 18/1991, les anciens propriétaires avaient pu récupérer une partie de leurs propriét (...)
34Ce « commun » est composé d’une partie matérielle (les maisons communes6, les quelques terres et surtout le patrimoine), une autre immatérielle (un fonds commun formé par du capital social, l’histoire et la culture) et d’une autre intangible (les règles, parmi lesquelles celles de la démocratie directe). La campagne pour l’inclusion dans le patrimoine de l’UNESCO (jusqu’en 2021) et maintenant les activités organisées pour la valorisation de ce statut ont supposé et supposent de nombreuses co-activités.
35Le développement est imaginé sur la base de divers projets touristiques7 en faisant plus de place à d’autres objets et représentations en lien avec la montagne et la nature (FCRM, 2011). C’est toute l’image de la montagne et l’identité montagnarde des rosieni qui a été mise en avant dans la construction de ce bien. Nous en avons été témoins de ce fort développement identitaire et social lorsque nous sommes allés à Roşia-Montană pour les entretiens : le propriétaire du gîte qui nous a hébergés n’a pas voulu être payé, car son immeuble avait été rénové gratuitement. Un autre exemple est l’entreprise sociale « Made in Roşia-Montană »8.
36Au cours de l’Histoire, les habitants de Roşia-Montană ont perdu progressivement le droit sur les richesses du sous-sol (loi des mines de 1854), puis celui sur les moyens de production (durant le communisme) et finalement même le droit de vivre dans cette commune (étant incompatible avec le projet RMGC). Les biens communs et individuels ont disparu, d’abord au profit de l’État seul, puis au profit d’une entreprise multinationale. La justification de l’État ainsi que de l’entreprise RMGC était que leurs approches du développement allaient servir à l’enrichissement de la nation entière. Mais la réalité nous montre ceci : plus le profit va loin, plus il se perd dans les canaux de la finance et plus les coûts sont supportés par la population locale (Barna, Maniu, 2012).
37Cette différence entre ceux qui bénéficient du profit et ceux qui supportent le coût donne toute l’importance aux biens communs. Ce sont les « communs » qui garantissent l’intérêt d’assumer les coûts et les obligations sur le court terme et le long terme car les acteurs du territoire mettent en permanence dans la balance les coûts et les bénéfices de leurs actions dans une approche multicritère. Ces biens constituent un centre autour duquel gravitent, se confrontent et font des concessions, les divers besoins humains, aussi bien communs qu’individuels. C’est en assurant cet équilibre que les « communs » sont encore essentiels aujourd’hui.
38Afin de satisfaire ces besoins, une organisation réalisée en fonction du principe de subsidiarité appliqué aux régimes de propriété a été mise en place aux xviii-xixes siècles. En effet, chaque activité a été associée au régime de propriété qui pouvait le mieux répondre aux besoins individuels et communs : petites mines familiales, moyennes mines communes, mines profondes de l’État à partir de 1789 (c’était la commune qui avait concessionné les terres à l’État). Et cette organisation a été possible pour trois raisons : la première est la culture de la solidarité, la deuxième, c’est que les habitants avaient le droit de propriété sur le sol, sur le sous-sol et sur les moyens de production et la troisième est qu’ils avaient la liberté d’organiser cette propriété et d’en décider le degré de co-activité. La période communiste et le projet de la compagnie RMGC ont montré que l’absence des capabilités pour les habitants ne peut produire qu’un seul type de propriété, incapable de répondre à l’ensemble des besoins humains.
39Riche d’une culture partagée (liée au travail dans les mines et à l’environnement montagnard), d’une histoire héritée (des temps de l’occupation romaine et jusqu’à l’histoire des luttes récentes) ainsi que d’une culture du partage (interne, ancienne, mais aussi externe, plus récente [comme celle de l’association ARA]), la communauté s’est mobilisée autour des idées alternatives de développement qui constituent aujourd’hui le ferment de ce « commun » dont nous avons tenté d’éclairer la complexité. La nouvelle communauté s’est construite non plus sur la « fraternité des fonds des puits » mais sur une « fraternité du combat » contre le projet de la compagnie RMGC (E3). Envisageant la socialisation de la propriété, ce nouveau « commun » est ainsi basé sur des valeurs qui émanent de l’idée de ce qui devrait être différent par rapport à ce qui se passe dans le monde en rapport avec le développement, les libertés et les capabilités des gens. L’opposition à des forces monopolistiques (propriété publique ou privée) a produit des changements dans l’identification des habitants qui ont « grandi ». En grandissant, ils ont redécouvert l’importance de la communauté mais aussi le fait que cette communauté pouvait être globale.