- 1 Ce travail a bénéficié d'une aide de l’État gérée par l’Agence nationale de la recherche au titre d (...)
1Mardi 13 décembre 2022, nous rencontrons Laetitia Vivot-Diet à Terre d’étoiles, rue Très-Cloitres à Grenoble, dans le cadre d’une enquête sur la géobiologie. Nous avions réalisé avec elle, quelques mois plus tôt, une série d’entretiens et une sortie sur le plateau de l’Alpe d’Huez (Figure 1), sur les lieux des vestiges du hameau de Brandes, village de mineurs niché à plus de 1800 mètres d’altitudes pour exploiter un gisement de plomb argentifère pour le compte du Seigneur du Dauphiné (xie-xive siècles).
2Laetitia Vivot-Diet, si elle ne se définit pas comme géobiologue, développe une pratique de soin par les pierres — notamment les cristaux — directement associées à ses montagnes d’Oisans natales. « Ne m’appelez pas lithothérapeute », prévient-elle pourtant. Se défiant de la vente de pierre par le marché du bien-être, Laetitia Vivot-Diet se dit moins intéressée par ce filon économique que celui des mines des montagnes alentour dont elle contribue à faire vivre l’histoire par son approche de soins avec les minéraux. Historienne et archéologue de formation, elle cherche dans des textes qui s’étalent de l’Antiquité jusqu’au Moyen Âge les appuis et les sources d’une pratique de soin et, plus largement, de guérison qui renoueraient avec d’autres. Faisant de son activité le lieu vibrant où se réinventent des pratiques de soin ancestrales et populaires, plus tournées vers les sorcières que vers les académies de médecine, celle-ci témoigne pleinement des enjeux des milieux montagnards contemporains.
3En particulier, Laetitia Vivot-Diet nous parle de sorties en montagne qu’elle organise dans le cadre de ses pratiques de soins. Elle prolonge d’une manière renouvelée une approche des espaces montagnards comme des milieux propices à la guérison et à la santé, tels qu’ils ont été perçus et pratiqués depuis la seconde moitié du xixe siècle. Les sanatoriums s’installent ainsi dans les Alpes pour la qualité de l’air, pur, frais et ensoleillé, réputé favorable aux patients pulmonaires, que la proximité des sommets et la puissance des éléments naturels environnants prodiguent. Au même moment, sous l’impulsion de Napoléon III, le thermalisme se développe plus bas dans les vallées. L’eau thermale est utilisée en bains, en inhalation, en lavements ou sous forme de boissons. L’eau elle-même, chargée de ses minéraux qu’elle a accumulés le long des veines et boyaux pendant parfois plusieurs centaines, sinon milliers d’années, qui la chargent et lui confèrent ses vertus thérapeutiques, devient par métonymie le corps de tout un milieu sain et guérisseur sur la base duquel toute une thérapeutique se développe. Le thermalisme et les sanatoriums offrent la montagne en contemplation en même temps qu’ils l’offrent en médication et en consommation.
4Aujourd’hui Laetitia Vivot-Diet développe en partie sa pratique de soin au sein d’un hôtel de luxe de l’Alpes d’Huez, Les Grandes Rousses, dont le grand-père de l’actuelle propriétaire a inventé le terme d’alpinothérapie. Ce dernier attira les gens en altitude en vantant les mérites de la montagne (cures d’air, cures de lait). Si l’élément marin a son propre concept et espace de soin dédié, la thalassothérapie, restait à en inventer le pendant montagnard et alpin. Et à développer les pratiques de soins associées. C’est dans ce contexte que nous invitons Laetitia Vivot-Diet à présenter les sorties qu’elle organise et à s’exprimer sur leurs enjeux associés.
