1Les activités sportives occupent une place importante dans les pratiques touristiques des régions rurales et montagneuses (Équipe MIT, 2005 ; Higham et Hinch, 2018), et y sont souvent perçues comme un levier de développement ou de reconversion du territoire (Debarbieux et al., 2014). Le phénomène est donc étudié de près par l’économie territoriale (Gumuchian et Pecqueur, 2007), et le débat public et professionnel est largement focalisé sur les manières de capter cette activité sportive comme source de revenus et d’emplois pour ces territoires (Derioz et al., 2012 ; Perrin-Malterre, 2016). Mais les mutations contemporaines qui affectent le tourisme en remodèlent les territoires, affaiblissant certaines logiques d’organisation et en générant d’autres (Tuppen et Langenbach, 2021).
2L’objectif de cet article est d’affiner la compréhension de l’implantation territoriale des sports de nature comme activité touristique, en montrant comment ces activités spécialisées distinguent et développent des lieux. L’article propose en particulier la notion de « centralité spécialisée » pour désigner ces lieux qui attirent une fréquentation touristique organisée autour d’une activité sportive spécifique et de niche. L’article montre comment ces lieux peuvent constituer de (très) petits pôles autonomes, mais aussi s’intégrer à des espaces touristiques plus « généralistes » ou diversifiés, formant alors des centralités secondaires possédant des spatialités propres.
3Le tourisme sportif de nature crée en effet diverses formes territoriales (Corneloup et al., 2001 ; Mao, Corneloup et Bourdeau, 2003). Les plus visibles, les plus touristiques en termes de fréquentation, sont les territoires structurés par des offres commerciales grand public dans des espaces de nature fortement aménagés (Langenbach, 2016). D’autres centralités sont plus discrètes ; on peut les qualifier de « spécialisées » dans la mesure où elles sont organisées autour d’un sport en particulier et de ses sites, et fréquentées spécifiquement par la communauté de pratiquant·es régulier·ères de ce sport. Enfin, le tourisme sportif de nature peut bien sûr n’être qu’une activité parmi d’autres au sein d’économies présentielles diversifiées. L’article propose de détailler la place des centralités spécialisées au sein de ces diverses formes territoriales, pour saisir plus clairement la contribution spécifique des pratiques touristico-sportives de nature à la construction territoriale et économique de l’espace touristique. L’article suggère que cette contribution est souvent modeste en termes d’économie présentielle ; cependant, saisir ces pratiques spécialisées, dans leurs dimensions matérielles comme idéelles ou symboliques, donne des clefs pour comprendre la valorisation puissante, fortement ancrée localement, de certains espaces et certains lieux par certaines pratiques.
4Les sports de nature sont d’abord localisés par leurs sites. Ce sont même ces derniers qui les définissent : les sports de nature sont ceux qui sont pratiqués en plein air, dans des environnements non standardisés, peu aménagés, donc des environnements perçus et valorisés comme « naturels » (Boutroy, 2007 ; Fletcher, 2014 ; Brookes, 2001). Le site est « la référence spatiale de base », il est « défini essentiellement par des caractéristiques physiques, hydrographiques et climatiques qui déterminent son aptitude à constituer un support de pratique sportive » (Bourdeau, 2003, p. 60). Les diverses pratiques ou modalités de pratique dessinent des sites aux géométries et aux dimensions très variables (Figure 1). Certains sites sont « ponctuels », de dimensions très réduites, telles que le site d’escalade ; d’autres sites sont plutôt linéaires, à l’instar des rivières de montagne navigables en kayak ; dans de rares pratiques enfin, les sites s’apparentent à de vastes aires, jusqu’à des dimensions régionales, plus ou moins structurées par des itinéraires — le vol libre de distance est un cas où l’espace potentiel de pratique est particulièrement peu contraint.
