Figure 1.1 et 1.2. La silhouette du sommet de Kirkjufell vue de l’est au coucher du soleil, et le sommet vu de profil (face sud)
© L. Laslaz, 21 août 2019
1Nous avons parcouru les environs et regardé l’horizon pour prendre la mesure du sommet, sans le toiser. Immédiatement, tel un appel du dehors ou un appel au large, nous avons été animés par l’irrépressible envie de le gravir. Serait-ce ce besoin « agressif » ressenti par l’humanité et décrit par E. Dardel (1952, p. 22-23), celui « de se mesurer avec l’espace tellurique, avec les arêtes et les cimes, les pentes enneigées et les glaciers » ? ou plus modestement une conquête de l’inutile à notre échelle ? Un besoin plutôt contemplatif au demeurant, mais nous aspirant irrémédiablement vers les hauteurs, même de faible altitude, comme nous l’avons déjà relaté (Girault et Laslaz, 2018), selon l’image de la « montagne-aimant » développée par Samivel (1973). A l’instar de K. White (1990) qui traverse l’archipel japonais en éprouvant sa géologie sulfureuse, nous avons sillonné l’Islande, île où les quatre éléments (eau, air, terre, feu) chers à Bachelard (1943) se combinent et s’exhument ; Kirkjufell les synthétise en sémaphore (Laslaz, 2007).
Carte 1. Carte de localisation de Kirkjufell et de la péninsule du Snæfell en Islande
Fonds de carte Cartothèque de Sciences Po. Ajouts L. Laslaz.
Figures 1 et 2. Images satellites du 14 mai 2022 : à gauche, Kirkjufell avec au sud la cascade, au sud-est le village de Grundarfjörður ; à droite, vue en 3D du sommet avec la prison au nord-ouest
© Google Earth, 2023.
- 1 Il s’agit d’un des lieux de tournage de la saison 7 de la série Game of Thrones, ce qui a contribué (...)
2Kirkjufell (463 m., littéralement « la montagne église ») est devenue la montagne iconique la plus photographiée et médiatisée1 d’Islande ; sa notoriété est désormais consolidée par tous les guides de voyage récents. Ce nunatak (piton rocheux qui est resté émergé au-dessus d’une calotte glaciaire) (photo 1) taillé par l’érosion glaciaire fait partie des nombreux sommets associés à une symbolique religieuse, dont le nom apparaît avec l’évangélisation de l’Islande, un marin danois l’ayant préalablement surnommé « pain de sucre ». Située à l’ouest de la petite localité de Grundarfjörður (900 habitants, commune de Grundarfjarðarbær ; figure 1), elle n’est pourtant pas sur les circuits touristiques les plus courus et les plus accessibles du pays, notamment dans le Sud réputé pour son Cercle d’or, mais bien retirée au nord de la péninsule du Snæfell, à plus de 2h30 de route de la capitale (carte 1).
3Le point nodal, haut lieu (Debarbieux, 1993) de la péninsule, fut longtemps le Snæffellsjökull (1446 m.), dont le côté esthétique n’a rien à lui envier. Stratovolcan couvert d’une calotte glaciaire, il en prend la forme parfaite et se voit par beau temps depuis la capitale. C’est aussi le sommet emblématique où J. Verne (1864) débute l’histoire de Voyage au centre de la Terre, un récit dans lequel il affirme : « Les paroles me manquaient pour rendre mes sensations. Je croyais assister, dans quelque planète lointaine, Uranus ou Neptune, à des phénomènes dont ma nature "terrestielle" n’avait pas conscience. A des sensations nouvelles, il fallait des mots nouveaux, et mon imagination ne me les fournissait pas. Je regardais, je pensais, j’admirais... ». Désormais, le Snæffellsjökull a donné son nom au parc national créé sur la péninsule en 2001, un des trois parcs nationaux et un des 122 espaces protégés du pays (Laslaz, 2016).
4Pourquoi aller chercher du côté de la méconnue géopoétique2, champ de recherche et de création transdisciplinaire fondé en 1989 par K. White (1989, 1995), et dont l’objectif serait « de rétablir et d’enrichir le rapport Homme-Terre depuis longtemps rompu »3 ? Cette relation entre l’être humain et la Terre, qui suscite « un sentiment de présence au monde », s’intéresse au récit de voyage avec « un triple regard, à la fois scientifique, philosophique et poétique » (Bouvet & Marcil-Bergeron, 2013). Cet aperçu d’une mission de terrain et la demi-journée passée au contact de ce sommet se prêtait bien à l’exercice de « la poétique du monde », en le doublant d’une réflexion éthique sur l’ascension d’un sommet avant que celle-ci ne soit proscrite, sous l’effet d’une part d’une fréquentation jugée excessive et dangereuse pour ceux qui s’y aventuraient et, d’autre part, d’une volonté de maîtrise de l’exposition aux risques réglementaires des propriétaires des terrains concernés. Ce sommet photogénique depuis le bas et panoptique4 depuis le haut offre en effet un point de vue très dégagé à 360°, notamment sur son voisin glaciaire, permettant aussi de dominer le lieu de punition à ses pieds (cf. infra ; (photos 4.1 et 4.2)). A l’attrait pour la silhouette succède le dévoilement de l’horizon et du panorama, d’autant plus appréciable que ce dernier n’est pas toujours favorisé par les conditions météorologiques changeantes… Ainsi, même avec moins de 500 mètres d’altitude, l’ascension du Kirkjufell relève d’une expérience corporelle sensible mais aussi – en reprenant les termes de White – d’une « dynamique fondamentale de la pensée » et d’une épreuve de l’é-norme (l’habiter en dehors des normes).
