Nous remercions Charlotte Topsfield et Amy Kerr des National Galleries of Scotland pour l’accès aux sources, et Christopher Baker pour les discussions sur le legs de Vaughan. L’aide sur le terrain a été fournie Zoe Kirkbride et Jamie Kirkbride. Nous remercions les deux relecteurs anonymes dont les commentaires constructifs ont permis d’améliorer le document. Nous remercions également Melaine Le Roy et Ludovic Ravanel pour leur aide dans l’amélioration de la version française de cet article.
1L’art du paysage permet au spectateur un voyage instantané dans l’espace et dans le temps. La créativité dans la représentation des lieux, des saisons, des contrastes journaliers, et des événements a toujours fasciné et questionné, notamment sur les raisons et la façon dont les scènes sont restituées. Cette fascination a également trait aux événements de portée plus large qui peuvent être suggérés en pointillés ou aux intentions de l’artiste. La façon dont nous représentons, analysons, et créons des relations avec les paysages a suscité une attention particulière dans les études géographiques (Cosgrove, 1987). Plus généralement, la relation entre l’art du paysage et la géographie fournit un récit concernant les paradigmes changeants au sein de ces deux disciplines. Cela a conduit à une réévaluation des représentations artistiques des paysages physiques et culturels, passant d’interprétations descriptives à des études analytiques qui explorent les relations esthétiques, économiques, politiques et sociales dans lesquelles l’art est situé et qui mettent en évidence les liens possibles entre plusieurs échelles de temps et d’espace (Hawkins, 2011). Pendant de nombreuses années, l’étude de l’art du paysage a été plus populaire en géographie humaine qu’en géographie physique. Des études plus récentes se sont concentrées sur les liens entre les sujets géographiques, humains et physiques par le biais d’analyses d’espaces qui combinent les perspectives des sciences sociales et physiques sur le lieu et l’art. La recherche explorant les géographies de l’art combine à la fois sciences de l’environnement et sciences humaines et sociales afin de proposer des méthodes innovantes pour des voyages paysagers plus holistiques et critiques (Dixon et al., 2012). Le rôle de la pratique créative — non seulement en tant que sujet, mais aussi en tant qu’outil méthodologique — est également devenu une question propice à des collaborations fructueuses (Hawkins, 2019).
2L’art permet de communiquer des idées abstraites et des émotions en les ancrant dans des paysages donnés. Un artiste talentueux va attirer l’attention du public sur des détails qui sont tout à la fois particuliers mais aussi évocateurs de forces en présence plus larges. L’une de ces figures est le célèbre artiste anglais, Joseph Mallord William Turner RA (1775-1851). Cet article combine des analyses géomorphologiques et de géographie culturelle critique en se concentrant sur deux peintures produites par l’artiste en 1836. Ces œuvres ont été choisies pour l’occasion inhabituelle qu’elles offrent d’examiner comment la représentation de la nature et l’émotion qu’elle suscite peuvent s’éclairer à travers le prisme d’une géographie à la fois artistique et ancrée sur le terrain. Nous explorons particulièrement deux questions clés :
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De quelle manière le travail de terrain — en tant qu’universitaire et artiste — permet-il de produire de nouvelles façons de documenter et de comprendre les paysages ?
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Comment les observations de terrain et l’art améliorent-elles notre compréhension du climat, des paysages physiques, et des émotions ?
3Cet article fournit de nouvelles réflexions sur les travaux de Turner, combinées à des observations de terrain par les auteurs sur un certain nombre d’années. Nous réfléchissons à la façon dont le travail de terrain aujourd’hui — ou le Grand Tour artistique du passé — accentue l’expérience ressentie devant les composantes esthétiques et environnementales des paysages. L’acte de marcher à travers des paysages et de noter des observations peut être pleinement imbriqué dans des réflexions simultanées sur des représentations artistiques d’un cadre similaire ou qui s’y apparente. Le parcours artistique historique n’est donc pas seulement une observation à distance, mais il fait partie d’un processus de transformation incarné, un processus auquel Turner s’intéressait particulièrement. Les représentations artistiques fournissent également une documentation historique importante sur les conditions environnementales du passé, produisant parfois involontairement des détails inattendus qui améliorent notre compréhension des paysages physiques actuels.
4Le Val Veny et le Val Ferret (massif du Mont-Blanc) servent de décor aux peintures de Turner. Ces vallées, situées dans le haut Val d’Aoste (Italie), délimitent l’impressionnant versant sud-est du massif du Mont-Blanc. L’enregistrement des fluctuations glaciaires et de l’activité géomorphologique des versants de ces vallées est l’un des plus riches des Alpes. Il met par ailleurs en évidence de multiples événements extrêmes. En 1802, Turner fit son premier voyage en traversant le col de la Seigne et en visitant le Val Veny (Hill, 1992). En raison du mauvais temps, il dessina et peignit peu dans cette haute vallée. Cela l’a peut-être amené à revenir en 1836, à l’âge de 61 ans, lorsqu’il a de nouveau traversé les cols au-dessus du village des Contamines (Figure 1) pour se rendre à Courmayeur (Moyle, 2016). Cette fois-ci, plusieurs peintures remarquables ont été produites à partir de croquis de terrain. Pour un artiste aussi célèbre, on sait finalement peu de choses sur la chronologie exacte du séjour de Turner dans la région malgré des recherches méticuleuses menées avant une grande exposition de son travail à Aoste (Hill, 2000).