5Les sports de nature s’intègrent à l’activité touristique, schématiquement, de deux façons : en tant qu’activité ponctuelle pour des publics non experts, c’est-à-dire ne pratiquant pas de manière autonome le sport en question ; et en tant qu’objet principal ou exclusif du séjour de pratiquant·es assidu·es et autonomes. Ici, je distinguerai ces deux modalités en parlant de tourisme sportif « grand public » et de tourisme sportif « spécialisé ». Les relations entre les sites et les spatialités des touristes sont bien différentes dans ces deux cas. Pour le tourisme grand public, les sports de nature sont un attrait parmi d’autres dans le choix d’une « destination » touristique, c’est-à-dire un lieu ou une région où l’on se rend et que l’on parcourt au cours d’un séjour. Les sites sportifs ne constituent donc pas des destinations en eux-mêmes. En revanche, le tourisme sportif spécialisé est le résultat d’une sélection et hiérarchisation précise des différents sites par les sports de nature : certains, considérés comme particulièrement beaux ou intéressants, attirent des personnes qui viennent séjourner à proximité spécialement pour pratiquer dans ces sites.
6Pour aborder la question des sites des sports de nature comme destinations touristiques, on peut d’abord en proposer une vision pragmatique, c’est-à-dire appuyée sur les pratiques, dans leurs dimensions tant matérielles qu’idéelles (Stock, 2015 ; Everts, Lahr-Kurten et Watson, 2011). Dans cette perspective, le site est, approximativement, le terrain pratiqué à la journée, ou entre deux déplacements véhiculés ; c’est le lieu dans lequel on s’installe, ou qu’on parcourt, pour une durée de quelques heures au moins. La destination, ou « lieu touristico-sportif », peut également être définie par un critère matériel, concret, celui des sites atteignables à l’échelle d’une journée depuis le point d’ancrage du séjour qu’est l’hébergement — ce qui peut représenter des aires assez vastes, à l’exemple du bassin de la Haute-Durance pour le kayak (Figure 1). Mais la destination, et en particulier le « haut lieu » (Debarbieux, 1993) du tourisme sportif de nature, se distingue également par son attractivité puissante, ancrée dans des conceptions et mythes propres à la communauté de pratiques (Ponting et McDonald, 2013 ; Moularde et Weaver, 2016 ; Mao et Corneloup, 2005). Ce n’est qu’en saisissant la manière particulière de chaque pratique sportive de valoriser les lieux et de « jouer avec l’espace » (Geffroy, 2017) que l’on peut comprendre le pouvoir d’attraction des destinations du tourisme sportif de nature.
7Pour comprendre l’implantation territoriale du tourisme sportif de nature, il est donc essentiel de distinguer tourisme grand public et tourisme spécialisé, site sportif et destination touristico-sportive. La question du développement territorial a beaucoup animé la recherche en sciences sociales, en particulier en géographie, sur les sports de nature. Bourdeau (2003 ; 1995) fait le constat de l’inadaptation des sports de nature au « modèle de la station […] comme […] mode de localisation et d’organisation légitime du tourisme », et du développement « par défaut » du tourisme sportif de nature de manière diffuse (Bourdeau, 1995), donnant donc peu de prise aux politiques volontaristes de développement territorial. Diverses formes de « territorialisation » (Mao, Corneloup et Bourdeau, 2003) sont toutefois mises en œuvre, en fonction des intérêts en présence, des rapports de pouvoir et conventions entre les parties prenantes locales, des valorisations culturelles des lieux et des pratiques (Corneloup et al., 2001) ; le tout conduisant à une exploitation plus ou moins intensive des « ressources territoriales » identifiées par les pratiques sportives (Langenbach, 2016). Ces communautés sportives se distinguent par des codes culturels et des pratiques qui valorisent la marginalité par rapport aux pratiques commerciales (camping « sauvage », autonomie plutôt qu’encadrement, etc.) donc limitent le profit économique qui peut en être tiré, même si cette culture de la marginalité tend à s’effacer depuis les années 1990 au moins, intégrant progressivement ces formes de tourisme à l’offre touristique marchande (Rickly-Boyd, 2016 ; Bourdeau, 2003 ; Corneloup et al., 2001). Langenbach (2016) montre qu’il subsiste un découplage territorial entre tourisme sportif grand public et spécialisé, en mettant en évidence en Ardèche des « centralités touristiques » où se concentre l’offre marchande et des « périphéries sportives de nature », riches en sites sportifs, mais à l’économie touristique limitée. Il identifie l’intervention de la sphère publique comme principal facteur de développement des centralités touristiques, là où les périphéries sont plutôt « auto-régulées », donc les espaces sportifs de nature surtout « inventés » par leurs pratiquant·es assidu·es.