Figure 1 : Une sortie en montagne avec Laetitia Vivot, juillet 2021
Claire Revol
5Sur ces temps de deux à trois heures, mon idée n’est pas seulement de faire une balade mais de pouvoir faire découvrir différemment la nature. Je vis dans un lieu, les montagnes de l’Oisans, où la nature est très consommée, par le ski, le vélo, la rando, le sport et le bien-être en montagne. Mon idée est ici de remettre l’homme à sa place, de le ramener humblement à tous ces êtres vivants qui l’entourent, et de travailler sur les éléments qui sont au cœur de ma pratique quotidienne, autour des minéraux, mais également tous les autres éléments qui viennent se poser sur cette roche et qui viennent créer l’univers de la montagne : la neige, le froid, l’altitude, mais aussi les végétaux et les animaux. C’est ce changement de regard qui peut changer notre façon d’être au monde et notre façon de le consommer; c’était l’idée de départ et je me rends compte que cela rejoint ma pratique quotidienne de soin à l’individu. Je voulais sortir d’une simple pratique de bien-être, de l’ordre de « prendre un temps pour soi »… Là l’intention c’est vraiment créer un espace de guérison, et aller peut-être pour la première fois toucher un espace intérieur ; c’est vraiment une immersion, avec ces éléments de la montagne qui sont si forts, pour les inviter à devenir des éléments de guérison intérieure. Donc il y a vraiment un accompagnement tout en douceur et une bienveillance nécessaire pour aller vers cela, avec des personnes qui n’ont parfois jamais posé ce regard sur elles-mêmes. Nous formons des petits groupes de quatre ou cinq personnes dans lesquels il y aura le temps et l’espace pour chacun d’ouvrir cette intimité et d’aller la visiter.
6Avant d’entrer dans la nature, il y a une porte à franchir. Je prends un moment pour sentir le besoin du groupe, avec un échange de parole, ou simplement de calme intérieur, de méditation ; pour toucher cet environnement et cet espace intérieur, on va d’abord redécouvrir nos sens. Chaque saison apporte ses éléments qui sont différents, qui vont venir nous toucher et nous accompagner, et son énergie qui est aussi complètement différente si on la relie à celle de l’univers ; en belle saison, j’invite les personnes à enlever leurs équipements et à redécouvrir le vent, le soleil sur la peau — quand les gens vont en balade, ils sont suréquipés : lunettes de soleil, écran total, chaussures, sac à dos… Il y a ceux qui jouent le jeu, qui enlèvent, et ceux qui ne sont pas motivés au départ et puis qui enlèvent au cours de la balade ; moi par exemple je suis habillée léger, pieds nus, rien sur la tête, rien devant les yeux. J’invite les gens à sortir de leurs habitudes et de leur confort pour un moment de redécouverte des sensations du corps ; là sur la neige, j’ai invité à enlever les gants pour prendre la neige dans les mains, à la sentir, la mettre dans la bouche ; enlever le chapeau ou la capuche et laisser les flocons tomber… Ce sont vraiment de petites expériences particulières que je propose, comme par exemple se déchausser en montagne ; quand je fais la proposition, personne n’enlève ses chaussures ; puis un personne le fait, une autre après un moment, puis une troisième : chacune a eu besoin d’un temps qui lui appartenait, intime, pour refaire confiance à tout ce qui nous entoure ; dans un premier temps la nature est agressive : soit ça va piquer les pieds, c’est râpeux, l’eau est froide, on risque de manger du poison ; j’accompagne pour progressivement lâcher ces barrières, et faire l’expérience de la douceur ; s’allonger directement dans l’herbe, la neige…
7Lorsque l’on commence à marcher, je les invite à rester ouvert et à l’écoute de tout ce qui les entoure ; je les guide pour apprécier un silence intérieur, ou alors je prends le temps d’expliquer l’histoire du lieu. À Brandes cet été je vous ai expliqué comment le lieu pouvait nous mettre en relation aux ancêtres ; la semaine dernière, sous la neige, il y avait les pins qui étaient très présents, et les églantines ; on s’est mis à manger les églantines ; pour des personnes qui n’ont jamais rien mangé de cueilli directement dans la nature c’était un moment très fort ; la neige était tombée mais il y avait encore cette végétation d’un automne, l’automne était si beau que des choses ont repoussé avant que la neige ne tombe ; donc sous la neige il y avait des petites pousses de gentiane, de plantain, d’achillée millefeuille, on est resté très longtemps sous ce pin, pour goûter ; je leur faisais goûter plein de choses, ce qui était autour, on s’est beaucoup laissé aller avec le goût, les aiguilles de pin, les aiguilles d’épicéa… je leur ai tout mis dans la bouche ! Ensuite je guide un nouveau temps de méditation et de respiration, observer ce joli paysage, s’allonger