Figure 1
Le massif du Mont-Blanc et la localisation des lieux mentionnés dans le texte. L’itinéraire du voyage de Turner en 1836 est indiqué par la ligne en pointillé. Les ombres grises représentent les glaciers et les lignes noires les grandes crêtes. Les emplacements des deux peintures mentionnées dans le texte sont indiqués par des étoiles.
5Les visites de Turner s’inscrivaient dans un intérêt plus large pour la région du Mont-Blanc, manifesté par les artistes du paysage entre la fin du 18e et le début du 19e siècle. Parmi celles-ci, citons les peintures de la mer de Glace de Loutherberg, Jean-Anthoine Linck et Samuel Birmann (Figure 2 ; Nussbaumer et Zumbühl, 2012 ; Tremblet, 2016). Dans le Val Veny et le Val Ferret, les œuvres de d’Ostervald (1821-1822), Raoul-Rochette (1926), Forbes (1842) et Hogard (1849) illustrent les dimensions des grands glaciers de cette époque (Imhof, 2010). Beaucoup de ces œuvres sont des représentations sublimes de la forme et de la lumière de la montagne. Elles dépeignent fidèlement les topographies. Cette tradition a culminé avec les peintures minutieusement détaillées, quasi photographiques, de Birmann en 1823 (Nussbaumer et Zumbühl, 2012). Dans cet article, nous montrons comment le style très différent de Turner par rapport à ses contemporains reflète son désir de représenter l’environnement montagnard d’une manière nouvelle.
Figure 2
Avancées et reculs de la mer de Glace (Vallée de l'Arve) pendant la phase principale du petit âge glaciaire, et âges des moraines terminales déposées aux culminations glaciaires. Les périodes d'activité des principaux artistes actifs dans le massif du Mont-Blanc sont indiquées (adapté de Nussbaumer et Zumbühl, 2012).
6Les deux peintures dont nous discutons proviennent du voyage de Turner de 1836, une pour chacune des vallées qui encadrent Courmayeur. Nous avons localisé chaque point de vue utilisé par Turner en faisant correspondre les caractéristiques topographiques de ses peintures et nos photographies prises sur le terrain (cf. Nüsser et Schmidt, 2021). À partir de ces lieux nouvellement identifiés, nous interprétons chaque tableau en fonction des motivations de l’artiste dans le contexte du climat et du paysage de l’époque, offrant ainsi de nouvelles perspectives sur son voyage et son travail.
7Turner remonta la vallée de l’Arve vers le haut Val d’Aoste en 1802, via le col de Voza, le col du Bonhomme et le col de la Seigne (Figure 1). Il y revient 34 ans plus tard, en compagnie de Munro de Novar (Hamilton, 1992 ; Hill, 1992 ; Moyle, 2016). Le voyage de 1836 a été plus productif que le précédent. L’identification des emplacements précis de chacun des croquis individuels a nécessité un travail important de la part des historiens de l’art notamment, car les feuilles des carnets de croquis originaux de Turner ont été séparées et réutilisées, rendant difficile la datation et la localisation des croquis pour identifier l’itinéraire emprunté et les points de vue observés par l’artiste (Herold, 1997). Par conséquent, certaines œuvres avaient pu être préalablement soit mal localisées, soit demeurer non identifiées (Hill, 2000).
8Bien que Turner lui-même n’en était pas conscient, le moment même de sa visite en 1836 eut une influence définitive sur son expérience et sur ses sujets d’étude. Le climat entre le xviie et la fin du xixe siècle était frais et neigeux, ce qui a donné lieu à plusieurs avancées entrecoupées de courts retraits glaciaires. Sept avancées majeures se sont produites entre 1600 et 1860 dans les Alpes occidentales, dont les deux dernières vers 1820 et 1850-1860 (Pelfini, 1999 ; Zumbühl et al., 2008). Dans la vallée de l’Arve, les avancées maximales de la mer de Glace ont eu lieu en 1821 et 1852 (Figure 2), et en Val Veny le glacier du Miage a connu deux maximas en 1820 et vers 1860 (Imhof, 2010). La mer de Glace a avancé d’environ 400 m puis a reculé d’environ 250 m entre les deux visites de Turner.