8Il manque encore, dans la recherche sur le tourisme sportif de nature, une exploration fine de la relation entre les pratiques des communautés sportives, qui distinguent certains lieux au point d’en faire des destinations majeures d’un tourisme sportif spécialisé, et la traduction territoriale de cette attractivité. C’est ce manque que cet article cherche à combler.
9L’article se fonde sur un ensemble de matériaux collectés au cours d’enquêtes de terrain réalisées dans plusieurs hauts lieux du tourisme sportif de nature (Geffroy, 2020). Il s’agit de lieux parmi les plus réputés et les plus attractifs pour trois sports différents : le kayak de rivière (haut bassin de la Durance), le parapente (lac d’Annecy et Saint-André-les-Alpes) et l’escalade sportive (Verdon et Kalymnos en Grèce). Les propositions et analyses du présent article sont appuyées sur l’ensemble de ces études de cas ; cependant, par souci de synthèse, le propos est ici principalement illustré par un des territoires étudiés, le bassin de la Haute-Durance (Figure 1). Destination majeure du tourisme de kayak, mais également favorable à la pratique d’une multitude d’autres activités sportives, la Haute-Durance est un pôle majeur du tourisme sportif de nature à l’échelle européenne – et plus généralement un territoire fortement spécialisé dans le tourisme, sportif ou non (Direction départementale des territoires des Hautes-Alpes, 2011). Cette diversité se retrouve dans les formes spatiales et territoriales du tourisme, de la station de sports d’hiver aux hameaux reculés en passant par des petits centres urbains. Le semis de sites de sports de nature est également dense et divers, des petits sites d’intérêt local aux hauts lieux d’envergure mondiale, en passant par des centres majeurs de la commercialisation des activités sportives de nature à destination du grand public. Le cas de la Haute-Durance donne à voir divers types de centralités spécialisées du tourisme sportif de nature, et diverses formes d’intégration de ces centralités au territoire.
10La description et l’analyse des territoires touristiques s’appuient sur divers relevés et observations de terrain réalisés en 2017 et 2018, complétées et mises à jour en 2022 par la consultation de bases de données et de sources d’information touristique. Mais l’essentiel du travail empirique consiste en une campagne d’entretiens et d’observation participante conduite en 2017 et 2018. Dans les hauts lieux indiqués ci-dessus, j’ai ciblé les personnes présentes dans le cadre d’une mobilité touristique expressément dédiée à la pratique sportive, en les rencontrant sur les sites de pratiques ou dans les hébergements à proximité de ces sites. J’ai mené 76 entretiens semi-directifs, une quinzaine par lieu étudié, parfois avec plusieurs personnes, pour un total de 120 personnes interrogées. Les questions portaient sur la relation aux lieux de pratique et leur valorisation, ainsi que sur les schémas de mobilité et d’action dans cette forme de tourisme. L’entretien permettait ainsi une compréhension fine de la façon dont les lieux et les environnements du tourisme sportif de nature sont pratiqués. C’est cette approche, par la somme des expériences individuelles, qui permet ici d’appréhender les lieux touristico-sportifs à travers les pratiques qui les définissent. L’article donne quelques aperçus de ces pratiques à travers des citations issues de ces entretiens.
11Dans la partie suivante, l’analyse des hauts lieux du tourisme sportif de nature au prisme de la notion de centralité permettra de détailler les ressorts du pouvoir d’attraction des lieux majeurs du tourisme sportif, tout en montrant les particularités — et les limites — des territoires touristiques que ces lieux organisent.
Figure 1: La Haute-Durance, territoire multisportif et centralités globales du tourisme sportif de nature
BDALTI-IGN, BDCARTHAGE-IGN, rivermap.ch, ODbL, paraglidingearth.com, climbingaway.fr, enquêtes de terrain. Adapté de Geffroy, 2020.