et apprécier, regarder respirer profondément, et puis on va commencer à aller un petit peu préciser les choses en posant une intention — « qu’est-ce que vous pourriez attendre de cette balade pour vous aujourd’hui » ; et de poser cette intention vraiment en profondeur pour que des éléments puissent vous guider ; très souvent, j’ai un support musical, soit mes timbales, soit mon bol chantant ; parfois il reste dans le sac car il y a le chant des oiseaux; quand je sens les personnes prêtes à recevoir, on se relève et on reprend la balade ; et là l’idée c’est de vraiment d’aller chercher les messages des éléments ; il y a quelque chose de chamanique si on emploie un terme un peu folklorique ; j’insiste sur le fait que certains éléments auront plus de place que d’autres et que cela aura beaucoup de sens dans la compréhension de ce moment-là ; cela peut être le son d’un oiseau, la lumière incroyable, la douceur de la neige… il y a des gens qui vont être plus attirés par les plantes ou les arbres, d’autres par la montagne, le rocher, et d’autres qui cherchent les traces d’animaux ; on est plus ou moins touché par les différents règnes ; je les invite à ne plus suivre un chemin, mais de suivre leur chemin, qui leur est propre, et je les invite à récolter ces éléments. À ce moment-là, cela fait souvent 2h30 où on est ensemble. Ce temps où je vais cueillir leur récolte, je vais recueillir physiquement les éléments et prendre des notes sur tout ce qu’ils veulent partager à ce moment-là, les sensations et émotions. On se quitte ici. Et quand je rentre chez moi je fabrique un élixir personnalisé avec les éléments qui les ont touchés, et le dernier temps fort c’est le moment où ils reçoivent leur élixir.
8À chaque fois que je fais cette sortie, il y a des choses très profondes, il y a une direction intérieure qui est montrée aux personnes qui n’avaient jamais eu accès à cet espace, et pour celles qui avaient déjà eu accès, l’intention de guérir quelque chose ou de passer un cap se présente ; la guidance des éléments et cette ouverture font que l’on ressort de là enrichi, avec vraiment la possibilité de passer ce cap ou de guérir. Même si je vous parle d’un temps qui est court dans une vie, ce temps a vraiment un sens dans une perspective plus profonde et plus personnelle d’évolution et de guérison. C’est vraiment un voyage… parce que plus on avance dans le soin et plus on descend dans cette profondeur, dans cette intériorité ; tous ces éléments de l’environnement nous amènent à ouvrir les yeux sur cet environnement intérieur, et sur le fait que tout ce qui nous entoure, nous en sommes faits : on refait ainsi un lien entre microcosme et macrocosme. Je ne m’attendais pas à ce que ces expériences soient si fortes et si profondes.
9L’homme, se considère toujours au-dessus de la nature et voit comment l’utiliser ; et moi, dans mes soins, je rééquilibre la balance… je pense que cet accès à cette vérité intérieure peut se faire par un retour à l’humilité, il faut complètement lâcher l’ego, se rendre compte qu’on est fait des mêmes éléments, et regarder ces éléments comme des frères et des sœurs. Je me situe entre le monde incarné, physique, et le monde désincarné, invisible et spirituel, comme une gardienne de ces éléments pour ramener à l’homme toute leur sagesse, toute leur force. Dans ma pratique, on retourne à la sagesse du corps et du cœur ; c’est celle qui nous renvoie à quelque chose de plus humble, de plus bienveillant et de beaucoup plus en lien ; dans notre civilisation moderne, les gens sont des bulles closes, et quand on ouvre on retrouve beaucoup plus de lien.
10Les sorties en montagne que Laetitia Vivot-Diet mène dans le cadre de ses pratiques de soin réinventent des contacts avec les éléments de la montagne mis au service de la santé du corps et de l’esprit. Ses propositions s’apparentent à une déclinaison de pratiques issues du champ de l’écopsychologie développée par exemple par Joanna Macy (Barniaudy et Delorme, 2022) et, plus largement, des pratiques spirituelles basées sur la nature (Taylor, 2001 ; Chamel, 2019). Ces sorties participent d’une culture singulière de l’appréhension sensible des lieux de vie et des interrelations avec le vivant sous ses différentes formes et règnes, y compris ici le règne minéral. De telles pratiques envisagent la santé des humains, des êtres vivants et des territoires comme un ensemble tenu par des relations de soins mutuelles, engageant de manière indissociable les corps, l’esprit et le cœur. En enquêtant sur ce genre de proposition, il ne nous revient pas de statuer sur les phénomènes physiques en jeu et sur l’efficacité de leurs effets, mais d’obtenir la description la plus fine possible de la manière dont ces expériences consistent pour les personnes qui y participent.