9Ces siècles marqués par des glaciers très étendus correspondent au petit âge glaciaire (PAG), une période marquée par des hivers rigoureux et des étés frais (Grove, 2003). La période allant de 1818 à 1890 correspond à l’Événement 1 de type PAG de Wanner et al. (2000). Il est caractérisé par des températures annuelles moyennes fraîches et des précipitations élevées associées à une fréquence élevée de chutes de neige et d’avalanches (Imhof, 2010), ainsi que par les deux derniers maximas glaciaires significatifs du PAG dans les Alpes. Dans le Val Veny et le Val Ferret, les glaciers s’étendaient des flancs du massif du Mont-Blanc jusqu’au fond de la vallée. Les parties les plus abruptes produisaient des chutes de séracs et des avalanches de glace très visibles et audibles depuis la vallée. Sur les flancs inférieurs des vallées, la fonte des neiges et les précipitations déclenchaient des coulées boueuses à la puissance destructrice, dont les témoins étaient visibles sur les flancs et fonds de vallées. Les fronts glaciaires se terminaient sur des moraines fraichement déposées à travers lesquelles coulaient de vigoureux ruisseaux d’eau de fonte estivale. C’est dans cet environnement que Turner a pratiqué la randonnée, ses sens stimulés par l’échelle des paysages, les sons des rivières, les chutes de pierres, et l’odeur de la glace humide et de la roche.
10Du Col de la Seigne (Figure 1), Turner et Munro descendent dans le haut Val Veny et traversent la plaine du lac de Combal. Ici, le glacier du Miage et ses immenses moraines latérales s’élèvent à 180 m au-dessus du fond de la vallée et forment une imposante barrière, créant une position défensive naturelle utilisée pendant les guerres napoléoniennes. Depuis le bas, les moraines auraient gêné la vue de Turner sur les plus hauts sommets. Cependant, une courte ascension sur le versant opposé ouvre une large vue sur les glaciers et sur le mont Blanc. Nous ne pouvons qu’imaginer l’impact de la scène sur Turner faisant face à la haute chaîne de montagnes. La dénivellation entre le fond de la vallée (1572 m à Frêney) et le sommet du mont Blanc (4808 m) est comparable aux plus grandes différences de hauteur que l’on puisse voir dans le monde (> 3000 m de dénivellation), éclipsant tout ce que Turner avait connu auparavant.
11La vue représentée sur cette aquarelle s’est avérée difficile à localiser. Préalablement, on pensait qu’il puisse s’agir du Mythen en Suisse, ou encore du mont Rose (Baker, 2008), jusqu’à ce que les recherches de Hill (2000) l’identifient comme correspondant au glacier de la Brenva vu depuis la chapelle de Notre-Dame de la Guérison dans le Val Veny. D’après nos recherches, le point de vue exact s’avère en fait être situé 8 km plus haut dans la même vallée, près de bâtiments en ruine sur un alpage appelé Arp Vieille inférieur (2023 m). Il se trouve sur le parcours du Tour de Mont-Blanc moderne qui passe au-dessus de la plaine de Combal (Figure 3). La vue s’étend du bas du glacier du Miage jusqu’à l’impressionnant pic de granite rouge du mont Rouge de Peuterey (2941 m) avec une perspective embrassant un bassin glaciaire et un sommet lointain enneigé et éclairé par le soleil (Figure 4).
Figure 3
Images aériennes montrant les emplacements des deux peintures discutées dans le texte et les noms de lieux associés. (a) Val Veny et le glacier inférieur du Miage. (b) Val Ferret, avec des lignes pointillées indiquant la longueur maximale du Petit Âge glaciaire des glaciers de Triolet et de Pré de Bar. La ligne continue et les flèches indiquent l'étendue distale et l'itinéraire de l'avalanche rocheuse du Triolet de 1717.
12Certains repères topographiques identifiés dans le tableau nous ont permis de localiser le point de vue avec précision. Le premier plan à droite présente un élément clé : une couche rocheuse résistante de couleur claire qui coiffe le ravin rempli d’éboulis et de broussailles faisant face au peintre. Ce ravin est très raide et semble raccourci dans la perspective de Turner. Ce même affleurement rocheux est visible au premier plan à droite de notre photographie de 2012 (Figure 4). La pente immédiatement an arrière apparait en retrait et à l’ombre ; elle indique que Turner est descendu à mi-chemin dans le ravin, probablement pour obtenir une perspective raccourcie et mettre davantage en valeur les sommets. Ce point est primordial, car il est en effet beaucoup plus facile de s’asseoir sur l’herbe douce près des bâtiments que de descendre dans le ravin potentiellement dangereux (notre photo a été prise depuis le haut du ravin). Turner n’a fait aucune tentative pour faire apparaitre le premier plan proche de son véritable angle de pente. Au contraire, son raccourcissement sert à souligner les immenses et très raides parois de granite bordant la vallée et à mettre en perspective les plus hauts sommets enneigés et ensoleillés. Bien que les éléments clés du premier plan et à plus grande distance révèlent la position de l’artiste, il est cependant difficile de concilier la perspective employée par Turner avec l’alignement réel des caractéristiques topographiques dans le lointain. En particulier, le cirque glaciaire à gauche (ouest) du mont Rouge de Peuterey devrait être le cirque glaciaire de Frêney. Dans le tableau, cela est représenté comme une vue directe vers les sommets enneigés. Sur le terrain, nous avons noté qu’une telle vue n’est possible qu’en intégrant également le cirque du Brouillard adjacent, qui lui n’est pas représenté. Si notre interprétation du point de vue est exacte, cela suppose que Turner ait pris quelque liberté artistique dans la composition.
Figure 4a
L’aquarelle de Turner intitulée « Brenva Glacier from the slopes of Le Chetif, above Courmayeur, Val D'Aosta », est en fait une vue du Mont Rouge de Peuterey à travers le Glacier du Miage.