12La centralité d’un lieu pour une pratique sportive de nature, qui se traduit au plus haut degré (le « haut lieu ») par une fréquentation touristique d’attraction globale, repose sur plusieurs composantes, plusieurs « qualités » du lieu.
13D’abord, le « substrat » de la qualité d’un site pour un sport de nature est l’adéquation du terrain à la pratique sportive, qui repose selon les sports sur sa topographie, son hydrologie ou encore ses conditions météorologiques — c’est-à-dire une combinaison précise de caractéristiques biophysiques. Il y a donc des conditions primaires : une rivière et une quantité d’eau suffisante pour le kayak, un escarpement rocheux pour l’escalade, un certain dénivelé et des aires adaptées au décollage et à l’atterrissage pour le parapente, par exemple. Mais les sites de sports de nature se distinguent également les uns des autres par de nombreux autres critères matériels plus précis, parfois subtils, qui conduisent à une hiérarchisation en termes d’intérêt et d’esthétique. C’est ce qui explique que l’on trouve dans ces communautés, en particulier dans les médias spécialisés, des classements des « plus beaux sites » (Geffroy, 2020, p. 174), qui recoupent en partie les hauts lieux les plus fréquentés. Ces critères sont par exemple, pour le kayak, la quantité d’eau mais aussi sa couleur, la longueur des sections navigables, l’encaissement et l’aspect « sauvage » de la rivière ; pour l’escalade, la solidité et la pureté du rocher, la verticalité, les couleurs de la falaise. Nombre de ces critères jouent à la fois sur le plan de l’adéquation aux modalités matérielles de la pratique sportive (fluidité, sécurité, difficulté sportive, originalité des gestuelles, sensations, etc.) et sur le plan des valeurs paysagères (certaines largement partagées avec le grand public, d’autres assez spécifiques à la communauté sportive). L’adéquation d’un lieu à la pratique sportive s’évalue également à l’aune du potentiel de pratique, c’est-à-dire la quantité de sites ou d’itinéraires praticables dans un périmètre restreint. C’est un des arguments régulièrement mis en avant pour faire l’éloge de la Haute-Durance, à l’exemple d’Antonin qui s’extasie de l’abondance des rivières navigables en kayak : « C’est immense, c’est énorme, il y a des montagnes de partout, y a une immense vallée avec plein de petites vallées qui partent partout. C’est un paradis ».
14Un haut lieu du tourisme sportif se distingue également par sa réputation, sa valeur symbolique ou mythique — c’est là un élément central de la définition du haut lieu (Debarbieux, 1993), qui renvoie notamment au domaine religieux. Les termes « mythe », « mythique » ou encore « Mecque » reviennent ainsi régulièrement dans le discours des personnes interrogées à propos de leur venue dans ces hauts lieux (Geffroy, 2020, p. 187). Ce statut est lié à la fréquentation et à la médiatisation par les membres de la communauté de pratiques, à l’attribution de valeurs positives et à leur circulation au sein de cette communauté (Ponting et McDonald, 2013). L’attraction n’est donc pas exclusivement matérialiste ou pratique, mais renvoie aussi aux valeurs qui sont attachées aux lieux. Les lieux mythiques des sports de nature restent bien sûr des lieux matériellement adéquats pour la pratique sportive, mais leur réputation tient aussi à la dimension historique, en particulier pour les lieux dans lesquels on situe la « naissance » de la pratique sportive ; elle peut également tenir à l’actualité des performances sportives, ou encore à des figures ou des événements particuliers. Leur réputation est largement entretenue par la communauté (Woermann, 2012), ainsi que par les médias spécialisés ; les hauts lieux sportifs font rarement l’objet de véritables stratégies de promotion touristique.