11Assistons-nous là, comme se questionne Fanny Charasse à propos de la diffusion des pratiques des magnétiseurs, à une intégration au sein de nos sociétés modernes de pratiques « magico-traditionnelles » jusque-là considérées comme des vestiges pré-modernes et acquérant une légitimité par l’étonnante capacité d’absorption, d’intégration et de marchandisation du capitalisme tardif (Charasse, 2019) ? Ou s’agit-il d’un témoignage de l’ouverture d’un espace dans les sociétés contemporaines occidentales pour l’exploration d’autres rapports à la nature, sur les franges d’un naturalisme majoritaire (Descola, 2005), à la faveur du développement des écologies politiques ? Les pratiques de soin de Laetitia Vivot-Diet s’apparentent ainsi à une persistance et une redécouverte de savoirs traditionnels occidentaux s’appuyant sur des expériences ancestrales (druidisme, sorcellerie), et plus particulièrement alpines, dont elle fait revivre les gestes. Les humanités environnementales ont mis en avant le potentiel politique de leur mise en résonance avec les expériences du rapport à la terre des peuples autochtones (Glowczewski, 2021). Notre enquête ramène ces préoccupations au cœur même des sociétés occidentales, sur le territoire métropolitain (Damian et al., 2022).
12Pour autant, cette reviviscence d’ontologies minoritaires formée d’autres formes de rapport aux vivants s’inscrit également dans un contexte de diffusion spécifique, celui des reconfigurations des pratiques touristiques contemporaines, notamment du tourisme d’expérience qui cherche, depuis les années 1990 au moins, à faire rentrer sur les marchés du tourisme la mise en contact et en continuité des corps et des milieux (Damian, 2023). Cette proposition de sorties en montagne s’aligne avec les réinventions des offres des opérateurs du tourisme blanc qu’obligent les mutations climatiques en cours. Elle s’inscrit dans un univers de pratiques en pleine réinvention qui témoigne d’une transition dans nos rapports aux milieux naturels par des usages qui mêlent aux activités de plein air traditionnelles des dimensions tantôt politique, tantôt poétique, voire spirituelle. Les enjeux associés à la « marchandisation » de ces pratiques sont un sujet qu’il faudrait examiner plus finement. Il ne s’agit pas pour autant de réduire leur développement à la mise en marché d’expériences aux marges du capitalisme. Que l’on songe aux développements d’Anna Tsing sur les espaces de liberté et d’émancipation qui se négocient dans les franges de ce qu’elle nomme « péri-capitalisme » (Tsing, 2017).
13Ce qui nous intéresse, c’est de considérer qu’ici s’inventent un ou des gestes et que ces gestes nous parlent de notre présent, celui des chemins par lesquels nous sommes sommés d’apprendre à vivre dans un monde en pleine transformation. Ce faisant, nous voulons explorer leurs dimensions écosomatiques (Bardet, Clavel et Ginot, 2019) par leur manière d’articuler le corps, les sensorialités et les écologies. Ces gestes du présent, et au présent, le dépassent toutefois. Ils portent quelque chose qui les relie à d’autres gestes plus lointains. Et c’est certainement une des dimensions de cette thérapie alpine que de faire se rejoindre des gestes de soin les plus contemporains dans leurs enjeux avec des gestes qui ont — et dans une certaine mesure, dans certains territoires, continuent de — marqué la vie rurale et les formes de transactions aux milieux. Ces expériences exercent et cultivent des « arts de l’attention », arts autant tournés vers l’extérieur que vers l’intérieur. Laetitia Vivot-Diet est moins une personne exerçant un soin que l’intercesseuse entre les personnes et leur intériorité et les éléments, ouvrant à des expériences qui peuvent être remobilisées de manière autonome. Ces pratiques entraînent de nouveaux apprentissages, des expériences de transactions sensibles avec des mondes que nous nous employons à documenter.