Reproduit selon les termes de https://creativecommons.org/licenses/by-nc/2.0/
Figure 4b
Photographie du glacier inférieur du Miage, couvert de débris, jusqu'à l’Aiguille Rouge de Peuterey. À droite, les moraines du glacier de la Brenva et le sommet des Grandes Jorasses (avec nuages). Notez l’affleurement rocheux linéaire qui apparaît au premier plan à droite des deux images.
13La peinture correspond à une scène alpine paisible. Les ombres portées indiquent qu’il est tôt le matin. La lumière brumeuse met en valeur l’architecture de l’immense chaîne de montagnes. Hill (2000) suggère que la peinture a été réalisée sur le terrain. Le travail raffiné de l’artiste suggère deux à trois heures de travail. L’Arp Vieille inférieur comprenait un groupe de bâtiments dont des abris à bétail et une maison en pierre autrefois assez massive de deux étages. Cette dernière était peut-être utilisée à l’époque (Figure 5). Il est possible que Turner y ait passé une nuit pour lui permettre de peindre la scène sous les lumières matinales. Le style de Turner au pinceau et son trait transcrivent à la fois la forme et la lumière baignant la montagne, les détails étant présentés avec parcimonie. L’ensemble de la composition donne un sentiment d’immédiateté, en capturant l’immobilité et la grandeur de la scène. De petits éléments de détail attirent l’attention sur la lumière du soleil mettant en évidence la pente relativement douce de l’affleurement rocheux au premier plan et sur la face translucide de la paroi de glace ensoleillée du glacier du Miage avec une brume montante dispersant la lumière. Le glacier du Miage semble remplir le fond de la vallée, bloquant tout accès vers les montagnes. Des faisceaux d’ombre et de lumière traversent les contreforts inférieurs jusqu’à la base de l’auge du Frêney. Près du centre du tableau, nous sommes attirés par l’incongru massif rouge foncé du mont Rouge de Peuterey qui projette une ombre pourpre profonde sur le cirque glaciaire situé à l’ouest (gauche). La perspective marquée conduit l’œil très loin vers les hauteurs, vers un sommet lumineux et éthéré sur fond de ciel bleu.
Figure 5
L’ancien hameau pastoral du bas de l’Arp Vieille au-dessus du Val Veny avec les Aiguilles Noir et Rouge de Peuterey en arrière-plan. L'habitation d'été était le bâtiment à deux étages sur la droite.
14Baker (2008) note ici l’utilisation délicate de la couleur et son interaction avec les ombres obliques. L’accent est mis sur le contrefort du mont Rouge de Peuterey et son arête rocheuse déchiquetée faisant saillie au sein du Val Veny, entre les éperons violacés et brumeux à droite (nord-est) et le cirque du Frêney dans l’ombre profonde, attirant le regard vers les pentes supérieures ensoleillées de l’aiguille Blanche de Peuterey (4112 m). La spectaculaire pyramide rocheuse de l’aiguille Noire de Peuterey (3773 m), le sommet accrochant le plus le regard sur le terrain (Figure 5), est omise. Une infime partie du glacier inférieur de la Brenva est visible au pied droit du contrefort du mont Rouge. Le plan intermédiaire est constitué par le fond du Val Veny, ici complètement occupé par les monticules rocheux irréguliers de la surface du glacier du Miage. La surface verticale claire, à moitié éclairée par le soleil du matin, est très probablement un affleurement de glace abrupte coiffé d’un placage morainique et localisé sur la marge droite du glacier, qui s’élève bien au-dessus de la moraine latérale elle-même. La couverture détritique de surface dépeinte par Turner en 1836 est cohérente avec la reconstruction des fluctuations de la couverture de débris de Deline (2005). La visite de Turner s’est faite entre deux réavancées des glaciers. Ces glaciers sont bruyants, avec des chutes de pierres régulières qui s’entrechoquent le long des parois de glace en cours de fonte l’été. En 1836, des parois de glace vive auraient été exposées à l’endroit où le glacier s’épaississant, était en train de recouvrir la crête de sa moraine. Cet environnement exceptionnellement vaste et dynamique a manifestement stimulé la fascination de Turner pour le sublime.
15Cette œuvre majeure (Figure 6) représente l’une des tentatives les plus ambitieuses de Turner pour dépeindre les processus naturels les plus dynamiques affectant la haute montagne. Il s’agit de la seule peinture à l’huile issue de son voyage de 1836 autour du Mont-Blanc. Pendant longtemps, l’emplacement de la scène est resté inconnu. Les critiques d’art contemporains ont en partie rejeté l’œuvre, car jugée fantaisiste. Le tableau de Turner semble néanmoins correspondre à un point de vue situé sur le flanc sud du Val Ferret, à l’est du village de Planpincieux. Nous avons recherché le point de vue depuis le sentier du Tour du Mont-Blanc entre les abris à bestiaux de La Lèche (1902 m) et Séchèron (1924 m). Notre photographie (Figure 6 b) est une approximation du point de vue, l’endroit exact étant difficile à localiser précisément en raison de l’absence de point de repère aisément identifiable au premier plan du tableau. Nous avons annoté la photographie avec les principaux repères topographiques modernes pour correspondre à la peinture. Celle-ci représente, avec la forme et l’échelle conservées, les Grandes Jorasses (4208 m) et l’est de la crête frontalière du massif du Mont-Blanc, permettant l’identification des contreforts rocheux et des glaciers. Entre les zones enneigées, nous pouvons reconnaitre le glacier de Triolet, le glacier de Pré de Bar et le col Ferret (à droite) qui donne accès à la Suisse. Les glaciers s’étendent jusqu’au fond de la vallée et sont représentés avec fiabilité pour l’époque (Imhof, 2010).