15Ces différents facteurs de centralité en induisent un autre : la capacité des hauts lieux à rassembler la communauté sportive. Ce sont en effet les lieux où cette communauté se matérialise, existe physiquement. La sociabilité dans les lieux du tourisme sportif, qui se nourrit de l’entre-soi, de la connivence, mais aussi de la rencontre et du cosmopolitisme (Thorpe, 2014, chapitre 7), est presque invariablement citée comme un facteur d’attraction majeur, parfois présenté comme aussi important que les qualités sportives des sites (Geffroy, 2020, p. 192). Les communautés sportives peuvent également marquer nettement les territoires, en particulier ceux où elles sont dominantes : les kayakistes à L’Argentière-la-Bessée, ou encore la communauté grimpante à La Palud-sur-Verdon, constituent l’essentiel de la clientèle de certains lieux d’hébergement et de restauration. Ceux-ci finissent donc par être identifiés comme des établissements « pour » la communauté, et vont parfois jusqu’à l’afficher, par des noms ou des décorations en référence à la pratique sportive. La capacité des lieux à rassembler la communauté est aussi liée, sur le plan pratique, à la situation plus ou moins proche des bassins de population et des infrastructures de transport, mais aussi des autres infrastructures et centralités touristiques. Certains sites peuvent être mythiques, particulièrement beaux ou particulièrement riches, et pourtant constituer des centralités très limitées en raison de leur caractère isolé, ou encore leur éloignement des principaux pays ou régions de la communauté sportive — le tourisme sportif de nature restant encore très majoritairement une activité du monde riche occidental. À l’inverse, l’activité de kayak dans la Haute-Durance bénéficie de sa situation relativement proche des principaux pays européens émetteurs de flux du tourisme sportif, de la présence de quelques villes et bourgs (Briançon, L’Argentière-la-Bessée, Guillestre), et d’infrastructures touristiques assez développées et assez diversifiées. Des vallées telles que la Gyronde et la Guisane trouvent ainsi dans l’activité kayak un des relais, au printemps et à l’été, de l’activité de sports d’hiver, qui est à l’origine des principaux développements touristiques — en particulier les stations de Serre-Chevalier et Puy-Saint-Vincent.
16Ces composantes de la centralité se combinent pour attirer, par exemple, Virginia et Pablo, couple de parapentistes uruguayen·nes, sur les bords du lac d’Annecy (Geffroy, 2020, p. 189 et s.). Pablo y voit les « racines du parapente » et qualifie le lieu de « paradis du vol libre ». Venant d’un pays où la culture de ce sport est peu développée, il dit avoir « rêvé toute sa vie » de venir voler à Annecy. Virginia se déclare également enchantée d’y trouver la communauté sportive et son atmosphère de convivialité, la comparant à une « famille ». Leur exemple témoigne ainsi du statut de centralité internationale, évident au sein de la communauté, que possède Annecy pour le vol libre.
17Mais le statut de centralité majeure que les hauts lieux possèdent au sein de la communauté sportive ne se traduit pas nécessairement en une centralité touristique majeure ; en effet, les communautés en question restent peu nombreuses au regard de l’activité touristique en général, leurs sports restant des activités de niche. Les hauts lieux des sports de nature, bien souvent, ne rayonnent donc que modestement sur le territoire et ses activités économiques. C’est notamment l’étude des centralités touristico-sportives « isolées » qui permet de faire ce diagnostic. Ce sont les lieux situés à l’écart des autres pôles touristiques, où l’économie touristique est essentiellement dépendante d’un site sportif spécifique et d’une communauté sportive spécifique. En l’absence d’une demande importante d’encadrement de la part des pratiquant·es très majoritairement autonomes, cette économie se résume la plupart du temps à une poignée d’établissements d’hébergement et de restauration, c’est-à-dire aux services touristiques de base. Les alentours des sites d’escalade de Céüse (commune de Sigoyer) et d’Ailefroide (commune de Vallouise-Pelvoux) en sont des exemples. Les cartes (Figure 2) le montrent : dans les deux cas, un camping fournit la plus grande part de l’hébergement, complété par 2 à 3 gîtes et/ou hôtels ; pour ce qui est de la restauration, on ne trouve au pied de Céüse qu’une pizzeria, d’ouverture récente, et un stand de restauration rapide à Ailefroide. Malgré leur attractivité globale — Céüse surtout, largement reconnue au sein de la communauté grimpante comme une des plus belles falaises du monde, donc une des destinations d’escalade les plus désirables —, ces centralités isolées restent de très modestes pôles touristiques.