5Si on s’accorde avec F. Poupon (2018) sur le fait que la géopoétique comporte une composante d’écologie (« l’admiration pour la nature, et l’écriture de cette émotion », p. 53, les relient), alors la question de la fréquentation de sites « naturels » s’applique de manière pertinente à la démarche. En effet, au moment de notre ascension, le sommet est libre d’accès, malgré quelques panneaux dissuasifs indiquant le caractère vertigineux et exposé de l’ascension (1h30-2h, presque autant pour la descente), marquée par des gradins plus ou moins étroits dans la partie sommitale (photo 2.1). La partie terminale est même équipée de plusieurs cordes fixes (photo 2.2) et s’avère vertigineuse. Et contrairement à des ascensions alpines, ici le végétal et le sol jouent beaucoup avec le minéral et la roche, offrant à l’expérience alpinistique une dimension ambivalente, et même quelques saveurs auvergnates.
Photos 2.1 et 2.2. Montée raide avant la traversée des barres rocheuses. Un des trois passages équipés de cordes fixes sous le sommet
© L. Laslaz, 22 août 2019.
6Pourtant, le sommet n’apparaît pas dans les 100 sélectionnés par A.T. Guðmundsson dans son ouvrage (2012), laissant supposer alors un caractère relativement confidentiel. Mais la notoriété croissante du sommet a conduit de nombreux visiteurs à ses pieds, à tel point que le parking situé à côté de la cascade Kirkjufellsfoss (photo 3.1), construit en 2014 sur des terrains agricoles privés, a été agrandi pour éviter le stationnement sauvage le long de la route et est devenu payant (750 couronnes islandaises5) en 2019. Certains visiteurs poursuivaient la « promenade » sans l’équipement minimal (chaussures adaptées et corde), d’où de nombreux accidents, en raison de l’étroitesse des cheminements, de leur caractère glissant en fonction des conditions, de l’absence de balises et de cairns entravant l’identification aisée de la bonne voie. Quatre accidents mortels sont survenus (1945, 2017, 2018 et 2022), conduisant les autorités à interdire l’ascension sans guide. Effets moutonniers des réseaux sociaux, sécurité et quête de sécurisation, fréquentation et crainte de surfréquentation se combinent donc dans ces évolutions gestionnaires et réglementaires, même si le site n’est pas (encore) sous statut de protection. Le camping et le bivouac sont toutefois interdits à proximité de la cascade (photo 3.3), une des plus prisées d’Islande avec la vue sur le sommet en arrière-plan (photo 3.4).
Photos 3.1, 3.2, 3.3 et 3.4
La cascade soumise à une fréquentation significative en fin de matinée (22 août 2019, 11h). Les cheminements autour de la cascade en début de matinée : caillebotis et cordelettes permettent de canaliser les circulations et d’éviter la dispersion des flux. Vue sur la cascade et le sommet en arrière-plan, reprise sur le panneau d’information et de mise en garde au niveau du parking.
© C. Girault et L. Laslaz, 22 août 2019.
7Cette volonté de contrôle de la fréquentation constitue une forme de mise en abyme au regard de la privation de liberté qui se déploie au pied du sommet : elle interroge les modalités de la coercition. Le site de Kviabryggja, prison ouverte en semi-liberté, abrite les détenus travaillant dans l’agriculture pour deux euros de l’heure. Deux bâtiments accueillaient 22 captifs en 2016 sur une ferme de 35 ha. La prison a été rendue célèbre suite aux condamnations d’une quarantaine de financiers à l’issue de la crise de 2008, qui a plongé les trois banques islandaises dans la faillite. Isolée et interdite d’accès (photos 4.3 et 4.4), cette prison en situation de bout du monde répond bien à la formule Surveiller et punir de Foucault (1975), plus encore le séparer (Milhaud, 2017) (figure 2).
8L’éden montagnard, qui nous a inspiré la montée et aspiré vers le sommet, cache parfois le lieu du bannissement, que seule l’ascension dévoile à qui se questionne sur les indices paysagers.
Photos 4.1, 4.2, 4.3 et 4.4
Vue sur Kviabryggja depuis le sommet de Kirkjufell. L’unique route d’accès à la prison, avec les panneaux interdisant l’entrée ; à droite de la photo, la face Ouest de Kirkjufell.
© C. Girault et L. Laslaz, 22 août 2019.
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