Figure 6a
Peinture à l'huile de Turner « Tempête de neige, avalanche et inondation - une scène de la partie supérieure du Val d'Aoste ». Huile sur toile.
Art Institute of Chicago. Reproduit selon les termes de la désignation Creative Commons Zero. https://www.artic.edu/image-licensing
Figure 6b
Photographie de La Lèche du Val Ferret montrant les sommets des Grandes Jorasses, du Mont Gruetta et du Col Ferret à l’entrée de la vallée. Les glaciers qui, à l'époque de Turner, atteignaient le fond de la vallée, se sont maintenant retirés dans de hauts cirques à l'arrière-plan.
16La question ici est de savoir si Turner a simplement imaginé une scène, comme différents critiques d’art l’ont supposé, ou si cette peinture est en réalité une représentation basée sur un événement ayant réellement eu lieu. L’association entre la peinture et la catastrophe du Triolet de 1717, une grande avalanche rocheuse (Porter et Orombelli, 1980), a été faite pour la première fois par Hill (2018). Nous développons ici son interprétation en nous appuyant sur les études scientifiques réalisées sur l’avalanche rocheuse et ses conséquences. Notre interprétation de la localisation précise du point de vue du tableau soutient l’argument selon lequel Turner a probablement été inspiré par les descriptions de cette catastrophe naturelle de grande ampleur. Cela serait cohérent avec son intérêt pour les chutes de pierres et les avalanches et expliquerait pourquoi il s’est détourné de sa route à travers la haute Vallée d’Aoste pour chercher un point de vue spécifique au-dessus du Val Ferret.
17Le phénomène naturel — l’« avalanche » — représenté ici dans le travail de Turner est l’assemblage d’une séquence d’événements géomorphologiques catastrophiques qui ont eu lieu le 12 septembre 1717 et les mois qui suivirent. Initialement, une grande déstabilisation rocheuse a eu lieu dans le secteur de l’aiguille de l’Éboulement (3599 m) produisant une avalanche de roche et de glace le long du glacier du Triolet. Celle-ci a dévalé le versant sur 7 km pour finalement couvrir le fond de la vallée sur une surface de 2,9 km2 (Porter et Orombelli, 1980 ; Deline et Kirkbride, 2009 ; Akçar et al., 2012). La catastrophe a tué sept bergers et leur bétail, mais n’a détruit aucune installation permanente. Le barrage de glace et de débris rocheux a bloqué l’écoulement de la Doire de Ferret, générant un lac peu profond qui s’est vidangé l’été suivant, une fois le barrage de glace fondu, ce qui a inondé les pâturages en aval. Les débris recouvrant le glacier ont d’autre part réduit la fonte, provoquant une légère avancée du glacier (Deline et Kirkbride, 2009). Les pertes en vies humaines et en bétail ont sans doute constitué un désastre économique et social dans une société montagnarde marquée par une économie de subsistance. Il s’agit donc d’un élément saillant de l’histoire locale au cours du siècle qui a précédé les visites de Turner.
18La découverte du lieu précis de réalisation de cette œuvre nous permet de mieux comprendre la façon dont Turner travaillait sur site naturel. Cet emplacement, situé 300 à 400 m au-dessus du fond de la vallée, s’atteint par un sentier. On accède à ce point de vue depuis Neyron dans le Val Ferret (Figure 3), bien à l’écart de la route du col de la Seigne. Turner semble avoir fait spécialement le voyage pour trouver une telle vue, probablement motivé par les récits locaux de la catastrophe de 1717, plutôt que de peindre à partir de croquis réalisés rapidement. Il se peut même qu’il ait profité d’un logement d’été rudimentaire disponible dans les hauts pâturages à partir desquels il aurait pu travailler sans contrainte de temps, comme à l’Arp Vieille.
19La peinture elle-même associe l’avalanche et l’inondation ultérieure (Deline et Kirkbride, 2009) en une seule scène dramatique. Bien qu’elle ait été décrite auparavant de manière plutôt dédaigneuse comme une scène fantastique du sublime issue de l’imagination de Turner, reconnaitre une association entre le tableau et l’événement de 1717 suggère le contraire. Les « avalanches » blanches descendant depuis la gauche de la scène semblent provenir des glaciers affluents abrupts qui libèrent fréquemment des avalanches de séracs, de gros blocs de glace qui se pulvérisent lors de leur parcours bruyant. Turner les peint non pas comme des avalanches en aérosol, mais comme des blocs de glace tombants (cf. une autre représentation de Turner de 1810). À d’autres endroits, ces avalanches apparaissent presque comme des cascades, ce qui semble fantaisiste, mais cela reflète sans doute le narratif de l’inondation qui a suivi la rupture du barrage constitué par l’avalanche. La datation des moraines des principaux glaciers au-dessus du Val Ferret montre qu’en 1836, quelques fronts glaciaires (Pré de Bar, Triolet, et peut-être Gruetta et Frébouze) sont descendus au fond de la vallée, proches des maximas du PAG. Les glaciers auraient eu une configuration similaire à celle représentée dans cette scène et devaient être spectaculairement visibles depuis les pâturages de La Lèche — Séchèron.