18Rares sont les contre-exemples, les lieux qui connaissent une fréquentation spécifique à un sport suffisamment importante pour développer une offre touristique substantielle, de l’ordre de plusieurs dizaines d’établissements d’hébergement et de restauration. Pour l’escalade sportive, Kalymnos, en Grèce, est un des rares lieux au monde où s’est formée une véritable petite « station d’escalade », autour d’une offre de sites pléthorique et accessible à une grande variété de niveaux de pratique — critère décisif, mais non suffisant, pour attirer une fréquentation touristique substantielle. Nulle part en France, malgré la présence de multiples hauts lieux de l’escalade parmi les plus réputés de la planète, on ne trouve de pôle comparable à Kalymnos. Ce degré de développement n’est en effet atteint, en général, que par les centralités touristiques multisportives, dont l’exemple canonique serait Chamonix, pôle majeur pour l’alpinisme, le ski, mais aussi l’escalade, le parapente ou encore le trail. Les centralités spécialisées des sports de nature peuvent bel et bien constituer des pôles autonomes, mais dont le développement reste en général très limité. Elles peuvent en revanche, comme l’expose la section suivante, s’insérer dans un tissu territorial touristique généraliste, tout en conservant des spatialités propres et des activités spécialisées.
Figure 2: Céüse et Ailefroide, deux centralités internationales de l'escalade aux dimensions touristiques modestes
OpenDEM ODbL, SRTM, Office de Tourisme des Hautes-Alpes. Réalisation : V. Geffroy
19Pour l’essentiel, l’économie du tourisme sportif de nature repose sur la pratique grand public, qui alimente en particulier les activités d’encadrement. La plus grande part du chiffre d’affaires des écoles de parapente est ainsi due aux « baptêmes » de parapente (Perrin-Malterre, 2007), et la plus grande part de l’activité des monitrice·eurs d’eau vive est faite de descentes en raft, canoraft ou hydrospeed (Marsac, 2012) — autant d’activités accessibles à un large public. Si l’on a noté ci-dessus un certain découplage entre les lieux du tourisme sportif grand public et spécialisé, ce n’est pas toujours le cas : certains hauts lieux du tourisme sportif spécialisé sont aussi des lieux majeurs de la pratique grand public, à l’exemple de la rivière Ubaye (Figure 1) pour le kayak et le rafting, ou des décollages parapente de Talloires et Montmin au-dessus du lac d’Annecy ; là, c’est très majoritairement à cette deuxième catégorie de pratique qu’est due l’activité économique touristique, et non au statut de hauts lieux qu’ils possèdent au sein de la communauté sportive passionnée.
20Lorsque les centralités spécialisées sont ainsi insérées dans un tissu touristique généraliste ou multisportif, elles peuvent sembler perdre de leur pertinence sur le plan de l’organisation territoriale. Ainsi, le bourg de Guillestre, dans les Hautes-Alpes, est un petit pôle touristique qui profite d’activités diverses, villégiature, randonnée, patrimoine aussi bien qu’une variété de sports de montagne. Les kayakistes y sont très présent·es, mais leur part dans la clientèle des nombreux établissements d’hébergement et de restauration est difficile à déterminer. Pour autant, les centralités spécialisées continuent d’exister dans l’organisation spatiale et temporelle des pratiques touristico-sportives de nature, qui restent polarisées par les sites et laissent peu de place aux autres activités dans le séjour touristique. Ainsi, la présence des kayakistes à Guillestre est due à la proximité des sections navigables du Guil en particulier. Et c’est en interrogeant les pratiquant·es du tourisme sportif de nature qu’on peut estimer leur propension à s’adonner, au cours de leur séjour, à des activités autres que leur sport (Geffroy, 2020, p. 338 et s.). La plupart des pratiquant·es affirment ainsi que leur séjour est centré sur l’activité sportive et sur ses lieux, et que les autres activités n’ont qu’un rôle annexe, cantonnées aux jours « de repos » ou de mauvaises conditions, quand elles ne sont pas totalement ignorées. Georgia et Wilma, kayakistes anglaises interrogées à L’Argentière-la-Bessée, expliquent ainsi qu’elles font en sorte que « le voyage en vaille la peine », ce qui signifie naviguer le plus possible au cours de la semaine que dure leur séjour, et qu’elles ne s’arrêtent que quand elles ont « les bras qui pendent », qu’elles sont « trop fatiguées ». Même parmi les personnes qui affirment s’adonner à des activités hors-sport, celles-ci restent en général clairement soumises à l’impératif de ne pas interférer avec la pratique du sport principal. Toutefois, l’intégration des hauts lieux à des pôles touristiques importants favorise l’ouverture à d’autres pratiques touristiques. Les pratiquant·es les plus âgé·es, ou accompagné·es de leur famille qui pratique peu ou pas le sport, plébiscitent ainsi les lieux qui offrent une large palette d’activités, à l’exemple d’Agatha à Kalymnos, qui y apprécie la « combinaison de l’escalade et des activités non liées à la grimpe pour le reste de [s]a famille ».