20L’analyse du tableau à la lumière du point de vue nouvellement identifié révèle plusieurs éléments de l’état du climat et de l’étendue des glaciers dans le Val Ferret, ainsi que de la scène « imaginée » en s’appuyant sur les explications fournies à l’artiste par la population locale. Turner a certainement recherché ce point de vue pour illustrer au mieux la catastrophe passée dans toute sa fureur avec son style artistique caractéristique. Comme écrit par Herold (1997, p. 94),
Cette vision du pouvoir de la nature sur la vie humaine contraste fortement avec les paysages d’une beauté classique… que Turner peignait aussi à cette époque.
21Les deux œuvres discutées ici représentent les extrémités d’un spectre d’approches qui englobent la vision originale de Turner sur le « sublime » tel que défini par Riding et Llewellyn (2013) :
[…] « Le sublime », c’est beaucoup de choses : un jugement, un sentiment, un état d’esprit et une sorte de réponse à l’art ou à la nature.
22Les deux tableaux présentent cependant un thème commun, à savoir le choix de l’emplacement et l’utilisation de la perspective pour exprimer la signification du paysage à ses yeux, plutôt que d’en capturer simplement l’apparence (cf. Hawkins, 2008). Il tente de projeter non seulement un sentiment visuel de crainte, mais aussi la cacophonie des sons qui s’écrasent sous forme picturale, ainsi que le sens viscéral de l’échelle. Alors que les paysages sublimes cherchent à représenter une beauté écrasante et une grandeur impressionnante, l’acception chimique du terme pourrait symboliser la transformation du solide en vapeur — un processus également communiqué de manière dramatique à travers les toiles oniriques de Turner.
23En ce qui concerne l’aquarelle, il semblerait que Turner ait délibérément choisi l’Arp Vieille pour peindre (après être littéralement descendu dans le ravin !) afin de pouvoir regarder directement toute la hauteur du cirque de Frêney jusqu’au sommet. Son choix d’un point de vue inhabituel, peu pratique et totalement inconfortable, suggère que Turner cherchait à transmettre quelque chose de bien plus profond qu’une vue pittoresque. Ici, il nous présente quelque chose de plus immersif et atmosphérique, une vision brumeuse et lumineuse du paradis (la montagne blanche) surplombant un paysage de roche et de glace impitoyable et inaccessible, d’une hauteur vertigineuse. Turner utilise des faisceaux de lumière et d’ombre, et disperse la couleur à travers la brume pour suggérer que la lumière filtre à travers les vitraux d’une cathédrale, avec d’énormes contreforts montagneux disposés comme des colonnes et menant à une portion d’un ciel scintillant inondé de lumière.
24À travers l’étude de ces deux œuvres et d’autres de l’artiste, il nous est apparu clairement que Turner était fasciné non pas seulement (ou même principalement) par les formes de la topographie alpine, mais également par la dynamique des processus géomorphologiques, particulièrement les plus dangereux. Il a utilisé ses compétences artistiques pour observer et fixer ce qu’il a vu, à la fois en imaginant des événements naturels catastrophiques tels qu’ils se sont produits et, le plus souvent, en dessinant et en peignant les dévastations qu’ils ont causées. Après sa visite de 1802, il avait peint des avalanches et leurs terribles conséquences pour les habitants (Turner, 1810). Partout dans les terrains montagneux qu’il a parcourus, on trouve des rappels de la menace qui pèse sur les populations locales. Il aurait ainsi vu des habitations construites contre des affleurements rocheux, conçues pour que les avalanches de neige hivernales passent au-dessus des bâtiments et les épargnent. Les travaux antérieurs de Turner (par exemple, Turner, 1803) rapportent comment il a observé des arbres déchiquetés et brisés et des amas de blocs brisés et tranchants laissés par des processus gravitaires très dynamiques tels que les éboulements et les avalanches. Ces témoins rappellent constamment au visiteur la nature dynamique de tels lieux. Nul doute que Turner a entendu le bruit sourd des séracs tombant des parois de glace et vu leur cortège de blocs de glace pulvérisés ainsi que le claquement des chutes de pierres accompagnées de panaches de poussière. En cheminant le long des grandes rivières alpines, Turner et Munro ont également entendu (et ressenti) le bruit des blocs rocheux se déplaçant sur le lit de ces puissants torrents alimentés par les eaux de fonte. Et, bien sûr, durant ses voyages, Turner a observé attentivement les tempêtes. Les orages d’été sont fréquents lorsque les pentes chauffées par le soleil propulsent violemment l’air vers le haut des versants à la fin d’une chaude journée alpine.