21La notion de centralité spécialisée vient compléter les concepts et typologies d’analyse des espaces du tourisme (Équipe MIT, 2002) en combinant des critères de forme territoriale et de pratiques des lieux. Comme concentration spatiale du bâti et de la communauté sportive, principalement autour des lieux d’hébergement, la centralité spécialisée se distingue du tourisme diffus (Bourdeau, 1995). Les sites de sports de nature présentent certes un semis diffus, largement indépendant des efforts du développement territorial, et peuvent bien entendu accueillir une pratique touristique itinérante ou « excursionniste » (sortie à la journée). Mais certains d’entre eux, les hauts lieux essentiellement, se constituent en destinations touristico-sportives et petits pôles d’activité — ce sont là les centralités spécialisées. Elles se distinguent des stations touristiques, dont elles partagent pourtant la spécialisation dans une activité, dans la mesure où elles n’attirent qu’une activité de niche, et non une pratique touristique massivement répandue dans la population telle que la plage ou les sports d’hiver. La centralité spécialisée est donc en général de dimensions plus réduites, sur le plan spatial comme le plan économique, que la station. Elle présente toutefois, comme la station, un bâti permanent, ce qui la distingue du spot touristique (Stock, Coëffé et Violier, 2017, p. 397), lieu identifié par un groupe spécifique pour une pratique spécifique, mais qui n’accueille pas d’établissement permanent. La centralité spécialisée peut être isolée, constituant dans ce cas un lieu touristique bien distinct, ou insérée dans une station touristique voire dans un pôle urbain. Dans ce second cas, la centralité spécialisée ne constitue pas une forme territoriale distincte, mais elle reste une centralité secondaire possédant des spatialités spécifiques, en relation avec le ou les sites de pratique dont elle dépend.
22Pour Stock (2017), appliquer le concept de centralité, issu de l’analyse de l’urbain, au domaine du tourisme permet de s’affranchir du modèle structuraliste des lieux centraux urbains, et de considérer que les lieux sont centraux en fonction de la manière dont ils sont habités — par le domicile principal et le travail quotidien, ou par le logement temporaire et le loisir, etc. Si parler de centralités touristiques permet un décentrement par rapport à l’organisation du territoire par l’urbain, parler de centralités touristiques spécialisées permet un décentrement par rapport à l’organisation du territoire touristique par les principaux pôles (centres urbains, bourgs, stations). Dans un cas comme dans l’autre, on affine la lecture de l’espace en différenciant les pratiques, et en admettant que différentes pratiques construisent différents lieux ; en l’occurrence, chaque pratique sportive définit ses propres périmètres et ses propres spatialités. Les centralités touristiques spécialisées invitent également à comprendre l’attractivité à différentes échelles et en fonction des différents publics : le tourisme sportif de nature peut en effet créer des centralités de rayonnement mondial pour une communauté de pratiques spécifique, mais de faible importance au sein du réseau urbain ou du territoire touristique régional.