25Avec ces images et ces sons si fermement ancrés dans l’expérience sensorielle des voyageurs, il n’est pas surprenant que Turner ait cherché à voir par lui-même le site de l’avalanche rocheuse du Triolet et de l’inondation de 1717. Pour obtenir un point de vue favorable sur cette catastrophe naturelle, Turner a grimpé au-dessus du Val Ferret pour embrasser du regard les pentes où l’avalanche rocheuse s’est répandue dans la vallée. Munro rapporta plus tard (Hill, 2000, p. 263) que le modus operandi de Turner consistait à travailler :
beaucoup plus haut afin d’obtenir une plus grande distance et une meilleure vue d’ensemble.
26Il n’existe aucune trace de croquis ou de peintures que Turner aurait pu réaliser sur place (Hill, 2000). On peut seulement citer la peinture « Tempête de neige, avalanche et inondation » (Figure 6) achevée quelque temps plus tard. La grande peinture à l’huile du Val Ferret offre un contrepoint dramatique à l’aquarelle réalisée sur le vif dans le Val Veny. L’imposante montagne à gauche du tableau se perd dans l’ombre et l’obscurité. La neige, les nuages et la montagne fusionnent de façon inquiétante et semblent basculer, comme une vague déferlant et sur le point d’écraser les personnages recroquevillés au premier plan à droite. De chaque côté de l’obscurité, la lumière pénètre l’atmosphère turbulente et capte les mouvements frénétiques de la glace, de l’eau et des rochers qui semblent dévaler en cascade le glacier de Frébouze et la rivière. Turner utilise les conditions météorologiques dans ce paysage pour créer un tourbillon dynamique qui fait écho à son inquiétante représentation du Loch Coruisk (Turner, 1831-1834) et à des œuvres ultérieures (par exemple, Turner, 1842 ; Ibata, 2008). Avec les deux tableaux du Val Veny et du Val Ferret, Turner s’immerge entièrement dans l’expérience alpine des lieux visités. En identifiant les lieux utilisés par Turner pour ces deux peintures, nous pouvons suggérer avec une certaine confiance que l’artiste a fait des choix délibérés concernant les endroits où il s’est positionné pour esquisser et peindre, afin de renforcer les effets qu’il recherchait dans ses œuvres.
27Dans sa recherche du sublime dans le Val Veny et le Val Ferret, Turner utilise avec habileté la perspective pour montrer la hauteur stupéfiante et la complexité architecturale de ces montagnes, tout en compilant ses observations de terrain minutieuses afin de dépeindre la puissance des processus géomorphologiques et météorologiques. À une époque où émergent des idées nouvelles et stimulantes dans le champ des sciences naturelles, dont la géologie (par exemple, McKirdy, 2022), Turner fait état des dures réalités de l’environnement alpin, voyant les obstacles aux déplacements constitués par les glaciers et les montagnes escarpées, ainsi que les dangers des processus géomorphologiques qui modèlent le paysage sans égard pour la vie humaine. Dans sa quête du sublime, Turner nous présente une vision « géologique » austère d’un paysage impitoyable qui peut être à la fois le paradis et l’enfer. Si le Val Veny de Turner (Figure 4) est une vision d’une nouvelle conception du paradis, ce n’est qu’un aperçu d’un lieu lointain que l’on ne peut atteindre : un lieu que l’on contemple avec admiration. En revanche, l’enfer est présent à jamais dans le tableau de Turner du Val Ferret (Figure 6). Il y dépeint la réalité difficile et les dangers auxquels les habitants étaient confrontés en vivant dans une vallée dangereuse.
28Les visions alpines de Turner peuvent être considérées comme brouillant les frontières supposées entre le serein et le catastrophique, le divin et le mortel, ou la science et l’art. Ces cadres binaires étaient répandus dans la culture populaire de l’époque (et continuent de l’être à bien des égards). Ils représentent des défis à relever à l’aide d’approches alternatives dans le but d’aboutir à une interprétation géographique à part entière. On peut affirmer que l’art et le travail de terrain de Turner combinant connaissances géomorphologiques et pratique créative ont produit des paysages qui résonnèrent avec plus d’acuité chez les spectateurs, de par la large palette d’émotions ressenties et l’échelle physique des environnements dynamiques représentés. En tentant de synthétiser plutôt que de séparer le matériel et l’émotionnel, ses peintures vont bien au-delà des croquis techniques ou scientifiques qui reproduisent fidèlement les mesures exactes d’un paysage de montagne sur le papier.
29Turner utilise la couleur, la lumière et la perspective, ainsi qu’une bonne connaissance des matériaux pour raconter une histoire du paysage. De même, bien que commentant une peinture un peu plus tardive, Smiles (2020, p. 181) note que la lumière en tant que dispositif narratif continue à occuper une place prépondérante dans le travail de Turner :
L’utilisation saisissante de cette lumière fortifiante par Turner n’est donc pas seulement l’enregistrement d’un phénomène naturel, ou simplement une façon de lier toutes les parties de l’image ensemble, mais il s’agit également d’un ressort narratif qui permet au soleil de devenir presque l’un des dramatis personae dans ce moment de révélation. Les relations qui structurent des images comme celle-ci renforcent sa cohérence narrative ainsi que son harmonie picturale.