23Les centralités spécialisées permettent d’observer une des modalités de la participation du tourisme à l’économie présentielle (Pecqueur et Talandier, 2011). Cette sphère économique dépend essentiellement de l’attractivité des territoires, aussi bien résidentielle que touristique. Prendre en compte les centralités spécialisées permet de saisir de manière fine les qualités précises de lieux qui attirent des présences particulières, plus ou moins temporaires, plus ou moins concentrées. Bien sûr, les lieux ne captent pas la fréquentation touristique sans un certain travail de valorisation par les acteurs et actrices locales, qu’on peut appeler développement ou territorialisation (Mao et Corneloup, 2005 ; Mao, Corneloup et Bourdeau, 2003) ; mais réfléchir en termes d’économie présentielle permet de saisir l’enjeu de valoriser des présences relatives à une ressource territoriale, plutôt que de se concentrer sur les moyens de développer l’activité. En vue de la pérennité de l’économie présentielle, les centralités spécialisées présentent l’avantage d’une valorisation relativement autonome par une communauté et une pratique spécifique, et d’une certaine fidélité liée à la relation consubstantielle entre la communauté, la pratique et la ressource. En revanche, les centralités spécialisées présentent l’inconvénient d’un potentiel de développement limité des activités touristiques alternatives — à moins bien sûr de parvenir à attirer d’autres pratiques, et ainsi de diversifier la centralité touristique. La centralité spécialisée évoque un modèle d’économie touristique intermédiaire entre la station et le tourisme diffus, misant sur un archipel de centralités modestes et d’activités diverses, plutôt que sur de grands projets de développement territorial ; et un modèle d’économie touristique fondée sur les ressources existantes et la compréhension fine des diverses pratiques de loisir et de voyage.
24L’étude des centralités spécialisées du tourisme sportif de nature contribue donc à la compréhension des formes territoriales du tourisme, en montrant comment certaines activités de niche peuvent entretenir des isolats touristiques fortement attractifs, et pourtant peu développés ; et en montrant également comment elles peuvent s’insérer dans des centralités touristiques plus générales en conservant leurs propres spatialités. L’article argue de l’intérêt, pour la géographie du tourisme et pour l’économie territoriale, de considérer les centralités spécialisées comme un type de lieu touristique, autonome ou inséré, mais présentant toujours des spatialités et une fréquentation spécifique. Le concept invite à partir des pratiques des touristes dans et avec les lieux, pour saisir précisément les ressorts de l’attractivité de ces derniers, et les spatialités qui résultent des pratiques spécialisées des lieux, en l’occurrence le tourisme sportif de nature. C’est ainsi que l’on parvient à saisir l’importance majeure, et le caractère de centralité globale, de certains hauts lieux pour des communautés spécifiques, là où la perspective du développement territorial et touristique ne voit au premier abord que de petits pôles à l’activité très réduite et au faible rayonnement sur l’économie touristique, ou des activités de niche dans une offre touristique diversifiée.
25Alors que les programmes de développement touristique de grande ampleur, nourris par le modèle de la station, ont montré leurs limites et ont engendré nombre de destinations aujourd’hui fragilisées (Tuppen et Langenbach, 2021 ; Blázquez-Salom et al., 2019), les modèles territoriaux touristiques se réinventent. Pour les régions rurales en particulier, la réflexion se tourne vers des formes de développement plus modestes et plus ancrées localement, appuyées sur une diversité de pratiques des lieux, comme chemin privilégié vers la résilience des territoires (Broegaard, 2022). Si l’on se fie aux préconisations de Weed (2021, § 20), ce sont les destinations qui parviennent à valoriser « une interaction spécifique entre activité, personnes et lieu, qui ne peut être trouvée ailleurs » qui seraient les mieux équipées pour perpétuer leur activité face aux transitions globales contemporaines. Le tourisme sportif de nature, comme pratique profondément ancrée dans des lieux singuliers, créatrice de hauts lieux et de centralités touristiques spécialisées, peut contribuer à cette valorisation multiforme des territoires.
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