30La lumière et la couleur créent le temps et l’espace : la deixis visuelle nous dit que cette histoire a commencé avant que nous la regardions et qu’elle se poursuivra après notre départ. Chacune de ces facettes suscite une résonance émotionnelle et un dynamisme qui encouragent la curiosité à l’égard de ce que nous regardons. En ce qui concerne la construction des tableaux, il ne s’agit pas d’un processus ad hoc. Il existe une structure dans la manière dont la couleur et la lumière font partie des méthodes de Turner pour intégrer les événements et les particularités du paysage afin qu’un large éventail de publics s’y identifie d’une manière qui n’aurait pas été possible autrement. L’attention qu’il porte à des aspects spécifiques des vallées peintes met en évidence de nouvelles informations sur leur emplacement, et sur leur importance qui perdure aujourd’hui en tant que sites qui symbolisent non seulement la menace de dangers naturels historiques, mais également les tractations qui naissent des changements paysagers en cours suite au changement climatique actuel. En combinant le travail sur le terrain et la pratique créative, nous sommes en mesure d’aborder
[…] l’expérience d’être dans des paysages et de se déplacer à travers plutôt que de comprendre [uniquement] leur contenu symbolique. » (Hawkins, 2011, p. 466).
31L’art et le travail de terrain mettent également en évidence que la compréhension des paysages est un véritable processus, dont une partie essentielle consiste à négocier les défis physiques, les restrictions liées à des sites spécifiques, ou encore les histoires intrinsèquement manquantes. Comme l’indique Vickery (2015, p. 340),
L’art est capable de se tenir debout, d’être présent et d’agir dans le monde, en jetant un regard sur la matérialité profonde et sale, généralement plus qu’humaine, qui constitue notre (nos) paysage(s) ; des paysages qui sont intrinsèquement marqués par des absences et qui ne peuvent jamais être connus et vus que partiellement.
Cet article s’appuie sur les complémentarités qui existent entre la géomorphologie et la géographie culturelle pour analyser les représentations de l’espace et des émotions dans la peinture de Turner. Nous avons localisé les points de vue de deux de ses œuvres importantes. Grâce à cette avancée, l’observation sur place fournit une perspective et une compréhension différente de la façon dont l’artiste concevait les espaces matériels et sociaux du paysage de la fin du petit âge glaciaire. En voyageant à travers les montagnes pour faire l’expérience de la nature changeante des scènes qu’il cherchait à esquisser et à peindre, le génie de Turner a été de capturer une réponse émotionnelle multisensorielle au sublime, ce qui stimule chez le critique actuel de son travail une compréhension des conditions environnementales (souvent violemment) changeantes des scènes qu’il représente, réalisées à une époque de sévérité climatique et d’avancée des glaciers.
32Notre familiarité géomorphologique avec ces lieux permet de faire émerger un aspect saillant de sa motivation artistique. Il est clair qu’il était fasciné par les processus naturels de formation des paysages et par les changements spectaculaires qu’ils y opèrent. Il exprime cet aspect du sublime à travers des représentations des conséquences d’événements géomorphologiques ainsi que des reconstitutions de leur action immédiate et catastrophique dans ses œuvres sur le thème des avalanches. À cet égard, c’est sur les flancs des vallées qu’il a dirigé son regard tandis que les hauts sommets restent cachés ou semblent se dissoudre dans l’atmosphère, grâce à sa maîtrise de la lumière et des nuages. Ce sont les flancs et les fonds de vallées qui sont les plus mis en valeur, là où les processus gravitaires sont à l’œuvre, comme on l’a vu de manière dramatique avec la catastrophe du Triolet de 1717 qui, selon nous, constitue le sujet de sa peinture à l’huile du Val Ferret. On retrouve également ce trait dans d’autres œuvres où les arbres brisés par les avalanches et les blocs rocheux dominent les premiers plans. Dans l’aquarelle du mont Rouge de Peuterey, il utilise la barrière bruyante du glacier du Miage, jonchée de débris rocheux, pour exhausser les pentes rocheuses de l’arrière-plan. En tant que géomorphologues, nous avons pu établir un lien entre les éléments illustrés dans le tableau du Val Ferret et les circonstances connues de l’événement de 1717 : (i) l’énorme avalanche provenant d’un cirque d’altitude et qui a dévasté le fond de vallée, (ii) l’inondation qui s’en est suivie — que Turner a inclus dans la même scène bien qu’elle se soit produite plus tard — à la suite de la rupture du barrage constitué par les débris de l’avalanche, et enfin (iii) le danger couru par les habitants de la région. Nous soutenons que ce travail remarquable se soit appuyé sur les traditions orales relatant cet événement extrême qui a mis en péril la population locale.
33La beauté et le défi de la géographie en tant que discipline tiennent à la diversité des sujets et des approches qui entrent dans son champ d’application et qui peuvent être croisés pour fournir une compréhension approfondie de ce que nous entendons par « paysage ».